Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/14

CHAPITRE XIV

Après l’habituelle relâche aux Canaries, favorisée par un temps constamment propice, la petite escadre arrivait le 15 juin à la Martinique, et les jours suivants à la Dominique, à Santa-Cruz et à Porto-Rico. De là, une des caravelles répondant mal à sa destination, l’Amiral, afin de l’y mieux adapter ou de l’échanger avec retour contre une meilleure, vint jeter l’ancre en vue de l’Isabelle, et demanda aux autorités de cette ville, par lui fondée, la permission d’y relâcher pour avaries.

Cette autorisation, qu’on eût accordée au plus obscur pilote, Nicolas de Ovando la refusa à Christophe Colomb.

Celui-ci se vengea à sa manière : il se hâta de prédire à son remplaçant une tempête épouvantable, et le conjura de ne point laisser appareiller une flotte qui se disposait à rapatrier, avec Bobadilla et ses richesses, nombre d’hidalgos mécontents et découragés, à ce qu’ils prétendaient, mais en réalité gorgés d’or à leur suffisance.

On ne manqua pas de se railler de la prédiction, et tandis que Colomb gagnait à force de voiles un petit port qu’il appela le Port-Caché, la flotte appareillait par un temps des plus favorables.

Deux jours après elle était jetée à la côte et il n’en réchappait qu’un seul navire, le plus frêle, et justement celui qui emportait et put déposer en Espagne toute la petite fortune des Colomb.

L’Amiral n’apprit que plus tard ce détail ; il ignorait même la perte de la flotte, lorsqu’à grand peine il put rallier ses propres navires, ayant beaucoup souffert de la tempête dans un abri insuffisant, et cela quand l’Isabelle eût pu lui offrir un refuge ! « Quel homme, écrit-il dans sa lettre aux rois, quel homme en comptant Job lui-même, fut jamais plus malheureux que moi ! Ces mêmes ports que j’avais découverts au péril de ma vie, on m’y refusa, en ces douloureuses circonstances un refuge contre la mort qui nous menaçait, moi, mes amis, mon frère, mon jeune fils. »

Sa tendresse pour ce dernier était réservée à des épreuves bien plus cruelles, mais aussi à la joie virile de trouver un homme chez cet enfant.

Entraîné vers la côte méridionale de Cuba, par ce même courant équatorial qu’il avait découvert à son précédent voyage, puis rejeté au large par une série de tempêtes, pendant quatre-vingts jours ses yeux ne virent ni le soleil, ni les étoiles ; ses vaisseaux étaient entr’ouverts, ses voiles emportées en lambeaux ; cordages, agrès, chaloupes, tout était perdu ; ses meilleurs matelots malades consternés, se confessaient les uns aux autres ; les plus intrépides perdaient courage, — « Mais, écrivait-il aux deux rois, ce qui déchirait le plus cruellement mon âme, c’était mon fils dont l’extrème jeunesse ajoutait à mon désespoir et que je voyais en proie à plus de peines, plus de tourments qu’aucun de nous. Dieu, sans doute, et non pas un autre, lui prétait une telle force. Seul, il ranimait le courage et la patience des marins dans leurs durs travaux. On eût cru voir en lui un pilote vieilli parmi les tempêtes, chose incroyable, inouie, et qui mélait du moins quelque douceur à des peines qui, seules, m’auraient accablé. »

« Ce n’est pas tout, ajoute-t-il un peu plus bas, un souvenir qui m’arrache le cœur par les épaules, c’est que j’ai laissé en Espagne le plus jeune de mes fils, don Diego, privé de son père et dénué de toute fortune ; mais j’espère qu’il trouvera en Vos Altesses des princes justes et reconnaissants qui lui rendront avec usure ce dont votre service l’a privé. »

Lorsqu’il exhalait ces plaintes touchantes, Colomb venait d’être poussé sur les côtes de la terre ferme, à la hauteur du cap Honduras. Un mois après, le 14 septembre, il avait exploré ces mêmes côtes jusqu’au cap Gracias à Dios, et le surlendemain, il mouillait près de la bouche d’un fleuve, que la perte d’un canot avec tous ses hommes lui fit appeler rivière du Désastre.

De ce havre, où de précieux renseignements sur la richesse métallique de la contrée ne l’arrétèrent que le temps de les recueillir, il poussa l’illusoire recherche d’un détroit sur le point même où le génie de l’homme finira tôt ou tard par en créer un.

Du commencement d’octobre à la fin de novembre, bien que malade et souvent perclus, il avait relevé dans le plus grand détail — au point que ses gens l’en raillaient — toutes les côtes dites de Costa-Rica, de Veragua, des Mosquitos et de l’isthme de Panama.

