Choses d’Allemagne - Deux Méthodes diplomatiques

CHOSES D’ALLEMAGNE
DEUX MÉTHODES DIPLOMATIQUES

Le prince de Bismarck disait un jour :


Les armemens ne suffiront pas à l’avenir. Il faudra, en politique, la justesse du coup d’œil pour piloter le vaisseau de l’Allemagne à travers tous les courans de coalitions, auxquels notre situation géographique et notre origine historique nous exposent [1].


Voici les jours prévus par le grand Chancelier. Sans doute n’avait-il pas imaginé que les trois quarts de l’Europe et le Japon se coaliseraient contre la tyrannie allemande. Mais il avait la terreur, disait-il, de toute coalition ; la seule crainte de l’alliance franco-russe suffisait à empoisonner son bonheur. Il connaissait la fragilité de son œuvre ; il avait prévu que sa Triplice casserait, comme avait cassé son alliance de Trois Empereurs, et c’est alors qu’il faudrait à l’Allemagne un pilote de génie...

De tous les motifs à espoir qu’en cette crise suprême, peut avoir une âme française, il n’en est pas de plus puissans, je crois, que l’évocation, même rapide, très rapide, des talens et capacités auxquels Bismarck eût reconnu ce bon pilote. Entre les méthodes du gouvernement allemand d’aujourd’hui et les méthodes bismarckiennes, il y a toute la différence de la diplomatie la plus habile à la plus simple brutalité : c’est la diplomatie de Bismarck qui avait fait au vrai les victoires allemandes de 1866 et de 1870 ; sans Bismarck, sans son œuvre préparatoire de vingt années (1851-1871), les Moltke, les Roon, les Manteuffel, tous les généraux de Guillaume Ier auraient bien pu gagner les batailles les plus glorieuses et les plus décisives ; jamais l’Europe n’eût laissé faire ce qui fut le lendemain de Sadowa et de Sedan. Pendant que nos armées prouvent à la frontière que la France de 1914 est différente de la France de 1870, relisons quelques pages du grand Chancelier pour voir qu’en Allemagne, les choses n’ont pas moins changé, mais de tout autre sorte.


Vers le milieu du XIXe siècle, il y avait à Francfort-sur-le-Mein un congrès permanent de diplomates, qui s’appelait la Diète germanique. Là, une vingtaine de sous-Metternich allemands, surveillée par une demi-douzaine de sous-Talleyrand européens, s’efforçait de « maintenir la sûreté intérieure et extérieure de l’Allemagne, l’indépendance et l’inviolabilité des États confédérés. » Les traditions de la diplomatie viennoise s’y conservaient, comme la plupart des traditions humaines se conservent, fort mal : le président, qui était Autrichien, imitait de son mieux M. de Schwarzemberg qui, ayant succédé à Metternich, l’imitait de son mieux ; les membres de la Diète avaient pris, chacun, l’un des traits que la caricature a toujours prêtés au diplomate, l’un sa nonchalance aristocratique, l’autre son ignorance plus aristocratique encore, le troisième sa naïveté protocolaire, le quatrième son silence pensif, et tous sa frivolité,. — si du moins l’on en croit un nouveau venu qui, en mai 1851, entrait en ce cénacle : Otto-Édouard-Léopold de Bismarck.

Bismarck avait trente-six ans. Se proposant de devenir un homme d’État, il voulait apprendre le métier de diplomate. Il venait à la source, plein d’illusions sur les maîtres et dispensateurs de sagesse qu’il espérait trouver en ces diplomates de Francfort. Il avait été élevé dans l’admiration, dans le culte, — dira-t-il plus tard, — de la politique autrichienne... Dès le premier jour, il constata qu’il ne restait plus de cette politique que les manies et les grands mots, l’art de ne rien dire en beaucoup de paroles et de ne rien faire en beaucoup d’années ; tous « ces augustes polichinelles ne savaient pas plus que Colin Tampon ce qu’ils avaient à faire de l’Allemagne. » A peine arrivé, Bismarck écrivait à sa femme :


On se tourmente ici de puérilités pures. Tous ces diplomates, avec leur pompeux commerce de bric-à-brac, me paraissent plus ridicules que tel député de la seconde Chambre se drapant dans sa dignité. A moins de complications extérieures, je sais ce que nous ferons en une, deux ou cinq années, et je m’engagerais à le faire en vingt-quatre heures, si les autres voulaient être sincères et sensés un seul jour. Qu’on m’envoie le savetier ou le maître d’école et, s’ils sont lavés et peignés, j’en ferai des diplomates. Je fais de grands progrès dans l’art de beaucoup parler pour ne rien dire. Personne, pas même le plus méchant des démocrates, ne peut se faire une idée de ce qu’il y a de nullité et de charlatanisme dans la diplomatie.


