Choses de guerre
La Revue bleuetome 49 (p. 356-365).
CHOSES DE GUERRE
(1870).

Toute la nuit, ils défilèrent le long de la route, harassés, épuisés, affamés, trainant la jambe, avançant à grand’peine. On n’entendait ni un chant ni un cri.

Au milieu de la nuit la pluie cessa ; mais elle avait détrempé les chemins, semant partout de larges flaques d’eau boueuse. À vrai dire, nul ne s’occupait de l’eau ni de la boue. On voulait achever l’étape. De rang en rang, le bruit avait couru que l’étape était Madréville ; et maintenant, tous, depuis le colonel jusqu’au dernier troupier, ne songeaient qu’à Madréville.

On marchait toujours. La capote et la tunique étaient transpercées, les bretelles du sac pesaient sur l’épaule, les souliers ramassaient d’énormes mottes de terre. Sur les talus, de place en place, un soldat s’arrêtait. Il essayait encore de faire quelques pas, mais il ne pouvait suivre et restait en arrière, boitant, éclopé. Enfin, à un détour du chemin, définitivement vaincu, il s’affalait dans le fossé.

— Tant pis, dit à Marcel un de ses compagnons, un tout jeune fantassin imberbe, aux cheveux blonds, aux traits doux, presque efféminés, tant pis, ils feront de moi ce qu’ils voudront. Je ne peux avancer. J’aime mieux crever ici.

— Je porterai ton fusil, lui dit Marcel. Sois raisonnable, fais un petit effort. Dans une heure, nous serons à Madréville.

— J’aime mieux crever ici. Mes pieds sont en sang, et je ne puis faire un pas de plus.

— Allons ! appuie-toi sur moi.

— Je te répète que j’aime mieux crever… Non ! je garde mon fusil, Au moins, si on m’embête, je pourrai me faire sauter la tête.

Et il se coucha, son fusil entre les jambes, l’air morne et résolu.

On avançait cependant. La tête de la colonne ne ralentissait pas sa marche. Mais les hommes tombaient, de plus en plus nombreux, de chaque côté du chemin. Les chefs s’y habituaient maintenant, et les camarades ne se préoccupaient pas des traînards. On ne pensait plus qu’à soi. Dans les rangs on répétait : « Madréville, Madréville ! »

Les officiers eux-mêmes étaient épuisés. Minotel, le petit lieutenant, était tout blême. Parfois, perdant courage, il prenait le bras du sergent-major et se traînait ainsi quelques pas ; mais, sentant que les hommes de sa compagnie le regardaient, par un suprême effort il tâchait de marcher seul, faisant bonne contenance pour ne pas perdre son prestige.

Tout d’un coup, sur une petite colline, on aperçut quelques maisons groupées ; le toit d’une église, des chaumières… Enfin ! c’était Madréville !

Halte ! Les fusils en faisceaux !… Un ébranlement passa dans les rangs, comme un souffle de délivrance. Il y eut un cliquetis d’armes. Les hommes se laissèrent tomber par terre, au hasard, dans la boue détrempée, dans les chaumes, sur le pavé de la route.

L’aube apparaissait enfin. C’était comme une vague traînée blanche à l’horizon. Après la pluie de La nuit, la journée promettait d’être radieuse. Au loin, les alouettes commençaient à chanter ; et une légère vapeur s’élevait, comme un nuage transparent, du fond de la vallée.

L’arrivée de la troupe avait stupéfié les paysans. Ils se tenaient devant leurs portes, silencieux et inertes, presque hostiles. Quelques-uns cependant avaient apporté de l’eau dans des brocs.

— Ah çà ! nous prends-tu pour des grenouilles, mal bâti ! s’écria un sergent chevronné. Allons, ôte ça, et sers-nous du vin et du pain. Nous te payerons.

— Mais je n’ai rien, mon sergent, balbutia l’homme, un vieux paysan à la face tannée, plus sillonnée de rides qu’une vieille pomme. Mais je n’ai rien. Ces gueux de Prussiens nous ont tout pris.

— Ah ! canaille ! Eh bien, nous verrons si tu n’as rien. Allons ! où est ta baraque ?

— Ma baraque est à moi, dit le paysan.

Et il se planta résolument devant la porte.

Quand il s’agit de défendre leur bien, ces timides deviennent des lions.

— Enlevez-le ! dit brutalement le sergent.

En un clin d’œil, le villageois fut enveloppé et solidement maintenu, pendant que le sergent et ses hommes fouillaient partout.

Ils n’eurent pas besoin de fouiller longtemps. Après quelques minutes de recherches, ils triomphèrent. Derrière un vieux bahut, deux gros pains de quatre livres et, dans les combles, quelques quartiers de lard.

— Ah ! brigand ! tu mériterais d’être fusillé, s’écria le sergent. Mais je te pardonne. Tiens ! voilà pour payer ton lard et ton pain.

Le soleil commençait à poindre. On pouvait distinguer à perte de vue, le long des arbres de la route, des groupes de soldats qui arrivaient en pressant le pas. Pourtant ils n’avançaient pas vite, et on les voyait de loin cheminer en boitant, tête basse, l’air misérable, la capote souillée de boue.

Le colonel et quelques officiers étaient montés sur le revers de la colline et, avec leurs lorgnettes, la carte à la main, ils exploraient l’horizon.

Soudain, comme un tourbillon, une troupe de cavaliers arriva ventre à terre au milieu du village, près de l’église.

— Place ! place !…

Un soldat qui ne s’était pas rangé assez vile reçut un coup de pied de cheval… C’était le général qui arrivait.

— Le colonel ? demanda-t-il.

Déjà le colonel était là.

— Vous avez laissé beaucoup de traînards sur la route… Pourquoi ?

— Mais, mon général, l’étape était longue ; et, depuis trois jours…

— Dans une heure, nous allons avoir ici toute l’armée prussienne. Vous êtes en première ligne. Ainsi, attention ! il faudra tenir ferme. Pas de mouvement offensif à faire ; mais seulement tenir. Faites créneler les maisons. Je vais vous envoyer de l’artillerie. Vous avez des munitions, n’est-ce pas ?

