Chronique 4 (Maupassant)
CHRONIQUE
Enfin ! enfin ! saluons la justice de notre pays, elle devient presque étonnante. En quinze jours, elle a rendu deux arrêts surprenants.
Elle a condamné à un an de prison une jeune furie qui avait ravagé avec du vitriol le visage de sa rivale.
Puis, huit jours plus tard, elle a frappé de la même peine un mari, complaisant d’abord, jaloux ensuite, qui avait logé une balle de revolver dans le ventre de son concurrent heureux.
Cette nouvelle manière d’apprécier ce genre de délits est assurément préférable à l’ancienne. Elle laisse cependant encore à désirer.
Dans le premier cas, un médecin, passant de la brune à la blonde, est la cause de cette affreuse vengeance, pire que la mort. Une pauvre fille, défigurée, devenue hideuse, portera jusqu’à ses derniers jours les marques horribles de l’infidélité bien excusable d’un homme.
Quel est donc le coupable, s’il y en a un ? L’homme assurément !
Il vient, comme témoin, déposer sur les faits.
Or, la seule, la vraie condamnée, la grande punie, c’est l’innocente.
Un an de prison, fort bien. Cela n’est rien. Pour un an de prison, on peut donc enlever le nez et les oreilles et brûler les yeux d’une rivale dont la beauté vous gêne. La seule manière de punir cette confusion dans le choix de la victime et cette erreur sur le coupable ne serait-elle pas de condamner à des réparations pécuniaires, les seules qui touchent profondément l’humanité ? Ne devrait-on pas ordonner que, pendant dix ans, vingt ans jusqu’à la mort puisque les atroces blessures demeureront jusqu’à la décomposition finale, — que, jusqu’à la mort, celle qui a mutilé ainsi sa rivale, au lieu de frapper l’amant, lui paie une pension, lui fasse une rente, lui donne, si elle est ouvrière, la moitié de ce qu’elle gagne et, si elle est riche, une somme considérable.
L’autre pourra offrir cela aux pauvres, si elle veut.
Dans le second cas, le mari, un ouvrier, avait toléré toutes les escapades de sa femme. Il l’a reprise dix fois dix fois elle est repartie. Il a même poussé la complaisance jusqu’à ouvrir la porte en disant : « Je te donne huit jours, mais pas plus. En huit jours, tu as bien le temps de te passer ton caprice. Puis tu reviendras et tu seras bien sage. »
Elle a répondu : « Oui, mon gros loup. » Elle a fait son petit paquet pour une semaine, puis elle s’est mise en route, le cœur joyeux, sur la foi de la parole jurée.
En entrant chez son ami, elle lui a dit sans doute : « Tu sais, j’ai huit jours. »
Il a dû répondre : « Allons, tant mieux ! Ton mari est bien gentil. Je lui offrirai un verre à la prochaine rencontre. »
Lui aussi, il dormait tranquille, cet homme. Or, un matin, il se trouve en face de l’époux. Il va vers lui, la main tendue, pour lui proposer d’entrer chez le mastroquet d’en face. Que pouvait-il craindre ? il avait encore trois jours devant lui !
Mais le mari, violant sa parole, violant le traité passé avec sa femme, traître comme un général, qui, pendant l’armistice, pendant que le pavillon blanc flotte sur les murs, ferait feu sur l’ennemi confiant et sans défense, le mari la présenta, la main, armée d’un revolver et tira.
Voyons, est-ce honnête et loyal, cela ?
Et la coupable, la seule, la vraie coupable, l’épouse infidèle, rentre tranquillement au domicile conjugal. Elle va avoir, en plus, un an de liberté ! MM. les jurés la récompensent, pour finir ! Le mari donnait huit jours ; eux ils donnent un an ! Mais tout est bénéfice à tromper son mari, dans ces conditions-là ! Comme j’en connais, des femmes, qui vont réfléchir… et peut-être…
Cependant, retenons ceci que, depuis six mois, la morale a changé en France. Les filles qui usent du vitriol et les maris qui usent du pistolet sont exposés maintenant à aller dormir pendant quelque temps sur la paille humide des cachots. Allons, tant mieux !
Qui sait ? dans un an, on les condamnera peut-être aux travaux forcés, et, dans cinq ans, M. Grévy n’étant plus là, on les guillotinera.
Donc, ce qui était parfaitement excusable naguère ne l’est plus. Ne tombons jamais sous la main de la Justice, mes frères.
Ce qui serait intéressant, par exemple, c’est de savoir quels arrêtés rendraient, devant les mêmes cas et dans les mêmes circonstances, les juges des principaux peuples du monde.
Comment serait traité ce mari à caprices et à surprises par un tribunal anglais, par un tribunal espagnol, par les tribunaux italiens, allemands, russes, musulmans, danois ou scandinaves ?
Il y a cent à parier contre un que le même homme, pour ce même crime, serait condamné à mort ici, acquitté là, simplement réprimandé sous telle latitude, et félicité sous telle autre.
L’acte est le même, mais la manière de juger diffère si fort, pour tant de raisons, suivant les terres et les mœurs que le Juif errant par exemple ne doit jamais savoir s’il a fait quelque chose de bien ou de mal, s’il mérite un encouragement ou un châtiment.
