Chronique d’un temps troublé/1
I
RÉVOLTE
Oui, Hélène, c’est moi ! Ne prenez pas votre air meurtri… Une telle distance nous sépare ! Vous avez retrouvé ce que vous préférez au monde : votre sainte et active solitude en Orient. Peut-elle être atteinte par une lettre ?
J’ai décidé de vous écrire, mais ne vous prie même pas de me répondre. Je suis éclairé maintenant. Amour, mariage ! Je sollicitais des joies que vous aviez dépassées. Ma tendresse ne pouvait être qu’un épisode touchant, mais terre à terre. À mes heures, je suis humble. À d’autres, l’orgueil me reprend. Quand je pense à ce que je perds en vous perdant, je me rengorge de vous avoir aimée !
Pardonnez le mot : je ne l’emploie ni pour vous troubler ni pour m’attendrir. Tout cela est fini. Vous avez le goût du sublime ; vous êtes partie pour échapper à la banalité. Mais moi, j’ai du dépit de rester tout seul banal. Et je viens d’essayer de faire peau neuve. Oui, Hélène ! Là je vous intéresse ? Merci ! Permettez donc que je me raconte. Vous êtes loin ; je me sens près. À l’âge difficile, celui de la maturité, si proche de la pourriture, vous allez m’aider à voir clair dans mon esprit, tout en le préservant de devenir insensible.
Chère Hélène, j’ai vendu mes meubles, détruit mes papiers, et je suis réfugié dans une chambre d’hôtel, comme un voyageur. La vie n’est qu’un passage ; vous ne cessez de le dire ; je viens de l’accepter.
Tout cela s’est fait en quelques heures. J’ai cru m’éveiller. J’étais devant mon miroir. « Mon pauvre ami, me suis-je dit, quelle vie manquée que la tienne ! Un tissu de contradictions, d’erreurs, d’à peu près. Sans cesse en mouvement, mais tu n’as rien fait, rien atteint !… »
Circonstance atténuante : je suis Français ! C’est un trop riche héritage : comment s’y reconnaître ? Comment tout garder ? Le cœur et l’esprit voudraient leur part, sans se combattre. C’est facile de trouver Louis XIV grand ; c’est naturel d’être envoûté par le Mariage de Figaro ; mais les aimer ensemble ! Alors, on hésite entre la sagesse et l’équité ; et le temps qu’on y perd est perdu pour l’action. Or, vivre c’est agir ; un homme qui n’agit pas n’est plus qu’un mort ; le nombre des morts, parmi les vivants, dépasse celui des cimetières. Ce n’est pas faute d’esprit, il y en a trop dans le monde ; mais faute de caractère. Et voilà mon cas : je n’en ai jamais eu. J’ai cru longtemps que l’intelligence gênait l’action — quelle niaiserie ! — sans comprendre qu’une idée profonde, poussée, ne naît jamais de l’intelligence seule. Est-ce qu’une femme seule peut enfanter ? L’intelligence, cette vieille fille, doit être mariée tout de suite. Alors, au lieu d’idées-fantômes, elle produit des pensées actives, nourries du sang, du cœur, et du corps, et de tout l’être ! C’est par eux que la raison s’anime, et qu’un intellectuel – stade de l’enfance – devient un homme. Il y a très peu d’hommes… À quarante ans, j’ai peur de ne pas mériter ce titre.
Si je fais le bilan de ma vie, quel chaos ! Au début, des études de droit ; je deviens avocat ; je plaide aux Assises. Un jour, à force d’éloquence, je fais condamner un homme à mort. Il a commis trois crimes, mais l’idée qu’on va le tuer me rend malade. Un client, il faut bien que je l’assiste ! Dans la voiture qui nous emmène à l’échafaud, je me sens perdu d’émotion ; je dois être livide ; il s’en aperçoit ; il me prend la main, et dit : « Du courage !… Faut pas s’en faire ! » Le lendemain, je renonce à ce premier métier.
