Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/11

CHAPITRE XI

Christophe Colomb, lors de son premier voyage de découvertes, avait fait déployer les voiles au nom de Jésus-Christ ; sa seconde expédition fut mise par lui sous l’invocation de la sainte Vierge. De plus, une des trois caraques de son escadre ayant pour nom la Gracieuse-Marie, il en fit choix pour vaisseau amiral, bien qu’elle fût la moins bonne marcheuse des trois.

Le 24 octobre, il était encore malade des fatigues et préoccupations que lui avait causées un armement où tout ne répondait pas à ses vues, lorsque, les vents s’étant tout à coup déclarés favorables, il se leva en pleine nuit, guéri, fit passer à toute la flotte l’ordre de lever l’ancre, et commanda lui-même à son bord les premières manœuvres d’appareillage. Déjà, pour ne point risquer de perdre du temps, l’escadre était sortie du port et se tenait mouillée en rade.

Cette belle et spacieuse rade de Cadix fut alors le théâtre de la plus imposante scène navale qui se fût encore déployée dans ses eaux. En un instant une foule immense couronna la ligne des fortifications, et le cordon de maisons blanches qui s’étend au-dessus de cette ligne d’un vert sombre, et aussi la pointe de Saint-Sébastien, et la longue plate-bande de la Isla, jusqu’aux crêtes de ces îlots rocheux qui s’appellent le Diamant et les Pourceaux.

Au loin, les trois caraques et les dix-sept caravelles se dessinaient crûment sur un ciel à peine blanchi par les premières lueurs de l’aube, et entre la ville et la flotte, une immense nappe d’un bleu sombre, marquetée de reflets d’argent, disparaissait par places sous des milliers d’embarcations aux formes variées, felouques, bateaux de pêche, bombottes, canots de plaisance, vieilles galères, balancelles, tartanes, en un mot tout ce qu’avaient pu fournir de véhicules à voiles ou à rames, non seulement le port de Cadix, mais encore ceux de Sainte-Marie, de Roda, et toute la côte andalouse de l’embouchure du Guadalquivir à la baie de Trafalgar.

Autour de chacun des dix-sept navires bondissait comme un troupeau de canots chargés, les uns d’amis, de parents, de curieux, de femmes de toute condition ; les autres, de citrons, oranges, grenades, pastèques et autres comestibles frais, qu’achetaient au dernier moment les marins et les passagers de l’escadre.

Au milieu d’une telle confusion, l’on eût pu voir, si chacun

n’eût fermé les yeux sur ce nouveau genre de fraude, des formes

humaines se dresser furtivement du fond des embarcations, et se glisser de même par les sabords dans l’intérieur des navires. C’étaient des passagers de contrebande, et parmi eux plus d’un fils de bonne maison, tant la fièvre de l’or avait déjà gagné, en Espagne, toutes les classes. Plus de trois cents individus, la plupart mal famés, et même coupables de crimes, parvinrent ainsi à déjouer la surveillance des chefs de l’expédition. Ils formèrent plus tard le noyau de l’opposition qui fit avorter les vues les plus sages et les plus pures de l’Amiral.

Bientôt, au signal du départ, à ce coup de canon qui retentit dans tous les cœurs et qui en a brisé plus d’un, l’on vit se détacher de chaque navire la grappe de canots qu’il semblait traîner pendue à sa coque. Le vide s’était déjà fait autour de la Gracieuse-Marie, qui, on le sait, portait l’Amiral et son pavillon ; une seule embarcation y était encore amarrée, fixant sur elle tous les regards. Un adolescent et un enfant descendirent dans ce canot, qui aussitôt fit force de rames vers le port. C’étaient les fils de Christophe Colomb. Ils envoyaient des baisers à leur père.

Deux heures plus tard, l’escadre n’était plus en vue, et après dix jours de navigation elle touchait à la Gomera, une des Canaries.

