Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1304

Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

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[1304]


Guillaume de Hainaut ayant rassemblé de nouvelles forces contre les Flamands, leur livra bataille, les défit plusieurs fois dans la terre de Hollande, et en tua un grand nombre. Une certaine femme, originaire, dit-on, de Metz, feignait la sainteté sous l’habit de béguine…… 22 qu’on appelait pauvreté. On dit que par de fausses et feintes révélations, et par des paroles mensongères, elle trompa le roi de France, la reine et les grands, au moment surtout où le roi se préparait à attaquer les Flamands, chez lesquels elle habitait alors, et qu’elle voulut, d’après les suggestions des Flamands ; faire périr Charles, père du roi, à son retour de Sicile, au moyen de ses maléfices et d’un poison mortel qu’elle lui fit donner par un jeune garçon. Mais prise par l’ordre dudit Charles, on lui brûla la plante des pieds, et on 3a mit à la question en sorte qu’au milieu du supplice, elle avoua ses mensongers maléfices. Renfermée ensuite à Crépy, château de Charles, après être restée quelque temps dans cette prison, elle eut enfin la permission de se retirer en liberté. Jean de Pontoise, abbé de Cîteaux, résigna de lui-même le gouvernement de son couvent et de son ordre : ce fut, dit-on, parce que, n’ayant pas voulu consentir aux appels faits à Paris contre le pape Boniface, il soupçonnait avec assez de vraisemblance que le roi de France ou ses adhérens étaient près de causer alors de grands dommages aux frères de son ordre, s’il ne prenait le parti de se retirer. Henri, abbé de Jouy, lui succéda. Le dimanche de Ja Nativité de saint Jean-Baptiste, on mit des sœurs de l’ordre des frères Prêcheurs à Poissy, monastère du diocèse de Chartres, nouvellement construit par Philippe, roi de France, en l’honneur du glorieux confesseur feu Louis, roi de France.

Une dissension s’étant élevée à Paris entre l’université et le prévôt du roi, parce que celui-ci avait fait saisir et pendre avec précipitation un clerc de l’école, les leçons furent long-temps suspendues dans toutes les facultés jusqu’à ce que, par l’ordre du roi, le prévôt fit réparation à l’université, et se rendît vers le juge apostolique pour obtenir la grâce de son absolution en sorte que vers la fête de la Toussaint, on reprit enfin les leçons. Simon, évêque de Paris, mourut, et eut pour successeur Guillaume d’Aurillac, médecin du roi de France, homme d’une vie louable, et expert dans la médecine. La veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, on lut dans l’église cathédrale de Paris, par l’ordre du roi de France, en présence des prélats et du clergé, convoqués à cet effet, une lettre contenant entre autres choses que le pape Benoît, quoiqu’on ne lui eût fait aucune réquisition à ce sujet, déliait entièrement par prudence de l’excommunication et des sentences d’interdiction lancées contre eux par le pape Boniface, le roi, la reine, leurs enfans, leurs grands, leur royaume et tous leurs adhérens, accordait au roi de France, pour l’aider dans sa guerre, les dîmes ecclésiastiques pour deux ans et les annates pour trois ans, et rétablissait le chancelier de Paris dans son pouvoir accoutumé de licencier les docteurs en droit et en théologie, que s’était réservé le pape Boniface. Le pape Benoît mourut à Pérouse, aux nones de juillet. Comme les cardinaux retardaient l’élection d’un pape, renfermés, selon le règlement de Grégoire, ils se procurèrent cependant des vivres par des artifices très-subtils, et différèrent pendant près d’un an l’élection d’un souverain pontife.

Vers la fête de la Madeleine, après la révolte des gens de Bruges, Philippe, roi de France, marcha pour la troisième fois en Flandre avec ses frères Charles et Louis, et beaucoup d’autres grands, à la tête d’une très-forte armée. Ayant enfin rencontré les Flamands à Mons, dit en Puelle, il campa en cet endroit avec son armée. Le mardi après l’Assomption de la sainte Vierge, comme les nôtres, croyant à une prochaine bataille avec les ennemis, s’étaient dès le matin préparés au combat, voyant ensuite cependant que le temps se prolongeait en pourparlers de paix, et qu’on envoyait souvent de part et d’autre des messagers pour tâcher de conclure un accommodement, ils se reposèrent pour se refaire un peu eux et leurs chevaux, afin, lorsque viendrait le moment du combat, de se trouver plus frais et plus forts ; car ils avaient été inutilement accablés du poids de leurs armes pendant tout le jour, et grandement épuisés et abattus par l’ardeur du soleil de midi, et ils croyaient d’ailleurs avec vraisemblance que la paix était faite ou allait bientôt l’être. Ce que voyant, les Flamands, comme le jour baissait déjà, se précipitèrent tout d’un coup hors de leurs tentes, et s’avançant, ils fondirent d’une course rapide sur l’armée du roi, prise alors au dépourvu, sans laisser à aucun chevalier le temps de se faire convenablement armer par les siens. Mais, par le secours de Dieu, qui avait entrepris ce jour-là surtout de défendre l’illustre couronne du royaume de France et de la maintenir sur la tête du roi, le seigneur roi montra un si inébranlable courage que, sautant sur son cheval, il soutint ainsi le choc du combat. Cependant il courut de si grands dangers, qu’il vit tuer devant lui Hugues de Bouillé, chevalier de sa troupe, et deux citoyens de Paris, les frères Pierre et Jacques Genin, qui se tenaient toujours à ses côtés, à cause de leur fidélité et de leur bravoure. Mais alors, par la faveur de Dieu, de toutes parts bientôt ses hommes de guerre accourant à l’envi à son secours, il remporta une glorieuse victoire. Dans ce combat, Guillaume, comte d’Auxerre, et Anselme, seigneur comte de Chevreuse, chevalier fidèle et d’une bravoure éprouvée, qui portait la bannière du roi appelée oriflamme, étouffés, dit-on, par le feu ou par l’excessive chaleur, succombèrent, ainsi qu’un grand nombre des nôtres qui furent tués dans le combat. Mais il périt beaucoup plus de Flamands, et entre autres fut tué Guillaume de Juliers, fils de la fille du comte de Flandre, principal commandant et capitaine de toute l’armée. Après cette victoire, le roi ayant soumis assez promptement à sa domination toute la terre de Flandre aux environs de la Lys, à cause de l’approche de l’hiver, conclut une trêve jusqu’à Pâques avec ceux qui habitent au-delà de cette rivière, et s’en retourna enfin en France avec honneur et gloire. Cependant, afin de ne point montrer d’ingratitude et d’oubli envers Dieu pour la victoire que le Ciel lui avait accordée, il prit soin de donner et assigner de perpétuels et sûrs revenus, avec la munificence qui convient à un roi, à l’église de Sainte-Marie à Paris, et à celle de Saint-Denis en France, patron spécial du royaume, dont protection, comme il l’avouait, l’avait surtout défendu, et auxquels il devait cette victoire. Il usa de la même munificence envers beaucoup d’autres églises de son royaume. Dans le même temps, Gui, fils du comte de Flandre, fut pris dans un combat naval par les gens du roi chargés de la garde des routes et des ports de mer, et par Guillaume, fils du comte de Hainaut. En outre les Flamands furent chassés de la terre de Hollande dont ils s’étaient emparés. Au mois de décembre, les os de feu Robert, comte d’Artois, tué près de Courtrai, furent portés en France, et enterrés dans un couvent de nonnes, appelé vulgairement Maubuisson, près de Pontoise.

