Choses vues/1849/Portraits

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 54-57).


PORTRAITS.


I

VICTOR COUSIN.


Cousin a de l’imagination à la dose gênante ; trop pour un philosophe, pas assez pour un poëte.

Cousin est un esprit tenace et faux. Pour lui-même grand orateur, pour ses amis grand parleur, pour moi grand bavard. Son talent n’a que de la surface. Il parle clairement et pense obscurément. Il veut et ne veut pas, va et vient, affirme et nie, accorde et conteste, vole de ci et de là, bourdonne à toute question, se heurte à toute vérité, se cogne à toute vitre. Déclamateur, banal, bouffi de lieux communs, rogue et pédant. Il est méchant, mais il est faible. Il fait ce qu’il peut, mais il ne peut qu’un avortement. Il veut faire une blessure et ne fait qu’une piqûre. Professeur, académicien, pair de France, ministre, jamais on n’a vu sortir une idée de sa tête, cette outre sonore. Il a toute la prétention d’un philosophe, toute l’apparence d’un charlatan, et toute la réalité d’un cuistre.




II

M. DE CASABIANCA.


M. de Casabianca était un avocat de Bastia ou d’Ajaccio. Il fut nommé représentant et vint à Paris. Il se logea rue Boursault, no 12, il s’installa dans cette maison avec sa femme et six longues filles noires qu’il avait, et une vieille servante corse qui monta les escaliers pendant six mois coiffée des mêmes nattes jamais défaites et du même mouchoir jamais lavé. Personne n’a jamais pénétré à fond dans ce logis. Ces gens couchaient tout habillés, père et mère et filles dans la même chambre, à peu près dans les mêmes lits. Comment ils mangeaient, comment ils buvaient, comment ils vivaient, la chambre point balayée, la cuisine encombrée d’ordures, les vaisselles égueulées, les chaises dépaillées, pas de linge dans les armoires, pas de draps aux lits, les matelas à cru, les jupes qui servaient de torchons, les torchons qui servaient de jupes, les vieux plumeaux dans les coins, les toiles d’araignées aux vitres, la crasse, la cendre, la poussière, la couleur qu’avaient les murs, l’odeur qu’avaient les meubles, cela faisait horreur, cela tenait de la taverne et de la caverne.

C’était un tas sordide, un groupe de Callot, une halte de bohémiens. Au milieu de ce bouge allait et venait le Casabianca, grand, maigre, pâle, grisonnant, avec son profil de mouton, ses gros yeux bleus, son air naïf, discret et rapace. Quand on sonnait, la porte s’entr’ouvrait, et laissait voir la figure farouche d’une grande fille noire qui refermait la porte et s’enfuyait. Si l’on persistait à sonner, la porte se rouvrait, et si l’on demandait M. de Casabianca, une vieille femme sèche, Mme  de Casabianca en personne, vous apparaissait et vous répondait : — M. de Casabianca ? on ne peut le voir. Il est en train de faire son grand discours.




III

M. MOLÉ.


Le passant qui, dans l’été de 1849, eût rencontré, vers deux heures après midi, sur le pont de la Concorde, une lourde berline bleue sans laquais, menée par un cocher en capote brune et traînée par deux grands vieux chevaux noirs, eût pu apercevoir, seul et rencogné dans l’angle à droite de cette voiture, un vieillard blême, ridé, à profil d’oiseau, affublé de conserves vertes garnies de taffetas. Un moment après, il eût pu voir cette berline s’arrêter devant la grille de l’Assemblée nationale, la portière s’ouvrir, et s’élancer lestement à terre une espèce de jeune homme en petite redingote noire et en chapeau gris, un stick à la main. Ce vieillard et ce jeune homme, c’était M. Molé.

En entrant à l’Assemblée, M. Molé ôtait ses besicles.