Après une courte relâche dans ces îles, où il compléta ses approvisionnements de semences et d’animaux domestiques pour la future colonie, Christophe Colomb fit mettre le cap beaucoup plus au sud que lors de son premier voyage et, le 3 novembre, après vingt et un jours d’une traversée à peine contrariée par quelques heures de gros temps, il pénétrait, suivant ses prévisions, dans le groupe le plus méridional des Antilles.

Ce jour étant un dimanche, le premier après la Toussaint, la première île découverte reçut le nom de Dominique, qu’elle porte encore aujourd’hui. L’Amiral en prit possession dans les formes accoutumées ; puis, comme d’habitude, il y fit ériger une croix, la première qui, dans le nouveau monde, ait été bénite par un ministre de l’Église.

Ce prêtre, que tant de circonstances appelaient mieux que tout autre à remplir un tel ministère, ce moine, auquel étaient encore réservés pour plus tard l’honneur et la joie de dire la première messe qu’ait entendue le nouveau continent, c’était le père Juan Perez de Marchena. Isabelle l’avait choisi comme un délégué de sa conscience pour accompagner Christophe Colomb.

Il n’a pas fallu moins de quatre siècles pour rendre à la figure de Juan Perez les justes proportions que la modestie de ce personnage, le manque de documents et les préjugés de quelques écrivains avaient dissimulées ou amoindries. Son concours, sa présence même à la deuxième expédition, ont presque toujours été passés sous silence par les historiens des deux derniers siècles. On les avait même contestés devant les témoignages contemporains les plus formels,

Juan Perez de Marchena vit donc enfin, lui aussi, et un des premiers, ces nouvelles terres découvertes par son ami. Mais, en même temps qu’il en admirait les splendeurs, il en put voir les harmonies profondément altérées par la main de l’homme, et les richesses de toute sorte détournées de leur fin par l’avarice et la sensualité.

Il eut aussi à méditer douloureusement sur cette loi dure, mais formelle, qui, partout où la force est unie à l’intelligence, lui asservit la mansuétude et la candeur.

Colomb ne l’ignorait pas, cette loi ; aussi, avec la justesse de sens qui lui révélait à la fois la constitution physique et morale du monde, avait-il deviné d’un même coup d’œil les lieux habités par les féroces cannibales et la supériorité intellectuelle de cette race sur les timides peuplades des contrées voisines.

La première terre qu’il découvrit après la Dominique, où il ne crut pas devoir s’arrêter, et Marie-Galante, qui ne le retint pas davantage, justifia de point en-point ses appréciations.

Cette île, dont il changea le nom caraïbe de Taruqueira en celui de la Guadeloupe, était richement boisée d’arbres odoriférants, chargés de fleurs et de fruits à profusion. Dès ses premiers pas, il y rencontra des cultures bien entendues et soignées. De nombreux villages, abandonnés de leurs habitants, témoignaient plus clairement encore d’une civilisation relativement assez avancée. Les maisons, solidement construites de matériaux légers comme le voulait le climat, étaient spacieuses, bien distribuées pour la salubrité et l’agrément, ornées presque toutes de galeries ou de portiques extérieurs. On y remarqua des hamacs en filet de coton, aussi commodes qu’élégants, et divers meubles et ustensiles travaillés avec une patience et un art surprenants ; entre autres de grands et beaux vases de terre, dont plusieurs contenaient des morceaux de chair humaine cuits et prêts à être servis.

Des têtes fraichement coupées, des membres d’hommes et de femmes étaient placés dans des sortes de garde-manger ou pendus dans des cuisines pêle-mêle avec des quartiers de chien et d’iguane, des perroquets, des oisons, des canards.

L’anthropophagie n’était donc pas là un fait accidentel, déterminé comme on l’a observé dans la plupart des cas, par une question d’animosité, de vengeance, ou par une superstition quelconque ; c’était une satisfaction donnée à la sensualité, un usage commun et rendu plus exécrable, s’il est possible, par l’abondance et la variété de denrées animales et végétales dont jouissaient ceux qui la pratiquaient.

On peut penser à quel point de telles horreurs affligèrent le pacifique Juan Perez, si bien préparé qu’il eût été par Colomb.

