Choses d’Espagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 241-258).
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CHOSES D’ESPAGNE


I

Les fidèles de la science, de la philosophie et de l’art sont, en France, et de tous les Français, les moins familiers avec la politique. Ils lui sont devenus plus étrangers à mesure qu’elle-même s’est faite plus étrangère à l’étude, à la raison et à la beauté. Ce n’est pas à dire qu’ils se désintéressent de leur patrie. Leurs travaux mêmes les obligent à connaître la continuité, les renouvellemens, les richesses du génie national : envers lui leur compétence rend leur piété plus consciente, plus universelle, et si d’autres aiment autant la France, eux savent mieux ce qu’il en faut aimer.

La France n’ignore pas combien ils sont à elle et, à son tour, elle tient à adopter pour siens les principaux de ceux qui l’honorent par un effort où ils ne paraissent pas occupés d’elle. Dans leurs retraites elle les cherche ; de leur dispersion elle les rassemble en un corps de l’Etat ; elle a donné son nom à leur compagnie, l’Institut de France, et en attirant sous une seule et célèbre Coupole les supériorités qu’elle consacre, elle les encourage à servir d’un zèle commun l’intérêt public.

L’Institut de France n’a pas failli à cette mission. Depuis la guerre, les sollicitudes de son patriotisme furent multiples. Des manifestes collectifs ont associé sa voix à celle de la patrie, ses savans ont mis au service de la défense nationale leurs laboratoires, ses messagers volontaires ont porté aux pays où l’on hésite à nous être favorable les bonnes raisons de se décider. La dernière de ces collaborations était tentée en Espagne, il y a quelques semaines, par quelques membres de nos Académies.

A leur projet n’avaient pas manqué les contradictions. « Qu’allez-vous faire, leur disait-on, chez le plus résolu, le plus impassible, le plus fermé des peuples neutres ? Comptez-vous sur une justice que l’invasion de la Belgique n’a pas émue, sur une humanité que les excès dénoncés par les victimes mêmes n’ont pas attendrie ? D’avance vous désespérez de le gagner, puisque vos plans se bornent à l’entretenir de philosophie, de science, d’histoire et d’art, c’est-à-dire des sujets les plus étrangers aux conjonctures actuelles, quand il n’y a d’yeux et d’oreilles que pour le drame de la guerre. Les plus illustres maîtres de la pensée pure égarent leur autorité, s’ils la hasardent parmi les agitations des armes et des foules. Archimède ne se trouva pas bien d’avoir quitté la solitude de son cabinet pour suivre les problèmes habituels à son génie, dans le tumulte d’une ville assiégée. Un sort plus obscurément funeste, mais fâcheux encore se prépare pour vous : les orateurs, comme la nature, ont horreur du vide, au moins du vide dans les auditoires, et c’est le vide qui vous attend. »

A quoi les partisans du voyage répliquaient :

« Avant de blâmer, veuillez comprendre. Nous ne prétendons pas changer les dispositions militaires de l’Espagne. Elle seule a à prendre conseil d’elle-même. Ses troupes, si estimables soient-elles, ne manquent pas à nos armées. Il nous serait précieux qu’au moins ses sympathies fussent avec nous ; mais c’est encore son affaire plus que la nôtre. Ne pas obtenir justice n’est qu’un malheur ; la refuser est une faute, où ne s’obstinera pas l’Espagne, car l’Espagne est une conscience. Il ne faut pas retarder ses scrupules par ses défiances contre l’importunité des sollicitations : le plus court est d’attendre l’heure où elle se lassera d’accorder, comme à des fautes vénielles, l’amnistie de son silence aux iniquités criantes et aux crimes atroces.

« Mais dans cette guerre il y a autre chose que la guerre. Elle est plus qu’un accès chronique des colères habituelles entre peuples, elle est l’affirmation d’une doctrine née avant la guerre et née pour survivre à toutes les guerres. Elle est une tentative pour mettre les faits d’accord avec le dogme que l’ordre naturel du monde exige la souveraineté universelle de l’Allemagne. La voix cruelle et confuse de ses canons s’ajoute à la voix calme de ses philosophes, précise de ses savans, prophétique de ses poètes, impérieuse de ses écrivains, hautaine de tous les Allemands répandus sur la terre, et c’est l’immense rumeur d’une seule pensée. Le genre humain a une mission : transformer en grandeur la petitesse de l’homme. Par des êtres fixés chacun sur une imperceptible parcelle du sol, il occupe l’univers ; par la somme de leurs forces minuscules, il assemble sa force irrésistible ; et par la succession de leurs vies éphémères, il perpétue sa continuité. Il a donc toute l’importance qu’ils n’ont pas, et il ne peut rien que par leur aide : de l’homme il a à la fois tout à attendre et tout à craindre. Car chacun, mû par son libre arbitre, heurte aux désirs des autres ses désirs, et l’anarchie des efforts contradictoires n’est pour les individus que souffrance et pour le genre humain que stérilité. La civilisation a commencé avec la discipline qui limitait cette anarchie. Peu à peu les luttes entre les personnes furent contenues par l’autorité de la famille, celles entre les familles par l’autorité de la tribu ou de la commune, celles entre communes ou tribus par l’autorité de la race ou de l’État. Aussi loin que l’État commande, ses lois règlent souverainement les rapports des hommes entre eux, avec lui, et maintiennent parmi ses sujets la paix, c’est-à-dire la société. Mais l’État est la plus vaste étendue où les hommes vivent sous la dépendance d’un seul pouvoir. Entre les États, multiples comme les races, il n’y a pas de droit reconnu et sanctionné. Ils gardent les uns contre les autres le droit de nature, c’est-à-dire le droit de la force. C’est par grandes masses qu’ils sont organisés pour se soustraire à tout pouvoir supérieur à eux et rester redoutables les uns aux autres. Même lorsqu’ils se disent pacifiques, ils mesurent leurs progrès au déclin de ceux qui les entourent, pratiquent la paix de façon qu’elle prépare les guerres, imposent aux faibles les lois de la violence heureuse, et nomment ce régime la civilisation.

