Choses vues/1852-1854/Souvenirs personnels de Bruxelles et de Jersey

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 81-87).
1852-1854


1852-1854.


SOUVENIRS PERSONNELS DE BRUXELLES ET DE JERSEY.


I


Bruxelles, mars 1852.

Acquittement du Bulletin Français[1] par le jury belge.

Un petit peuple libre est plus grand qu’un grand peuple esclave.




L’ancien roi Jérôme a écrit à Alexandre Dumas, qui est ici, pour l’engager à revenir en France ; Dumas a répondu : J’aime mieux être dans le pays où l’on acquitte d’Haussonville que dans le pays où l’on proscrit Hugo.




II


Bruxelles, 3 mai 1852.

Tout à l’heure un homme est entré, en haillons, le visage hâlé, les cheveux grisonnants, des souliers troués, une mauvaise casquette. Il m’a dit : — Vous devriez bien empêcher qu’on ne me fasse de la peine. Ah ça, vous notre représentant, dites-moi ça, pourquoi est-ce qu’on ne veut pas que je gagne ma vie ? Pourquoi est-ce qu’on me chasse d’ici ? J’arrive de France, de Paris, où on m’a chassé, et voilà qu’on me chasse encore de Bruxelles ! À Paris, je gagnais ma vie, je suis serrurier mécanicien, j’ai quatre petits enfants, je forgeais, je faisais un écrou dans ma journée, je sais manier le fer, ma femme faisait des ménages, le ménage de M. Crochart qui n’est pas riche, mais qui est régisseur d’un homme qui est riche ; mon petit, l’aîné, qui est haut comme ça, cassait du coke avec un marteau, il n’était pas si gros que le marteau, il n’y a pas de danger. Eh bien ! l’homme gagnait, la femme gagnait, le petit gagnait, ça allait ! Ces derniers temps, M. Monnin-Japy, le maire du vie, est venu et m’a dit : — Mon garçon, tu es belge et tu n’es pas français. Et puis, vois-tu, les conseils de guerre ne sont pas contents de toi. Il faut t’en aller. — Je m’en suis allé. Je suis né à Tournai, mais j’aurai quarante ans le 25 juin et il y a trente-neuf ans que j’étais à Paris. C’est-il être belge ça ? Je suis enfant naturel, j’ai été mis par terre à neuf mois par papa et maman dans le bureau Sainte-Apolline, va comme je te pousse, on m’a élevé par charité dans un pays entre Amiens et Montdidier, je suis devenu serrurier, c’est-il être belge ça ? Si bien que je suis venu ici, ici on m’a dit : — Mon garçon, tu es français, tu n’es pas belge, va-t’en. — Ah ça ! mettez-moi belge, mettez-moi français, mais mettez-moi quelque chose. Il faut bien que je sois d’un pays. Je n’ai pas besoin d’être électeur, je suis ouvrier de fer, mais je veux être d’un pays. J’avais trouvé de l’ouvrage, mon représentant, j’étais allé à la porte de Cologne, à la porte de Schaerbeeck, à la porte de Ninove ; on m’avait embauché pour travailler. Et puis voilà qu’on me fait venir à l’hôtel de ville et qu’on me dit : Va-t’en ! Et mes petits enfants ! il faut donc que je les emporte sur mon dos ? Je n’ai pas le sou, moi, je n’ai que mes mains, il y a des gens qui sont heureux, qui ont de ce qui se glisse, qui n’ont pas peur de manquer, moi je n’ai rien du tout que mes quatre petits ! Ces gens de la police, je leur ai dit : — Pourquoi m’avez-vous donné un passeport pour rester en Belgique ? Rendez-moi mes huit francs au moins ! — Ah bien oui ! pas de danger. À présent, me voilà. Depuis deux jours je n’ai pas mangé, et mes petits enfants non plus, et il faut que j’aille en Angleterre ! Sans un pantalon qu’on m’a donné, je serais tout nu. Vous me feriez bien plaisir de me dire si j’ai fait du mal à quelqu’un !