Une seule chose étonnait ce dernier, tant elle était contraire à ses prévisions. Il ne comprenait pas que ces Caraïbes, dont le courage égalait la barbarie, n’eussent opposé aucune résistance à son débarquement et qu’ils eussent laissé à sa merci tout ce que leurs cases contenaient de plus précieux. Bientôt, cependant, n’y voyant pas plus d’armes qu’il n’avait aperçu de pirogues sur le rivage, il en conclut qu’avant son arrivée ils étaient partis pour quelque expédition de guerre, ne laissant dans l’île, avec les femmes et les enfants, qu’une très faible partie des leurs.

Cette supposition ne tarda pas à être confirmée par des femmes d’une autre race dont on avait eu d’autant moins de peine à s’emparer, que, prisonnières des Caraïbes, elles n’avaient d’autre perspective que d’être dévorées tôt ou tard et de servir, en attendant, comme esclaves ou comme épouses.

Celles qui avaient dû à leur beauté ce dernier avilissement n’étaient du reste pas plus privilégiées que les autres : elles

étaient mangées dès qu’elles avaient cessé de plaire, et toujours

avant l’âge où leur chair aurait pu commencer à perdre de sa qualité.

Il en était de même des fruits de ces unions effroyables, et Juan Perez, qu’étonnait l’extraordinaire embonpoint de ces pauvres enfants, apprit qu’ils le devaient aux mêmes moyens à l’aide desquels nous obtenons les plus délicates et les moins fécondes de nos volailles.

Christophe Colomb recueillit toutes ces victimes à l’exception de quelques femmes, qui, parées et pourvues de toutes sortes d’objets faits pour séduire des sauvages, furent députées aux familles caraïbes qu’on savait s’être réfugiées dans les bois. Les malheureuses revinrent bientôt dépouillées et horriblement maltraitées, sans que personne eût voulu seulement les entendre. On les emmena avec les autres, et l’occasion s’en étant bientôt présentée, on s’empressa de les rapatrier.

Toujours animé du désir de rencontrer ces Caraïbes, dont l’énergie lui promettait des alliés plus utiles, et même un jour des chrétiens plus fervents que les débiles et voluptueux Ciguaïens, l’Amiral quitta la Guadeloupe, se flattant de surprendre la petite escadre qui en était partie pour aller faire aux environs sa provision de chair humaine.

Chemin faisant, il découvrit et nomma l’île de Monserrat, qui venait d’être entièrement dépeuplée par ces mêmes Caraïbes.

Il nomma encore Sainte-Marie de la Rotonde et Sainte-Marie l’Ancienne, aujourd’hui par abréviation Antigoa.

Une autre île, que l’on croit être Saint-Martin, n’était ni moins fertile, ni moins bien cultivée, ni moins abandonnée de ses habitants. Un détachement de vingt-cinq hommes conduit par Colomb venait, après l’avoir explorée, d’y recueillir quelques captifs, lorsqu’il rencontra en mer une pirogue avec quatre Indiens mâles et deux femmes, dont une, portant les attributs des caciques, avait près d’elle son fils adolescent.

Profitant de la stupéfaction qui semblait les avoir changés tous en statues, Colomb fit gouverner de façon à leur couper la retraite. Les statues alors s’animèrent, et, sans égard au nombre de ces étrangers, ni à la foudre qui partait de leurs mains, hommes, femmes, enfants, commencèrent à ajuster froidement les Espagnols et à les percer de flèches empoisonnées.

En un clin d’œil, le détachement comptait déjà plusieurs blessés et deux hommes tués de la main même de la reine, lorsqu’une manœuvre hardie lança le canot sur la pirogue, et la fit chavirer. Mais les Indiens, moitié plongeant, moitié nageant n’en continuèrent pas moins à cribler de flèches le groupe compact de leurs ennemis.

