Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1319

Règne de Philippe V le Long (1316-1322)

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[1319]


L’an du Seigneur 1319, le samedi après l’Ascension du Seigneur, mourut l’illustre seigneur Louis, comte d’Evreux ; et le mardi suivant il fut enterré auprès de sa femme, à Paris, dans l’église des frères Prêcheurs, en présence du roi de France son neveu, de beaucoup de grands, évêques et abbés ; une messe solennelle fut célébrée par Goncelin prêtre-cardinal au titre de saint Marcellin et de saint Pierre, qui était venu à Paris pour y traiter de la paix avec les Flamands. Le cardinal envoyé en France avec l’archevêque de Troyes pour rétablir la paix avec les Flamands, partant pour la Flandre, pria l’évêque de Tournai, dans l’évêché duquel il s’était arrêté, de faire connaître son arrivée aux Flamands et d’annoncer le mandement apostolique. Ledit évêque, craignant d’y aller en propre personne, chargea de cette affaire deux frères Minimes qui après avoir accompli leur message, furent aussitôt, par un ordre, du comte, retenus prisonniers.

Dans le même temps, le comte de Flandre ayant rassemblé une armée avec la comtesse de Gand, dans le projet de soumettre les gens de Lille qu’il craignait, parce, qu’ils étaient sous la domination royale, voulut passer la Lys ; mais les Gantois disant qu’ils avaient juré au roi de France d’observer la trêve, ne voulurent pas aller plus loin avec lui, et même ils s’en retournèrent sans se soucier de ses ordres ; c’est pourquoi le comte indigné les condamna à lui paver une grosse somme d’argent. Comme ils s’y refusèrent, le comte fit garder avec soin toutes les passes et routes qui conduisaient à Gand : il accepta la rançon de quelques Gantois, en emprisonna quelques uns, en tua plusieurs et les accabla d’un grand nombre d’injustices. Mais les gens de Gand, lui opposant une vigoureuse résistance, l’attaquèrent courageusement lui et les siens. Vers le même temps le cardinal dont nous avons parlé plus haut obtint du comte de Flandre qu’il se rendrait avec lui, accompagné de ses fils, sur les limites du territoire du pape, pour y conférer avec le pape et les envoyés solennels qui y devaient assister pour le roi sur un projet de paix avec le roi. On convint donc dans cette entrevue qu’à la mi-carême le comte viendrait à Paris faire hommage au roi et ratifier les conventions établies précédemment mais il ne comparut pas au jour marqué, et fit, selon sa coutume, alléguer par des envoyés de frivoles excuses.

La même année, le roi Robert vint demander du secours au pape ; le pape, avait équipé dix galères pour la prochaine expédition de la Terre-Sainte ; le roi les ayant obtenues de lui, y joignit quatorze des siennes et les envoya toutes ensemble au secours des Génois assiégés. Les Gibelins hors de la ville, ayant appris l’arrivée de ces galères, dans l’intention de les prévenir, livrèrent à ladite ville un très-vigoureux assaut. La même année, Philippe, fils du comte de Valois, accompagné de Charles son frère et de beaucoup de nobles du royaume de France, à la requête du roi Robert, son oncle par sa mère, entra en Lombardie pour secourir les Guelfes contre les Gibelins ; étant arrivé à la ville de Verceil, occupée d’un côté par les Gibelins et de l’autre par les Guelfes, il fut reçu avec joie par ceux-ci et attaqua les Gibelins de toutes ses forces mais comme ils avaient dans la ville une libre entrée et sortie, il remporta contre eux peu ou point d’avantages. C’est pourquoi ayant à ce sujet tenu conseil avec les siens, il sortit de la ville, et, l’assiégeant par derrière, il resserra tellement les Gibelins, qu’ils ne pouvaient sortir de la ville ni faire venir des vivres du dehors ; ce que voyant, les Gibelins envoyèrent vers le commandant de Milan pour lui demander du secours. Le roi Robert résidait avec le pape à Avignon, et lui donnait tant d’occupation à son sujet, que le pape paraissait négliger les autres affaires et même les siennes propres.

Dans la même année, vers la fête de saint Jean-Baptiste, peut-être en punition de nos péchés, il arriva aux Chrétiens en Espagne une funeste calamité. Le jeune roi de Castille, nommé Jean, avait pour oncle et tuteur un homme noble et puissant par son courage éprouvé durant de longues années ; et le jeune roi ayant, par sa bravoure et celle son oncle, attaqué bien des fois et chassé d’une partie de leur pays les Sarrasins du royaume de Grenade, on espérait que sa vaillance soumettrait bientôt aux Chrétiens ce royaume tout entier. Mais Dieu, de la volonté de qui on ne doit point rechercher les motifs, changea la face des affaires ; car ledit Jean, se trouvant avec son oncle à la tête de cinquante mille hommes, tant chevaliers qu’hommes de pied, pour combattre contre cinq mille Sarrasins seulement, il arriva qu’avant que les deux armées en vinssent aux mains, Jean tomba de sa litière, et mourut de cette chute. Cet accident abattit tellement le courage des Chrétiens, que, quoiqu’ils vissent que leurs ennemis, en si petit nombre, étaient faciles à vaincre, aucune prière, aucune récompense ne purent les engager à combattre ce jour-là. Ledit tuteur et oncle du jeune roi de Castille, presque hors de lui, passa tout nn jour, par un soleil ardent, à parcourir l’armée, pour la déterminer à se mettre en mouvement et à attaquer l’ennemi ; mais, voyant qu’il ne pouvait réussir, suffoqué par l’excès de la chaleur, et aussi le cœur brisé, il expira lui-même. Alors toute l’armée des Chrétiens prit la fuite ; et quoique les Sarrasins eussent pu facilement les vaincre, cependant à leur tour aucun d’eux n’osa poursuivre les fuyards ; d’où un chevalier sarrasin dit au roi de Grenade, qui n’était pas présent à cette affaire : « Vous saurez que le Seigneur est offensé contre nous et contre les Chrétiens : contre eux car quoique cause de leur grand nombre ils eussent facilement pu triompher de nous, Dieu ne le leur a pas permis ; contre nous, car lorsque nous aurions pu les prendre et les tuer dans leur fuite comme de faibles enfans, Dieu ne l’a pas voulu, et nous a retenus. » Vers ce temps de nombreuses et graves disputes s’élevèrent en Allemagne à l’occasion de l’élection contentieuse de deux ducs, entre Louis duc de Bavière, Frédéric duc d’Autriche, et ses frères Léopold, Henri, Othon et Jean, qui ravagèrent réciproquement leurs terres par le pillage et la flamme. Ce mortel fléau réduisit au veuvage bien des femmes en Allemagne, et surtout dans les terres desdits ducs, changea bien des pays en déserts plongea bien des citoyens dans l’exil et des riches dans la pauvreté et la misère.