Chronique de la quinzaine - 29 février 1844

Chronique no 285
29 février 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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29 février 1844.


La chambre des députés n’a pas pris en considération la proposition de M. de Rémusat, et le cabinet peut, sous ce rapport, se féliciter d’un succès qui a été, du reste, bien chèrement acheté. Le refus d’autoriser la lecture, prononcé par six bureaux, constatait sur cette question spéciale, il faut bien le dire, une majorité non équivoque. Cependant l’abstention volontaire d’un assez grand nombre de conservateurs et le retour à leur poste de beaucoup de députés de l’opposition en ont fort amoindri le chiffre à l’instant décisif, et un débat des plus regrettables s’est élevé sur l’appréciation faite par le bureau du vote de la chambre. Personne assurément n’a songé à mettre en doute l’entière bonne foi des hommes honorables qui le composent mais on a pu penser que, du moment où un résultat tout différent était indiqué par l’un des secrétaires, il eût été convenable d’accorder une seconde épreuve aux réclamations de l’opposition, surtout lorsque celle-ci ne se trouve représentée au bureau que par un seul membre, contrairement aux usages parlementaires.

L’autorisation de lecture accordée peu de jours après à une proposition tendant à substituer le vote par division au vote par assis et levé est venue donner plus de gravité à cette controverse malheureuse. Nous verrions avec plaisir la chambre accueillir cette pensée par une prise en considération. On peut douter toutefois qu’elle s’engage jusque-là. Le mode que M. Combarel de Leyval propose d’emprunter aux habitudes du parlement britannique offre des inconvéniens assez graves dans la pratique. La division est une opération d’une extrême lenteur, et dont l’exactitude, quant aux résultats numériques, a été assez fréquemment contestée. Il y a à cet égard des exemples historiques fort éclatans. Elle exerce d’ailleurs, par la solennité même de l’épreuve qu’impose l’obligation d’aller se réunir de sa personne à ses adversaires habituels, un effet d’intimidation qui laisserait peu de liberté aux caractères faibles, et qui les contraindrait presque toujours, même contrairement aux inspirations de leur conscience, à ne pas quitter le gros du parti auquel ils appartiennent. Il faut bien moins de courage pour se lever un instant de sa place que pour passer dans un autre camp avec un grand éclat. Or il importe de mesurer les lois aux tempéramens et aux mœurs, et c’est ce que ne nous paraît pas avoir fait complètement l’honorable auteur de la proposition.

M. de Rémusat a développé son projet avec la mesure, l’habileté et l’élégance qui sont le caractère distinctif de son talent. Il était fort difficile de donner quelque intérêt à une question sur laquelle toutes les opinions sont arrêtées et tous les engagemens pris. Il était plus difficile encore de détourner la chambre de la pensée qu’en consacrant le principe des incompatibilités, elle hâterait nécessairement le terme d’une dissolution. C’est devant cette appréhension qu’elle a surtout reculé ; aussi, a-t-elle prononcé un ajournement plutôt qu’une décision sur le fond. Une autre préoccupation ne contribuait pas moins à troubler l’assemblée et à la détourner du débat même. Personne n’ignorait, et M. de Rémusat était trop loyal pour ne pas l’avouer, que le motif qui avait déterminé le dépôt de la proposition était le grave incident relatif à M. de Salvandy. On savait que l’ancien ambassadeur du roi à Turin mettrait une grande mesure dans ses paroles et qu’il n’abuserait contre personne des torts qu’on avait eus envers lui ; mais, en dehors de ces considérations personnelles, il fallait une explication catégorique, et la chambre avait besoin de savoir si le ministère revendiquerait le droit exorbitant de renvoyer à leur poste les fonctionnaires députés, dès qu’il le jugerait à propos dans l’intérêt de ses convenances parlementaires, et sans arguer des nécessités démontrées du service public. Là était le véritable point du débat, la vraie question constitutionnelle à poser. Ce qui s’était passé avant l’instant où M. de Salvandy s’est trouvé en communication directe avec un ministre responsable semblait devoir être écarté de la discussion, car cela ne tombait pas sous la légitime appréciation de la chambre. Toutefois, pour que le débat pût être ainsi circonscrit, une première chose était nécessaire : c’était que le cabinet l’acceptât à ses risques et périls sur le seul terrain où il pût constitutionnellement se porter. Circonscrire le champ de bataille, mais sans décliner la lutte ; écarter la responsabilité de la couronne en l’assumant soi-même tout entière : tel était le devoir du ministère, telle était aussi l’attente de la chambre, attente tristement déçue ! Devant une systématique persévérance à refuser toute explication, devant l’intention hautement énoncée de confondre la décision ministérielle avec l’acte antérieur attribué à la royauté, la question s’est trouvée bientôt engagée en dehors des limites constitutionnelles. Le ministère refusant toute explication, on s’est cru autorisé à remonter plus haut, et, au lieu d’un débat utile et régulier sur la manière dont il convient d’entendre le droit de présence, dans le sein du parlement, des fonctionnaires investis du mandat législatif, la France a assisté à un lutte qui a replacé le débat sur le terrain brûlant de 1839.