Je pars pour l’Afrique ; je pense voyager ; mais quelqu’un me propose de vendre des bananes. Je me rappelle le mot d’un ami : « Pourquoi se faire voleur, quand on peut entrer dans le commerce ! Et je deviens commerçant. Peu de temps. Ma mère meurt, je rentre en France ; je reprends goût à ce que j’appelle la civilisation, mot qui vous fait rire ; j’achète un petit journal hebdomadaire, batailleur et insolent. Mais… on ne fait pas tout le temps de l’esprit, sans être en rapport tout de suite avec le Diable, qui est l’esprit même. Quelle fréquentation ! Je perds tous les jours de mon naturel : je prends peur. Un camarade de lycée me propose de devenir avec lui entrepositaire d’oranges de Jaffa. Je me rue vers cette vie simple. Si simple qu’en trois ans je fais fortune sans savoir comment. Ne dites pas : « Voilà de l’argent qu’il faudra rendre ! » Je l’ai rendu depuis longtemps : je l’ai placé tout de suite ! C’est la Bourse qui ne l’a pas rendu…
Croyant avoir au moins de quoi nourrir une femme, je me marie. Le silence s’impose sur cet acte important qui fut une erreur. Erreur, si je songe à celle qui porta mon nom ; mais chance aussi, puisque j’ai un petit garçon d’une intelligence bouleversante. Je crois que je fus seul à m’en apercevoir. Je fus seul en tout cas à l’élever, à lui donner de mon souffle et de mes forces. Il avait huit ans quand sa mère mourut, brusquement, d’une mort incompréhensible, comme sa vie. Sorte d’infection, qui gagna le cœur, et l’arrêta net. Je me trouvai désemparé, trop libre tout d’un coup. Mais je serrai l’enfant dans mes bras : ma vie maintenant serait toute à lui. Ah bien oui ! Il en était encore à des dictées de trois lignes, des analyses logiques portant sur trois mots ; il fut qualifié par un spécialiste de « surmené scolaire ». La famille le sut, et me somma de l’expédier dans la montagne. Je l’y conduisis moi-même, j’en revins sans force… Et c’est alors que je vous connus.
Hélène, votre âme est toute fierté, mais elle habite un corps d’une grâce si accomplie que j’ai connu le désir de vous prendre dans mes bras. Ce qui vous parut effarouchant, peut-être vulgaire. Pourtant, c’est le simple destin de tous les hommes devant une femme noble et belle. Le mieux serait de ne pas trop penser là-dessus. On ne pense guère sans faire des phrases. Toute une littérature faussement délicate encombre le sujet. Quand lui rendra-t-on sa santé ? Pour ma part, sans mélancolie, je vois dans notre aventure le dernier chapitre d’une vie française, où tout est manqué, faute de caractère, et d’une idée nette. Je ne suis qu’oppositions. Sous de brusques hardiesses, un timide. Ayant le goût de toutes les libertés ; prisonnier de tous les partis pris. J’ai des désirs fous ; pas de vrais besoins. Soudain, je m’enthousiasme pour des saints, des héros ; puis je n’en rencontre pas, et je verse dans l’anarchie. J’ai le mépris des hommes, mais ne peux me passer d’eux. Enfin tout me sollicite, parce que tout « m’intéresse » ! Ce qui me donne, quand je le constate, des nausées sur moi-même. Et c’est ce dégoût qui m’a débarrassé de ce que je possédais. J’ai fait table rase, enfin ! Pourquoi garder des livres ? Il y a les bibliothèques ! Et des meubles ? En dehors d’un lit, tout est superflu. La naissance, l’amour, la mort, l’essentiel se passe dans un lit. Le reste aussi doit s’y passer. J’ai un lit ; je vous écris de ce lit. C’est dans ce lit, qu’après avoir cru faire peau neuve, après m’être senti un homme rajeuni, prêt à l’action, je viens de m’apercevoir que j’étais aussi démuni, désaxé, désolé, qu’entre ma femme et mes oranges ! Hélène, il est trois heures du matin : je n’ai pas fermé l’œil ; mes couvertures m’étouffent ; j’ai jeté mon oreiller dans la chambre, et je me demande si j’aime encore Paris… la France… la vie !
Paris… où je suis né, où j’ai tant vécu ! Pendant quarante ans, j’ai dit avec des étrangers ou des provinciaux qui en rêvaient : « Ah ! oui… Paris !… » et je faisais un sourire heureux, quand on m’énumérait des plaisirs que j’ignore et des beautés que je n’ai pas vues. Mais tout de même, pendant quarante ans, j’ai adoré cette ville, qui allume l’esprit et active le cœur, parce qu’on y a sous la main et les yeux un prodigieux échantillonnage de ce qui est humain et inhumain, des trouvailles magnifiques ou imbéciles de l’homme. Paris, c’est tout, on y croise tout, et du fait de cet incroyable rapprochement, l’excès devient tolérable, et le médiocre prend de la couleur. Il y a comme un grand accommodement, une tolérance générale, de la raillerie devant la beauté, de la froideur devant le monstrueux ; ce n’est pas de l’indifférence mais de l’équilibre. L’air n’y est pas respirable, il ne s’agit plus d’y respirer. À sa place courent des ondes, qui vont droit aux nerfs et au sang, tandis que les poumons marchent au ralenti. On y gagne une fièvre, qui tue ou qui fait vivre. Paris pour des artistes est une griserie ; et ceux qui font de l’art ne sont pas les seuls artistes : bien des hommes qui agissent modèlent leur action selon des goûts de peintre, d’écrivain, d’auteur dramatique ; ils l’ignorent, mais cela est, et Paris est utile aux actions bien modelées. Pour moi, j’ai cru, sans agir, y être actif. Je me suis senti précis et rapide à Paris. Et puis, j’ai tant aimé, sur certaines places, dans quelques rues, cette aisance avec laquelle l’histoire la plus noble se rappelle et s’impose dans un présent familier. Que de drames et de grands hommes ! Et quel coup de fouet que ces souvenirs !