L’issue de ce combat est rapportée diversement ; mais on convient que l’adolescent, percé d’outre en outre d’un coup de pique, ne tarda pas d’expirer, malgré les soins qui lui furent donnés à bord, « ne montrant pas moins de fermeté — au dire d’un témoin oculaire — que si c’eût été un lion de Libye ».

Quant à son héroïque mère et aux quatre guerriers qui avaient combattu près d’elle, s’il faut en croire le même chroniqueur, « ils étaient tels que nuls ne les eût pu bonnement regarder, sans que d’horreur le cœur et les entrailles ne lui eussent tressailli, tant leur regard était hideux, terrible et infernal. »

Pour le coup, il n’y avait pas à s’y tromper, Colomb avait eu affaire à de vrais Caraïbes.

Il dut cependant renoncer à faire pour le moment plus ample connaissance avec cette race intrépide. Le temps le pressait, et il lui fallut poursuivre sa route vers Saint-Domingue, où il arriva en peu de jours, après avoir encore relevé sur son passage les îles Sainte-Croix, Sainte-Ursule, Saint-Jean-Baptiste et le groupe d’ilots innombrables auxquels il donna le nom d’archipel des Onze-Mille-Vierges.

À la grande surprise de tous ses marins, qui le voyaient se diriger dans ces nouveaux parages comme s’ils lui eussent été familiers, l’Amiral vint mouiller le 22 novembre, ainsi qu’il l’avait annoncé, dans ce même golfe de Samana, où il avait laissé, onze mois précédemment, une garnison espagnole.

Une chaloupe fut immédiatement envoyée en reconnaissance à l’embouchure du Fleuve d’Or, et là, le premier objet que l’on rencontra, ce fut, attaché à deux troncs d’arbres disposés en forme de croix, un cadavre dont l’état de putréfaction ne permettait pas de distinguer la race.

Il en fut de même d’un second et d’un troisième et de plusieurs autres, jusqu’à ce qu’enfin la barbe qui tenait encore au chairs de l’un d’eux ne permit plus aucun doute à ce triste égard.

Tous ces crucifiés étaient bien des Européens que le courant du fleuve portait comme en procession au-devant de leurs frères.

Il y avait dans un si lugubre spectacle mieux qu’un présage du sort éprouvé par la garnison. Bientôt, en effet, on apprit qu’elle avait été, jusqu’au dernier homme, brûlée avec le fortin, ou massacrée, en divers lieux, par le cacique de la Maison d’Or, le terrible Caonabo, un Caraïbe.

Anacoana avait-elle perdu tout empire sur son sauvage époux, ou bien, en présence des crimes commis par les Espagnols, les avait-elle abandonnés à la juste vengeance de son peuple, c’est ce qu’il fut difficile de discerner dans les rapports du fidèle Guacanagari. Ce chef, dont on n’a pas oublié le tendre respect pour Colomb, était venu en toute hâte à sa rencontre, dès qu’il l’avait su de retour. À l’en croire, il avait tout fait pour prévenir et empêcher la catastrophe, jusqu’à combattre, en personne, contre son allié Caonabo. Il alléguait une feinte blessure, comme preuve de sa sincérité. Cette fraude, bientôt découverte, le fit soupçonner d’une trahison à laquelle l’Amiral refusa toujours de croire, et l’événement donna raison à une confiance qui, n’eût-il fait que la simuler, aurait été de bonne politique.

On n’en jugea pas ainsi dans son entourage ; il eut à repousser, à cette occasion, des conseils aussi peu sensés que violents, et bientôt des imputations suggérées par l’extermination de la naissante colonie. La vérité est cependant qu’il avait laissé à celle-ci des instructions de la plus admirable sagesse — on les possède, — et qu’une seule, la plus formelle, celle de ne jamais coucher hors du fortin, eût rendu impossible la catastrophe dont un Boïl et un Fonseca osèrent accuser son imprévoyance, En effet, il n’avait pas été sitôt parti, que son délégué, Diego de Arana, avait vu son autorité méconnue sur les points les plus essentiels ; non contents de traiter les Indiens avec la plus affreuse barbarie, la plupart de ses gens avaient quitté la forteresse pour vivre au dehors, dans des cases. À peine le commandant pouvait-il retenir chaque soir, au fort, une dizaine de ces imprudents, et encore se refusaient-ils à faire sentinelle pendant la nuit.