III


Bruxelles, mai 1852.

L’autre dimanche, je me promenais avec quelques amis dans le bois de la Cambre. Nous étions en calèche. Il y avait quelques femmes parées et jolies dans la voiture. C’était par un beau soleil ; les fleurs de mai étincelaient dans l’herbe. L’ombre des feuilles couvrait la terre de toutes sortes de guipures noires. Les femmes causaient et riaient. Au tournant d’une route quelques hommes déguenillés, têtes nues, pieds nus, étaient assis sur un talus. Un d’eux se leva, montra du doigt la calèche, et comme nous passions, je l’entendis qui disait aux autres : Voilà les dieux ; nous, nous sommes en enfer.


VI


Cette nuit 15 juin 1852, j’ai rêvé que j’étais prédicateur de l’Avent à Versailles devant Louis XIV et fait, tout en dormant, un sermon dont je me rappelle ceci :

Oui, au milieu de cette cour, de ces pompes, de ce Versailles, en présence de cette foule, de cette rumeur, de ces grands seigneurs les plus grands de l’Europe, de ces gardes qui ont un soleil d’or sur la poitrine, moi ombre, atome, grain de poussière, néant, pauvre moine pieds nus, ceint d’une corde et vêtu d’un sac, tremblant et comme anéanti devant la majesté du roi de France, si je songe à ce que j’ai à faire ici, je puis me redresser, sire, entr’ouvrir du haut de cette chaire les splendeurs formidables du saint des saints, et étonner, éblouir, accabler la majesté du roi de la majesté de Dieu !




À mon arrivée à Jersey, le 5 août 1852, il y avait sur les murs de Saint-Hélier les deux affiches que voici :


I
ÉLECTEURS !
RÉVEILLEZ-VOUS !!!

JUSTICE DE PAIX !

Électeurs, vous voterez pour une justice de paix
Proposée par le projet de votre connétable et adoptée par les États du 20 juillet 1847 ;
Secondée par Mons. le juge Arthur par ces paroles mémorables à la veille de son élection :
Proclamée par[2]
Ratifiée par 1 890 électeurs.


II
JUSTICE DE PAIX !

Mercredi 4 août, à 6 heures du soir,
HÔTEL DE VILLE
Don Street.
ASSEMBLÉE
DES CONSTITUANTS DE SAINT-HÉLIER.

Électeurs indépendants, prononcez-vous pour une justice de paix, ou taisez-vous à jamais.




VI


Jersey, 1853.

Cette nuit (nuit du 1er au 2 avril), vers dix heures trois quarts, je me couchais. Comme je montais dans mon lit, j’ai senti un mouvement violent et singulier. Je me suis dit d’abord : — Quelle est cette énorme voiture qui passe ? — Mais le mouvement se prolongeant, j’ai compris que c’était autre chose. C’était tout simplement un tremblement de terre.

Pendant que j’observais, j’entendais au premier, au-dessous de moi, la voix de Catherine (ma cuisinière) qui disait : — Mademoiselle, est-ce vous qui avez sonné ? — Et la voix de ma fille qui répondait : Non. — Puis la voix de Catherine reprenait à la porte d’à côté : — Est-ce Madame qui a sonné ? — Et ma femme répondait : — Ce n’est pas moi. — Là-dessus Catherine monta jusqu’à ma porte, me fit la même question, eut la même réponse, et redescendit l’escalier en grommelant : Qu’est-ce que cela veut dire ? toutes les sonnettes qui ont sonné à la fois !

L’oscillation a duré de huit à dix secondes, elle allait pour moi de gauche à droite, c’est-à-dire du nord au sud. La mer faisait un bruit effrayant. Ce bruit, qui avait quelque chose du rugissement des bêtes vivantes, ne ressemblait en rien à la rumeur ordinaire des marées et même des tempêtes. Puis la terre s’est apaisée, la mer s’est tue, et je me suis endormi.