Oui… mais est-ce que tout cela n’est pas, sinon fini, du moins gâché ? Les sentiments et la mémoire résistent-ils à l’explosion d’un nombre illimité de moteurs ? Camions, cars, autobus, des voitures grosses comme des maisons ont changé Paris en cauchemar. Le corps se défend, la pensée sombre. Il ne reste au Parisien que l’instinct de conservation parmi cette ferraille injurieuse. À quoi bon de l’esprit ? La matière domine de son bruit infernal. Et personne, bien entendu, ne songe à rien réformer. Il n’y a plus de chefs qui aient de l’âme : ceux qui dirigent n’ont d’yeux que pour des gains. Alors, tout ce qui part de Marseille, Toulouse, Bordeaux, que ce soit des caisses ou des cochons, passe par Paris, inonde Paris, pour gagner Lille, le Havre, Rouen. Et Paris se crevasse, se dégrade, meurt, comme les vieillards, en tremblant !
N’allez pas me dire :
— Tout meurt. Pourquoi Paris…
J’allais le penser ! Et Paris mort, on l’évoquera peut-être avec plus d’émotion qu’on en éprouve à le voir se survivre, invivable.
Croiriez-vous que dans ma lassitude — je passe une nuit pathétique — je ne suis même plus sensible à l’idée qui m’a tant révolté, que Paris, un jour, peut être ruiné par des avions. Paris regorge de chefs d’œuvre ? Avant qu’une guerre les anéantisse, ils sont déjà si compromis !… Paris autrefois avait des dômes, des tours, des clochers, qui dominaient et exprimaient une valeur spirituelle. Mais maintenant !… Huit, dix étages de matériaux. Les salles de bains montent plus haut que les églises ! Rien n’a plus de sens. Voilà un des faits dégradants de l’âge moderne. Et il s’est construit des quartiers aussi grands qu’une province, tout en maisons laides comme l’argent, de la forme des coffres-forts. Dire qu’on parle de la banlieue rouge ! Entre la ville, la vraie, celle de la Seine, et cette misère, il y a pis, l’horreur du capital, entassé à Passy, Vaugirard, Montmartre, Montrouge. Image étouffante de la ville moderne. On y vit en série ; ce sont des ruches ; l’homme s’est fait insecte !
Quelle métamorphose pour l’esprit ! Adieu le charme et la bonhomie !
Paris, si sensible, a été le plus atteint par l’affreuse déchéance du monde. C’était une ville d’abord aimable : commerce, théâtres, soupers, on savait acheter, surtout vendre, se mettre à table, se divertir. Hélas !… Personne ne reçoit plus ; autant de boutiques, autant de faillites ; et l’écran, où les histoires sont toutes en deuil, a remplacé la scène et l’éclat qu’y prenait la vie. Pourquoi étant libre, ayant quatre sous de côté, viens-je de commettre l’erreur de me réinstaller dans Paris ?… Est-ce pour quelques amis ? Je connais leurs tours et leurs détours. L’amitié vraie ne serait-elle pas celle qui fleurit dans le silence, portée par l’imagination ? Est-ce que la présence est utile ? Je me figure que j’aimerais de toute mon âme, au fond de la Vallée des Rois, certains amis de Paris.
Reste le plaisir si vif de rencontrer des femmes, qui s’habillent mieux que nulle part. C’est le dernier attrait positif de Paris. Vite courons aux Champs-Élysées ! Juste ciel ! Ils sont chaque jour en état de siège. Police et gardes mobiles. Que d’hommes en noir ! Comment se laisser vivre et rêver aux Trois Grâces, parmi ces gaillards-là ?
