Chronique de Guillaume de Nangis/Règne de Louis VI (1108-1137)

Règne de Louis VI le Gros (1108-1137)

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CHRONIQUE
DE
GUILLAUME DE NANGIS


[1113]
Mort de Sigebert de Gemblours, chroniqueur
Entrée de Saint-Bernard à Cîteaux

La mort de Sigebert, moine de Gemblours, excellent narrateur des temps et des affaires des royaumes, a mis fin à sa chronique. Elle a été continuée par le frère Guillaume de Nangis, moine de Saint-Denis, en France.

En cette année saint Bernard avec ses compagnons, au nombre de plus de trente, entra dans Cîteaux, sous l’abbé Etienne, la vingt-deuxième année de son âge. La langue de l’homme pourrait à peine exprimer avec quelle religion, quelle dévotion et quelle ferveur il y vécut. Aussitôt qu’il y fut entré il s’appliqua à faire subir à son corps une si rigoureuse discipline, qu’ensuite il fut attaqué pendant toute sa vie d’un grand nombre de maladies. Il arriva que, dans l’espace de peu de temps, l’abbaye de Cîteaux, auparavant pauvre et stérile de biens et d’habitans, enfanta un grand nombre de très-nobles abbayes.


[1114]
Abondance de Neige près de Tournai dans le Brabant
Pluie de sang à Ravenne et Parme
Tremblement de terre à Antioche
Défaite de Baudouin de Jérusalem face aux Turcs
Les 3 conciles du légat Conon
Le Roi Louis assiège le château de Gournai et le confie aux Garlande
Mort d’Ives, évêque de Chartres


Dans le pays de Brabant, aux environs de Tournai, il tomba, le 23 avril, une telle abondance de neige, que, par son poids, elle brisa les arbres des forêts. Au mois de juin, à Ravenne et à Parme, villes d’Italie, une pluie de sang tomba dans les champs et dans les villes. Aux ides de  novembre, dans le faubourg d’Antioche, la terre s’étant entr’ouverte dans la nuit, engloutit beaucoup de tours et maisons avec leurs habitans. Baudouin, roi de Jérusalem, avec Roger, comte d’Antioche, marcha contre les Turcs ; mais Roger étant resté avec son armée auprès d’un certain fleuve, le roi marcha en avant avec les siens pour épier l’arrivée des Turcs. Les ennemis, postés sur une montagne, dressèrent des embuscades en quatre endroits, et envoyèrent à chacune quatre mille chevaliers, qui, à l’improviste, enveloppèrent de toutes parts le roi Baudouin. Quinze cents des siens ayant été tués, il s’échappa par une déplorable fuite. Les Turcs détruisirent de fond en comble un monastère situé sur le mont Thabor, en massacrèrent les moines, et pillèrent tout ce qu’ils y trouvèrent. Dans ce temps Conon, légat du Siège apostolique, tint en France trois conciles, le premier à Rheims, le second à Beauvais, et le troisième à Châlons.

Louis, roi de France, assiégea le château de Gournai, situé, sur le fleuve de la Marne, appartenant à Hugues de Pompone, seigneur de Crécy, qui, s’adonnant au pillage, dépouillait les vaisseaux des marchands qui passaient par le fleuve, et transportait son butin à Gournai. Ledit Hugues fut secouru par Guy le Roux de Rochefort, son père, et par Thibaut, comte de Champagne ; mais le roi, les ayant vigoureusement attaqués, les força de fuir, et recevant le château, qui se rendit, le confia aux Garlande. Ives, évêque de Chartres, auteur du livre appelé les Décrets d’Ives, mourut, et eut pour successeur Geoffroi, homme d’une vie respectable.

[1115]
Victoires de Louis VI le Gros
Mort de Lambert, évêque d’Arras
Saint-Bernard fonde Clairvaux


Louis, roi de France, fut, vers le même temps, tellement serré de près par les barons et les chevaliers ses voisins, qu’il pouvait à peine sortir en sûreté de Paris ; mais enfin, marchant contre ses ennemis, par la puissance de Dieu et le secours des bienheureux martyrs Denys, Rustique et Eleuthère, qu’il invoquait à tous momens, il dompta puissamment Hugues du Puiset dans le Blaisois, ainsi que Thibaut, comte de Blois, et détruisit de fond en comble le château du Puiset. Ensuite il dépouilla pour toujours Eudes, comte de Corbeil, Hugues de Crécy, Guy de Rochefort et le tyran Thomas de Marle, qui lui faisaient la guerre, et ayant aussi soumis Aymon, seigneur de Bourbon, il rétablit sous son pouvoir les forteresses et les châteaux de tous ceux que nous venons de nommer. Il combattit à plusieurs et diverses fois Henri, roi des Anglais, et le vainquit dans de merveilleux combats.