L’illustre membre qui s’y est engagé avec toute la fermeté et toute la décision de son esprit rassurait, du reste, plus que tout autre, par l’éclat de son nom et le souvenir de ses services, les serviteurs alarmés de la royauté. Lorsque M. Thiers se trouve dans la pénible nécessité de remonter jusqu’à la couronne, on est certain d’avance qu’il n’agit ainsi que dans l’espoir et avec la volonté de la servir. Suivant l’ancien président du 1er mars, chaque régime politique a son principe qui constitue sa puissance, principe auquel il ne saurait manquer sans compromettre son avenir.

Le gouvernement de 1830 ne peut, comme l’empire, fasciner le pays par le prestige de la gloire militaire ; il ne saurait, comme la restauration, invoquer la puissance des traditions et l’autorité qu’elles assurent en Europe. Un seul élément lui reste pour consolider sa base et assurer ses destinées : la sincérité dans la pratique du régime représentatif. Ce gouvernement peut donner à la France ce qu’elle poursuit depuis cinquante ans à travers tant de déceptions et tant de périls, la monarchie et la liberté, l’inviolabilité de la couronne garantie par une sérieuse responsabilité ministérielle. Cet là ce que le pays attend de la monarchie de 1830 ; c’est à la mission qu’elle a reçue de la Providence qu’il importe de la rappeler toutes les fois qu’elle pourra se trouver dans le cas de s’en écarter.

De telles paroles sont hardies sans doute, et l’on peut regretter que M. Thiers se soit cru, par suite de l’attitude prise par le cabinet, dans l’obligation de les prononcer. Quelque opinion qu’on entretienne à cet égard, ces paroles ne modifient pas moins la position d’une manière grave. Sans abdiquer sa place au sein de l’opinion gouvernementale, M. Thiers s’est concilié plus que jamais la chaleureuse adhésion de la gauche constitutionnelle ; il a établi entre l’avenir de ce parti et sa propre fortune politique une sorte de solidarité. Cette attitude lui donnera sans doute dans le pays une force qui pourra devenir précieuse dans un moment difficile ; mais l’honorable membre a compris, avec la sagacité qui le distingue, que, pour conquérir cette force extérieure, il fallait, au sein du parlement, se désintéresser des chances d’un succès immédiat, et semer dans le présent avec la résolution de recueillir dans l’avenir.

Si le cabinet actuel devait se maintenir jusqu’aux élections générales, s’il était réservé à la tâche difficile de demander à la France une législature nouvelle, on pourrait prédire avec une sorte de certitude que M. Thiers en serait le successeur nécessaire, on pourrait affirmer qu’aucune administration intermédiaire ne saurait prendre place entre le ministère du 29 octobre et celle que l’ancien président du 1er mars recevrait la mission de former ; mais toutes les probabilités constatent qu’il n’en sera pas ainsi. La majorité n’admet pas que le cabinet soit en mesure de se maintenir jusqu’à la fin de la législature actuelle, et, dans les rangs du parti conservateur, les hommes même qui verraient avec le plus de regret la chute du cabinet envisagent avec non moins de crainte, dans l’intérêt de la monarchie, la perspective d’une élection générale confiée aux soins d’une administration dont l’autorité politique a reçu de graves atteintes. La certitude morale que le cabinet dont M. Guizot est le chef effectif ne saurait être chargé de cette épreuve décisive est un fait presque universellement admis dans les rangs du parti conservateur. Une telle croyance n’est pas assurément la moindre cause d’affaiblissement pour le cabinet ; c’est presque toujours en vue d’une perspective électorale que l’on accorde son concours à un ministère, et lorsque celui-ci ne vit plus que dans le présent, la force qui le soutient est bien près de se retirer de lui.