Sans cette division et cette incurie, révélées à Caonabo par une population outrée, jamais ce chef n’eût même songé à tenter ce massacre dont la responsabilité doit peser tout entière sur ses victimes.

Quoi qu’il en fût, l’espoir d’une conquête pacifique était désormais perdu, et la résistance des Indiens avait trouvé un instigateur et un chef que l’Amiral se réserva de châtier et d’abattre en temps opportun.

Pour le moment, ce qui le pressait davantage, c’était de créer un centre d’action, et au besoin, de défense, autour duquel pût se grouper avec sécurité la colonie européenne. À cet effet, il avait institué, dès l’arrivée, une commission qui eut bientôt trouvé l’emplacement le plus favorable qu’on pût rêver. Les eaux, la pierre, les bois de charpente, rien n’y manquait ; et bientôt, grâce au concours des Indiens pacifiés par la seule présence de l’Amiral, s’éleva, pour devenir un jour la capitale espagnole de Saint-Domingue, une petite cité qui, le 6 janvier, jour anniversaire de la prise de Grenade, reçut le nom d’Isabelle.

Deux mois avaient suffi pour improviser cette ville avec ses défenses. Dans le même espace de temps, certaines graines venues de l’ancien continent avaient déjà fructifié dans ce terrain merveilleusement favorable, grande ressource pour la colonie menacée de disette par l’insuffisance des provisions apportées d’Europe.

Colomb, qui, on le sait, se trouvait malade au moment du départ, avait été indignement trompé sur la quantité et surtout la qualité de toutes les denrées, médicaments, bêtes de somme et objets d’échange embarqués par provision sur la flotte, Ces fraudes et ces innombrables méfaits ayant été reconnus et dénoncés, ils ne manquèrent pas, on peut le croire, d’ajouter à la liste des ennemis de l’Amiral, les fournisseurs de la marine qui tous étaient des personnages importants.

Parmi ceux-ci, les plus dangereux, par un reste d’attaches et de crédit qu’ils avaient gardé à la cour, étaient ces hidalgos, tous plus ou moins déclassés et endettés, dont on a déjà dit un mot en passant. Venus à la suite de Colomb, dans la pensée de s’enrichir en peu de jours, dans une oisiveté pleine de délices, ils s’en prenaient à lui de déceptions dont ils n’auraient dû accuser qu’eux-mêmes.

Contre toute raison et toute apparence, ces mécontents trouvèrent un appui moral dans le père Boïl, vicaire apostolique de l’expédition, lequel avait dû à une erreur de nom sa nomination à ce poste important. Homme intègre, du reste, et de mœurs pures, mais politique à la fois sombre et puéril, qui ne pardonnait pas, entre autres choses, à Colomb de lui avoir refusé la tête de Guacanagari. Le ressentiment lui fit épouser les griefs de ces nobles fainéants, qui se plaignaient surtout d’être soumis à un égal partage dans les rudes travaux manuels et les faibles rations de vivres distribuées entre tous les colons.

Cette mesure, rendue indispensable par les raisons que l’on a vues, un chrétien, un religieux, homme de cour, à la vérité, osa proposer à Colomb de la rapporter, et sur son refus il l’excommunia.

L’Amiral vice-roi des Indes répondit à cet anathème sans valeur — il n’eût jamais été ratifié, — en réduisant d’un quart la ration déjà fort réduite des protégés du père Boïl.

Là-dessus, nouvelle excommunication, mais majeure, celle-là.

Et réciproquement, nouvelle réduction de ration, mais totale, pour le coup ; une réduction à rien.

Ce que voyant, le père Boïl, mis au pain sec comme un écolier, leva la double excommunication, et Colomb rétablit la ration dans sa demi-intégrité première.