Lambert, de bonne mémoire, évêque d’Arras, mourut. Depuis le temps de saint Waast jusqu’à lui, l’église d’Arras, privée d’évêque particulier, avait été soumise à l’évêque de Cambrai.

Le monastère de Clairvaux fut fondé par Bernard, qui fut son premier abbé. Clairvaux n’est pas loin de la rivière d’Aube. C’était anciennement une caverne de voleurs, et on l’appelait la Vallée de l’Absynthe, à cause de l’amertume de douleur de ceux qui tombaient entre les mains des voleurs. Dans le même temps les moines qui demeuraient dans ce monastère se nourrissaient souvent avec des ragoûts de feuilles de hêtre ; leur pain était semblable au pain du prophète, fait d’orge, de millet et de vesce, et  paraissait plutôt composé de terre que de farine.


[1116]
Monastère de Dol : un enfant apparaît à la place de l’hostie
Le fondateur de l’ordre des Prémontrés ordonné prêtre


Pendant qu’un certain prêtre célébrait la messe dans le monastère de Dol, un enfant lui apparut sur l’autel à la place de l’hostie. Dans ce temps, le fondateur de l’ordre des Prémontrés, né en Lorraine, distingué par ses richesses, sa naissance et sa faconde, enflammé d’une ferveur divine, se fit ordonner prêtre, revêtit la tunique de pauvreté du Christ, et, suivant le Seigneur, tout nu, et répandant partout, les pieds nus, la parole du Christ, il rappela de l’erreur un grand nombre de gens.


[1117]
Mort d’Anselme, docteur es Lettres de Laon
Mort de l’Empereur Alexis


En cette année, mourut Anselme, très-fameux docteur de la ville de Laon, illustre dans la science des lettres. Parmi d’autres ouvrages, il avait joint à un psautier des gloses marginales et interlinéaires. Alexis, empereur des Grecs, mourut, et eut pour successeur Jean, son fils.


[1118]
Mort de Baudouin, Ier Roi de Jérusalem, Baudouin du Bourg lui succède
Tremblements de Terre
Crue de la Meuse
Désastres à Liège
Orages sur la Montagne de Robert
Un enfant, à deux têtes et deux sexes, naît à Namur
Bataillons de feu dans le ciel
Mort du Pape Pascal suivie du schisme Gélase II / Bourdin
Fondation de l’Abbaye de Preuilly


Baudouin, premier roi de Jérusalem, mourut, et eut pour successeur Baudouin du Bourg, son parent, comte de la ville de Roha, appelée autrefois Edesse. Au mois de janvier, il arriva en plusieurs lieux des tremblemens de terre, ici moins fâcheux, ailleurs plus violens, qui, dit-on, firent crouler des portions de quelques villes. Le fleuve de la Meuse, auprès d’une abbaye appelée Sustule, fut vu hors de son lit comme suspendu dans les airs.

La même année, la ville de Liège fut accablée d’un grand nombre de désastres. Le troisième jour du mois de mai, pendant qu’un chantait les vêpres dans la grande église, un coup de tonnerre, accompagné d’un violent tremblement, renversa subitement tout le monde à terre. La foudre, entrant par le côté gauche de l’église, brûla les tapis de l’autel, et, sautant çà et là, pénétra dans la tour, où elle brisa un grand nombre de poutres. Elle laissa après elle une puanteur insupportable, que l’odeur d’un grand nombre d’aromates put à peine détruire. Le 7 du mois de juin, environ vers la neuvième heure, une nuée d’orage fondit tout-à-coup d’une montagne appelée la montagne de Robert, enveloppa et écrasa entièrement la partie de la ville qui se trouvait dessous ; en sorte que beaucoup de maisons furent renversées, une immense quantité de vivres détruits, une femme et deux enfans tués, se tenant embrassés ; et que huit autres hommes, en différens endroits, furent blessés. Le samedi, pendant qu’on chantait vêpres, une femme qui lavait la tête à son enfant vit ses mains rougir de sang, qui coulait au lieu d’eau. Il naquit à Namur un monstre, à qui jamais, ou rarement, on ne vit de semblable ; c’était un enfant à deux têtes portant les deux sexes, et cependant n’ayant qu’un seul corps.