La réconciliation de M. Thiers avec le parti dont il s’était séparé lors de la loi de régence, et qu’il avait puni de ses reproches et de ses soupçons par un silence d’une année, cet évènement parlementaire si inattendu et si grave est-il de nature à consolider la situation du cabinet, et à ouvrir devant lui des perspectives plus assurées et plus lointaines ? On peut en douter. En montrant un homme d’état d’une autre chambre comme le successeur probable du cabinet, les circonstances ont fait disparaître la principale objection qui retenait une assez grande partie des centres dans une fidélité douteuse. Depuis long-temps, la formation d’un cabinet de conciliation, sous la prédominance de l’élément conservateur, est appelée par les vœux d’une partie notable du parlement et par les besoins mêmes du pays. Il y a aujourd’hui à accomplir une œuvre analogue à celle que le ministère du 15 avril reçut en héritage du ministère du 6 septembre. Dans la chambre, la majorité est faible et flottante au dehors, l’irritation est partout, et depuis long-temps la lutte n’avait été aussi vive. Le vote regrettable de la flétrissure a réveillé des espérances et des ressentimens éteins ; un jour d’irréflexion a failli compromettre l’œuvre opérée par quatorze années de sagesse et de modération. Le ministère s’est trouvé tout à coup engagé dans des mesures en opposition directe avec la politique qu’il prétendait suivre ; l’habileté et la fortune lui ont manqué à la fois. Les hommes qui n’ont pas su éviter de telles fautes auront moins que d’autres la puissance de les réparer. Des élections préparées par les mains qui ont appliqué la flétrissure morale à un parti trouveraient vraisemblablement ce parti tout entier dans les rangs des adversaires du pouvoir, et personne n’ignore que la portion modérée de l’opinion légitimiste forme l’appoint d’un quart environ des élections conservatrices. Le gouvernement paraît invinciblement entraîné par la force des choses vers une double nécessité : il doit, au sein de la chambre, élargir sa base en ralliant le centre gauche au centre droit ; il doit, au dehors, essayer une politique de conciliation en appliquant, dans une situation différente et agitée, une sorte d’amnistie morale.

La composition d’un cabinet, s’il se formait sur de telles bases et avec une semblable mission, ne présenterait plus aujourd’hui les difficultés qu’elle a pu offrir en d’autres temps. On assure que les hommes politiques des diverses nuances sont libres de tout engagement, et qu’aucune solidarité d’honneur ne les lie irrévocablement entre eux ; on a d’ailleurs tout lieu de les croire disposés à s’associer de leurs efforts et de leurs personnes à une œuvre qui serait celle de l’opinion modérée à laquelle ils appartiennent. D’autre part, le chef d’un cabinet de conciliation trouverait facilement, au sein de la majorité conservatrice, des hommes d’indépendance et de talent qui, dans les situations principales ou secondaires, viendraient unir l’autorité de leur considération personnelle à celle qui entoure l’un des noms les plus justement honorés du pays. Ainsi la grande opinion sur laquelle repose l’avenir de la monarchie constitutionnelle aurait du moins un ministère de rechange, et les hommes politiques trouveraient à se mouvoir, avec profit pour le pays, en dehors de quelques compartimens où ils sont comme emprisonnés.

Une telle situation calmerait des agitations vives et dangereuses ; elle préparerait heureusement la grande épreuve d’une élection générale. Alors, si le mouvement naturel des choses appelait encore un aspect nouveau, on aurait des forces en réserve, des forces disciplinées par la lutte et par l’attente.

Une politique de paix, mais fondée sur une appréciation plus légitime de la grandeur et de la force de la France, telle serait la base fondamentale de ce programme. Sans alarmer l’Europe, il relèverait le pays à ses propres pensées qui le préoccupent. Il n’est pas une circonstance où le sentiment public ne se produise à cet égard sous des dehors sérieusement alarmans, parce qu’ils sont de nature à faire redouter une réaction peut-être désordonnée. Rarement la chambre et la capitale ont été plus émues qu’en apprenant par le Moniteur de lundi le désaveu de la conduite de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars. Les faits étaient ignorés, le gouvernement n’avait eu aucune occasion de s’expliquer, que déjà l’opinion publique était fixée dans ses jugemens, et qu’elle voyait dans un acte peu important en lui-même, quoiqu’il le soit devenu beaucoup par les circonstances dont on semble avoir pris plaisir à l’entourer, une nouvelle atteinte portée par l’Angleterre à l’honneur du pavillon français.