« Un ordre si imparfait, conclut la logique allemande, ne saurait être tout l’avenir du monde. Ce qui est commencé réclame et prépare un achèvement. Ainsi que les individus se sont groupés par familles, les familles par régions, les régions par États, les États doivent se subordonner à un pouvoir universel. L’évidence de cette nécessité est telle, que plusieurs fois ils ont entrepris de se créer l’ébauche d’un droit commun et d’une autorité commune. Mais toujours la crainte de se lier l’a emporté sur la volonté de s’unir, ils se sont défendus des plus légitimes engagemens comme d’une dépossession, et toutes les tentatives faites pour amoindrir leur arbitraire ont prouvé qu’ils tenaient à leur arbitraire comme à l’essentiel de leur souveraineté. Il n’est pas probable que leurs volontés se donnent jamais un tuteur, et, fait selon leurs vœux, il n’aurait ni prestige, ni permanence, ni autorité ; mais son avènement, sa stabilité, sa puissance peuvent être l’œuvre de la nature. Elle ne saurait préparer un changement plus fécond et plus légitime que si elle rompt entre les États l’équilibre conservateur d’anarchie, pour remettre à l’un des peuples les dons avec les signes du commandement. Et douter qu’elle prépare les évolutions faites pour rendre certain et durable le progrès utile à l’univers serait prétendre que le destin de l’univers appartient au hasard. Tôt ou tard donc, une race choisie pour compléter la civilisation présentera, comme preuves de sa tâche, ses mérites. Le jour où cette race deviendra sans égale, les temps seront proches pour la dernière transformation de la société. Dès lors, le devoir impérieux s’imposera à cette race de hâter son avènement, de donner, par ses desseins, ses vertus, son savoir, ses méthodes et ses goûts, une direction aux peuples, de mettre toutes leurs activités obéissantes au service d’une pensée maîtresse. Quelle économie d’efforts, quelle fécondité de résultats, quelle transformation du monde quand, au lieu de se combattre au profit de leurs égoïsmes contradictoires, les peuples serviront de leurs forces unies et dociles les plans conformes à l’intérêt du genre humain ! C’est pourquoi la race capable de former ces plans n’a pas le droit de se montrer patiente aux indépendances qui entretiennent les anarchies. S’il est souhaitable que les peuples acceptent de bon gré le progrès, il est nécessaire que le progrès s’accomplisse, et, plus vite le genre humain obéira, plus vite il sera heureux. La race éducatrice, par cela seul qu’elle sera la plus parfaite, sera la plus féconde et la plus saine, et comme à ses supériorités du corps elle joindra les supériorités de l’esprit, elle n’aura pas de rivaux dans la puissance militaire. Elle a le devoir strict de contraindre par cette puissance tous ceux qui lui résistent. Comme leur avantage est inséparable de sa suprématie, plus vite elle les contraint, mieux elle les sert, et tout ce qui est efficace est légitime.

« Cette race existe. Le titre certain de l’Allemagne à l’hégémonie n’est pas son éminence en certaines qualités, privilège qui appartient à plusieurs peuples : c’est l’équilibre des dons universels, privilège qui, avant elle, n’avait appartenu à personne. Elle produit des ouvriers pour toutes les tâches. Qui a pénétré si profondément les subtiles ténèbres de la raison pure ? Qui a illuminé par plus de certitudes les recherches de la science ? Qui a tiré du savoir autant d’avantages ? qui a, par l’industrie et le commerce, créé une richesse si rapide ? qui a mieux défendu la vie contre la maladie, le vice et la misère ? Qui a mis une égale méthode dans une égale activité, et, par un art comparable d’organisation, prêté aux spontanéités de l’effort individuel la beauté d’une marche sûre et d’un génie général ? Qui, après avoir tout prévu, tout entrepris, tout régularisé en Allemagne, a autant porté aux autres races, par la surabondance de sa population, l’exemple partout le même de sa fidélité à ses origines, de sa concorde, de ses aptitudes, de ses mœurs et de sa prospérité ? qui s’est fait une pareille place, si vite, partant de dons, en tant de lieux ? Il ne reste plus qu’à étendre partout cette culture, fut-ce par les armes. Car lorsque la force appartient à un peuple comme la récompense et la forme synthétique de ses autres supériorités, et quand il l’emploie à préparer au genre humain un avenir meilleur, la force est le droit.