Dans ce moment-là, mon fils Victor était chez le général Le Flô (Colomberes street). Ils causaient. Tout à coup Le Flô dit : — Qu’est-ce que c’est que ce remue-ménage de meubles là-haut ? Est-ce que les voisins se battent ? — Puis il s’écria : — Mais non ! c’est un tremblement de terre ! Voilà le cinquième que j’ai depuis que je suis au monde. À Médéah, cela allait si bien que j’ai été obligé de sortir de peur que les murs ne me tombassent sur la tête. — Comme dans les tragédies de Racine, dit Victor. Et cependant tous deux sortirent. Devant la porte du général trois vieilles femmes se lamentaient et criaient : C’est la fin du monde. Tout Saint-Hélier était sur pied. Bon nombre de jersiais ne se sont pas couchés, disant que la terre tremblait toujours trois fois de suite, et se tenant prêts.

Le général hongrois Mezzaros qui demeure à Saint-Luke a été averti du tremblement de terre par son armoire qui a failli lui tomber sur la tête. Le lendemain en m’éveillant j’ai vu une souris morte au beau milieu de ma chambre. C’est le seul désastre qu’ait causé ce terrœ motus.

Une vieille femme m’a dit : Voilà quatre-vingts ans que je vis, et je n’ai jamais quitté l’île, et je n’ai jamais vu cela. C’est un drôle de temps.

D’autres vieillards jersiais ont mémoire d’un tremblement de terre arrivé en 1779. Un d’eux m’en parlait et ajoutait : — Je viens de passer toute ma journée à chercher des vers qu’on fit alors sur ce tremblement. C’était une fort jolie épigramme.

Ô dix-huitième siècle ! Dieu fait un tremblement de terre, l’homme riposte par un quatrain.




VII


Jersey, 29 mai 1853.

Tout à l’heure je voyais passer sur la route devant ma maison des charrettes ornées de branches de chêne. Je me suis approché d’un charretier, et je lui ai dit : — Pourquoi ces branches d’arbre sur votre cheval ? — Il m’a répondu avec son accent jersiais : — Il y a eu un roi qui s’est caché dans un chêne un 29 mai, c’est aujourd’hui le 29 mai, et nous mettons du chêne à nos voitures. — Et il a passé outre.

Je me suis souvenu alors que le 29 mai 1651, Charles II, battu par Cromwell à Worcester, s’était après la bataille caché au creux d’un chêne. Neuf ans plus tard, ce Charles II a régné, il a dressé les gibets et les échafauds, coupé force têtes, vendu Dunkerque à Louis XIV, avili le parlement, fait battre l’Angleterre par la Hollande dans la grande bataille navale des quatre jours, du 1er au 4 juin 1666 ; les bâtards ont pullulé autour de son lit, et son règne, outre le sang, a été une longue orgie. Il a été faible comme Louis XIII, libertin comme Louis XV et féroce comme Louis XI. Et aujourd’hui, après deux cents ans, un peuple se souvient encore de cet homme autrement que pour le haïr. Ô entêtement de cette vieille race anglo-normande ! Solidité des préjugés ! Que de Chine il y a dans l’Angleterre !




VIII


1853.

Ce matin 13 juin, je déjeunais. Un homme a demandé à me parler en particulier. Je l’ai reçu. Il m’a dit avec un accent alsacien : Je m’appelle Schmidt, je suis d’un endroit près de Sarreguemines, je suis tailleur, je demeurais rue Rochechouart, je suis proscrit de décembre. J’étais avec Miot sur le Duguesclin, c’est un hasard que je n’aie pas été à Cayenne, enfin me voilà ; j’ai passé un an à Londres, je suis ici depuis cinq semaines ; je n’ai pas d’ouvrage, et puis ce qui se passe en France me fait mal ; je veux en finir, j’en ai assez de tout cela ; j’ai coupé mes moustaches, je vais aller à Paris, et je ferai un coup. — C’était un homme d’une quarantaine d’années, calme, basané, robuste, l’air froid et résolu. Je lui ai dit : Comment irez-vous à Paris ? — Il m’a répondu : J’ai un faux passeport. Et il a tiré de sa poche un passeport au nom de Frédéric Laibrock, délivré par le vice-consul Laurent en date du 12 mai 1853. Il me dit en me montrant dans un coin la signature Laibrock : J’ai contrefait mon écriture. — Je repris : Que voulez-vous faire ? — Il me dit : Tuer l’homme.