— Oui, mon général, mais nous n’avons pas de vivres.

— Des vivres ! que voulez-vous que j’y fasse… Enfin ! tenez bon ! Dans trois heures, le 97e débouchera sur votre droite. Il faudra tenir jusque-là.

Puis, sans écouter la réponse, il tourna bride, et repartit au grand galop de son cheval.

— Messieurs, dit le colonel, je compte sur vous. Pas une minute à perdre. Les maisons en état de défense, avec des meurtrières. Une barricade en avant du village. Coupez quelques arbres et mettez-les en travers de la route. Dans chaque maison des cartouches. Capitaine Morin, placez-moi une grand’garde de dix hommes. Et faites vite.

— Premier bataillon, première compagnie… dix hommes de grand’garde ! cria le capitaine Morin.

Il y eut un moment d’hésitation.

— Avez-vous entendu ? cria-t-il.

La Compagnie commença à se masser, tant bien que mal, sur la route…

— Allons ! dit le capitaine, dix hommes de bonne volonté !… Et il prit au hasard les soldats qu’il rencontrait. Toi, Lucheneau, bon ! Et le sergent Plicard ! Allons ! Plicard !… Et Daniel ! Sous-lieutenant Bosc ! prenez le commandement… À un kilomètre d’ici, pas davantage… vous entendez bien… Dès que vous verrez l’ennemi, vous vous ralliez sur le village… Pas de bêtise ; pas de dévouement inutile.

On vit cette poignée d’hommes se perdre sur la route qui s’allongeait devant eux, silencieuse et menaçante… À un demi kilomètre plus loin, elle faisait un coude… Ils disparurent… On ne devait plus les revoir…

Pendant ce temps, on mettait le village en état de défense. Les paysans, ahuris, hébétés, essayaient vainement de s’opposer à la démolition. On ne tenait pas compte de leurs prières. Même on riait de ces lamentations vaines. Comprenant bientôt leur impuissance, ils ne cherchaient plus de raisons à donner ; et, courbant la tête, assistaient à cette dévastation de toute leur existence. Passé et avenir, tout s’écroulait sous les coups de pioche qui sapaient les murs, trouaient les bois, abattaient les palissades. Certains ne se résignaient pas. Une femme criait et pleurait si fort, éperdue, traitant les soldats de brigands et d’assassins, qu’on fut forcé de l’enfermer dans une cave.

Au bout d’une heure, la barricade était terminée, les meurtrières percées, les cartouches distribuées, les capotes séchées au soleil, les baïonnettes astiquées et repassées, les fusils mis en état. Les hommes se sentaient plus dispos. Ils n’avaient plus faim. Des pains trouvés chez l’habitant, avec des pommes de terre, des quartiers de lard fumé, les vivres du sac, un peu de café, quelques gouttes de l’eau-de-vie frelatée que débitait le cabaretier du village : il y a de quoi renaître à la vie quand on est jeune.

Cependant le colonel interrogeait du regard l’espace qui s’étendait devant lui.

— Et leur sacrée artillerie qui n’arrive pas !

Il tirait sa moustache blanche avec rage, fumant sa pipe de bruyère par larges bouffées saccadées. On n’osait pas s’approcher, car on le voyait de méchante humeur.

Soudain, à la grand’garde, un coup de fusil, puis un autre, puis toute une salve ; et, presque au même moment, débouchant de la route en faisant trembler le sol, une troupe de hussards prussiens, cent hommes environ. Ils se précipitaient, bride abattue, sur le village.

À peine furent-ils aperçus qu’ils furent accueillis par une violente fusillade. Aussitôt ils firent demi-tour ; ils avaient vu la barricade et ne voulaient pas venir s’y heurter. Ils n’étaient guère qu’à deux cents mètres des Français, quand ils tournèrent bride, passant par les fossés, les champs, les haïes, et détalant aussi rapidement qu’ils étaient venus.

Mais la fusillade avait porté : des chevaux sans cavalier se dispersaient dans la plaine, galopant au hasard. Un de ces chevaux se précipita, affolé, au milieu de la barricade, et tomba parmi les branches, écumant, soufflant, l’œil hagard. Il avait une balle dans le poitrail, et le sang noir coulait en abondance par un gros jet intermittent.

Un peu plus loin, on entendait un blessé qui criait : Hilf ! hilf ! Mais, au lieu de l’aider, ses camarades, dans l’entraînement de la fuite, le foulaient aux pieds de leurs chevaux et précipitaient leur retraite.

Marcel put voir distinctement un hussard dont le bras avait été brisé par une balle. Il vacilla, essayant vainement, avec la main gauche, de se raccrocher à la selle. Enfin, après une courte lutte, il s’abandonna ; mais les étriers tenaient encore, et il était traîné par le cheval qui continuait à galoper, et on voyait sa tête bondir et rebondir sur le pavé, avec des soubresauts étranges, pendant que les autres, ceux que la fusillade n’avait pas atteints, le bousculaient sans pitié.

L’attaque et la riposte n’avaient pas duré une minute. Bientôt tout rentra dans le silence ; on entendait seulement le galop des chevaux, de plus en plus lointain, se perdre sur la route.

— Ah ! les gredins ! ils ont sabré notre grand’garde, s’écria le colonel !

Puis, s’adressant au commandant :

— Les soldats tirent trop haut. Avez-vous vu ? Nous aurions dû en démolir deux fois plus, s’ils avaient mieux visé.

— Qu’est-ce que nous ferons des blessés qui sont devant nous ?

— Avez-vous vu ces imbéciles de hussards ? Si ça ne fait pas pitié ! Une charge contre un village fortifié ! Enfin, si vous y tenez, allez cueillir ces blessés… Moi, je vais voir ce qu’ils ont laissé de notre grand’garde…

— Mon colonel ! pas d’imprudence.

Il haussa les épaules, et s’éloigna au petit galop de son cheval.

