Choses vues/1847/Béranger

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 288-289).


BÉRANGER.


4 novembre 1847.

Aujourd’hui s’est faite l’installation de l’École normale, rue d’Ulm. M. Dubois m’avait prié d’y assister. Comme j’en sortais, je vois venir à moi, dans le couloir qui mène à l’escalier, un homme que je ne reconnais pas d’abord, face rouge, ronde, œil fin et vif, longs cheveux grisonnants, soixante ans passés, bouche bonne et souriante, vieille redingote brune mal boutonnée ; grand chapeau de quaker à bords larges ; à l’embonpoint près, quelque ressemblance avec mon frère Abel : c’était Béranger.

— Eh bonjour, Hugo !

— Eh bonjour, Béranger !

Il me prend le bras. Nous allons.

— Je vais vous conduire un bout de chemin, me dit-il ; avez-vous une voiture ?

— Mes jambes.

— Eh bien, moi de même.

Nous prenons par l’Estrapade. Rue Saint-Jacques, deux hommes vêtus de noir nous accostent.

— Diable ! me dit Béranger, voilà deux cuistres ! — l’un barbiste, l’autre membre de l’Académie des sciences. Les connaissez-vous ?

— Non.

— Heureux homme ! Hugo, vous avez toujours été heureux !

Les deux « cuistres » nous quittent après des bonjours. Nous montons par la rue Saint-Hyacinthe.

Béranger reprend :

— Vous avez donc été forcé, le mois passé, de faire l’éloge d’un grand homme du quart d’heure, mort entre son confesseur, sa maîtresse et son cocu ?

— Ah çà ! dis-je, vous mériteriez de ne pas être puritain. Ne parlez pas ainsi de Frédéric Soulié, qui était un talent sérieux et un cœur sans fiel.

— Au fait, répond Béranger, je disais une bêtise pour faire de l’esprit. Je ne suis pas puritain. Je hais cette engeance. Qui dit puritain dit méchant.

— Et surtout sot. La vraie vertu, la vraie morale et la vraie grandeur sont intelligentes et indulgentes.

Cependant nous passons la place Saint-Michel et nous entrons, toujours bras dessus, bras dessous, rue Monsieur-le-Prince.

— Vous avez bien fait, me dit Béranger, de vous en tenir à la popularité qu’on domine. Moi j’ai beaucoup de peine à me soustraire à la popularité qui vous monte dessus. Quel esclave qu’un homme qui a le malheur d’être populaire de cette popularité-là ! Tenez, leurs banquets réformistes, cela m’assomme, et j’ai toutes les peines du monde à n’y pas aller. Je donne des excuses : je suis vieux, j’ai un mauvais estomac, je ne dîne plus, je ne me déplace pas, etc. — Bah ! Vous vous devez ! il faut qu’un homme comme vous donne ce gage ! — Et cent autres et cætera. Je suis outré, quoi ! Et cependant il faut faire bonne mine et sourire. Ah çà ! mais c’est tout simplement le métier d’ancien bouffon de cour ! Amuseur de prince, amuseur de peuple, même chose. Quelle différence y a-t-il entre le poëte suivant la cour et le poëte suivant la foule ? Marot au xvie siècle, Béranger au xixe, mais, mon cher, ce serait le même homme ? Je n’y consens pas. Je m’y prête le moins que je peux. Ils se trompent sur mon compte. Je suis homme d’opinion, et non homme de parti. Oh ! je la hais, leur popularité ! J’ai bien peur que notre pauvre Lamartine ne donne dans cette popularité-là. Je le plains. Il verra ce que c’est. Hugo, j’ai du bon sens, je vous le dis, tenez-vous-en à la popularité que vous avez ; c’est la vraie, c’est la bonne. Tenez, je me cite encore. En 1829, quand j’étais à la Force pour mes chansons, comme j’étais populaire, il n’était pas de bonnetier ou de gargotier ou de lecteur du Constitutionnel qui ne se crût le droit de venir me consoler dans mon cachot. — Allons voir Béranger ! — Tiens ! si j’allais voir Béranger ! — On venait. Et moi qui étais en train de rêvasser à nos bêtises de poëtes et de chercher un refrain ou une rime entre les barreaux de ma fenêtre, au lieu de trouver ma rime, il me fallait recevoir mon bonnetier. Pauvre diable populaire, je n’étais pas libre dans ma prison ! Oh ! si c’était à recommencer ! Comme ils m’ont ennuyé !

Tout en devisant, nous avions pris la rue Mazarine, et nous étions à la porte de l’Institut, où j’allais. C’était jour d’Académie.

— Entrez-vous ? lui ai-je dit.

— Oh non !

Et il s’est enfui.