Le 20 décembre, à la première heure de la nuit, des bataillons de feu apparurent dans le ciel, depuis le nord jusqu’à l’orient, et, s’étendant ensuite partout le ciel, émerveillèrent et saisirent de stupeur ceux qui les virent. Le pape Pascal étant mort, Gélase II, le cent soixante-deuxième pape, fut créé le chef de l’Église romaine. Mais Henri, empereur des Romains, n’ayant pas assisté à l’élection, établit à sa place un Espagnol, nommé Bourdin. Le pape Gélase, chassé du saint Siège par la tyrannie de l’empereur et des Romains, eut recours à l’appui et à la protection de Louis, roi de France, et à la compassion de l’Église gallicane, comme avaient coutume autrefois de le faire ses prédécesseurs les pontifes de Rome, et il convoqua un concile à Rheims. Dans ce temps fut fondée l’abbaye de Preuilly, par Thibaut, comte de Champagne, et Adèle, sa nièce, fille de Guillaume le bâtard, et qui avait épousé Etienne, comte de Chartres.


[1119]
Mort du Pape Gélase et avènement de Calixte II
Concile de Reims
Mort de Baudouin de Flandre
Guillaume de Normandie épouse la sœur de Louis VI


Le pape Gélase étant mort à Cluny, où il fut enterré, Gui, archevêque de Vienne, frère d’Étienne, comte de Bourgogne, fut, sous le nom de Calixte II, le cent soixante-sixième pape qui gouverna l’Église de Rome. Il célébra le concile convoqué à Rheims par son prédécesseur. On y excommunia les simoniaques et ceux qui exigeaient un paiement pour la sépulture, le saint chrême et le baptême ; et on y défendit expressément aux prêtres, diacres et sous-diacres, de vivre avec des femmes ou des concubines. On y traita, avec les envoyés de l’empereur des Romains, de sa réconciliation avec l’Église, et le pape Calixte, n’ayant pas réussi, excommunia l’empereur avec ses fauteurs. Baudouin, comte de Flandre, neveu, par sa sœur, du pape Calixte, voulant mettre en possession de l’héritage de son père, Guillaume, fils de Robert, duc de Normandie, que Henri, roi d’Angleterre, retenait prisonnier, après s’être emparé d’une grande partie de la Normandie, mourut d’une blessure à la tête, que lui firent dans un combat des chevaliers du roi d’Angleterre. Son cousin-germain Charles, fils de Canut, roi des Danois, lui succéda en son comté. Guillaume, fils de Robert, duc de Normandie, prit en mariage la sœur de Louis, roi des Français, et la Flandre lui fut accordée après la mort du comte Charles.

[1120]
Naissance de l’Ordre et du couvent des Prémontrés
Création de l’Ordre du Temple
L’église de Vezelay prend feu : de nombreuses victimes
Desastre en mer (le naufrage de la Blanche Nef - 25.11.1120)
Schisme : les partisans de Calixte font prisonniers Bourdin, l’anti-pape


Naissance de l’ordre des Prémontrés, fondé, ainsi que le couvent, par Norbert, homme de Dieu. Dans le même temps fut créé l’ordre des chevaliers du Temple, sous Hugues, leur grand-maître. A Vézelai, la veille de la fête de sainte Marie-Madeleine, on ne sait par quel jugement de Dieu, l’église ayant pris feu tout-à-coup, au crépuscule de la nuit, une innombrable quantité de personnes de tout sexe, de tout âge, de tout rang, furent brûlées. Guillaume et Richard, fi ! s de Henri, roi des Anglais, la fille et la nièce de ce roi, et beaucoup de grands et de nobles d’Angleterre, ayant voulu quitter la Normandie pour passer en Angleterre, furent submergés dans la mer, quoiqu’aucun vent n’en troublât le calme. On disait, et c’était avec vérité, qu’ils étaient presque tous souillés du crime de sodomie. Presque tous furent privés de sépulture.

Le pape Calixte, après le concile de Rheims, partit pour Rome, et fut reçu avec honneur par tout le sénat et le peuple. A peine siégeait-il depuis quelque temps, que les Romains attachés à son parti par sa grande noblesse et sa générosité, assiégèrent Bourdin, schismatique et anti-pape, qui faisait sa résidence à Sorrente, et qui forçait les clercs qui passaient aux tombeaux des apôtres à fléchir le genou devant lui, le conduisirent par le milieu de la ville couvert de peaux de chèvres fraîches et encore sanglantes, et, par l’ordre du seigneur pape Calixte, le condamnèrent à rester pour toujours en prison dans les montagnes de la Campanie. Pour conserver la mémoire d’un si grand châtiment, ils le représentèrent, dans une chambre du palais, foulé aux pieds du seigneur pape.

[1121]
Henri d’Angleterre épouse Adèle de Lorraine
Foulques d’Anjou fonde l’abbaye de l’ Oratoire

Henri, roi d’Angleterre, épousa, à cause de sa beauté, Adèle, fille du duc de Lorraine, car elle était très-belle. Foulques, comte d’Anjou, et sa femme Eremburge, fondèrent, dans le diocèse d’Angers, l’abbaye de l’Oratoire.