« Nous pensons, nous, qu’un temps où une telle doctrine domine une telle guerre n’est pas seulement le jouet de la pire violence, mais est menacé par une maladie de la raison. Et cette déraison nous effraie plus que toutes les douleurs : car, pour le genre humain, le mal suprême est de prendre l’erreur pour la vérité. Les batailles les plus vastes n’entraînent pas dans leur mêlée tous les États, les plus cruelles ne détruisent pas les peuples entiers, les plus longues sont courtes dans la vie nationale, les plus décisives ne changent que les bornes de quelques frontières sur le vaste monde, et la durée n’est pas promise à leur malfaisance. En vain la hache a eu raison de la forêt, sous les générations abattues poussent les générations nouvelles : après un peu de temps, le bûcheron n’est plus et la forêt demeure. Ainsi, tant que les vaincus du droit gardent leurs griefs contre l’iniquité de leur sort, leur constance peut trouver une complice dans l’inconstance de la fortune et prendre sa revanche. Mais si l’intelligence humaine se laisse tromper sur ce qui est le bien et le mal du genre humain, si la raison donnée à l’homme pour le conduire s’égare, si la lumière l’aveugle, où est le remède ? Tandis que la violence exerce sur la matière seule un empire impuissant sur l’esprit, le sophisme s’empare de la volonté même et, sous apparence de se soumettre à elle, la soumet à ce qu’il persuade. Tandis que la violence a le bras court et, même où elle atteint, se lasse par la durée de son effort, le sophisme gagne d’avance les intelligences aux faits qu’il prépare, trouve à conquérir partout où elles pensent, et, loin de s’affaiblir, se fortifie de toutes les adhésions qui le propagent. Qu’une confiance crédule se laisse prendre au piège tendu par l’Allemagne, que la tentatrice déconcerte par l’ostentation de sa force, qu’elle séduise par l’apparence de son infaillibilité, qu’elle abuse sur les suites de son empire, qu’elle donne à la servitude universelle un air d’avantage général et de nécessité invincible, le vœu ou la soumission de tous conspireront avec le régime le plus humiliant et le plus funeste pour le monde.

« C’est contre ce péril qu’il faut défendre les intelligences et que nous voudrions lutter. La doctrine qui le prépare se recommande de la philosophie, de la science, de l’histoire, d’une évolution naturelle. Ceux qui ont quelque droit d’engager l’histoire ; la science et la philosophie sont mis en demeure de répondre. Les principales Universités d’Espagne nous ouvrent leurs chaires et l’opportunité de rapports avec les professeurs, les étudians, et la minorité éducatrice qui aime les idées, les reçoit et les répand. Par les sujets de nos leçons, un démenti sera opposé à certains postulats du mensonge qui tente de servir la tyrannie universelle. Nous le combattrons d’une parole plus libre et plus directe dans les réceptions auxquelles nous sommes conviés déjà, dans les banquets où l’on désirera nous entendre, et dans les entretiens particuliers. Et nous tentons l’épreuve en Espagne, parce que, de tous les peuples peut-être, le plus contraint par son caractère, par ses croyances, par ses gloires à répudier toute mainmise d’une race sur l’indépendance des autres races, est le peuple espagnol. »

C’est ainsi qu’il y a bientôt deux mois, MM. Perrier quittant le Muséum, Bergson le Collège de France, Widor le Conservatoire, et Imbart de la Tour ses livres sur la Réforme, passèrent les Pyrénées. Je m’étais joint à eux. Si l’on demande à quel titre, je répondrai comme le Petit-Jean des Plaideurs : « Moi, je suis l’Assemblée. » Après avoir vu et entendu, et pour ne pas rester tout à fait inutile parmi eux, je veux dire ce qu’ils ont fait.


II

Entreprendre une longue route avec l’espoir de trouver à qui parler, et cela parce qu’on se sait résolu à taire toutes les controverses irritantes et qu’on invoquera seulement la raison, est un très audacieux acte de foi dans la conscience humaine. La tentative serait simple, si l’état naturel des gens était l’impartialité. Mais il n’y a de simples que les psychologues, quand la bonté de la cause les rend sûrs du juge. Hommes et peuples, au contraire, font de leurs préjugés leurs conseilleurs intimes et ne se laissent guère persuader par qui leur déplaît.

C’est une de nos faiblesses nationales de croire que nous sommes aimés. Comme nous nous sentons sans jalousie, que nous ne formons de mauvais desseins contre personne et que même le bonheur des autres est une part de notre propre bonheur, nous espérons d’eux la même justice. Nous l’obtiendrions mieux sans une disposition d’humeur que nous tenons pour un agrément. Comme nous nous distrayons sans méchanceté aux aspects plaisans des choses et des êtres, sans nous excepter nous-mêmes, nous convions les autres à prendre leur part de la gaîté qu’ils nous inspirent. Or cette disposition d’esprit n’appartient qu’à nous, elle reste incomprise des autres peuples. Pour eux, la malice contient de la malignité, la raillerie est un commencement de mépris, notre verve spontanée renouvelle les preuves d’une malveillance continue. Nous ne saurons jamais combien celle habitude nous a valu d’inimitiés. Et si nous avions encore une école de diplomates, il faudrait leur répéter comme un des préceptes les plus essentiels à leur métier : « Gardez-vous de la belle humeur au dehors ; l’esprit français n’est pas un article d’exportation. »