Dans un parlement du roi, tenu à Paris après la Nativité du Seigneur, on traita, dit-on, de la paix avec les Flamands ; cependant on ne termina rien à cet égard. Au mois de février mourut Gui, comte de Flandre, retenu prisonnier en France. Par la permission du roi, son corps fut porté en Flandre, et enseveli à Margate avec ses ancêtres. Blanche, duchesse d’Autriche, sœur du roi de France par son père, termina son dernier jour au mois de mars, empoisonnée, dit-on, avec son fils unique, qu’elle avait eu du duc son mari. Dans le même temps, la cherté fut telle, à Paris surtout et aux environs, que le boisseau de froment se vendait alors à Paris cent sous, et à la fin six livres. Le roi ayant fait proclamer publiquement un édit qui défendait de le vendre plus de quarante sous, la cherté n’en diminua pas pour cela ; elle augmenta au contraire, au point qu’à Paris les boulangers, qui ne pouvaient avoir assez de pain à vendre, furent forcés de fermer leurs fenêtres et leurs portes, de peur qu’il ne leur fût enlevé de force par la foule du commun du peuple. Cependant l’édit ayant ensuite été révoqué, les greniers des riches ayant été fouillés, et les propriétaires forcés de vendre au juste prix, cette cherté commença à diminuer, et cessa ensuite tout-à-fait, quoiqu’elle eût été fort augmentée par les calamités des temps qui précédaient.

Jeanne, reine de France et de Navarre, comtesse de Brie et de Champagne, mourut au mois d’avril à Vincennes, et fut enterrée dans l’église des frères Minimes où elle repose ; ce qu’elle voulut par admonition, ou parce qu’elle y fut poussée plutôt que de son propre mouvement. Frère Jean de Paris, de l’ordre des frères Prêcheurs, docteur en théologie, homme très-lettré et d’un esprit éminent, s’efforça d’introduire un nouveau mode de foi relativement à la véritable existence du corps du Christ dans le sacrement de l’autel, disant que la chose était possible, non seulement par la commutation de la substance du pain dans le corps du Christ, supposé présent en son corps qui est en lui la portion d’humanité, mais que cela se pouvait faire aussi par l’adoption de la substance du pain ou panification du Christ ; et il ne croyait pas que le premier mode, tel que le tient l’opinion commune des docteurs, fût un article de foi assez nécessaire et déterminé par l’Église, pour que le second ne pût être adopté par les peuples ; peut-être même, disait ce docteur, cette opinion-ci était-elle plus raisonnable et plus conforme à la réalité du sacrement, en ce qu’elle expliquait mieux les apparences conservées dans les espèces sensibles. D’autres docteurs en théologie soutenaient au contraire que le premier mode de croyance avait été décrété par l’Église comme nécessaire, particulièrement dans la décrétale du pape concernant la suprême Trinité et la foi catbolique, et commençant par ces mots : Firmiter credimus, et que par conséquent l’autre devait être réprouvée comme opposée à la vérité de la foi du sacrement. Cette opinion ayant été soumise à l’examen, comme Jean ne voulut pas la rétracter, mais parut au contraire la soutenir avec plus d’opiniâtreté……. il fut suspendu de ses leçons et prédications par Guillaume, évêque de Paris, d’après les conseils de frère Gilles, archevêque de Bourges, parfait théologien de maître Bertrand de Saint-Denis, docteur d’un mérite éminent de Guillaume, évêque d’Amiens, et des docteurs en droit canon, ainsi que des seigneurs appelés à cet effet ; et un silence perpétuel lui fut imposé à ce sujet, sous peine d’excommunication. En ayant appelé au Siège apostolique, il lui fut donné des auditeurs en cour de Rome ; mais il fut enlevé au monde avant d’avoir terminé son affaire.

22. Il y a ici plusieurs lacunes qui rendent la phrase inintelligible.