[1122]
Hugues gouverne l’église d’Autun
Suger devient abbé de Saint-Denis

Dans ce temps, l’église d’Autun était gouvernée par le seigneur Hugues, pieux abbé de Saint-Germain d’Autun, neveu de saint Hugues de Cluny, et homme remarquable et à jamais vénérable par ses vertus. Suger, moine de Saint-Denis en France, renommé dans la science des écritures, élevé seulement au rang de diacre à son retour de Rome, où il avait été envoyé par Louis, roi de France, fut élu abbé après la mort de son abbé Adam. Dès qu’il fut revenu, il fut d’abord ordonné prêtre, et ensuite, en présence du roi, consacré abbé dans son église de Saint-Denis par l’archevêque de Bourges.


[1123]
Calixte II célèbre un Concile à Rome : fin de la querelle des investitures
Suger réforme Saint-Denis
Mort de Daimbert, archevêque de Sens : Henri le Sanglier lui succède
Tours : conflit entre les bourgeois et le clergé de Saint-Martin

Le pape Calixte célébra à Rome un concile composé de plus de trois cents évêques, dans lequel la paix fut rétablie entre la royauté et le sacerdoce, sur la querelle des investitures épiscopales. On y cassa le privilège que l’empereur Henri avait extorqué du pape Pascal, au sujet des investitures, et on le réduisit à rien par un perpétuel anathème. Suger, abbé de Saint-Denis en France, réforma, par sa sagesse, et à cause de la négligence des abbés ses prédécesseurs et de quelques moines de ce monastère, les règles de l’institution, qui étaient tellement mises en oubli, qu’à peine les moines conservaient-ils l’apparence de la vie religieuse. Daimbert, archevêque de Sens, étant mort, Henri, surnommé le Sanglier, lui succéda. Le feu de la guerre s’alluma entre le clergé de l’église Saint-Martin de Tours et les bourgeois de la ville.


[1124]
Mort de Calixte II : Honoré II lui succède
Foulques d’Anjou s’empare du château de Montreuil
Baudouin, prisonnier des Sarrasins, est libéré
Le roi Louis fait fuir Henri, Empereur des Romains


Le pape Calixte étant mort, Honoré II, cent soixante-septième pape, gouverna l’Église de Rome. Foulques, comte d’Anjou, assiégea et prit sur Girard Berlay le château de Montreuil. Baudouin, roi de Jérusalem, fut enveloppé et pris par les Sarrasins ; mais après une longue captivité, il fut pour argent mis en liberté. Henri, empereur des Romains, ayant conçu depuis long-temps en son cœur de la rancune d’esprit contre le roi de France Louis, parce que c’était dans son royaume, à Rheims, que s’était tenu le concile où le pape Calixte l’avait enchaîné du lien de l’anathème, rassembla une nombreuse armée, et se prépara à attaquer la France, dans l’intention de détruire la ville de Rheims ; mais Louis, roi des Français, étant venu à sa rencontre avec une forte armée, l’empereur redouta la valeur des Français et retourna promptement chez lui. Le roi des Français l’ayant appris put à peine s’empêcher, à la seule prière des archevêques, des évêques et des religieux, de dévaster la terre de l’empereur.


[1125]
Un hiver excessivement dur suivi d’un printemps pluvieux
Les Chrétiens s’emparent de Tyr
Famine dans le royaume de France


L’hiver, par une gelée plus rigoureuse qu’à l’ordinaire et par des amas de neige qui tombaient très-souvent, fut excessivement dur et incommode. Un grand nombre d’enfans, de femmes et de pauvres périrent du trop grand froid. Dans beaucoup de rivières les poissons périrent engloutis sous la glace si épaisse et si forte qu’on pouvait faire passer dessus des chariots chargés, et y chevaucher comme sur la terre. Dans le Brabant, d’innombrables anguilles sortant de leurs marais à cause de la glace, chose merveilleuse, s’enfuirent et se cachèrent dans des granges à foin ; mais l’excessive rigueur du froid les fit périr,et elles pourrirent. Il y eut aussi une grande mortalité sur les animaux. A l’hiver succéda, jusqu’au milieu de mars, une intempérie de l’air, causée tantôt par la neige, tantôt par la pluie, et par la gelée alternativement, et qui fit un grand dommage ; à peine au mois de mai suivant les arbres étaient-ils fleuris, et les herbes et les graines commençaient-ils à pousser de la verdure. Une pluie tomba ensuite continuellement pendant plusieurs mois, et noya presque entièrement la semence dans les champs ; le froment et l’avoine trompèrent grandement l’espérance de la récolte. Beaucoup de gens furent consumés par le feu du ciel. La ville de Tyr, assiégée des Chrétiens par mer et par terre, fut prise et soumise à l’empire du Christ. Une grande famine ravagea aussi le royaume de France.