Il n’y a pas un pays où ce rire ait sonné plus faux qu’en Espagne. L’Espagnol ne rit guère. Sa destinée lui a rendu familières les grandeurs et les épreuves ; ni les unes ni les autres n’enseignent la gaîté. A l’image de son sol et de son histoire, il est grave. Dans les étroitesses de sa fortune présente, le souvenir d’un passé où il fut le premier ajoute à ce sérieux une susceptibilité qui trouve souvent, et cherche peut-être, les occasions de souffrir. Il aime les temps où nos fortunes traitaient en égales, où ses infantes devenues nos reines renouvelaient le sang de nos rois, tandis que sa littérature venait féconder la nôtre, dans une aussi noble union. Mais après le XVIIe siècle, le dernier où la France ait eu du sérieux et l’Espagne du bonheur, les destinées se séparent. Les nôtres demeurent éclatantes, les siennes vont s’effaçant, et tandis que nous imposons nos succès ou nos revers à l’attention du monde, notre voisin immobile sent s’épaissir sur lui l’obscurité de l’isolement, et, plus jaloux dans sa puissance amoindrie, a peur d’être devenu pour nous un parent pauvre. Ne s’occupe-t-on pas de lui, on le néglige : s’en occupe-t-on, on le méconnaît. Tantôt les Pyrénées trop hautes élèvent entre lui et nous un grand mur d’oubli, tantôt trop accessibles elles laissent passage à nos offenses, à l’irrespect de nos surprises, de nos critiques, de nos incompréhensions, devant ses œuvres, ses sentimens, ses mœurs, ses goûts. Un peu oublieux des Français qui n’ont pas cessé d’être pieux et tendres pour toutes ses gloires, il garde quelque rancune à l’homme qui rit, au Français qui n’a vu dans les Espagnols que des rôdeurs de balcon, des tueurs de taureaux, des rouleurs de cigarettes et des racleurs de guitares.

Serait-il vrai que ces griefs de l’Espagne contre la France soient querelles d’amoureux, que, précisément depuis le XVIIIe siècle, les précédentes concordes des deux pays aient été fortifiées par une union plus continue, plus intime, plus essentielle, et que la sympathie soit une conséquence forcée des doctrines entre deux peuples parvenus à penser de même sur les droits des hommes et l’avenir des sociétés ? Il y aurait au contraire une extrême légèreté à tenir les emprunts de la politique espagnole à certaines méthodes de la Révolution Française comme la preuve d’une solidarité intellectuelle et morale. Et il n’y a pas plus dangereuse méprise dont il faille éclaircir les confusions.

Jusqu’au XVIIIe siècle, l’Europe faite par les débris de l’Empire romain vivait de stabilité. Elle avait, comme règle suprême de sa vie, une morale qu’elle croyait révélée par Dieu même et dont le sacerdoce gardait le dépôt immuable ; elle partageait le soin des intérêts terrestres entre des corps autonomes, hiérarchisés, perpétuels, qui, par l’autorité des plus aptes et des meilleurs, tenaient la multitude en obéissance, en ordre et en paix. Le XVIIIe siècle s’aperçut que, dans cette solide structure, l’homme n’était pas seulement clos, mais captif, mais emmuré : non seulement les pouvoirs sociaux l’empêchaient d’ébranler les fondations qui dans l’édifice étaient l’œuvre divine, mais ils régnaient en maîtres sur les affaires purement terrestres de la communauté et sur la vie de chacun. Transmettre intacte à l’avenir une tradition des intérêts généraux et collectifs, ne pas abandonner les murs de soutènement au caprice du premier venu qui ébranlerait leur équilibre et leur durée, était une sollicitude légitime ; mais la pousser au superflu était sacrifier les vivans à ceux qui ne sont plus et à ceux qui ne sont pas encore. Sans démanteler l’enceinte des institutions intangibles, n’était-il pas juste de reconnaître aux hommes plus de droits sur leurs affaires purement terrestres ? Puisque la raison suffit à conduire celles-ci et que la raison n’est pas un monopole confié à quelques-uns pour le profit de tous, mais se partage entre tous comme le trésor de chacun, chacun n’avait-il pas aptitude pour régler seul ses activités particulières, et pour jeter sur les affaires générales, c’est-à-dire communes à tous, le regard non d’un étranger, mais d’un maître ? Ce que la raison avait droit de se demander, la France, au XVIIIe siècle, se le demanda. Contre les excès de l’autorité, ses excès et non ses principes, elle soutint les franchises de l’autonomie individuelle. Cette modestie de désirs qui bornait la réforme à la guérison de l’abus, cette certitude que l’avènement de la liberté était contenu dans les révélations du christianisme sur la dignité humaine, cette justice pacifique, ardente, tendre, qui cherchait sa perfection, remplirent alors l’âme française. Et par le rayonnement cette foi devenue apostolat, puisqu’elle était française, devint à son tour l’espérance universelle. Cette réforme ne suffisait pas à une minorité d’esprits absolus, haineux et destructeurs, qui imposaient à la raison, pour droit suprême, de croire à elle seule, et, pour tâche essentielle, d’assigner à son tribunal, comme suspectes, toutes les lois respectées jusque-là comme intangibles. L’existence d’un créateur qui eût borné la souveraineté à l’homme par ses commandemens et par ses mystères, une morale de continence et d’humilité importunaient à la fois l’orgueil et les faiblesses de ceux qui se jugeaient parfaitement sages et bons. Et tandis que le vœu général aspirait seulement à accroître dans la société la place de l’homme, l’effort des philosophes tendait surtout à supprimer dans la société la place de Dieu.