M. Guizot écoutant M. Molé parler à la tribune disait un jour : — Des arguments, mais pas d’idées, des raisons, mais pas d’éloquence. C’est un arbre qui a des branches et point de feuilles.

M. Guizot croyait définir M. Molé ; il définissait l’hiver.

Sec et froid, voilà en effet tout le cœur de cet homme d’État.




IV

LA PRINCESSE SOMAÏLOFF.


La princesse Somaïloff est une russe assez belle, mais fort brune, à la peau tannée ; de plus insolente. Elle était l’an dernier à Bologne où se trouvait aussi la comtesse d’Agout, française des plus blanches. Un jour, dans un salon, Rossini qui hait les russes de cette bonne haine du chat pour le chien et du midi pour le nord, entendit Mme  Somaïloff, fort décolletée elle-même, s’extasier sur la beauté et l’éclat des épaules de Mme  d’Agout.

— Vous avez raison. Madame, dit-il ; vous voyez la différence du satin de Paris au cuir de Russie.




V

M. LE DUC D’HARCOURT.


M. le duc d’Harcourt venait à l’épaule de M. Thiers. Il était impossible de voir un plus petit homme et un plus grand nom. M. d’Harcourt avait l’œil vif, le nez pointu, les cheveux gris, le sourire fin, les manières aisées et simples, l’air d’un grand seigneur et d’un bon homme. Ses opinions dépassaient le libéralisme. Un jour, à propos de la Pologne, il fit contre les rois d’Europe une telle sortie que M. Pasquier le rappela à l’ordre. M. d’Harcourt se contenta de lui jeter un regard d’ancien duc à nouveau duc.

À la Chambre des pairs il ne restait jamais en place, il allait et venait sans cesse, ses deux mains dans les goussets de son pantalon gris, le collet de son habit de pair rabattu sur ses épaules, un bonnet de velours vert sur la tête. Un de ses fils, Jean d’Harcourt, était dans la marine, et bon officier.

M. d’Harcourt, presque républicain, affectait certaines façons suprêmes, il faisait partie du groupe de pairs qui portait le collet de velours noir à broderie étroite ; ce velours noir était ménagé à dessein par les anciens pairs pour laisser voir la place des fleurs de lys, ce qui indiquait la date de leur pairie. Sous la restauration le collet et les parements des pairs étaient brodés de fleurs de lys d’or et le collet et les parements des députés de fleurs de lys d’argent. Les pairs depuis 1830 couvraient collet et parements de broderies qui laissaient à peine voir le velours. Ce collet séparait les anciens orgueils des vanités nouvelles. M. d’Harcourt n’était pas inaccessible à ces misères. Du reste intelligent, cordial, généreux ; il ne battait personne à terre. Il fut clément pour Teste. La tribune lui venait au menton, mais il avait des idées, de la chaleur d’âme, et se haussait peu à peu. Il commençait par être petit et finissait par être grand. Au rebours des opinions reçues, il avait une haute idée de la Chambre des pairs comme pouvoir. Il me dit un jour : Si cette Chambre voulait, elle ferait tout. Elle a la parole comme la Chambre des députés et la durée comme le roi.

La république de février le fit ambassadeur à Rome. M. d’Harcourt était fort laborieux. À Gaëte, pendant l’exil du pape, il recopiait lui-même de sa main toutes ses dépêches. Il est vrai que la légation était désorganisée et qu’il n’avait pas de secrétaire.

Même à travers les choses folles et violentes que la réaction lui imposait contre les républicains de Rome, son vieux levain anti-monarchique lui restait. Le jour de la fête du roi de Naples, il se dispensa d’aller au baise-main, et par son ordre le Ténare, qui était mouillé dans la rade, ne se pavoisa ni ne salua.

Cette haine lui venait, disait-on, d’un mot de Louis XVIII. Louis XVIII l’avait surnommé le duc-mouche. M. d’Harcourt dit : la mouche piquera. Par représailles il appelait Louis XVIII le roi-cachalot.