Cependant les deux médecins du régiment, aidés de quelques hommes, allèrent ramasser les hussards que la fusillade avait abattus. Ils les rapportèrent sur les fusils. Un de ces hommes, un beau garçon à moustache blonde, avait une plaie au front. Il râlait. Un autre avait la cuisse cassée, et, malgré la souffrance, tâchait de ne pas gémir. D’autres, blessés moins grièvement, effarés, anxieux, claquaient des dents, saisis à la fois par la douleur et la terreur.

Le dernier blessé qu’on apporta fut un hussard, tout jeune, âgé de dix-neuf ans à peine. Il avait une plaie au ventre. Les yeux hagards, il demandait à grands cris qu’on l’achevât. Il parlait un peu français : Pardône, Franzose, pardône !

— Il sera mort dans quelques heures, dit le major au capitaine Jacob. Que faut-il en faire ? Le mieux serait de l’achever pour lui éviter ces atroces souffrances, inutiles. Pourtant, nous n’en avons pas le droit.

Et Marcel se demandait si cette blessure n’était pas son œuvre. Il se souvenait qu’au moment où les hussards approchaient, il avait visé : deux fois il avait tiré ; deux fois il avait visé. « C’est peut-être moi l’assassin, » se disait-il.

Le malheureux Allemand se tordait dans des convulsions déchirantes. On avait coupé sa chemise et sa tunique, et on voyait par le trou de la balle sortir les intestins, rouges de sang.

— Docteur, dit le capitaine Morin, enlevez cet homme, car c’est un vilain spectacle, et il ne faut pas démoraliser nos gens.

Cependant ce petit combat contre la cavalerie avait réconforté les troupiers. Ils se sentaient plus forts. Ils plaisantaient. Cette charge de hussards avait été bien amusante. Derrière les maisons et les fascines, avec de bons chassepots, on n’a rien à craindre. Si seulement ils avaient l’idée de recommencer. Et puis ils admiraient leur colonel. Il est parti, tout seul. C’est assez crâne tout de même.

Au bout de quelques minutes, on le vit revenir, au petit trot de son cheval. Dès qu’il arriva, ses officiers l’entourèrent.

— Eh bien, mes enfants, enlevés ! Ils nous ont enlevé notre grand’garde, Le lieutenant a été tué. Plicard a eu la tête fendue par un grand coup de sabre. Quant aux autres, ils ont disparu. On les a fait prisonniers, sans doute… Mais, au fait, il y a des prisonniers… il faut les interroger.

— Nous avons un soldat qui parle admirablement l’allemand, dit le capitaine Morin, c’est l’Alsacien Marcel Freund.

— Eh bien, dit le colonel, il va nous aider.

Marcel et le soldat prussien furent amenés devant le colonel.

Le prisonnier blessé n’avait que des contusions. Son cheval, ayant été frappé de deux balles, avait roulé par terre. Il avait été pris sous le ventre de sa monture, et, comme il n’avait pu se dégager, les chevaux l’avaient piétiné de tous côtés. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, à front bas, l’air ahuri.

En arrivant devant le colonel, il fit le salut militaire.

— Écoute, lui dit le colonel, si tu nous dis la vérité, on ne te fera pas de mal ; mais, si tu nous trompes, tu seras fusillé.

Mein Gott, mein Gott ! gémit le pauvre diable.

— D’où venait ton régiment ?

— De Sarreguemines.

— Y avait-il des Prussiens entre Sarreguemines et Madréville ?

— Madréville ; je ne connais pas Madréville.

— Madréville, c’est ici. — Y avait-il de l’artillerie ?

— Beaucoup d’artillerie.

— Mais combien de batteries ?

— Je ne sais pas.

— Et de l’infanterie ?

— Beaucoup d’infanterie.

— Et le quartier général, où est-il ?

— Ah ! je ne sais pas. Notre commandant nous a dit que nous allions à Paris.

— Est-ce que l’infanterie venait de ce côté ?

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais donc rien, triple brute !

Le malheureux ne put retenir ses larmes. Il avait un air si piteux et si craintif que le colonel et les officiers sourirent. Cela redoubla la frayeur du prisonnier.

— Qu’est-ce qu’on peut tirer d’une pareille brute ? Allons, c’est bon ; qu’on le garde avec les autres blessés.

Soudain, un sifflement passa sur le village, et un obus, à une centaine de mètres en arrière, alla s’enfoncer dans les champs.

Le colonel regarda sa montre.

— Huit heures, et pas d’artillerie ! Je jurerais bien qu’à l’état-major personne ne sait où nous sommes. Pas d’artillerie ! Quelle misère !

Un nouvel obus, plus rapproché, siffla encore. Puis un autre vint tomber en avant du village. Puis un autre, mieux dirigé, s’enfonça dans une des maisons, trouant le toit, éclatant avec fracas, blessant trois soldats et mutilant une vieille femme qui avait voulu, malgré tout, rester devant la porte de sa maison ravagée.

— Allons ! c’est la danse qui va commencer ! Et on nous abandonne ici ! Enfin, tant pis ! Messieurs, nous tiendrons tant que nous pourrons. Les hommes dans les caves, si possible, ou dispersés dans les champs. Inutile de s’exposer, et, en rase campagne, les obus ne font pas de mal. Faites hisser le drapeau d’ambulance au clocher de l’église. On y transportera nos blessés. Cela n’empêchera pas messieurs les Allemands de tirer dessus, mais au moins nous aurons la conscience tranquille.

A présent les obus tombaient dru comme grêle. Presque toutes les maisons de Madréville étaient trouées, percées de part en part. Dans quelques-unes, il y avait un commencement d’incendie. Heureusement la pluie avait mouillé les chaumes des toits et les poutres, et, comme il n’y avait pas de vent, le feu ne s’étendait pas.

Le colonel regarda sa montre.

— Au train dont ils arrangent Madréville, dans une demi-heure il n’y aura plus une maison debout. Ils nous enverront de l’infanterie… Toute la Tyre !

Il y avait déjà une quarantaine de blessés. Dans l’auberge, qui était la principale maison du village, un obus avait éclaté, blessant à la figure le capitaine Morin et tuant les deux fourriers qui étaient venus prendre les ordres du capitaine. On avait laissé les cadavres des deux fourriers. Mais que pouvait-on faire du capitaine ?