Si, depuis le jour où nos révolutions commencèrent de s’essayer au nom de la volonté publique, le respect pour elle eût été sincère chez tous les réformateurs, jamais ce plan d’athéisme ne fût passé des théories dans les faits, car il n’a jamais cessé d’être le concept d’une minorité. Jamais volonté d’un peuple ne laissa un témoignage plus authentique, plus unanime, plus intelligent que les cahiers de 1789. Ils ne furent pas la voix d’un emportement ou d’une surprise, mais l’expression calme de vœux conçus à loisir. Ils ne portent pas seulement la signature confuse de la foule, mais les signatures distinctes de chaque classe, de chaque corps, de chaque intérêt les plus élevés et les plus humbles. Les cahiers sont pleins de réformes civiles et politiques, ils ne contiennent pas une attaque à la croyance religieuse et à la morale. Cette guerre n’était pas plus dans les projets de ceux qui firent la seconde République pour accroître l’influence du populaire sur le gouvernement. Elle n’était pas davantage dans le dessein de la France quand, après la chute du second Empire, et désillusionnée du pouvoir personnel, elle établit la troisième République par les mains d’une Assemblée conservatrice et chrétienne. Et pourtant, les changemens entrepris en faveur de la liberté ont toujours mené aux luttes religieuses. A la faveur tantôt de leur habileté, tantôt de la violence, les libres penseurs se trouvent les maîtres. Et la logique de leurs doctrines prépare toujours la même réforme. La raison attentive seulement à la vie présente et persuadée que l’homme a cet étroit domaine et ce court espace pour accomplir sa destinée, c’est-à-dire être heureux, aboutit à une foi, celle-ci : tout ce qui oppose un obstacle au bonheur immédiat de l’homme est un désordre social. Dès lors, les inégalités des conditions, des richesses, du labeur ne se justifient plus et les formes diverses du socialisme apparaissent comme légitimes. Et en attendant, tout ce qui asservit l’homme dans son existence personnelle, le mariage indissoluble, la famille nombreuse, ne peut plus lui être imposé, et tour à tour il se libère par le divorce, l’union libre, la stérilité volontaire. Or, chacune de ces réformes a la même conséquence et plus elles émancipent la vie de l’homme, plus elles attentent à la vie de la société.

Dans l’Espagne du XVIIIe siècle, presque tous ceux qui pensaient s’associèrent à notre vœu de libertés légitimes. Ils étaient trop attentifs aux leçons de notre philosophie pour que son scepticisme ne trouvât point parmi eux quelques adeptes. Nulle part la structure religieuse de la société n’était plus complète, aussi intacte, aussi rude aux dissidences. Nulle part, les adversaires de l’Eglise ne devaient être plus passionnés. Mais cette hostilité les faisait trop étrangers au sentiment national pour qu’ils comptassent dans le parti des réformes, et ce parti lui-même était trop faible pour changer rien aux choses. La dévolution ne passa des idées dans les faits qu’apportée de France par Napoléon. L’Empereur, là comme partout, se montra un organisateur du pouvoir ; pas plus là qu’ailleurs, il ne fut un maître de liberté ; sa connaissance de ses adversaires et de ses besoins le poussait à amoindrir l’autorité et les richesses de l’Eglise. Dans la mémoire de l’Espagne, le premier de ses gouvernemens modernes demeura inséparable d’une invasion qui avait voulu être une conquête, et d’attaques à l’Eglise qui avait été l’initiatrice de la révolte et de la délivrance nationales. Pourtant la même passion d’indépendance, qui, par l’élan du peuple entier, venait de vaincre Napoléon, survécut, dans les classes les plus cultivées de ce peuple, contre une autre tyrannie, quand Ferdinand II prétendit relever son absolutisme intact dans la ruine de l’Empire français. Ces Espagnols n’admirent pas que les quelques franchises offertes à la nation par un maître étranger et le plus capable de gouverner seul, fussent refusées à l’Espagne par un roi espagnol, le plus médiocre des souverains. Contre lui ils voulurent une constitution, et lorsque, en 1823, la France revint en Espagne défendre contre eux la plénitude du pouvoir monarchique, les libertés leur furent plus chères pour avoir été combattues par l’étranger.