Mais je plaisante, et c’est plus grave qu’on ne dit. Paris, l’étonnant Paris devient inhabitable, parce que la France… va peut-être mourir ! Vraiment, dans mon angoisse, je me le demande ! Et je sais que c’est la question des faibles, des inquiets, des neurasthéniques. Peut-on toujours se séparer d’eux ? On meurt comme eux ; c’est justement de mort qu’il s’agit.
Je me doute, Hélène, qu’elle ne vous fait pas peur au milieu de vos sables où règne si peu de vie. Mais la France, elle, en avait tant !
Réfléchissons. Est-ce que tout ce qui faisait le prix, l’honneur, la séduction de la France, n’est pas en train de sombrer ? On parle toujours de révolution. Allons ! Il faudrait de la force ! Moi, c’est la décadence que je vois. Quand on est dans son lit tout seul, et non dans le monde, où les usages exigent qu’on pense faux en parlant de travers, peut-on croire raisonnablement que la France vaut mieux que ceux qui la mènent ? En quoi ? Pourquoi ? Les principes sont établis, et les constitutions sont là, qui affirment que les hommes sont égaux ; donc plus d’élite ! On appelait élite ceux qui valaient mieux, mais si tout se vaut !… Ce n’est pas la masse qui a décrété cela ; ce sont les philosophes, au XVIIIe siècle. Et leurs successeurs au XIXe siècle furent pires. La France est un pays de professeurs, qui instruisent des ouvriers. Si vous préférez les troupeaux aux maîtres d’école, et les pâtres aux mécaniciens, faites-vous Suisse… ou fumez l’opium : seul moyen pour rester Français sans périr d’inquiétude. Les gens vraiment cultivés en France deviennent un anachronisme ; les gens courageux en France sont des isolés ; et les gens qui discernent encore la vérité en France sont des phénomènes, au sens qu’on donnait à ce mot dans les foires, il y a vingt ans. Quand la France à l’air de subir un gouvernement composé de primaires, d’hommes sans cœur, d’esprits faux, elle est dans son ensemble parfaitement représentée : regardez ses journaux, ses spectacles, le visage de ses villes, la tenue de ses familles. Tout dans les foyers, la rue, la presse, l’opinion, s’harmonise à la vulgarité, à la cupidité, au mensonge des gouvernants. Remplacez-les tout à coup par vingt bonshommes, choisis dans le premier train ou dans n’importe quel trou, vous aurez le même ensemble, mêmes bobines, mêmes idées, et le photographe dira : « Mais je les ai déjà pris ! » La France n’est pas supérieure à ceux qui la conduisent. Si elle l’était, elle les reconduirait. Qu’elle ne dise pas : « Je ne peux rien ! » Elle peut s’abstenir de lire des feuilles qui mentent ; elle peut envoyer promener une T. S. F. qui ment ; elle peut hurler sous les fenêtres de ses ministres : « Menteurs ! » Mais les mieux nés sont devenus si veules qu’avilis et ruinés, ils aiment encore entendre qu’on les fortifie et qu’on les enrichit ! Comme les malheureux qui boivent, ils goûtent l’illusion. Une nation de buveurs, voilà ce que la démagogie a fait de la France ! Elle n’a plus d’hommes libres ; plus un homme illustre. Citez donc des noms qui ne soient pas sur des tombes ! Tout le pays appauvri, desséché, traversé par un fleuve qui brûle au lieu d’arroser : l’Envie. De jalousies en jalousies, de rancunes en rancunes, de petitesses en petitesses, ils en sont venus au point d’être mal à l’aise, rien qu’au voisinage de la grandeur, et eux qui vivent en serfs, ils accusent autour d’eux tous les pays qui se relèvent et s’élèvent, de sacrifier leurs libertés… C’est à pleurer !
Je ne pleure pas moins, lorsque j’entends de ces phrases lénifiantes : « La France paraît perdue, mais la France sera sauvée ! Ne le fut-elle pas toujours ? Au dernier moment, la Providence suscite un homme ! » Raisonnements de patronages ! Peut-il venir un homme, quand on a pris soin de les étouffer tous ? Depuis soixante ans, la République ne prépare que des électeurs, des fonctionnaires, des francs-maçons, des mouchards.
Alors ? Alors ? Quel goût reste-t-il à la vie ? Comment l’endurer ? À qui se vouer ? Que faire ? Vous êtes partie : il ne peut plus être question d’amour. Lire les poètes ? Où ? Dans quelle île ou sur quel nuage ?
Je m’abandonnerais bien à ma religion… si j’étais seul à la pratiquer !
Hélène, chère Hélène, à l’heure qu’il est, ce que je ferais sans doute de mieux, ce serait de m’endormir.