Librairie Plon (p. 233-240).

XIV
DÉPART
SOUS LES ÉTOILES

29 juillet 1937.

Chère amie, deux heures après ma lecture, Thierry m’a dit, comme je l’aidais à sa valise :

— Papa, iras-tu voir M. Bienvenu ?

— Ah ! non, mon fils. Pas dans cette vie.

Thierry a soupiré :

— Dire que moi, j’allais le voir tous les jours !… Quelle fréquentation pour un enfant !… C’est drôle, on force les enfants, parce qu’ils sont enfants…

— Tais-toi ! lui dis-je tout de suite. Tu ne seras plus jamais forcé de le voir. Nous réformerons cela, et d’autres choses avec. Ne m’accuse de rien : je crois que je t’aime.

— Pas tant que moi ! C’est impossible ! m’a déclaré Thierry, qui m’a sauté au cou. Car je me rappelais que tu étais intelligent, mais pas tant. Et avec toi, je veux bien tout apprendre… enfin tout ce que tu sais ; le reste, c’est inutile, puisque en ne le sachant pas, tu es un monsieur tout de même.

— Tiens, c’est curieux, dis-je en souriant, tu as envie d’être « un monsieur » ? C’est cela ton ambition ? Mais quand on te demande ce que fut saint Vincent de Paul, est-ce que tu dis : « Ce fut un monsieur ? »

— Oh !… fit Thierry, je ne peux pas devenir un saint Vincent de Paul !

— Pourquoi ? lui dis-je. Cela me ferait plaisir.

Thierry baissa le nez dans sa valise.

Et je m’écriai :

— Moi, j’ai envie de réussir avec toi quelque chose d’extraordinaire. Seulement, il faut m’aider !

— Bien, papa ! me dit sérieusement Thierry.

— Tu arrives, mon petit, à un moment où dans ce pays il faut tout réformer : comprends-tu cela : les mœurs, les institutions, le cerveau des hommes ?… La France était une nation privilégiée, qui avec le vin avait une spécialité magnifique : l’esprit. Elle s’est laissé envahir, entamer par l’étranger. Elle a eu peur d’être en retard ; elle a copié les autres ; elle a perdu ce qu’elle avait de mieux ; il faut qu’elle le retrouve ! Et elle peut le retrouver, si elle retrouve son rôle, qui est un rôle d’honneur d’abord, d’idéal aussi, de charité enfin.

J’ai bien regardé l’enfant sur ces trois mots, parce que je me rappelais : « Papa, j’ai parié trois mille francs : je les paierai ! » (l’honneur) — la photographie du pigeon (l’idéal) — la confiance en la vie devant cette pauvre Flora : « Elle n’est pas morte ! C’est impossible ! » (la charité). Et je me disais : « Il est Français jusqu’à la moelle. Je n’ai qu’à l’empêcher de se gâter. L’avenir est sûr ! Je n’ai jamais vu un si beau feu !

— Dis-moi, Thierry, est-ce que tu n’es pas content de n’avoir jamais été enfermé dans ces lieux affreux où sont les autres enfants, et qui s’appellent des pensions et des collèges ?

— Mais peut-être… Je le crois, papa ! me dit vivement Thierry.

— Moi, j’y ai été ; je les connais, Thierry. Pendant dix ans, on m’a expliqué des choses que je ne comprenais jamais, et puni chaque fois que je demandais qu’on me les explique.

— Pauvre papa ! dit Thierry.

— Mon ambition, c’est de t’éviter ce malheur, lui dis-je. Je voudrais que tu saches peu de choses, mais que tu les entendes toutes !

— Merci, papa ! Merci ! Je t’aime ! Je t’aime encore plus que tout à l’heure ! m’a dit Thierry.

— Si c’est vrai, nous allons avoir la plus belle vie, repris-je avec enthousiasme. Finis ta valise !

— Oui, papa !

— J’essaierai de te préserver des gens grossiers et des imbéciles jusqu’à la majorité ? Est-ce que tu ne crois pas que c’est considérable ?

— Oh ! si papa !

— Ta valise est-elle finie ?

— Elle est finie.

— Nous allons commencer par nous reposer huit jours au lac de Genève. Et pendant huit jours, Thierry, nous causerons.

— Quel bonheur ! Je n’aime rien tant que causer !

— Dans un paysage où tu auras le sens, comme nulle part ailleurs, du don qu’est la vie.

— Je voudrais déjà y être ! me dit Thierry.

— Alors, partons ! lui dis-je.

— Partons ! Partons vite ! fit Thierry.

J’avais donné l’ordre d’envoyer les bagages dans une auto. Il faisait nuit, mais une nuit douce et comblée d’étoiles, et je voulais gagner le train, à pied, par la route, avec l’enfant.

Je l’avais pris par sa petite main, que je serrais dans la mienne, et nous allions d’un même pas ferme, celui du bonheur.

— Thierry, j’ai voulu que nous commencions sous ce ciel-là ton voyage de la vie. Ce ciel-là, Thierry, tu le regarderas tous les étés, et tu ne connaîtras rien de plus beau, même les yeux de la femme qu’un jour tu choisiras pour l’aimer. Si tu sais garder en toi-même, dans le plein jour et le soleil, le souvenir constant de ce grand ciel mystérieux, Thierry, tu es non seulement sauvé, mais tu es capable de sauver la France ! Je voudrais savoir, mon chéri — tu as onze ans déjà — comment tu te représentes la vie. Tu dois l’imaginer, tu dois vouloir des choses. Peut-être as-tu des passions ! Qu’est-ce que tu prétends faire de ton existence ?

Je le serrais contre moi ; je l’aimais tant ! Et c’était comme si je m’interrogeais moi-même, avec ma propre vie à recommencer. J’entendais Thierry respirer ; je mis la main sur son cœur, qui battait fort. Thierry ne répondait pas.

— Aimerais-tu être soldat ? demandai-je. Un grand soldat ? Commander toutes les armées de ton pays ?

— Oh ! je ne pense pas ! me répondit Thierry à mi-voix.

— Alors, lui dis-je d’une voix vibrante, aimerais-tu être un orateur ? Enseigner ce qui est bien ? Entraîner des foules vers le beau ?

— Ma foi non ! dit Thierry d’une voix résolue.

— Comme c’est curieux ! lui dis-je décontenancé. Alors, quel serait ton rêve ?

— Moi ?… Faire plaisir, me dit Thierry doucement.

— Ah ! Oui ?… Et de quelle manière ? repris-je assez surpris. En soignant, en soulageant, en dirigeant ?

— Non, dit Thierry d’une voix calme et presque nonchalante, je voudrais être sourcier !

— Sourcier ?

— Oui, papa !… J’aimerais deviner où il y a de l’eau… fendre la terre… faire partir des sources…

Il soupira ; il prit un temps.

— Parce que tout le monde a soif… et qu’il n’y a rien qui me plaise tant, avec la voix de ceux que j’aime, que le bruit de l’eau, quand elle coule doucement.

Je ne dis rien tout de suite. Je restai d’abord stupéfait de bonheur devant cette réponse qui pouvait s’interpréter, où il y avait des possibilités miraculeuses. Puis, brusquement, j’embrassai l’enfant et je songeai : « C’est bien plus beau que tout ce que j’espérais ! »

Ceci se passait hier, Hélène. Et ce n’est que ce matin, quand je relis ce que je vous écrivais, que je m’aperçois des supercheries de l’amour-propre. Je croyais en me donnant à Thierry, résoudre avec honneur un des vastes problèmes de ce temps. Mais… après tout, qu’ai-je fait d’autre que de l’ajourner à la prochaine génération ?

fin