Ces libertés d’ailleurs, de presse, de parole, de représentation politique, n’étaient à l’usage que des classes bourgeoises : un cens élevé dans ce pays pauvre enlevait et continue d’enlever à la multitude l’influence sur les affaires générales, et un enseignement peu expert à réduire le nombre des illettrés les laisse sans aptitude et sans curiosité pour les complications subtiles de la politique. Elles-mêmes offraient une matière restreinte à la minorité d’intellectuels qui, désireux d’organiser le régime le meilleur pour eux, ne souhaitaient ni bouleversemens dans les richesses, ni agitations dans les esprits, ni nouveautés hasardeuses. Les antipathies de quelques-uns contre le catholicisme étaient contenues par la gratitude intéressée de tous envers un si puissant gardien de la stabilité sociale. L’Eglise, consciente de n’être pas menacée par ces réformes, se contentait de les ralentir avec sa prudence ordinaire, et parce que l’exercice des libertés les plus légitimes prépare à la désuétude des disciplines nécessaires. Les novateurs ne se distinguaient que par les graduations infinitésimales de leurs timides audaces. Leurs idées étaient si peu différentes qu’ils ne cherchaient pas le pouvoir pour y appliquer des doctrines : les divergences de programmes fournissaient aux ambitions un prétexte pour se disputer le pouvoir. Comme les principes servaient surtout de déguisement aux intérêts, ce sont les intérêts personnels des électeurs que les hommes publics songeaient à servir ; comme personne dans l’Etat ne pouvait satisfaire, à l’égal du gouvernement, les cupidités, ceux qui possédaient le pouvoir avaient toutes les chances de le conserver par les suffrages. C’est pourquoi la meilleure ressource des oppositions était d’infirmer les suffrages par les émeutes, et comme la plus efficace des émeutes est celle des troupes, puisqu’elle tourne contre le pouvoir la force préparée par lui contre la révolte, les séditions militaires, tour à tour au service de tous les partis, devinrent le moyen habituel de donner ses chefs à l’Etat. Ainsi s’établit, au nom de la volonté nationale, un régime auquel ce qui faisait le plus défaut était le concours de la nation, et le peuple tolérait ces agitations auxquelles il restait étranger, parce que, si elles se perpétuaient à l’avantage exclusif de quelques-uns, elles ne lui causaient pas de trop grave préjudice, que les changemens de personnes ne changeaient pas sa vie, que les guerres des partis laissaient les institutions en paix.

Cette paix dura jusqu’au moment où la chute du second Empire fît en France la place à une troisième République. Dans cette République, la substitution ordinaire s’accomplit de la liberté civile à la lutte religieuse, et les hommes furent vite ses maîtres qui tenaient pour leur fonction essentielle de remplacer la morale fondée sur une loi surhumaine par une morale fondée sur la raison incrédule. Les échos de la tentative réveillèrent en Espagne les hommes encore somnolens de la Révolution. Sous la suggestion de l’exemple, les plus hardis empruntèrent d’abord à la France la forme du pouvoir et essayèrent ; de 1873 à 1875, la République ; puis, par une imitation plus durable, s’instruisirent à sa philosophie d’Etat. Plus ils s’avouèrent adversaires du passé, plus leur faiblesse dans leur pays avait besoin de s’affermir par leur solidarité avec le gouvernement français, et celui-ci, conscient que sa tentative philosophique rompait avec l’opinion générale des peuples, sentit le prix d’une entente faite pour le soustraire à sa solitude, le transformer en initiateur et l’Espagne en disciple. Avec la hardiesse des novateurs espagnols s’accrut donc leur attraction pour la France. Ils y trouvaient répandues les formules et entreprise l’expérience d’une société meilleure, et le parti maître de la France mit une coquetterie intéressée à les convaincre qu’aussi en Espagne il suffisait à la minorité de vouloir pour s’imposer. Jamais donc la politique révolutionnaire des deux peuples n’eut des acteurs plus ressemblans, des efforts plus concertés, des desseins plus pareils.

Et, à cause de cela, cette politique souleva dans l’Espagne une hostilité toute nouvelle. En France comme en Espagne, les partis désavoués par cette opposition ne méconnurent pas son caractère, qui était surtout religieux. Mais les libres penseurs de France jugeaient moins exactement son importance en Espagne, s’ils crurent ce mouvement paralysé par l’inertie générale, s’ils le dédaignèrent comme une manœuvre du sacerdoce pour défendre ses privilèges et ses richesses. Rien de plus sommairement incomplet que de limiter une telle dissidence aux intérêts, à l’égoïsme d’un seul corps. Dans cette lutte, au contraire, l’homme d’Eglise fut puissant, en Espagne, parce qu’il ne combattit pas seul et pour lui seul. Personne comme lui n’a contact avec les inconnus, compagnie avec les humbles, prise sur les ignorans ; mais il les émut, et avec eux les classes cultivées, parce qu’il appelait la nation entière au secours d’une cause universelle. L’Espagne, étrangère d’habitude aux querelles minuscules des factions, connut par lui la grande menace, et à lui, pour prédire les résultats préparés à l’Espagne par les sectateurs de l’incrédulité française, il suffisait de montrer, dans la société française, les conséquences de ces doctrines. Elle était purement destructrice, cette raison résolue à ne maintenir rien de ce qu’elle n’avait pas créé et impuissante à rien remplacer de ce qu’elle abolissait. Gênératrice d’inconstance, de provisoire, de caducité par ses prétentions mêmes à se perfectionner sans cesse, elle épuisait de fatigue dans ce mouvement perpétuel les intelligences a jamais incertaines, et refusait à l’humanité le plus nécessaire des biens, le repos dans la vérité. C’est ce repos que l’âme espagnole possédait et qu’elle ne voulait pas perdre : elle avait foi en Dieu, en l’immortalité de l’homme, en des lois données à l’homme par Dieu. Sa fidélité à ces lois avait conservé l’honneur de l’union perpétuelle entre l’époux et l’épouse, la dignité de la famille nombreuse, la décence des mœurs publiques, le courage patient sous le poids de la vie, la conscience de la dignité égale dans l’inégalité des conditions. Voilà ce que, par une volonté presque unanime, l’Espagne entendait garder intact. Les laïcs étaient nombreux qui auraient vu sans déplaisir diminuer les richesses et les privilèges du clergé et se montraient égaux à lui par leur énergie à garder l’ordre fondé sur leurs croyances. C’est la race et l’histoire qui, en eux, protestaient contre une invasion étrangère, c’est la civilisation chrétienne qui s’élevait en eux contre des nouveautés inférieures à elle. Et le principal de leur réprobation et de leur crainte allait à la France parce qu’ils redoutaient la contagion de nos doctrines sur leur propre avenir.