Il était étendu sur une civière ; et on lui avait mis une serviette sur la figure, car personne ne voulait voir ce hideux spectacle.

« A boire, à boire ! » gémissait-il… Le sang coulait de la figure dévastée, par le front, par Le trou où étaient le nez, les yeux et la bouche. « À boire, à boire ! » gémissait-il d’une voix indistincte. Mais ses paroles faisaient glouglou avec le sang qui sortait de partout, inondant son cou, ses vêtements. Un soldat s’approcha, et essaya de le faire boire… « Mes enfants, mes pauvres enfants ! je n’y vois plus, je suis aveugle ! aveugle ! »

De cette salle de l’auberge, où étaient deux morts et trois blessés, sortait, comme un encens hideux, une odeur fade, nauséeuse, l’odeur du sang humain ; et elle se mêlait au parfum des alcools de village et à la fumée âcre de la poudre qu’avait produite l’obus en éclatant.

Cependant le bombardement redoublait toujours. Il était à la fois furieux et méthodique. La précision n’exclut pas la vigueur. D’ailleurs les Prussiens pouvaient bombarder sans crainte : aucune artillerie n’était là pour leur répondre. Au loin, on entendait, à droite, à gauche, en avant, en arrière, le canon qui grondait, formidable. Sans doute, il s’agissait d’une grande bataille, où la défense de Madréville ne représentait qu’un épisode minuscule.

La défense de Madréville ! Mais on ne pouvait plus le défendre. Comme l’avait prédit le colonel, au bout d’une demi-heure il ne restait plus une seule maison debout. Les murs étaient troués, écroulés, éculés. Quelques pans se dressaient par-ci, par-là, à demi intacts encore ; mais ils penchaient comme des ruines. Plus de toits, plus de fenêtres. Tout était brisé, disloqué, transpercé. Partout la dévastation. Il faut trois siècles de persévérance et d’énergie à dix générations de travailleurs pour faire un village ; il suffit de quelques minutes pour le détruire.

Malgré le bombardement, le moral des soldats restait bon. Ils s’abritaient tant bien que mal ; et comme, après tout, les obus font plus de bruit que de besogne, ils prenaient l’habitude de cet orage sinistre.

Mais ce n’était qu’un commencement.

— Voilà l’infanterie ! Voilà l’infanterie !

Et aussitôt la canonnade se ralentit, sans cesser tout à fait, mais devenant plus mesurée, tandis qu’à droite et à gauche de la route, à travers champs, et sur la route même, débouchaient en bon ordre les casques prussiens. Une salve les accueillit, puis une autre, puis une autre encore. Ils continuaient à avancer ; puis subitement ils répondirent. Alors ce fut une fusillade terrible. Les sifflements des balles, bruyants et rapides, déchiraient l’air de toutes parts. Les plâtres, les maisons, le bois des fenêtres, les arbres de la roule vibraient. Parfois on entendait un son mat. C’était une balle qui touchait un soldat ; et ce bruit était suivi d’un gémissement étouffé, d’un cri ou d’un juron, quelquefois d’un grand soupir.

Au bout d’un quart d’heure, le régiment était à demi anéanti. Partout du sang, des cris, des plaintes sourdes et confuses.

Le colonel avait reçu une balle dans la main droite. Il avait entouré son poignet d’un mouchoir ; mais, indifférent à cette blessure ainsi qu’aux balles, il se prodiguait, allant partout où il voyait faiblir le feu des défenseurs de Madréville.

Le capitaine Morin râlait encore, mais plus faiblement. Le commandant Espire avait été foudroyé par deux balles.

On ne s’occupait pas des blessés, car il y avait des blessés partout. Un sergent, qui avait le bras cassé, soutenait avec la main droite son bras qui se balançait inerte, et encourageait ses hommes. Le lieutenant Minotel avait les reins cassés par une balle. Il était tombé au milieu de la grande rue, au moment où il allait chercher des cartouches. Sans pousser un cri, il avait perdu connaissance. Après quelques minutes de stupeur, il s’était à demi relevé, et, en rampant, avait pu s’adosser au mur d’une maison qui faisait un angle rentrant. Il perdait tout son sang, et sa trace dans la rue était marquée par une traînée rouge. Maintenant, il était presque à l’abri ; les balles crépitaient autour de lui sans l’atteindre, et il se disait : « Je vais mourir ici. » Il revoyait la maison paternelle où chacun lui faisait fête, ses deux jeunes sœurs, si gaies, si aimantes, et son père, le vieux capitaine, et sa fiancée, qui, le jour du départ, avait cousu dans sa tunique une petite croix. Il revoyait tout cela. Que vont-ils dire quand ils apprendront qu’à Madréville, par une belle matinée d’août, leur fils, leur frère… ? Et sa pensée, rapide, voyait déjà le facteur apportant à l’humble foyer la nouvelle de cette mort.

Le feu bien nourri et bien dirigé des chassepots avait fait des ravages terribles dans les rangs des assaillants. Ils n’osaient plus avancer. On voyait leurs chefs, brandissant l’épée nue, qui les prenaient par le collet, les rudoyant, les forçant à marcher, leur montrant le village d’où sortait une fusillade meurtrière. Mais ils ne bougeaient pas, car chaque pas fait en avant était le signal d’une nouvelle décharge, et à chaque décharge il tombait cinq, six, huit, dix d’entre eux.

— En avant ! en avant ! hurlaient Les Prussiens.

— Hardi ! Feu ! Courage ! Fusillez-les ferme ! disaient les Français.

Et ces braves gens, qui ne se connaissaient pas, qui n’avaient aucun motif de haine ou de colère, s’envoyaient la ruine, la douleur et la mort.

Et les balles pleuvaient, et l’ivresse du carnage s’était emparée de ces hommes… Ils oubliaient qu’ils étaient des hommes.

Tout à coup un grand mouvement se fit en arrière du village :

— Les voilà ! les voilà !

Le colonel regarda sa montre… C’est le 97e, sans doute.

Hélas, non ! c’étaient deux régiments prussiens. Ils avaient réussi à tourner le village. Madréville était cerné.