Lorsqu’on a vu un honorable ami de M. Molé, à la demande d’un grand nombre de ses collègues, se porter l’interprète des sentimens de la chambre dans cette solennelle circonstance, on a compris qu’il y avait là un évènement sérieux, et qu’une question parlementaire pourrait bientôt surgir de ce débat. M. de Carné, par la nature de ses travaux politiques et la gravité de sa parole, était très propre à maintenir à cette discussion le caractère de modération qu’il importe beaucoup de lui conserver, dans l’intérêt sinon de la cordiale entente, du moins de nos rapports pacifiques avec la Grande-Bretagne.

Avant le débat ouvert aujourd’hui même sur les interpellations de M. de Carné, les faits n’étaient que très imparfaitement connus. On savait vaguement par des correspondances nécessairement restreintes, que, depuis l’acceptation du protectorat français par la reine de Taïti, des infractions assez nombreuses aux clauses de cet acte avaient été commises, à l’instigation des missionnaires méthodistes. Ce que le bon sens public pressentait d’ailleurs, c’est que la force des choses contraindrait tôt ou tard à substituer la domination à un mode d’occupation indéfini et bâtard, qui serait d’une application fort difficile à nos sociétés régulières, et qui devient une impossibilité véritable pour un peuple enfant, où le génie européen ne peut se mettre en contact avec le génie sauvage sans se trouver dans le cas de le dominer. Chacun était donc convaincu que la protection exercée sur les îles de la Société entraînerait tôt ou tard la proclamation de la souveraineté de la France sur ces possessions lointaines, et l’on supposait qu’en nous engageant dans une telle entreprise par des considérations d’honneur, beaucoup plus que par des motifs d’utilité, le gouvernement avait mesuré d’avance une neutralité à peu près inévitable. Personne ne supposait que l’acte complémentaire de la souveraineté française sur Taïti pût entraîner des complications diplomatiques qui ne se sont pas produites lors de la déclaration du protectorat. En droit, la situation n’était pas changée par rapport à l’Europe, puisque le traité du 9 septembre 1842 nous investit de toute la souveraineté extérieure de cet archipel. En fait, les motifs qui ont déterminé la conduite de l’amiral Dupetit-Thouars en 1843 paraissent d’une nature plus grave que les actes qui avaient provoqué sa première intervention en 1842. Il s’agissait alors des griefs privés de quelques-uns de nos concitoyens, pour lesquels des réparations pécuniaires ou civiles, comme on dirait en Europe, étaient amplement suffisantes. Aujourd’hui il s’agit d’une question de pavillon et de suprématie ; c’est le symbole extérieur de la domination française acceptée par la reine Pomaré qui paraît avoir été insulté par la princesse indienne. On peut ne pas mettre l’occupation de Taïti sur la même ligne que les victoires d’Austerlitz, de Marengo, pour parler avec lord Brougham, et cependant se montrer blessé d’un tel procédé, surtout s’il est dû à une intervention étrangère que la France rencontre en face d’elle sur tous les points du globe. Les marins n’entendent pas raillerie sur cet article. Le drapeau, c’est pour eux la France, c’est la patrie plus chère encore, lorsqu’elle apparaît à l’extrémité du monde dans son symbole sacré. Avant de blesser de tels sentimens dans leur exagération même, il faut des torts très graves et mille fois démontrés. En est-il dans la conduite du brave amiral commandant les forces françaises, officier-général dont M. le ministre des affaires étrangères, dans la discussion de 1842, ne louait pas moins la prudence que le courage ? Des instructions ont dû être données à M. le gouverneur Bruat, ou transmises par lui à l’amiral Dupetit-Thouars. Ces instructions devaient prévoir l’éventualité d’un conflit presque inévitable dans un pays soumis à tant d’influences contraires à la nôtre. Si elles ne prévoyaient pas de telles difficultés, elles auraient été rédigées avec une légèreté impardonnable ; si ces difficultés étaient prévues, la question actuelle se trouvera facilement vidée, car il ne restera qu’à mettre la conduite de l’amiral français en regard de celle qui a dû être prescrite pour certaines hypothèses. Ces instructions n’ont pas été jusqu’ici communiquées en entier à la chambre, et on assure qu’il en est ainsi pour les rapports de M. Dupetit-Thouars, dont le texte seul peut permettre au parlement et au pays d’asseoir un jugement sur la conduite de cet amiral.