Ce n’est pas dans les dissentimens moraux que les sympathies grandissent. A un tel désaccord de principes s’ajouta une contradiction d’intérêts, quand la France chercha au Maroc la revanche de ses pertes en Égypte. L’Espagne considérait que, depuis l’expulsion des Maures, elle gardait contre eux un droit de suite sur leur terre africaine, et se souvenait d’avoir, sous Charles-Quint, dominé l’Afrique du Nord. Elle gardait au Maroc les débris de ces conquêtes, enclaves stériles pour elle, incommodes pour nous, et afin d’obtenir qu’elle nous les cédât, il fallut lui reconnaître des compensations ailleurs. Ce conflit se traîna long et lourd. Les trop nombreuses allées et venues de nos transactions se heurtèrent à l’idée fixe de l’Espagne que toute cette terre lui appartenait et qu’elle n’avait pas besoin de l’avoir jamais possédée pour être frustrée par tout renoncement.

Toutes ces mésintelligences avaient eu un témoin, le plus habile à les exploiter à son profit. L’Allemagne, la dernière-née des grandes Puissances et déjà par le renom la première, n’avait pas eu le temps de donner des griefs à l’Espagne, quand elle y installa en colonie une part de sa surabondante population. Elle, chez ce peuple ami de la gravité, sut prendre tout au sérieux. Par la variété de leurs marchandises, la persévérance de leurs offres, les commis voyageurs, ces uhlans de la paix, pénétrèrent dans les moindres commerces, et les premiers s’y firent vite à notre détriment des clientèles. Puis d’autres, industriels, ingénieurs agronomes et financiers, inspectèrent le sol et le sous-sol, évaluant les richesses à exploiter. Les savans vinrent enfin soumettre à leur observation la littérature et l’art espagnols. Tous poursuivaient des travaux depuis longtemps entrepris par nous. Eux avaient d’autres mérites, une patience plus obstinée, une attention plus minutieuse, des méthodes plus régulières, des prudences plus prévoyantes. Mais ce qu’ils avaient surtout de supérieur en ces mérites était l’art de les faire valoir. Entre eux et nous il y avait la différence signalée par La Bruyère entre l’homme docte et le docteur : à eux « la ceinture large et placée haut sur l’estomac. » Par les solennités de l’arrogance ils l’emportèrent sur nous aux yeux de la foule à qui la modestie n’impose pas. Grâce à elles, leurs érudits opposèrent à nos synthèses pénétrantes et à notre ingéniosité créatrice l’avantage de mépriser l’originalité et de proscrire les divinations, et satisfirent à bon compte l’Espagne, par les inventaires épais et la comptabilité fragmentaire de ses trésors. Non seulement seuls ils la comprenaient, seuls ils l’aimaient : ils accusaient les injustices de son histoire, ils la plaignaient que sur son propre sol, à Gibraltar, elle dût subir l’Angleterre, et la France sur la terre presque aussi espagnole du Maroc. Eux n’étaient pas de ceux qui prennent, mais de ceux qui délivrent, et quand Guillaume II, à Tanger, parut étendre sur l’Espagne, contre les avidités de la France, un bras protecteur, l’Espagne admira ce geste impérial qui symbolisait le désintéressement de l’Allemagne et se prit de gratitude pour les Allemands. Ils employèrent leur prestige contre les restes du nôtre, ils cherchèrent partout les confidens et les complices de leur malveillance, ils annoncèrent qu’une dernière rencontre était prochaine où ils écraseraient sous le talon germanique la bulle de savon française. Ils firent défiler au pas de parade toutes leurs vertus. Ils opposèrent à leur bon sens persévérant la fièvre de nos caprices, à leur méthode laborieuse nos ardeurs inopérantes, à leur force en progrès notre faiblesse croissante, à leur avance continue notre universel recul, à la surabondance de leur population la stérilité de nos familles, à leur moralité nos corruptions, à leur foi notre impiété. Le jour où ils commencèrent la lutte qu’ils avaient prédite, l’intelligence espagnole enseignée par eux vit d’une part un Empire où la guerre répondait à une attente, où le pouvoir concentré en une seule main possédait l’unité du commandement, où la parfaite vigilance apportée à chaque service assurait l’ordre dans les moindres détails, où de tous les intérêts le premier était, en tout temps, la perfection de l’armée ; de l’autre, une République, c’est-à-dire un gouvernement d’opinion où, au nom de l’opinion, la mobilité des partis se succédait et se contredisait au pouvoir, où ces luttes ne laissaient pas le loisir de songer suffisamment au péril du dehors, où la guerre surprendrait un pays désarmé. Même entre des adversaires égaux, si l’Espagne avait dû choisir, ses vœux n’auraient pas été pour le peuple dont elle redoutait les ambitions, les doctrines, et dont la victoire rendrait les ambitions plus efficaces et les doctrines plus contagieuses ; ses préférences auraient été pour le peuple dont le triomphe ne menaçait ni l’avenir de l’Espagne, ni l’ordre traditionnel des sociétés. Mais l’Espagne jugeait superflu de solliciter par des souhaits un destin fixé d’avance : l’avenir appartenait à l’Allemagne, aussi inépuisable qu’une force de la nature. Au début de la guerre aucune tentative de persuasion n’eût prévalu sur cette certitude faite tout ensemble de suggestions habiles, de répugnances légitimes, de faits vrais et d’apparences trompeuses.