Je lui ai défendu de faire cela, et lui ai donné toutes les raisons. Il s’en est allé en me disant : — Je ferai ce que vous voudrez. Je ne me suis ouvert qu’à vous seul. Et je suis venu vous voir avec l’idée que je ferais ce que vous me diriez. Vous me dites de ne pas tuer Bonaparte, ça vous regarde ; vous savez ça mieux que moi. Je ne le tuerai pas.

Au moment de partir, il m’a pris la main en disant : — J’étais résolu. Vous m’avez changé. Il était mort comme vous êtes là. C’est drôle que ce soit vous qui sauviez la vie à cet homme-là.

Il m’a quitté en ajoutant qu’il irait toujours à Paris, mais pour trois jours seulement, et qu’il serait de retour à Jersey dans dix jours.

Ce Schmidt est ce même tailleur qui, à lui seul, désarma le poste Rochechouart.




IX


Jersey, 26 mars 1854.

J’ai vu successivement passer chez moi, et, selon les hasards de la vie et les oscillations de la destinée, j’ai reçu dans ma maison, quelquefois dans mon intimité, des chanceliers, des pairs, des ducs, Pasquier, Pontécoulant, Montalembert, Bellune, et des grands hommes, La Mennais, Lamartine, Chateaubriand ; des présidents de république, Manin ; des gouvernants de révolution, Montanelli[3], Arago, Héliade[4] ; des généraux de peuples, Louis Blanc, Mierolawski, et des artistes, Rossini, David d’Angers, Pradier, Litz, Meyerbeer, Delacroix ; des maréchaux, Soult, Mackau, et des sergents, Bony, Heurtebise ; des évêques, le cardinal de Besançon, M. de Rohan, le cardinal de Bordeaux, M. Donner, et des comédiens, Frédérick Lemaître, Mlle Rachel. Mlle Mars, Mme Dorval, Macreadyi ; des ministres et des ambassadeurs, Molé, Guizot, Thiers, lord Palmerston, lord Normanby, M. de Ligne, et des paysans, Claude Durand ; des princes, altesses impériales et royales, altesses tout court, le duc d’Orléans, Ernest de Saxe-Cobourg, la princesse de Canino, Louis, Charles, Pierre et Napoléon Bonaparte, et des cordonniers, Guay ; des rois, Jérôme de Westphalie, Max de Bavière, et des faiseurs de tours en plein vent, Bourillon ; j’ai eu quelquefois en même temps dans mes deux mains la main gantée et blanche qui est en haut, et la grosse main noire qui est en bas, et j’ai reconnu qu’il n’y a qu’un homme.

Après que tout cela a passé devant moi, je suis dans l’exil, heureux d’y être, et je dis que l’Humanité a un synonyme : Égalité, et qu’il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive s’incliner : le génie, et qu’une chose devant laquelle on doive s’agenouiller : la bonté.


  1. Par MM. d’Haussonville et Thomas. (Note de Victor Hugo.)
  2. Le nombre est resté en blanc dans le manuscrit. (Note de l’éditeur.)
  3. Montanelli, écrivain italien, triumvir en 1849 avec Guerrazzi et Mazzoni, condamné par contumace lorsque le grand-duc de Toscane fut restauré. (Note de l’éditeur.)
  4. Héliade, écrivain roumain, célèbre par ses poésies, ses satires et ses traductions, fit partie, en 1848, d’un gouvernement révolutionnaire et dut s’expatrier lorsque la révolution fut vaincue par la Russie. (Note de l’éditeur.)