Jusque-là l’issue était douteuse. Maintenant la défaite était certaine.

Il y eut un grand silence qui dura quelques secondes à peine.

Les deux nouveaux régiments ennemis n’étaient plus qu’à mille mètres de Madréville. Ils commencèrent par une effroyable fusillade, qui passa comme un ouragan.

Les défenseurs de Madréville, attaqués de front, de flanc et de queue, n’avaient plus rien à espérer. La rue était pleine de cadavres. On voyait aux fenêtres, brisées et démolies, pendre des corps que les soldats avaient placés là pour faire office de matelas et amortir les balles. Le sang coulait sur les pavés, mêlé à la boue, et l’effroyable fracas de toute cette mousqueterie ne parvenait pas à étouffer les cris confus, les hurlements, les gémissements.

Cependant les hommes qui restaient debout, s’ils. avaient perdu l’espérance, avaient gardé toute leur énergie, et, rageusement, encore à peu près abrités par ce qui restait des murs et des toits, ils répondirent à la salve des Prussiens par une fusillade bien nourrie.

Les Prussiens avançaient toujours. Mais il était consolant de penser que cette attaque leur coûtait cher. Leurs rangs s’éclaircissaient ; on voyait les plus ardents courir vers le village, puis soudain s’arrêter, battre des bras et tomber. Il y en eut un qui plia sur les deux genoux, comme s’il voulait prier, et, après avoir oscillé, chancela, puis s’affaissa. Les vivants étaient forcés d’enjamber les morts ; ils s’arrêtaient au milieu de leur course pour tirer, puis repartaient de nouveau.

Ils étaient arrivés jusqu’à deux cents mètres des maisons, et Marcel pouvait voir sur leur figure bestiale et inerte l’effarement des moutons qu’on conduit à l’abattoir.

Quelques minutes après, ils étaient dans le village.

Alors ce fut une nouvelle bataille, plus acharnée encore que la première. Chaque maison, si démolie qu’elle fût, devait être prise d’assaut. La mairie, où s’étaient retranchés la plupart des officiers, fut l’objet d’un siège en règle. Le colonel, blessé au ventre, agonisait dans un coin de la salle. Le commandant Marquis, tout noir de poudre et tout rouge de sang, les deux doigts emportés et la joue transpercée, avait jeté son épée, et avec un fusil épaulait et tirait comme un simple soldat. Des coups de feu éclataient de tous côtés. Mais les assaillants, ainsi qu’une marée montante, affluaient toujours. Aussi loin qu’on pouvait voir, les casques à pointe arrivaient, et on sentait que, derrière ceux qu’on voyait, il y en avait d’autres, et d’autres encore. On avait beau en tuer, en tuer encore ; ils se renouvelaient comme par miracle.

La porte fuit enfoncée à coups de crosse. Un flot de soldats allemands s’y engouffra. « Pas de quartier ! pas de quartier ! hurlaient-ils. — Tiens, misérable ! voilà pour toi, » dit un sous-officier prussien à un blessé qui, dans les convulsions suprêmes de la dernière agonie, agitait désespérément les bras ; et il lui traversa le cou avec sa baïonnette.

Quelques coups de feu partirent du groupe des Français qui s’étaient massés dans le fond de la salle. Trois Prussiens tombèrent. Les autres, rendus furieux, déchargèrent leurs fusils à bout portant sur les soldats français qui étaient restés debout.

Puis il y eut un grand silence. Au dehors, les détonations avaient cessé.

— Hourra ! hourra !

— Hourra ! hourra ! répétèrent les hommes qui passaient dans la rue.

Une sonnerie de clairon retentit. C’était la fin de la bataille.

— Bravo, mes enfants ! bravo ! disait le commandant prussien. Bravo ! Bien travaillé ! Vous avez bien mérité de votre Dieu et de votre roi !

Et, impassible, sans se soucier des morts et des blessés, il conduisait son cheval dans la rue encombrée de cadavres et de mourants. Mais l’animal, plus humain que son maître, avançait avec précaution, presque timidement, évitant les cadavres, épargnant les blessés, et, tout tremblant de peur, l’œil hagard, il soufflait bruyamment en allongeant le cou.

Une fois l’ivresse du triomphe passée, les vainqueurs songèrent à profiter de la victoire.

Il faut laisser les mourants. Ils sont peu intéressants. Que faire avec de pauvres êtres dont le ventre est ouvert, ou la tête fracassée, dont la cervelle est à moitié en bouillie, ou dont les intestins troués sortent en désordre ; ou ceux encore dont la mâchoire est disloquée, avec l’œil pendant hors de l’orbite, tout sanglant, ou encore ceux qui, livides, ayant perdu tout leur sang, sont soulevés par le hoquet convulsif de la fin ? Il faut les laisser mourir tranquilles, sans s’encombrer. Un peu de paille suffit, quand on a de la paille.

Les autres, ceux qui ont la cuisse cassée, ou le pied broyé, ou seulement quelques doigts de moins, iront à l’ambulance, quand on pourra et comme on pourra. Que diable ! un pied ou une jambe de moins, ce n’est pas une affaire !

Enfin, ceux qui sont blessés légèrement, tant pis ; il faut qu’ils marchent. A la guerre comme à la guerre !

Marcel était parmi les prisonniers. Une balle lui avait éraflé l’oreille ; par une sorte de miracle il n’avait pas d’autre blessure.

— Vous êtes prisonniers, leur dit en bon français l’officier supérieur prussien qui commandait. Je vous rappelle le code militaire : toute désobéissance est punie de mort ; toute tentative d’évasion est punie de mort ; toute réplique à un ordre est punie de mort. On vous donnera des vivres comme à nos soldats. Je n’admets ni plaintes ni réclamations. Vous avez à faire une étape de vingt kilomètres. En route !

Il était midi. La chaleur était accablante. Il fallut repartir ; et de nouveau, comme des vaincus, courbant la tête, harassés, sans avoir bu ni mangé, humiliés par la défaite, épuisés par cet immense et inutile effort, les pieds encore sanglants de la longue étape de la veille, avec le souvenir des amis morts et la vue du drapeau conquis, suivre cette même interminable route, sous la surveillance rogue et brutale de ces hommes dont on ne comprend même pas la langue.