[1126]
Une femme espagnole enfante un monstre mi-homme mi-chien
Quadruplés dans le Brabant
Fin énigmatique d’Henri, ex-Empereur des Romains
Renommée d’Hugues, Chanoine de Saint-Victor


En Espagne, une femme de bas lieu enfanta un monstre formé de deux corps, lesquels étaient attachés dos à dos, portant à la face antérieure, dans tout le corps et les membres, la ressemblance d’un homme, tandis que la face postérieure présentait,de même dans tout le corps et les membres, les formes du chien. Dans le Brabant une autre femme enfanta quatre enfans mâles dans une seule couche.

Henri, empereur des Romains, conduit par la pénitence, abandonna l’empire et disparut de la société des hommes, sans y avoir été depuis ni vu ni connu. Cependant quelques-uns disent qu’il fut vu et reconnu de sa femme dans un hôpital de pauvres à Angers, avoua qui il était, mourut dans cet hôpital, et y fut enterré. On lit autre part qu’étant venu à Utrecht pour y célébrer la Pentecôte, il y mourut d’un chancre au bras, chez lui un mal de naissance, et que son corps, dont on avait retiré les intestins, et qu’on avait saupoudré de sel, fut transporté à Spire. L’empereur ainsi disparu, l’impératrice Mathilde, sa femme, n’ayant pas d’enfans, retourna vers son père Henri, roi d’Angleterre. Alors croissait à Paris Hugues, chanoine de Saint-Victor, renommé pour sa piété et sa science, et qui n’avait pas son semblable dans ce temps pour l’habileté dans les sept arts libéraux. Parmi le grand nombre de choses utiles qu’il écrivit, il fit sur les sacremens un ouvrage en deux volumes grandement utile. L’empereur Henri étant mort, ou ayant disparu, comme nous l’avons dit plus haut, comme quelques princes de la Souabe et de l’Allemagne voulaient élever au trône Conrad, son neveu, d’autres créèrent roi Lothaire, duc de Saxe, homme sage et valeureux.


[1127]
Double victoire des Chrétiens en Syrie
Norbert, abbé des Prémontrés est élu archevêque de Magdebourg
Charles, Comte de Flandre, est assassiné :
Guillaume de Normandie lui succède
Mort de Gilbert, archevêque de Tours :
l’évêque du Mans, Hildebert, lui succède


En Syrie, l’armée des Chrétiens livra deux batailles aux Sarrasins. Dans le premier combat, tombèrent deux mille cent païens et seulement quinze Chrétiens ; mais dans le second, les Chrétiens, n’obtinrent qu’une sanglante victoire ; quoique la plus-grande partie des leurs eût péri, ranimés cependant par le secours de Dieu, ils renversèrent et vainquirent une innombrable quantité d’ennemis. Norbert, fondateur et premier abbé des Prémontrés, fut élu archevêque de la ville de Parthénople, c’est-à-dire Magdebourg.

Charles, comte de Flandre, fils de Canut, roi des Danois, qui par droit de parenté avait succédé à Baudouin, fils de Robert, roi de Jérusalem, pendant qu’il entendait la messe dans le temps du carême, à Bruges, dans l’église de Saint -Donatien martyr, fut tué en trahison par Bouchard, neveu de Bouchard, prévôt de l’église de Bruges 5. Ce crime fut aussitôt vengé par Louis, roi de France ; car il punit par différens supplices les traîtres, meurtriers de Charles. Guillaume, fils de Robert, duc de Normandie, que son oncle Henri, roi d’Angleterre, avait dépouillé de son héritage, après avoir renfermé son père dans une prison, succéda à Charles dans le comté de Flandre, par le secours de Louis, roi de France. Henri, roi d’Angleterre, excitant les principaux de Flandre contre ledit Guillaume son neveu, fit, par leur moyen, appeler contre lui Thierry, cousin-germain de Charles d’Alsace. Gilbert, archevêque de Tours, mourut et eut pour successeur Hildebert, auparavant évêque du Mans, fameux dans l’art d’écrire et de faire des vers, et dont quelqu’un a dit :

Fameux pour la prose, et le premier entre tous pour la poésie,

Hildebert exhale partout une odeur de rose.