Les personnes même qui inclinent à penser que la France est assez forte pour avoir le droit d’user de clémence envers une femme malheureuse s’accordent énergiquement pour blâmer la forme du désaveu qui a frappé M. Dupetit-Thouars. Deux fois les évènemens de l’Océanie ont retenti dans le parlement anglais avant que le cabinet ait pris une résolution, qui pourtant semblait facile, si elle devait porter sur la seule appréciation des faits. Telle est la considération qui a vivement saisi la chambre, et qui semble placer le ministère dans une fâcheuse alternative.

La chambre a écouté avec un vif intérêt l’exposé complet de l’affaire présenté par l’orateur qui s’était chargé d’adresser des interpellations. Il les a résumées en quelques points, sur lesquels le débat s’est trouvé naturellement engagé. Le ministère n’a-t-il donné aucune instruction à l’amiral Dupetit-Thouars et à M. le gouverneur Bruat pour le cas d’un conflit que la plus simple prévoyance rendait probable ? Si des instructions ont été données, l’esprit ou la lettre en ont-ils été violés ? La reine a-t-elle abaissé du haut de sa demeure le pavillon du protectorat, écartelé du drapeau français, pavillon qu’elle avait accepté depuis 1842 ? Enfin, comment expliquer le retard mis à publier la résolution du gouvernement, et comment ne pas lier jusqu’à un certain point cette affaire à ce qui s’est passé au sein du parlement anglais ?

En répondant à ces interpellations, M. Guizot a donné une preuve de plus des ressources et de la puissance de son talent. Abordant de front quelques-unes des difficultés, tournant les autres avec une adresse incomparable, il a paru attaquer lorsqu’on le sommait de se défendre ; puis, s’élevant de la question de Taïti à l’exposition de sa politique générale, il en a glorifié la nationalité et l’indépendance dans un langage peut-être plus superbe que magnifique. Il est fâcheux que la préoccupation si naturelle de se défendre l’ait amené à attaquer, avec une vivacité d’expression qu’il regrettera sans doute, deux officiers de la marine auxquels il témoignait l’année dernière une confiance illimitée dans un débat solennel. Ce discours sera un évènement pour le corps de la marine ; nous désirons qu’il n’y porte pas le découragement.

M. Billault a fait à M. le ministre des affaires étrangères une de ces réponses incisives et passionnées qui ont le don de remuer fortement la chambre. Enfin M. Dufaure a paru à la tribune, et il s’est élevé, sous la puissance du sentiment national, à une hauteur d’inspiration qu’on ne lui avait pas encore connue. Sur la fin de cette séance, l’une des plus mémorables assurément dans nos fastes parlementaires, la chambre est entrée dans un état de fermentation dont le spectacle était des plus saisissans. Un vote motivé a été présenté par M. Ducos, portant que la chambre, « sans approuver le gouvernement, passe à l’ordre du jour. » L’adoption de cette rédaction semblait assurée, lorsque M. le ministre des affaires étrangères est venu déclarer, au milieu d’une agitation indicible, qu’il avait de nouvelles pièces et des faits nouveaux à révéler à la chambre. La remise du débat a donc été prononcée, et l’on peut dire qu’en ce moment la question ministérielle est plus sérieusement engagée qu’elle ne l’a été depuis le commencement de cette session.