Quelle journée ! quelle interminable journée !

Au loin, le canon grondait, à droite, à gauche, partout… A un moment, l’escorte croisa un régiment de cuirassiers blancs. Les cavaliers, voyant que c’était un convoi de prisonniers, poussèrent un hourra d’allégresse ! Il paraît que, dans l’ensemble, la bataille était perdue pour les Français.

Pauvres enfants ! — car ce n’étaient que des enfants encore ! — S’imagine-t-on ce qu’est la douleur d’une main brisée par une balle, qui, à chaque mouvement de la marche, est ébranlée ? Les linges tachés de sang collent sur la plaie, qui gonfle, toute rouge, toute brûlante. La fièvre dévorante anéantit les forces, et il faut marcher, marcher toujours, sous un soleil brûlant, avec la honte de la défaite ; et, à chaque pas, une secousse qui fait atrocement vibrer tous les doigts endoloris et retentit jusqu’à l’épaule, comme si, à chaque pas, c’était une blessure nouvelle.

Pendant qu’ils marchaient ainsi, là-bas, dans le village, les mourants avaient été réunis dans une grange, Français et Prussiens, côte à côte ; car, si près de la mort, il n’y a plus de haines. Ils râlaient, et la vie leur échappait, goutte à goutte ; cette précieuse vie, que tant d’êtres chers avaient depuis vingt ans ménagée avec amour. Un jeune lieutenant bavarois, à la fine moustache, maintenant pâle comme un drap blanc, serrait d’une main convulsive un petit porte-feuille… Ses yeux voilés, à demi clos, ne distinguaient plus rien qu’une ombre, comme un fantôme éloigné qui se perdait là-bas, vers l’Est… Là-bas, très loin, très loin, celle qui l’aimait et qui, au départ, se haussant devant lui et lui entourant le cou de ses deux bras, avait dit : « Ne m’oublie pas ! ne m’oublie pas ! » Mais sa poitrine avait été traversée par une balle, et, chaque fois qu’il respirait, c’était comme le mouvement d’un soufflet ; et l’air entrait bruyamment dans la poitrine par le grand trou ouvert. Mais son supplice allait finir ; car il respirait de plus en plus lentement, et, malgré le grand soleil et la chaleur du jour, ses membres étaient tout froids.

Le colonel avait une balle dans le ventre, mais il ne souffrait presque plus… « Mon régiment ! mon régiment ! » répétait-il. Il avait déjà un peu de délire… « En avant !… hardi ! » Déjà les paroles expiraient sur ses lèvres. C’était comme un murmure de plus en plus faible. Il revoyait les combats de sa jeunesse et la prise de Constantine, où il était alors adjudant… Constantine !… La Kasbah !… « Hardi, les goums ! hardi ! » Mais la langue devenait pâteuse, et ce n’était plus qu’un hoquet indistinct.

D’autres, à côté d’eux, des sous-officiers, des soldats, pauvres êtres doux et naïfs, alignés le long des murs pour permettre le passage de l’artillerie et de la cavalerie, le corps fracassé, sanglant, déjà inerte, gémissaient, râlaient, se tordaient. Qui sait si tous ces gémissements et tous ces râles n’iront pas trouver là-haut quelqu’un ou quelque chose qui entend ?

Quant aux morts, on les avait entassés derrière une étable, et ils formaient une sorte de monticule hideux d’où passait, de-ci delà, une jambe mutilée, ou un pied nu, ou d’affreuses loques déchirées, mouillées de sang et de boue. Par cette chaude journée d’août, déjà les mouches bleues commençaient à bourdonner tout autour.

Marcel, avec les prisonniers, défilait sur la route. Depuis deux jours il vivait comme dans un rêve. Tout ce qu’il venait de voir, au lieu de lui inspirer de l’horreur, l’avait animé d’un sentiment nouveau qu’il ne se connaissait pas. Il découvrait au fond de son âme des dessous qui le consternaient, ; ce sang, ces menaces, ces tueries avaient jeté en lui non la haine de la guerre, mais la haine de l’ennemi. Oui, c’étaient bien des ennemis, ces hommes qui avaient vaincu, qui portaient un autre uniforme, qui obéissaient à des maîtres fanatiques et dont l’arrogance et la brutalité étaient comme une insulte de plus, plus sanglante encore que la victoire même.

Où sont les projets de fraternité humaine ? Ces Allemands, ces Prussiens sont-ils nos frères ou nos oppresseurs ? Sont-ils même des hommes comme nous ? Où est le devoir ? Faut-il les haïr ou les plaindre ? Faut-il les avoir en horreur ou en pitié ? Quoi ! la France, la chère patrie, est mutilée, sanglante, écrasée sous la sale botte de cet odieux tyran !

Alors pourquoi songer à la conciliation, à la paix, à cette chimère d’hommes libres qui vivent à côté les uns des autres, sans mitrailleuses et sans chassepots ? Où est la vérité ? où est la justice ?

Vorwärtz ! répétait durement le sous-officier… Allons ! chiens de Français, plus vite ! il faut marcher !

Voilà donc à quoi avaient abouti toutes les conceptions des philosophes, des poètes, des savants ! Avoir eu Cicéron, Sénèque, Aristote, Leibniz, Voltaire, Diderot, Montesquieu, et en arriver là, à cette barbarie, à ce massacre, à cette infamie ! Y a-t-il un progrès ? y a-t-il une civilisation ? La loi du plus fort, après tout, c’est la vérité suprême ; tout le reste n’est que de la blague.

— Tiens, conscrit, regarde-moi ça !

Celui qui interpellait Marcel était un sergent de sa compagnie, nommé Guèdre, un homme d’une force herculéenne et d’une énergie brutale, éclatant sur sa mâle figure.

Fait prisonnier brusquement par l’irruption soudaine des Prussiens dans la maison où il s’était retranché, il n’avait pas pu se défendre ; mais, au moment où le convoi de prisonniers se formait, il avait réussi, en profitant du tumulte du départ, à ramasser un sabre-baïonnette, et il le tenait sous sa capote, soigneusement caché.