Cette exploration si importante pour la science ne s’était accomplie, au reste, qu’en dépit des hommes et des éléments de plus en plus conjurés contre lui. Dans ce havre del Retrete (du cabinet) il avait eu la douleur de combattre des Indiens exaspérés par les sévices de ses compagnons, et bientôt la pression de ces mêmes hommes, démoralisés par tant de misères, l’avait contraint de revenir en arrière jusqu’à un point de la côte de Veragua, où un instant le voisinage des mines d’or lui suggéra la pensée de fonder un établissement ; mais la mauvaise volonté de ses compagnons, l’hostilité des naturels et de perpétuels ouragans ne lui permirent pas de donner suite à ce projet, et le 1er mai 1502, après avoir reconnu l’entrée du golfe de Darien — sa dernière découverte, — il dut reprendre la direction de Saint-Domingue.

Ici nous passerons de plus en plus rapidement sur des calamités si profondes, si répétées, qu’elles en viennent à produire, dans leur détail, la monotonie de l’horreur. Il n’en fallait pas moins pour arracher à une âme aussi ferme que celle de Christophe Colomb les lamentations suivantes : « … En butte à de si nombreuses tempêtes, tourmenté par la fièvre et accablé par tant de fatigues, tout espoir de salut s’était éteint dans mon âme. Cependant je m’armai de tout mon courage, je montai à l’endroit le plus élevé, appelant en vain les quatre vents du ciel à mon secours. Je voyais, autour de moi, pleurer à chaudes larmes les capitaines de guerres de Vos Majestés, Épuisé, je tombai et m’endormis : dans

mon sommeil j’entendis une voix compatissante qui m’adressa ces

mots :

« — Ô insensé ! pourquoi tant de lenteur à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de l’univers ? Que fit-il de plus pour Moïse et pour David son serviteur ? Depuis ta naissance n’a-t-il pas eu pour toi la plus tendre sollicitude ? Et lorsqu’il te vit en âge d’accomplir ses desseins, n’a-t-il pas fait retentir glorieusement ton nom sur la terre. Les Indes, cette riche partie du monde, ne te les a-t-il pas données ? ne t’a-t-il pas rendu libre d’en faire hommage selon ta volonté ?… Des chaînes qu’on ne pouvait briser fermaient l’accès de l’Océan, il en remit les clefs entre tes mains. Ton pouvoir fut reconnu dans les terres les plus lointaines, et ta gloire proclamée par tous les chrétiens… tourne-toi donc vers lui et reconnais ton erreur, car sa miséricorde est infinie. Ta vieillesse ne sera pas un obstacle aux grandes choses qu’il te réserve : il tient pour toi dans ses mains les plus splendides héritages.

« Abraham n’avait-il pas cent ans lorsque lui naquit Isaac ? Incertains sont les secours que tu appelles… mais les promesses que Dieu a faites, il n’y manque jamais avec ses serviteurs. Ce n’est pas lui qui après avoir reçu un service, prétend que l’on n’a point suivi ses instructions, et donne à ses ordres un sens nouveau. Ses paroles ne renferment rien d’équivoque ; tout ce qu’il a promis, il le donne, et avec usure. Voilà ce qu’a fait pour toi le Créateur. Montre à présent, si tu le peux, quel prix t’ont valu tant de dangers et de maux affrontés pour d’autres…

« Et moi, si accablé que je fusse par la souffrance, j’entendais clairement tout ce discours, mais n’ayant pas la force d’y répondre je pleurai humblement sur mes erreurs. La voix alors acheva en ces termes :

« — Espère, prends courage, tes travaux seront gravés sur le marbre et ce sera justice. »

Ces passages dont les meilleurs juges ont comparé la sublimité à celle des Écritures, font partie de la fameuse pièce, justement et à plus d’un titre appelée la lettre rarissime.

Lorsque Colomb écrivit aux deux rois cette lettre qui, confiée à des sauvages, n’arriva que par miracle à sa destination, il avait dû, après treize mois de tortures, s’échouer sur une plage de la Jamaïque, avec les deux seuls navires qui lui restaient. Le brave Diego Mendez et un noble génois de la maison de Fiesque, s’étaient bien aventurés sur une pirogue de sauvages pour aller demander des secours à Saint-Domingue, mais on n’avait plus de nouvelles d’eux et on les tenait pour morts.

Une position si désespérée semblait ne pouvoir plus s’aggraver pour l’Amiral, lorsque d’une part, ses hommes, après une révolte dans laquelle il faillit périr, l’abandonnèrent presque tous et se répandirent en pillards dans l’intérieur de l’île ; en même temps les indigènes, las de pourvoir à ses besoins, entreprirent de l’affamer.

À cette menace, suivie d’un commencement d’exécution, Colomb retrouva tout à coup cette fertilité d’esprit que plus haut nous n’avons pas craint de comparer à celle d’Ulysse. Se rappelant, à propos, qu’une éclipse de lune était imminente, il prédit aux sauvages récalcitrants, qu’en punition de leur conduite, la lune s’apprêtait à leur refuser sa lumière.

On comprend aisément ce qui s’ensuivit : le disque de la lune

s’étant en effet éclipsé, les sauvages se crurent perdus ; ils accoururent

en foule se jeter aux pieds de Colomb qui, désarmé surtout par leurs offrandes, leur rendit l’éclat de la lune en échange des provisions qu’ils s’étaient hâtés de lui apporter.