Malheureusement, cette scandaleuse comédie, tout beau qu’y eût été le rôle de Christophe Colomb, exaspéra un parti hostile à ses vues et à sa personne, si bien qu’ayant, vers ce temps-là, renvoyé en Espagne douze des navires de la flotte, il sut que les dénonciations les plus calomnieuses y accompagnaient ses dépêches aux deux rois,

Presque au même moment, aidé de son frère Diego, qui gagna là ses éperons, il dut sévir contre une émeute soulevée par les hidalgos et soutenue par l’indigne représentant de l’autorité spirituelle.

Cette lâche intrigue étouffée, Colomb ne se vengea du père Boïl qu’en le comprenant dans un conseil chargé, pendant l’absence du vice-roi, de gouverner la colonie sous la présidence de Diego.

Mais le père Boïl n’était pas de ceux que désarme la générosité d’un adversaire, Lorsque l’Amiral partit d’Isabelle dans le double but d’ajouter à ses premières découvertes et de soumettre les Caraïbes, il laissait derrière lui des ennemis bien plus à craindre que tous ceux qu’il allait affronter.

Déjà, dans une première exploration armée, il avait posé les jalons militaires et scientifiques de cette seconde expédition qu’il devait rendre définitive. La constitution politique et géologique de l’île ne lui était pas inconnue. Il en savait à peu près les fleuves reconnus aurifères ct les gisements tenus pour tels ; il la savait féodalement divisée entre cinq principaux seigneurs, dont relevaient un assez grand nombre de feudataires.

De ces cinq petits rois, le plus noble était Guarionex ; le plus belliqueux, Caonabo, qui, sorti d’un rang obscur, même parmi ses compatriotes les Caraïbes, avait dû l’empire à sa bravoure et surtout à l’amour d’Anacoana.

Au premier appartenait l’immense et fertile plaine qui s’appelle encore aujourd’hui du nom que lui donna Colomb, la Vega Real. C’était sur ses États qu’on avait élevé d’autorité la nouvelle cité d’Isabelle.

Caonabo régnait sur la partie la plus méridionale et la plus montueuse de l’ile.

Entre la résidence la plus habituelle de ce chef et la ville espagnole, Colomb avait fait élever un fortin dont il avait laissé le commandement à un Pedro Marguarit, qui lui devait tout et qui déjà conspirait contre lui. Le sachant, comme on l’a vu, menacé d’une attaque qu’il jugeait ne pouvoir être bien sérieuse, et pensant qu’un renfort suffisait à cet officier, dont il connaissait mieux la valeur que le caractère, il lui envoya soixante-dix hommes de choix. Après quoi, remettant à une occasion plus mûre de prendre lui-même la direction d’une guerre offensive, il mit à la voile avec trois caravelles montées par des marins dévoués, et de Palos pour la plupart. Juan Perez l’accompagnait, ainsi que le fameux cosmographe Juan de la Cosa, et entre autres hommes distingués et fidèles, le médecin Chanca, auteur d’un journal que nous avons déjà cité.

Les faits les plus remarquables de ce voyage, dont le détail nous entraînerait à trop de répétitions, furent la découverte de l’île de Jamaïque et l’exploration de presque toute la côte méridionale de Cuba, où Colomb se confirma, d’accord avec tous ses plus savants compagnons, dans la fausse opinion que cette île était l’extrémité occidentale de l’Asie.

À la Jamaïque, il rencontra, sinon précisément les Caraïbes, du moins une race intelligente, belle, industrieuse, énergique, qu’il eut à combattre et à vaincre plus d’une fois avant de faire amitié avec elle.

Celui qui contribua le plus à amener cette paix éphémère, hélas ! fut un vieillard paraissant au moins octogénaire, qui tint à l’Amiral un discours d’une élévation, d’une onction, d’une charité si surprenantes chez un sauvage, que Colomb en fut pénétré jusqu’au fond de l’âme. Il laissa voir cette impression, et le vieillard, saisi à son tour d’une vive sympathie pour ce chef si puissant et si doux, ne pouvait plus se résoudre à le quitter : il voulait le suivre « au pays de l’aurore, au ciel ». Les prières de sa femme et les larmes de ses enfants le retinrent.