— Regarde-moi ce joujou, conscrit. Voilà de quoi nous échapper pour cette nuit. Et il lui montrait le bout de la lame effilée.

A huit heures du soir, on était arrivé à l’étape où les prisonniers devaient passer la nuit. Le lendemain matin, ils devaient repartir par un train spécial pour l’Allemagne.

Pour la nuit, on parqua les prisonniers dans un camp placé près de la ville. Quatre sentinelles, le fusil chargé, les surveillaient ; et, au delà du camp, d’autres sentinelles faisaient la ronde. Cependant, pour garder les six cents prisonniers, il n’y avait guère que trois cents hommes de troupes allemandes.

— Vois-tu, conscrit, dit Guèdre à Marcel, quand on eut posté les sentinelles, tu me plais, et, si tu veux, nous filerons ensemble. La nuit est noire en diable ; il y a des nuages qui cachent la lune, et à cinquante mètres d’ici on n’est plus visible. Il ne faut pas songer à la ville : elle est gardée et bien gardée ; mais j’aperçois par là-bas un bois qui me paraît être le commencement d’une grande forêt. C’est dans le bois qu’il faut nous cacher.

— Mais comment ?

— Ah ! ce ne sera pas très facile. Tu vois cette sentinelle qui passe et repasse près de nous. Je m’approche, je lui mets la main sur la bouche : tu prends son fusil, son manteau, son casque ; moi, de mon autre main, je lui enfonce ma baïonnette dans le cou, et je ne le lâche que quand il ne remue plus. Cela prendra un quart de minute tout au plus. Personne n’aura rien vu. Je courrai au bois, tu courras après moi… Et nous serons loin quand on s’apercevra de la chose. Je sais bien que c’est risquer gros jeu ; car, si nous sommes pincés, nous n’avons rien de bon à attendre. Mais nous ne serons pas pincés. Et puis, vraiment, c’est trop dur d’être le prisonnier de ces sauvages ! Ils nous feraient languir à petit feu. Mieux vaut mourir tout d’un coup, avec vingt-cinq balles dans la carcasse, que d’être ainsi menés d’étape en étape, comme des bêtes.

La nuit était tout à fait venue. Trois sentinelles, allant et venant, surveillaient les prisonniers. Nos pauvres soldats s’étaient laissé tomber par terre et dormaient d’un lourd et cruel sommeil ; quelques-uns, ceux qui étaient blessés, gémissaient doucement, à demi-voix, comme des enfants.

Dans l’ombre, Guèdre et Marcel guettaient le soldat prussien qui repassait près d’eux.

C’était un jeune homme de vingt ans à peine, à l’air tout endormi.

Soudain, Guèdre fit un signe à Marcel, et, d’un bond, comme un chat, il sauta sur le soldat, lui serrant la bouche avec sa main et l’étouffant. En même temps, Marcel, presque aussi prompt que Guèdre, saisissait le fusil.

— À toi ! à toi ! dit Guèdre à voix basse ! Prends sa baïonnette et achève-le ! Moi, je ne peux pas le lâcher ; il crierait.

Le soldat, étouffé par le bâillon, roulait des yeux hagards, où éclatait l’épouvante.

— Prends donc sa baïonnette, et achève-le ! Dépêche-toi, tonnerre de Dieu !

Marcel, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, avait retrouvé toute son énergie. Il prit la baïonnette et l’enfonça vigoureusement dans le cou du soldat, en la dirigeant du côté de la poitrine, comme pour les moutons qu’on égorge. Un flot de sang chaud, épais et poisseux, lui inonda les mains et jaillit à la figure de manière à l’aveugler.

L’homme chancela quelques secondes, puis tomba.

Toute cette lutte s’était passée dans l’ombre ; les autres sentinelles n’avaient rien vu.

Rapidement, Marcel prit la capote, le casque et le fusil, et se mit à marcher le long du camp, ainsi qu’un factionnaire, pendant que Guèdre, relâchant peu à peu le bâillon, restait penché à terre.

Bientôt l’homme, qui s’était agité convulsivement, cessa de remuer. Guèdre le repoussa du pied et l’étendit par terre ; puis, le recouvrant de sa capote : « Voilà pour te tenir chaud, mon vieux, » dit-il à demi-voix. Cette plaisanterie parut odieuse à Marcel.

Guèdre avait conservé tout son sang-froid.

— Promène-toi en long et en large, avec ton casque, ton manteau et ton fusil… On te prendra pour une sentinelle. Moi, je vais courir vers le bois ; tu feras semblant de me poursuivre, et nous gagnerons ainsi tous les deux la forêt.

Il n’attendit pas la réponse de Marcel, et se mit à courir vers le bois… Marcel le suivit en courant ; mais, au bout d’une vingtaine de pas, ils se heurtèrent à une sentinelle qui croisa la baïonnette devant eux…

— Tire dessus, nom de Dieu ! dit Guèdre.

Il avait à peine achevé que Marcel lâchait son coup de fusil. Le Prussien étendit les bras, chancela la face contre terre. Guèdre sauta sur son fusil :

— Et, maintenant, en route ! c’est le cas d’avoir de bonnes jambes.

Mais l’alarme était donnée, et toute la garnison prussienne fut sur pied en un clin d’œil. Marcel suivait Guèdre à quelque dix mètres en arrière.

Devant eux, à cinq cents mètres à peu près, se dressait la forêt, une immense masse noire, mystérieuse, inconnue, mais dont le mystère même était pour eux le salut.

Ceux qui pouvaient, dans l’ombre de la nuit, distinguer encore quelque chose, virent ce spectacle extraordinaire : un soldat français se sauvant à toutes jambes, et, derrière lui, détalant aussi vite, un soldat prussien avec le manteau, le casque à pointe et le fusil… Que signifiait cette course ?… Pourquoi courait-il ainsi ? Pourquoi ne faisait-il pas usage de son arme ?

Un sous-officier, plus intelligent, comprit enfin :

— Feu ! cria-t-il.