Si le bloc infrangible de cette foi espagnole se désagrégea peu à peu, c’est qu’il fut usé par la guerre même. La longueur de la lutte et ses chances partagées opposèrent le démenti des faits à cette prétendue fatalité de la victoire en faveur d’un peuple irrésistible, à cet anéantissement inévitable et providentiel d’un peuple condamné. Que l’agresseur si prêt n’eût pas eu plus raison de son adversaire surpris révélait, dans l’un, de secrètes faiblesses, et, dans l’autre, des énergies latentes. Le prestige même de l’Allemagne ajoutait de l’éclat à la résistance française : la fortune des armes n’est pas faite de hasards, la nôtre prouvait la durée de notre sens guerrier. La vertu militaire ne se maintient dans une race qu’à la faveur d’autres vertus : celles qui semblaient les plus épuisées en nous renaissaient intactes, et d’autres qui n’avaient jamais été les nôtres donnaient à notre vaillance un air nouveau. Notre courage d’autrefois avait l’éclat et les éclairs de l’épée, le goût d’éblouir, l’impatience de vaincre, et, dans la coquetterie des prouesses, ce sourire que l’Espagne n’aimait pas. Notre nouveau courage se révélait grave, silencieux, patient : au lieu de provoquer le danger il l’attendait de pied ferme, au lieu de chercher un plaisir il acceptait le devoir. La veille, sur nos propres lèvres, avait été recueilli l’égoïste aveu que le premier droit de chacun est de faire et de conserver sa vie, que l’intérêt général des hommes est leur intérêt particulier, que cet intérêt les fait perpétuellement adversaires et que se sacrifier aux autres est l’héroïsme de la niaiserie : et soudain le danger de la France détruisait dans les âmes toute autre sollicitude que la cause nationale, fondait toutes les discordes dans l’union sacrée, et dans les aridités des égoïsmes faisait jaillir les sources pures du sacrifice. Non seulement les socialistes qui légitimaient hier la désertion, se groupaient autour du drapeau ; mais les anciens déserteurs rentraient pour combattre ; mais les vieillards s’ingéniaient à servir de quelque manière la cause commune ; mais les enfans connaissaient la première douleur d’être jeunes, trop jeunes pour s’enrôler ; mais les femmes, gardiennes des demeures et cultivatrices des terres abandonnées par les soldats, vivaient près d’eux par toutes les présences de la générosité, défendaient les défenseurs du pays contre les privations des tranchées, contre le froid de l’hiver, contre le froid de l’oubli, soignaient les blessés, protégeaient les existences précieuses à la France ; mais les mères savaient sacrifier les plus chères de ces existences et par le don de leurs fils se montrer plus héroïques encore que les hommes. Enfin tant de menaces, tant de douleurs, tant de sacrifices qui remplissaient la vie avaient contraint ce peuple à chercher hors d’elle l’espérance. Le voisinage de la mort, également cruelle à ceux qui sentaient toujours imminent le malheur de périr ou celui de survivre, leur rendait nécessaire une autre vie où les immolés volontaires obtiennent la justice d’une récompense, où les séparés se retrouvent.

Ce n’était pas seulement une armée qui relevait sa puissance militaire, c’était une nation qui restaurait sa discipline morale. Toutes les vertus nécessaires à l’existence d’un peuple germaient dans la fécondité du sang répandu. Ainsi notre soldat conservait à la France plus que le sol convoité par l’envahisseur, il reconquérait à la France le respect du monde. L’Espagne surtout, que sa fidélité aux vieilles croyances avait rendue plus hostile à ce qu’elle croyait être notre reniement national, fut surprise et troublée dans les quiétudes de ses malveillances par ces revanches éclatantes du sentiment religieux. Contre le gouvernement d’esprits forts qui mettaient leur supériorité à épaissir la nuit sur la destinée humaine et leur bienfaisance à arracher les ailes de l’espérance, l’Espagne gardait ses griefs. Mais elle voyait ces ailes, victorieuses des mutilations, s’élever au-dessus de la misère terrestre vers les vérités qui sont la paix, la lumière et la noblesse de la vie. Et si certains avaient voulu, durant la paix, faire la solitude autour de, la croix, ils se trouvaient eux-mêmes isolés dans une France de soldats qui entourait de ferveur le signe le plus auguste de la rédemption par le sacrifice.

Si le gouvernement d’hier et la nation d’aujourd’hui n’étaient pas la même chose, la nation n’avait pas une part nécessaire dans toutes les erreurs du gouvernement. Voilà l’évidence qui s’imposait aux animosités les plus tenaces de l’Espagne. La face véritable de la France était apparue. Le témoignage des faits, de faits accomplis par tout un peuple, avait précédé le témoignage des paroles qu’apportaient en Espagne les quelques pèlerins partis de l’Institut. Ils ne représentaient pas le gouvernement, ils venaient en témoins. Ce fut la meilleure chance de leur entreprise. Car pour combattre les droits d’une race à la tyrannie sur l’univers, les plus solides défenses étaient précisément les traditions qui avaient été le passé commun de l’Espagne et de la France.


ÉTIENNE LAMY.