Choses vues/1849/Louis Bonaparte et Béranger

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 1-2).


1849.


LOUIS BONAPARTE ET BÉRANGER.


1er janvier 1849.

Avec les meilleures intentions du monde et une certaine quantité très visible d’intelligence et d’aptitude, j’ai peur que Louis Bonaparte ne succombe à sa tâche. Pour lui la France, le siècle, l’esprit nouveau, les instincts propres au sol et à l’époque, autant de livres clos. Il regarde sans les comprendre les esprits qui s’agitent, Paris, les événements, les hommes, les choses, les idées. Il appartient à cette classe d’ignorants qu’on appelle les princes et à cette catégorie d’étrangers qu’on appelle les émigrés. Au-dessous de rien, en dehors de tout. Pour qui l’examine avec attention, il a plus l’air d’un patient que d’un gouvernant.

Il n’a rien des Bonaparte, ni le visage, ni l’allure ; il n’en est probablement pas. Quand on se rappelle les habitudes aisées de la reine Hortense et que l’on combine les dates, on remonte à l’amiral Verhuell. La reine Hortense a rapporté de là le président actuel de la République. — C’est un souvenir de Hollande ! me disait hier Alexis de Saint-Priest. Louis Bonaparte a, en effet, la froideur hollandaise.


Louis Bonaparte ignore Paris à ce point qu’il me disait la première fois que je l’ai vu : — Je vous ai beaucoup cherché. J’ai été à votre ancienne maison. Qu’est-ce donc que cette place des Vosges ? — C’est la place Royale, lui dis-je. — Ah ! reprit-il, est-ce que c’est une ancienne place ?


Il a voulu voir Béranger. Il est allé deux fois à Passy sans le trouver. Son cousin Napoléon a mieux deviné l’heure et a rencontré Béranger au coin de son feu. Il lui a demandé : — Que conseillez-vous à mon cousin ? — D’observer la Constitution. — Et que faut-il qu’il évite ? — De violer la Constitution. Béranger n’est pas sorti de là.

Quand le prince a été parti, Béranger a dit à sa servante : — C’est que je suis républicain !

Béranger est toujours le même : spirituel, ironique, indifférent, à peu près franc, à peu près bon, entre Diogène et Voltaire. Après tout plutôt le vaudevilliste de la bourgeoisie que le chansonnier du peuple. Il a trois ou quatre vraiment belles chansons, excellentes d’inspiration et de style. On les croirait venues d’un plus vaste esprit, à les voir souples, vertes et fermes comme des branches poussées dans un bois.

Ayant voulu être pauvre et rester pauvre, et faire de pauvreté vertu, il a tort de dîner en ville. — Fort bien ! fort bien ! disait Armand Carrel, Béranger par-ci, Béranger par-là ! Il ne rend toujours pas les dîners qu’il reçoit.




Mardi 9 janvier 1849.

Aujourd’hui, vers trois heures, comme je sortais de l’Académie pour aller à l’Assemblée nationale, j’ai rencontré sur le quai Voltaire Béranger avec sa houppelande brune et son chapeau à larges bords. Il m’a accosté en me disant : — D’où venez-vous comme cela et où allez-vous ? — Je lui ai répondu : — Le lieu d’où je viens, vous devriez y entrer, et le lieu où je vais, vous n’auriez pas dû en sortir.