[1128]
Guérisons
Des religieux sont chassés de l’église de Saint-Jean à Laon
Foulques d’Anjou part pour la Syrie et épouse Mélisende de Jérusalem
Le roi Louis,aidé de Raoul de Vermandois, défait Thomas de Marle


Beaucoup de gens dans le royaume de France, brûlés du feu du ciel, s’étant rassemblés à Soissons dans l’église de Sainte-Marie, mère de Dieu, furent guéris par les mérites et les prières de la très-sainte Vierge. A Laon, des religieux de l’église de Saint-Jean, ayant été chassés par le conseil du roi de France et des princes, pour l’infamie de leur vie, on en mit d’autres à leur place. Drogon, homme recommandable par sa dévotion et sa faconde, fut ordonné premier abbé en cet endroit par Barthélémy, évêque de Laon, et dans la suite il fut créé, par le pape de Rome Innocent II, cardinal évêque d’Ostie. Foulques, comte d’Anjou, abandonnant le comté d’Anjou à son fils Geoffroi, partit pour la Syrie, et prit en mariage Mélisende, fille aînée de Baudouin, roi de Jérusalem. Louis, roi des Français, fit marcher une armée contre Thomas de Marle, seigneur de Coucy. Raoul, comte de Vermandois, vint au secours du roi, et livrant combat audit Thomas, le remit blessé à mort entre les mains de Louis. Peu de temps après, ayant reçu la divine eucharistie, il exhala sa méchante ame. Il avait fait souffrir aux églises de ce pays de cruels ravages, et dépouillait de leurs biens les marchands voyageurs.


[1129]
L’archevêque Norbert place ses frères Prémontrés
Philippe, fils du Roi Louis, est sacré roi à Reims
Thierry d’Alsace succède à Guillaume comme comte de Flandre
Les religieuses sont chassés par Suger de Sainte-Marie d’Argenteuil
Fondation des abbayes d’Ourschamp et de Clairvaux
Le Comte d’Anjou épouse l’impératrice Mathilde.


L’archevêque Norbert ayant renvoyé de l’église de Sainte-Marie à Magdebourg les chanoines séculiers, y plaça des frères de l’ordre des Prémontrés. Philippe, fils aîné de Louis, roi des Français, fut sacré roi à Rheims, le jour de Pâques, en présence de son père et de Henri, roi d’Angleterre. Thierry d’Alsace étant arrivé en Flandre, et ayant, au moyen des persuasions du roi d’Angleterre, acquis à son parti quelques Flamands, disputa la Flandre au comte Guillaume qui, ayant rangé son armée en bataille, marcha à sa rencontre, et le combattit vigoureusement. Les ennemis presque entièrement défaits, le château où ils étaient cachés étant au moment de se rendre, le noble Guillaume, blessé à la main, se retira du combat, et mourut peu de temps après. Ledit Thierry lui succéda.

D’infâmes religieuses qui avaient long-temps possédé, par la puissance d’une sœur de Charlemagne, roi des Français, l’église de Sainte-Marie d’Argenteuil, en furent chassées par la sagesse de Suger, abbé de Saint-Denis en France, et l’église fut rendue aux moines de ce lieu, auxquels elle avait appartenu auparavant. En ce temps furent fondées les abbayes d’Ourschamp et de Clairvaux, de l’ordre de Cîteaux. L’impératrice Mathilde, fille du roi des Anglais, fut donnée en mariage au comte d’Anjou, dont elle eut Henri, dans la suite roi d’Angleterre, Guillaume Longue-Épée, et Geoffroi Plantagenet, qui prit en mariage la fille de Conan, comte de Bretagne, et en reçut le comté de Bretagne.


[1130]
Mort du Pape Honoré
schisme Innocent II / Pierre de Léon
Innocent II en France


Le pape Honoré étant mort, Innocent II, cent soixante-huitième pape, gouverna l’église de Rome. D’un autre côté, on lui opposa Pierre de Léon, et l’église de Rome fut troublée par un funeste schisme ; mais Pierre, soutenu par sa parenté, étant resté à Saint-Pierre, Innocent sortit de Rome, et vint en France. Le roi et les prélats de France ayant, à l’occasion de son arrivée, assemblé un concile à Étampes saint-Bernard, abbé de Clairvaux, conseilla d’accueillir Innocent. Après qu’il eut été reçu honorablement par le roi à Orléans, Geoffroi, évêque de Chartres, homme de grande vertu, le conduisit à Chartres, où Henri, roi des Anglais, vint au devant de lui avec honneur. En visitant l’Église française, ainsi que l’exigeait la circonstance, il passa vers le pays des Lorrains. Lothaire, empereur des Romains, vint au devant de lui à Liège, avec un grand cortége d’archevêques, d’évêques et de grands du royaume d’Allemagne, et s’offrant très-humblement à lui pour son défenseur, marcha à pied au ilieu de la sainte procession, tenant d’une main une baguette pour le défendre, et de l’autre la bride de son cheval blanc, et il le conduisit ainsi comme son seigneur vers l’église épiscopale. Lorsque le Pape descendit de cheval, Lothaire le soutint tout le temps par le pied, manifestant ainsi aux yeux de ceux qui le savaient et de ceux qui ne le savaient pas, toute la grandeur de la dignité du saint Père. De là le Pape revenant en France, célébra à Saint-Denis la fête de Pâques. Un monastère fut fondé à Beaumont, au dessus de Mortemar, sous Alexandre, qui en fut le premier abbé, par Robert de Candes.