Je me rappelle avoir lu un jour le récit d’un crime épouvantable, d’un crime contre nature, commis en Italie, et cette pensée me vint, en parcourant les affreux détails : Ce forfait est bien italien, il est bien le produit que l’hérédité d’une race peut faire naître.
Un criminel anglais, un criminel français, tout aussi féroces, mais différents, celui-ci avec un scepticisme insolent, celui-là avec un cynisme sombre, n’auraient point eu cette sorte de fanatisme superstitieux, cette cruauté convaincue.
J’allais de Gênes à Marseille, seul dans mon wagon. C’était au printemps, il faisait chaud. Les souffles délicieux des orangers, des citronniers et des roses dont toute cette côte est couverte, entraient par les portières baissées, endormeurs et grisants.
Deux dames, descendues à Bordighera, avaient laissé sur la banquette un vieux journal déchiré, un journal italien, daté du mois d’août 1882.
Je le pris, par hasard, et j’y jetai les yeux. Et voici ce que je trouvai au compte rendu des tribunaux :
Aux environs de San Remo vivait une veuve avec son unique enfant. La femme était âgée, pas riche, et aimait son petit comme la seule chose qu’elle eût au monde.
Il tomba malade, d’une maladie inconnue que les médecins ne déterminèrent pas. Il s’affaiblissait, devenait plus pâle de jour en jour, et plus faible. Il se mourait.
Enfin, il fut condamné, jugé perdu sans espoir. La mère, folle de douleur, avait appelé tous les guérisseurs du pays, prié toutes les madones, porté des chapelets à toutes les chapelles.
Enfin, elle alla trouver une sorte de sorcier, un vieil homme redouté qui jetait des sorts, pratiquait la magie et la médecine, rendait aux gens tous les services cachés que poursuit la loi, et qui possédait, dit-on, des secrets merveilleux.
Elle le supplia de venir, lui promettant s’il guérissait son pauvre enfant, de lui donner tout ce qu’il exigerait d’elle, tout, même sa vie, prodiguant les protestations exaltées, si faciles aux heures d’affolement, et naturelles d’ailleurs à l’aimable peuple italien, qui use en toute occasion des adjectifs qualificatifs les plus expressifs.
Le sorcier la suivit. Et, soit qu’il eût été plus clairvoyant que les médecins, soit que le hasard l’eût servi, l’enfant guérit, grâce à ses soins ou, peut-être, malgré ses soins.
Quand elle le vit de nouveau debout, marchant, courant et gai comme autrefois, la mère, délirante de joie, retourna chez le sauveur : « Je viens tenir ma promesse, dit-elle ; qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? »
Il exigea tout ce qu’elle possédait, tout. Champ, jardin, maison, mobilier, argent, tout, sans rien excepter que les hardes que la femme et son petit garçon portaient sur eux.
Elle demeura atterrée devant cette prétention imprévue et féroce.
— Mais je ne puis pas vous donner tout ! Je suis vieille, je ne peux pas travailler. Lui, il est trop jeune pour rien faire encore. Alors il nous faudrait mendier !
Elle le supplia, lui montra que c’était la mort pour eux : pour elle affaiblie, pour l’enfant encore à peine guéri ; qu’elle ne pouvait pas l’emmener comme ça sur les routes, en tendant la main, sans un toit pour la nuit, sans une chaise pour s’asseoir, sans une table pour manger.
Elle offrit la moitié de son bien, les trois quarts, se réservant seulement de quoi vivre pendant quelques ans, jusqu’à ce que le petit fût grand.
L’homme, obstiné, inflexible, refusa et la chassa en la menaçant de sa vengeance prochaine — « qui lui ferait pleurer du sang », disait-il.
Elle rentra chez elle épouvantée.
Quelques jours plus tard, on lui rapporta son enfant agonisant, tordu par d’affreuses douleurs. Il mourut après avoir balbutié que le sorcier, l’ayant rencontré dans la rue, lui avait fait manger des dragées.
L’homme fut arrêté. Il avoua son crime avec assurance, avec orgueil.
— Oui, dit-il, je l’ai empoisonné. Il m’appartenait puisque je l’avais sauvé. Que peut-on me reprocher ? La mère n’a pas tenu sa promesse : alors j’ai défait ce que j’avais fait, je lui ai repris la vie de son enfant qu’elle me devait. C’était mon droit.
On tenta de lui faire comprendre quelle action horrible, monstrueuse, il avait commise.
Il demeura inébranlable dans son raisonnement :
— L’enfant m’appartenait, puisque je l’avais sauvé.
Le tribunal ayant remis à huitaine son arrêt, je n’ai point su le jugement.
Une cause pareille, en France, serait devenue une cause célèbre, comme celle de La Pommerais ou de Mme Lafargue. En Italie, elle est passée inaperçue. Chez nous, cet homme aurait été sans doute condamné à mort. Là-bas, il a peut-être été condamné à un an de prison comme la vitrioleuse ou le mari à détente de ce mois-ci.