Quinze coups de feu partirent à la fois. Mais déjà Guèdre et Marcel étaient à la lisière du bois.

— Avançons… avançons !…

Ils coururent ainsi, haletants, éperdus, pendant cinq minutes, à travers les sentiers ; se déchirant les mains et la figure dans les épines… Puis ils écoutèrent… Au loin, on entendait dans le camp comme une rumeur confuse ; mais aucun soldat prussien ne les poursuivait.

— Nous voilà tranquilles, dit Guèdre… et maintenant orientons-nous. Surtout marchons tranquillement ; car je suis tout essoufflé par cette course. Ç’a été rude ; mais nous sommes sauvés !

— Sauvés ! sauvés ! murmura Marcel.

— Oui, sauvés ! Allons ! pas d’attendrissement inutile, et en route… D’ailleurs, si nous rencontrons un de ces gredins-là, nous sommes armés, et nous nous défendrons.

Marcel ne répondit rien ; et alors tous deux, d’un pas rapide, suivirent silencieusement la petite sente qui les éloignait de la ville.

Tout d’un coup, ils entendirent au loin comme une fusillade rapide, comme un feu de peloton… puis un grand silence, puis de nouveau ce même bruit sinistre ; puis un silence, puis de nouveau le feu de peloton.

Marcel et Guèdre se regardèrent. Ils avaient compris. Sans pouvoir dire un seul mot, ils s’embrassèrent en pleurant, et reprirent leur course.

Voici ce qui s’était passé au camp.

Après le premier moment de surprise, les Prussiens avaient compris. Deux factionnaires assassinés. Deux prisonniers évadés. C’est grave, et on ne peut l’expliquer que par un complot.

Le commandant du détachement, un vieil officier ivrogne, inculte et grossier, exhala sa fureur en invectives brutales, d’autant plus irrité qu’il se sentait coupable de négligence et qu’il craignait une réprimande. Il convoqua immédiatement ses trois officiers en conseil, leur déclara que sa responsabilité était lourde, que la désobéissance des prisonniers pouvait avoir des conséquences désastreuses, et qu’il fallait, par un châtiment exemplaire, arrêter la rébellion commençante. Avec deux cents hommes, on ne peut en garder six cents que par une discipline de fer et une salutaire terreur.

Le seul moyen est alors de fusiller, pour l’exemple, cinquante prisonniers.

Les trois officiers se récrièrent, non pas sur le principe, qui est parfaitement légitime, mais sur l’application. Le nombre de cinquante est exagéré. Il n’y a pas eu rébellion à proprement parler. Le code militaire ne prévoit pas une répression aussi énergique ; on s’expose à une punition rigoureuse si l’on dépasse certaines limites. Pourquoi, en un mot, au lieu de cinquante prisonniers, n’en prend-on pas un nombre moindre, quatre, par exemple, désignés par le sort : deux pour les deux factionnaires tués, deux pour les deux soldats évadés ?

L’avis était sage et modéré. Il prévalut, et le commandant lui-même, en tempêtant, s’y rallia.… par clémence, ajouta-t-il.

Toute la délibération avait pris un peu plus de cinq minutes. Le choix des quatre victimes ne prit pas plus de temps. On les fit aligner, et on compta : « Un, deux, trois, quatre. Numéro quatre, sortez des rangs. »

C’était un petit soldat, à la figure vive et alerte, un Gascon, toujours gai et chantant, nommé Landrac.

« Cinq, six, sept, huit. Numéro huit, sortez des rangs. »

— Pas de chance, mon vieux, lui dit Landrac en retroussant sa moustache.

Ce numéro huit était un gros balourd, à cheveux blonds tout ras, naïf et honnête. On l’appelait, dans sa compagnie, Téte-à-Bœuf. De fait, il s’appelait Martinée (Jean), né à Vierzon (Cher).

« Neuf, dix, onze, douze. Numéro douze, sortez des rangs. — Treize, quatorze, quinze, seize. — Numéro seize, sortez des rangs. »

Le numéro douze s’appelait Brisehutte. C’était un Parisien. Parisien veut dire joyeux compagnon. Brisehutte était toujours en gaieté. 11 chantait fort bien la chansonnette.

Le numéro seize était un Parisien aussi, un grand garçon, pâle et maigre, qu’on appelait Dominique.

Tous les quatre, Landrac, Martinée, Brisehutte et Dominique se regardèrent…

— Vous allez être fusillés pour rébellion, leur dit le commandant. Ce sera un exemple.

— Eh bien, elle est raide, celle-là ! dit Brisehutte.

— Allons ! dépêchons-nous ! dit le commandant.

— Nous ne voulons pas qu’on nous bande les yeux, dit Landrac.

Le sergent allemand qui commandait le feu était un jeune homme à figure douce, un peu enfantine.

Muth ! muth ! dit-il à Landrac.

— Parbleu ! répondit celui-ci, nous prends-tu pour des poltrons ?

Ils étaient résignés. Seulement Brisehutte, tirant un crayon de sa poche, demanda la permission d’écrire :

« Mon cher papa, on va nous fusiller… et, quand tu recevras cette lettre, je n’existerai plus… Nous n’avions rien fait. Pardonne-moi, si je n’ai pas toujours été pour toi un bon fils. Pardonne-moi, et pense quelquefois à ton pauvre Camille. Je vais mourir comme un brave, et je sens que je n’ai pas peur. Mais j’ai une petite larme en pensant à vous tous. J’aurais voulu pouvoir t’embrasser une dernière fois. Si mon frère a un fils, qu’on l’appelle Camille comme moi. »

Puis, prenant la main du sergent, il lui glissa le papier :

— Adresse, dit-il. Poste.

Il y avait sur la lettre :

« A M. Jules Brisehutte, 25, rue de l’Arbre-Sec, Paris. »

Le sergent hésita une seconde ; puis, serrant vigoureusement la main de Brisehutte :

la, dit-il, ia !

Ce fut le tour d’abord de Landrac, puis de Martinée, puis de Brisehutte, puis de Dominique.

C’est cette quadruple exécution qu’avaient entendue là-bas Guèdre et Marcel cheminant dans la forêt.

Charles Épheyre.