[1131]
Mort de Philippe, fils du roi Louis VI
Le roi Louis VI chasse quelques évêques
Louis (VII), second fils du roi Louis VI, sacré roi
Mort de Baudouin de Jérusalem :
Foulques d’Anjou, son gendre, lui succède


Philippe, fils de Louis, roi de France, récemment sacré roi des Français, étant à chevaucher par la ville de Paris, un porc se jeta soudainement entre les pieds de son cheval, le fit renverser sur lui, et sa tête s’étant brisée dans sa chute, il resta étendu mort sur le pavé. Les Français déplorant cette subite et déplorable mort, enterrèrent son corps à Saint-Denis.

Dans le même temps, comme on le voit dans la vie de saint Bernard de Clairvaux, le roi de France Louis, père de Philippe, irrité contre quelques évêques de son royaume, les avait chassés de leurs villes et de leurs sièges ; et saint Bernard, qui avait inutilement envoyé au roi plusieurs évêques pour rétablir la paix entre eux, n’avait pu réussir. Il arriva dans la suite qu’en présence du saint homme Bernard, un grand nombre d’évêques desirant fléchir l’indignation du roi se prosternèrent en toute humilité jusqu’à terre, le suivirent ainsi prosternés, et ne purent cependant obtenir grâce. Sur quoi le lendemain, l’homme de Dieu, Bernard, animé d’une ardeur religieuse, réprimanda longuement le roi de ce qu’il méprisait les ministres du Seigneur, et lui déclara sans aucune feinte ce qui lui avait été révélé la nuit même. Cet endurcissement, lui dit-il, sera puni par la mort du roi Philippe, ton fils aîné : ce qui arriva, comme on l’a vu plus haut. Le pape Innocent II tint à Rheims un grand synode, dans lequel, après beaucoup de dispositions faites pour l’honneur de Dieu, il couronna roi, à la place de son frère Philippe, tué par un porc, Louis, autre fils de Louis, roi des Français. L’église de Saint-Médard de Soissons fut consacrée par le pape Innocent. Baudouin, roi de Jérusalem, mourut, et eut pour successeur Foulques, comte d’Anjou, son gendre.


[1132]
Mort d’Hugues, évêque de Grenoble
Essor de l’église : création de nouveaux monastères
La ville de Noyon détruite par un incendie


En ce temps mourut le saint homme Hugues, évêque de Grenoble, dont Gui, prieur de la Chartreuse, a écrit la très-pieuse vie. A cette époque, l’Église portait une face brillante et belle, et elle se voyait entourée d’un grand nombre d’ordres de règles diverses : d’un côté les moines de Cluny et de Cîteaux, de l’autre, les chanoines des Prémontrés et les chanoines réguliers, comme aussi des nonnes de divers habits et professions, et des femmes consacrées à Dieu, vivaient, selon les règles, dans la continence et la pauvreté, sous le joug de l’obéissance, rivalisant de ferveur religieuse, et fondant à l’envi de nouveaux monastères dans différens endroits. Avec eux aussi les moines chartreux se multipliaient plus considérablement en France. Plus continens que tous les autres, ils mirent des bornes à l’avarice, dont nous voyons beaucoup de gens atteints sous l’habit religieux ; se fixèrent, pour la quantité en biens en terre et le bétail, de certaines limites qu’ils ne pouvaient dépasser. Ils avaient chacun une petite cellule, et se rassemblaient rarement, si ce n’est pour le service de Dieu, ou pour jouir des consolations d’une mutuelle charité ; ils aimaient mieux mourir plus parfaitement en ce monde et vivre d’autant plus près de Dieu, qu’ils étaient plus éloignés des autres hommes. En outre, les chevaliers du Temple de Jérusalem et les frères de l’Hôpital, vivant dans la continence sous l’habit religieux, se multipliaient et étendaient leur ordre de tous côtés. Les évêques des églises et les princes du siècle donnaient aux religieux le plus prompt consentement, offrant de leur propre mouvement leurs terres, leurs prés, leurs bois et autres choses nécessaires pour la fondation des monastères.

Presque toute la ville de Noyon, y compris l’église de Sainte-Marie et l’évêché, fut consumée par un incendie. Ce fut, dit-on, par un juste jugement de Dieu, parce qu’un grand nombre de ceux de la ville avaient reçu d’une manière peu convenable le souverain pontife Innocent.