Cette rencontre au bord de la mer, au milieu des splendeurs virginales d’un monde nouveau, au pied d’un autel de gazon où le père Marchena venait de prier Dieu ; cette pieuse idylle éclose au point de partage d’une vie désormais vouée au seul malheur, dut laisser à Colomb une impression d’une fraîcheur, d’une suavité ineffables.

Des scènes d’un autre autre ordre ravirent dans les mêmes parages cet enthousiaste contemplateur de la nature.

Tantôt l’horizon était envahi par des nuées de papillons aux couleurs éclatantes, ou sillonné d’immenses légions d’oiseaux marins ; tantôt la teinte de la mer passait subitement du blanc le plus vif, le plus radieux, au noir le plus intense, et à peine avait-elle repris sa limpidité, qu’elle disparaissait sous des myriades de tortues accomplissant leurs migrations périodiques vers les plages brûlantes, dont le sable allait recevoir et couver leurs œufs. Telle était la force d’impulsion de ces masses flottantes que la marche des navires en fut plus d’une fois ralentie.

De plus sérieux obstacles retardèrent le retour de Colomb à Saint-Domingue, et quand il eut enfin ajouté à ses découvertes le cap le plus oriental de cette île, après avoir lutté près d’un mois contre des tempêtes quotidiennes, il tomba comme foudroyé au moment même où il s’apprêtait à forcer les repaires des Caraïbes.

L’étrange mal qui paralysa à la fois son corps et son âme paraît avoir été une sorte de catalepsie, que le docteur Chanca attribue à des veilles trop réitérées. Il ajoute que ses compagnons prirent le parti de le transporter, « comme demi-mort, à la cité d’Isabelle ».

Mais cette défection d’un corps trop longtemps surmené par une volonté infatigable ne devait être que passagère. Elle n’en durait pas moins depuis cinq longs jours et autant de nuits, lorsque, au milieu des limbes où flottait la pensée du malade, s’ébaucha en lui la perception d’un lieu distinct et d’une voie connue et chère ; il fit un effort surhumain comme s’il eût rompu des chaînes, se dressa sur son séant, ouvrit les yeux, les referma aussitôt en versant des larmes, et laissa retomber sa tête sur la robuste épaule de son frère Barthélemy.

— Il t’a reconnu, dit Diego ; il vivra.

— Il pleure, disait Juan Perez ; il est sauvé.

Colomb était bien sauvé en effet ; pour dominer une situation dont les difficultés n’avaient pas peu contribué à l’abattre, il se sentait comme doublé par la présence de ce frère qu’il savait aussi énergique, aussi intelligent que dévoué.

Barthélemy était en France, où il cherchait un patron à Christophe, lorsque, sur la nouvelle de la nouvelle découverte du nouveau monde, notre roi Charles VIII lui avait fait un présent magnifique, pour qu’il pût sans retard rejoindre son frère en Espagne. Mais, quelque hâte qu’il eût faite, il n’avait pu arriver qu’après le départ de la seconde expédition.

La reine alors l’avait mis en mesure de répondre à l’invitation écrite de l’Amiral, et il avait emporté de la cour l’impression d’un gracieux accueil et l’assurance que son frère n’y avait rien perdu de son crédit.

Ce témoignage fut bientôt confirmé par l’arrivée de quatre caravelles, apportant à la colonie tout ce que son vice-roi avait demandé pour elle, et, en même temps, une lettre et des présents d’Isabelle, où la bonté et la gracieuse prévoyance de cette reine égalaient sa magnificence.

Mais les éléments d’une discorde qu’il avait pu croire apaisée lors de son départ avaient tellement fermenté pendant son absence, qu’il dut renoncer à étouffer de ses propres mains la révolte des Indiens.