Une époque curieuse et peu connue de notre histoire provinciale, celle des comtes de Flandre, a fourni le sujet d’un ouvrage intéressant. L’auteur de l’Histoire des comtes de Flandre[1], M. Edward Leglay, a voulu compléter par un préambule nécessaire l’Histoire des ducs de Bourgogne de M. de Barante. Dans celle-ci, c’est la Flandre qui joue le rôle le plus éminent ; c’est elle qui opère par les coups les plus décisifs, par ses guerres commerciales et ses révolutions d’hôtel-de-ville la clôture du moyen-âge féodal. Toutefois ces mouvemens ne dataient pas de l’époque des ducs de Bourgogne ; ils n’étaient que la continuation des évènemens ou le fruit des tendances antérieures ; il était donc utile de faire voir comment cette province était déjà, dans le XVe siècle, arrivée à une situation si avancée et si puissante, et de montrer dans ses premiers germes cette lutte entre deux ordres sociaux, accomplie à présent dans presque toute l’Europe, mais qui nulle part n’avait été entreprise d’aussi bonne heure ni avec autant d’énergie et de persévérance que dans ce riche pays de la Flandre. Les matériaux ne manquaient pas à cette histoire ; aucune province peut-être n’a été aussi jalouse de conserver et d’éclaircir les monumens de son passé. Dès le XVe siècle, des historiens flamands essayèrent de réunir en corps d’histoire les faits épars dans les chroniques générales, les annales des églises et des abbayes, les romans de gestes et les chants populaires. De ces recherches sont sorties les histoires de Jacques de Guise, qui, à la manière des premiers antiquaires français, va chercher l’origine de nos ancêtres au temps de Priam et de Romulus ; les annales de Meyer, beaucoup plus positives, éclairées d’une bonne critique, et animées d’un patriotisme ardent, enfin les précieux travaux d’Oudegherst et de Buzelin. Mais c’est peu que ces histoires générales en comparaison des vastes collections, des dissertations, des commentaires, des recueils de chartes et de légendes qui ont été publiés sur la Flandre. L’immense érudition des Bollandistes, dont la plupart étaient Flamands, s’est attachée avec une espèce de prédilection à tirer de l’agiologie les lumières qu’elle pouvait fournir sur les antiquités du pays. Un chanoine de Tournai, Wendelin, est l’auteur d’un savant commentaire sur la loi salique, Vredius a rassemblé et discuté en deux gros in-folios, tout ce que les anciens ont dit sur la Gaule septentrionale. À ces travaux systématiques ont succédé les recherches plus sévères et mieux dirigées de Sanderus et d’Albert le Mire. De nos jours, plusieurs savans belges, entre lesquels se distingue M. le baron de Reiffenberg, publient et commentent les vieux romanciers, les chants nationaux, les légendes inédites. En France, un écrivain dont le père et l’aïeul ont rendu de grands services aux archives de Lille, M. Godefroy, s’occupe d’une traduction de Meyer, qu’il enrichira de remarques nombreuses et savantes, et M. Leglay père, chargé actuellement du soin de ces mêmes archives, a déjà publié plusieurs volumes de documens inédits sur des époques importantes de l’histoire de France, de Bourgogne et de Flandre.

Tant de recherches et d’efforts prouvent assez l’intérêt qui s’attache à l’histoire de la Flandre pour ceux qui ont le courage de s’aventurer dans une région encore hérissée des ronces d’une érudition bénédictine. Pour les lecteurs ordinaires, il n’y avait guère que des abrégés secs ou insignifians publiés en Belgique, et quelques histoires plus étendues, mais lourdement écrites. M. Edward Leglay a donc bien fait de réunir, dans un ouvrage convenablement développé, les faits politiques de cette histoire, envisagés sous les rapports nouveaux découverts par la science moderne. Il en a rédigé l’ensemble avec clarté, élégance et ce degré de chaleur qui convient à l’histoire et la fait lire avec plaisir ; il a même intercalé dans son travail quelques extraits de poésies romanes, qui peignent vivement les habitudes impétueuses de la chevalerie de la France septentrionale, la fureur des guerres privées, et la vieille rivalité de l’aristocratie et de l’église. — On ne peut qu’encourager les travaux sur l’histoire de nos provinces, quand ils peuvent, comme le livre de M. Leglay, servir à éclairer et à compléter l’histoire générale du pays.


M. Prosper Mérimée continue ses belles et savantes études sur l’histoire romaine. Un volume inédit, la Conjuration de Catilina, doit paraître sous peu de jours, réuni à une seconde édition de la Guerre sociale, déjà appréciée dans cette Revue[2]. Il est superflu de constater l’intérêt d’une pareille publication. M. Mérimée n’a point eu pour écrire l’histoire à contrarier les tendances naturelles de son talent préparé à cette tâche par des études sérieuses, il y était depuis long-temps appelé par l’élévation et la netteté de son esprit.

  1. Histoire des comtes de Flandre, jusqu’à l’avénement de la maison de Bourgogne, par Edward Leglay, 2 vol. in-8o. Au comptoir des imprimeurs-unis, quai Malaquais, 15.
  2. Deux vol. in-8o, chez Magen.