Par surcroît de bonne fortune, à peu de jours de là, il reçut de Saint-Domingue un petit tonneau de vin et un quartier de porc, avec promesse d’un navire qui le viendrait quérir avec tout son monde.

C’était, pour le moment, tout ce que daignait offrir à Colomb ce même Nicolas de Ovando, qui lui avait précédemment refusé la libre pratique de l’Isabelle.

Au reste, le navire suivit d’assez près la promesse, et on va voir en outre que le politique Ovando n’avait pas perdu de temps pour se mettre en état de recevoir convenablement et sans risques Christophe Colomb et son frère Barthélemy.

On n’a oublié ni les visites de ce dernier à la reine Anacoana, ni la profonde sympathie qu’avait toujours éprouvée cette noble femme pour les Colomb, et on peut en conclure que le jaloux Roldan en avait touché quelque chose au lâche Ovando, qui d’abord y avait attaché fort peu d’importance ; mais l’approche des Colomb — leur ombre eût suffi, — et pour le coup l’absolue nécessité de les accueillir, avaient inspiré à cet habile homme la crainte de je ne sais quel complot, qu’il lui importait de déjouer.

À cet effet, et ne voulant pas d’ailleurs faire trop attendre des hôtes tels que l’Amiral et l’Adelantado, il avait couru, en personne offrir le divertissement d’un carrousel à la belle reine de Xaragua. Celle-ci n’avait pas manqué de s’y rendre avec toute sa cour et les principaux personnages de la contrée, et la fête commençait à peine, que les preux chevaliers d’Ovando, celui-ci en tête, se jetèrent sur les Indiens désarmés, en firent un affreux carnage, brûlèrent vifs quatre-vingt-quatre de leurs caciques, et ne laissèrent que des cendres aux lieux où s’élevait la veille encore la riante capitale du Xaragua.

Quant à la reine, après on ne sait quel odieux simulacre de procès, elle subit en place publique de l’Isabelle, l’ignominieux supplice de la corde.

Telle fut la fin de la Fleur-d’Or, de la belle reine Anacoana, dite l’Amie des Espagnols.

Tandis que ces horreurs se passaient dans le nouveau monde, une autre reine marchait de douleurs en douleurs vers une tombe où avec elle allaient s’ensevelir les dernières espérances de Christophe Colomb.

Lorsque celui-ci rentra en Espagne après de nouvelles traverses, la santé d’Isabelle était tellement affaiblie qu’il ne pût tirer d’elle aucun secours, non seulement pour ses projets, mais même pour la simple reconnaissance de ses droits.

Lui-même, d’ailleurs, il se trouva arrêté à Séville par des douleurs rhumatismales dont il souffrait depuis de longues années et qui, aggravées par l’âge et par des fatigues récentes, le tenaient maintenant cloué sur un grabat d’hôtellerie. C’est de là que son ardente imagination lui montrait assiégée par ses ennemis l’oreille du roi Ferdinand, auprès duquel il appelait en vain l’intercession jadis si puissante de son bon ange.

Isabelle respirait encore cependant, et de ce qui lui restait de vie, elle en voulut donner une part à son serviteur vénéré, Un envoyé de l’Amiral, le fidèle Diego Mendez, fut reçu par elle. De son lit de douleurs elle entendit, elle accueillit avec ferveur, non la défense, mais l’apologie de Colomb ; elle apprit ce que les Fonseca, les Bobadilla, les Ovando avaient fait de ses colonies ; elle donna des larmes à l’horrible fin de la noble et touchante Anacoana ; elle se promit de la venger si Dieu lui en laissait le temps, et jura que le meurtrier aurait d’elle « une place qui n’aurait jamais été occupée ».

Ces dispositions de la reine furent pour l’Amiral la dernière consolation qu’il devait recevoir en ce monde. Sa santé ne lui permit de s’en prévaloir directement auprès du roi que quand sa noble amie ne pouvait déjà plus intercéder pour lui que dans le ciel.

Isabelle expira le 26 novembre 1504, et à dater du jour de cette irréparable perte, Colomb n’obtint plus de Ferdinand que des promesses dilatoires, de stériles marques d’estime, des égards insultants en ce qu’ils semblaient accordés seulement à l’Age, à la faiblesse.

Colomb, cependant, n’avait jamais été plus jeune d’esprit ni plus actif, sinon plus valide de corps. Mais les privations, le froid, le dénûment et surtout la continuité des déceptions et des outrages qu’on lui infligeait systématiquement, hâtèrent la fin d’une vie que la Providence ne jugeait plus utile à ses desseins.

Ce fut dans une pauvre auberge de Séville, le 20 mai 1506, que se sentant rappelé par son Maître, Colomb demanda de lui-même les derniers sacrements, qu’il voulut recevoir, comme l’avait fait Isabelle, sous l’habit du tiers ordre de Saint-François.

Le jour de l’Ascension fut le jour de sa délivrance. À midi, après une agonie de quelques heures, il proféra hautement ces dernières paroles du Sauveur mourant sur la croix :

In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.

Et il expira.