Cette révolte était devenue presque générale en présence des divisions et exactions des Espagnols, et surtout de ce Pedro Margarit dont nous avons parlé plus haut. Cet officier s’était mis devant Diego Colomb en état de rébellion presque ouverte, et le père Boïl, après avoir fait cause commune avec lui, avait fini par déserter honteusement sa mission, entraînant à sa suite un certain nombre de mécontents.

Pedro Margarit en avait bientôt eu fait de même, et ses soldats débandés n’ayant plus vécu que de rapines, les Indiens en avaient massacré une bonne partie, s’étant tous ligués dans ce but. Seul, justifiant la confiance de Colomb, Guacanagari avait refusé d’entrer dans cette ligue dont Caonabo était l’âme.

Ayant échoué dans plusieurs attaques, et entre autres devant le fortin, où le fidèle Ojeda s’était jeté avec quelques braves après la défection de Margarit, le seigneur de la Maison d’Or avait fait adopter à ses alliés le projet d’affamer les Espagnols, en cessant de cultiver la terre et en détruisant les récoltes et les semailles.

Instruit de ce plan par Guacanagari, Colomb sentait plus que jamais la nécessité de s’emparer de celui qui l’avait conçu. Ojeda le lui livra pieds et poings liés, grâce à un stratagème qui, en ce temps-là, pouvait passer pour de bonne guerre contre un sauvage coutumier des ruses les plus infernales.

À la nouvelle du fait, cependant, l’île entière se souleva ; mais Barthélemy Colomb, avec cent hommes de pied et vingt chevaux commandés par le valeureux Ojeda, dispersa toute cette multitude.

Aussitôt après Colomb fit élever trois forteresses dominant les positions les plus importantes de la Vega Real, et la contrée se trouvant momentanément pacifiée, il s’occupa de la recherche de cet or, objet des instantes et perpétuelles demandes de l’Espagne.

Diego Colomb, pendant ce temps, allait répondre en personne devant les deux rois aux accusations portées contre son frère. Il avait affaire à forte partie ; aussi eut-il la mortification de ramener à Saint-Domingue un délégué de la couronne, chargé d’ouvrir une instruction sur la conduite du vice-roi.

On avait compté sur la vivacité bien connue de celui-ci pour lui arracher, devant un pareil outrage, un acte, ou du moins quelques paroles de révolte ; mais, à la grande confusion du délégué lui-même, Colomb accueillit avec douceur ce personnage, qu’il savait pourtant gagné corps et âme à ses ennemis.

Bientôt, cependant, lui voyant accomplir sa mission avec la plus odieuse partialité, il résolut de l’accompagner en Castille, afin de s’y défendre, puisqu’on le réduisait à une telle extrémité.

Il partit donc à cet effet, emmenant sur la fidèle Niña les malades, les découragés et trente Indiens.

Au nombre de ceux-ci était le cacique Caonabo. Servi avec le plus tendre dévouement par une Indienne de haut rang, qui avait tout quitté pour s’attacher à la destinée d’un chef si illustre, le seigneur de la Maison d’Or ne démentit pas la fierté de son caractère et de sa race. En vain Colomb lui jura-t-il qu’il le rendrait à la liberté, à son pays, à ses sujets, dès qu’il l’aurait présenté aux deux rois : incapable de supporter l’humiliation qu’il avait subie, il s’éteignit rapidement. Un de ses frères, captif comme lui, ne lui survécut que de peu de jours.

À ce moment, la Niña et la seconde caravelle qui portait l’accusateur Aguado étaient déjà rudement éprouvées par la fatigue et les lenteurs d’une navigation que retardaient les vents alizés et de continuels orages. Bientôt la disette se déclara, puis la famine et ses exécrables conseils. Un moment vint où l’équipage révolté demanda la vie des Indiens ; il voulait appliquer la loi du talion à ces anthropophages ; mais l’Amiral les défendit, les couvrit de son corps, et fit si bien que pas un seul n’avait péri lorsque, avec la grâce de Dieu, le 11 juin 1496, les deux caravelles jetèrent l’ancre en rade de Cadix.