Choses vues/1847/Notes éparses (1)

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 240-241).


NOTES ÉPARSES.


Le prince Elim Mestzchersky disait à Émile Deschamps : — Avec les glaces de Pétersbourg et le soleil de Crimée, la Russie a les deux grandes conditions de santé, la tête froide et les pieds chauds. — Vous oubliez la troisième, dit Émile Deschamps, elle n’a pas le ventre libre (la Pologne).




L’autre jour, j’étais dans mon cabinet à travailler. On m’apporte une lettre ainsi conçue :

« J’envoie à M. le vicomte Victor Hugo un billet pour le bal du 15 février donné à… au profit des pauvres. Prix : 20 francs. Mon domestique attendra la réponse.

« La comtesse de L. »

J’ai mis un napoléon sous cachet et j’ai écrit ceci sur l’enveloppe :

Voici mes vingt francs, comtesse,
Quoi qu’on puisse en vérité,
Manquer à la charité
Qui manque à la politesse.

Puis j’ai fait remettre la chose au laquais.




3 mars. — Rembrandt n’aimait pas qu’on regardât sa peinture de près. Il repoussait les gens du coude et disait : — Un tableau n’est pas fait pour être flairé.




5 mars. — La reine Victoria vient d’ordonner dans toute l’Angleterre un jour de jeûne liturgique et d’humiliation pour obtenir de la divine providence qu’elle daigne ne plus appesantir son bras sur l’Irlande. — Quelle dérision, l’Angleterre jeûne pour l’Irlande qui meurt de faim ! Ne jeûnez pas, nourrissez-là !




8 mars. — Le 20 février on a vu à Rome ce qui ne s’y était jamais vu, un ambassadeur du turc au pape.

L’ambassade de Bajazet à Innocent VIII fut purement politique. Celle-ci est purement cordiale. L’ambassadeur s’appelle Chékib-Effendi. Le sultan et le pape ont échangé des promesses d’amitié. Encore un pas de l’esprit civilisateur en dehors de l’esprit catholique. Et ce pas s’est fait à Rome.




5 avril. — Le comte Roy vient de mourir. Il avait deux millions cinq cent mille francs de rente. Il vivait avec deux cent mille francs par an. — C’est dommage, disais-je hier, qu’un poëte n’ait jamais deux millions de rentes. On verrait. Ce serait un beau spectacle qu’une grande imagination se jouant dans une grande richesse. — Oh ! s’est écrié Théophile Gautier, si j’avais deux millions de rente, je voudrais que Paris passât sa vie, assis sur son derrière, à me les regarder manger !