Le jour de Pâques, Clairvaux donna naissance à deux monastères, Long-Pont et Riéval, et peu de jours après à celui de Nancelles.


[1133]
Lothaire, Empereur des Romains, met fin au schisme en installant Innocent II à Rome

Lothaire, empereur des Romains, ayant fait des préparatifs de guerre pour passer en Italie, conduisit à Rome, avec des archevêques, des évêques et d’autres prélats, le pape Innocent contre Pierre de Léon, qui avait fortifié l’église de Saint-Pierre, et le plaça avec honneur à Latran sur le siège pontifical. Lothaire fut sacré empereur à Rome par le pape.


[1134]
Mort de Norbert, archevêque de Magdebourg, fondateur de l’Ordre des Prémontrés
Mort d’Hildebrand, archevêque de Tours
Fondation de l’abbaye d’Asnières, près d’Angers


En ce temps mourut l’archevêque Norbert, fondateur de l’ordre des Prémontrés. Hildebrand, archevêque de Tours, termina aussi son dernier jour. L’abbaye d’Asnières fut fondée dans l’évêché d’Angers.


[1135]
Fondation du monastère du Pré
Mort d’Henri, roi d’Angleterre : Etienne de Boulogne lui succède


Fondation du monastère du Pré. Henri, roi d’Angleterre, mourut en Normandie, et fut enterré à Radingues, en Angleterre. Après sa mort, Etienne, comte de Boulogne, son neveu par sa sœur, fils d’Etienne, comte de Blois, et frère de Thibaut, comte de Champagne, passa en Angleterre, et, aidé par l’évêque de Winchester, son frère, fut couronné roi d’Angleterre. L’impératrice Mathilde, fille du défunt Henri, roi d’Angleterre, avec le comte d’Anjou, son mari, s’opposèrent à lui, et ne le laissèrent pas régner en paix ; mais, aidé de ses adhérens, il défendit merveilleusement ses intérêts en Angleterre.


[1136]
Des tours sont renversées par le vent
Une partie de la Flandre est inondée
Mort de Jean, Empereur de Constantinople : son fils Manuel lui succède
Mort de Guillaume d’Aquitaine après avoir exprimé le vœu que sa fille épouse Louis VII


Il souffla, le vingt-huitième jour d’octobre, un vent très-impétueux qui renversa un grand nombre de tours. La mer d’Angleterre sortit de son lit, et submergea une partie de la Flandre avec ses habitans. Jean, empereur de Constantinople, mourut, et eut pour successeur Manuel, son fils. Guillaume, comte de Poitou et prince d’Aquitaine, étant parti en pèlerinage pour Saint-Jacques, mourut la veille de Pâques, et fut enterré près de l’autel de Saint-Jacques. Il laissait deux filles, Eléonore et Pétronille. Avant de mourir, il certifia aux grands qui l’accompagnaient qu’il voulait qu’Eléonore, sa fille aînée, fût donnée en mariage à Louis le Jeune, roi des Français, avec le duché d’Aquitaine.

[1137]
Une sécheresse inouie
Louis le Jeune épouse Eléonore d’Aquitaine
Mort du roi Louis VI
Fondation de l’abbaye de Mortemar
Mort de Lothaire, Empereur des Romains : Conrad lui succède


Il y eut, depuis le mois de mars jusqu’au mois de septembre, une sécheresse inouie, au point que les sources, les puits et un grand nombre de rivières furent taris. Le roi des Français Louis, ayant appris la mort de Guillaume, duc d’Aquitaine, envoya en Aquitaine Louis, son fils, déjà couronné et sacré roi, pour épouser Eléonore, fille dudit duc. Louis, la recevant pour femme avec le duché d’Aquitaine, l’épousa à Bordeaux. Il eut d’elle dans la suite Marie, comtesse de Champagne, et Adèle, femme de Thibaut, comte de Blois. Un mois après le mariage du roi Louis le Jeune, dans les calendes d’août, mourut le roi Louis, son père, qui fut enterré dans l’église de Saint-Denis, en France. Son fils Louis, surnommé le Jeune, lui succéda. Dans la forêt de Lyon fut fondée l’abbaye de Mortemar. L’abbé d’Ourschamp, l’adoptant pour sa fille, y envoya ses moines. Lothaire, empereur des Romains, ayant fait en Italie une seconde irruption, mourut en revenant dans son pays, après avoir soumis l’Italie et la Pouille. Il eut pour successeur Conrad, neveu par sa sœur de l’empereur Henri.


5. Voir la Vie de Charles le Bon, comte de Flandre, par Galbert ; dans cette collection.