Bismarck ne changea jamais de langage à l’égard de la diplomatie et des diplomates. Mais dans tous les dires de Bismarck, il faut faire la part de l’homme, de l’instant et de l’humeur. Apprenant un soir, durant la campagne de France (16 novembre 1870), que les « militaires » avaient découvert dans une cave de Bougival « un vin de premier ordre » et ne lui en avaient pas envoyé, il entrait en fureur : « Quand je pense, disait-il au fidèle Busch, que je me suis donné tant de mal pour les militaires à la Diète !... Mais n’ayez pas peur : je commence à me transformer ; quand je suis parti pour cette campagne de France, j’étais un militaire ardent ; quand je reviendrai, je serai un parlementaire convaincu ; je saurai bien trouver un moyen de les repincer sur le budget de la guerre. »

A Francfort, il ne fallut pas deux mois pour que Bismarck commençât de se transformer ; avant un an, il était devenu le plus convaincu des diplomates ; il continua de dire « que, n’eût-il écouté que ses goûts personnels, il eût préféré cent fois la politique en caleçon de bain à ce régime de truffes, de dépêches et de Champagne qu’est la diplomatie ; » mais il resta, il voulut rester huit années à Francfort (1851-1859), à cet âge de la quarantaine où, pour les ambitieux de son espèce, les années comptent double. Il savait que « Francfort ne pouvait avoir que la valeur d’un poste d’observation, » et que « vouloir obtenir ici une influence sérieuse sur la politique de la Confédération était une tâche quasi impossible. » Mais il croyait que le rôle du diplomate est d’observer, de guetter et de créer les circonstances favorables où l’opportune application de la force, de toutes les forces, donnera le maximum de résultats avec le minimum de risques.

Il devint diplomate, excellent diplomate. Le caleçon de bain lui semblait pour lui-même le vêtement le plus commode ; pour la tenue des autres, il devint d’une exigence pointilleuse. Délégué de l’Autriche, le comte de Thun présidait la Diète de droit. Bismarck crie au scandale : « Thun garde à la Diète le manque de formes qui le caractérise dans la vie journalière : il préside vêtu d’une jaquette en étoffe claire, qu’il boutonne pour cacher l’absence de gilet ; il porte une méchante cravate de nankin et parle sur le ton de la conversation ! » Cette lettre est du 27 août 1851 : en trois mois, Bismarck est devenu fo-o-ormaliste. Un an après, le voici protocolaire. Le ministre de France près la Diète remet ses lettres de créance au ministre d’Autriche, président de la Diète :


Mes prédécesseurs, écrit Bismarck, ont essayé à plusieurs reprises de faire remplacer président de la Diète par présidant la Diète. J’ai jugé bon de revoir là-dessus nos négociations, notamment celles de 1833 ; mais j’ai pu voir que les ambassadeurs étrangers ont toujours dit « président de la Diète » ; l’arrêté fédéral du 12 juin 1817 dit expressément dans le texte allemand présidant la Diète et dans la traduction française président de la Diète.


Et le voici fureteur de précédens. Le comte de Thun, qui parlait sur le ton de la conversation, est remplacé à la présidence de la Diète par le baron de Prokesch (4 février 1853) :


Quoique les militaires, même en activité, n’aient jamais porté leur uniforme à leur entrée dans la Diète, il s’est présenté dans celui de feld-maréchal autrichien, avec la croix de l’Aigle Rouge et celle de Léopold. Il a ouvert la séance par un assez long discours qui s’éloignait tout à fait du ton auquel la Diète est habituée et se rapprochait du ton parlementaire.


Et le voici à cheval sur la politesse et les usages (18 mars 1853) :


Le comte de Thun passait pour n’avoir pas beaucoup de formes. Néanmoins, les discussions entre lui et moi n’ont jamais pris un ton aussi contraire aux usages diplomatiques. Je crois dominer assez mes sentimens personnels pour ne pas me laisser diriger par eux. Mais je ne puis m’empêcher de craindre que le manque de franchise et de sincérité de mon collègue autrichien ne rende les discussions de plus en plus difficiles.


Et voilà donc Bismarck assoiffé de sincérité et de franchise, raillant Prokesch de ses mensonges autant qu’il le blâme de ses violences : M. de Prokesch croit encore au mensonge, « à l’ancienne et surannée théorie du mensonge en diplomatie ! » le « sentiment des simples convenances » devrait l’avertir pourtant combien le manque de franchise est une maladresse ! et Bismarck d’ajouter : « Il faut avoir vécu longtemps dans ce monde diplomatique d’ici pour mesurer ce que l’on perd à recourir à des moyens qui répugnent au sentiment des simples convenances. » Cette phrase, de tous points admirable, est du 8 mars 1853 : Bismarck vivait depuis vingt-deux mois tout juste « dans ce monde diplomatique. »


Dès cette époque, il avait en tête l’idée qui ferait toute sa vie et, de 1853 à 1859, il allait étudier et découvrir les moyens de la réaliser. L’idée était fort simple : il voulait conquérir à la Prusse et à son roi la première place en Allemagne d’abord, en Europe ensuite. En Allemagne, la Prusse de 1853 était sous l’ombre de l’Autriche ; en Europe, sous la menace de la France et de la Russie. Evinçant l’Autriche à Sadowa, abattant la France à Sedan, jouant la Russie au Congrès de Berlin, Bismarck mit vingt-cinq ans à peine à réussir ce grand ouvrage dont il dressait le plan complet en 1859, quand les huit années de Francfort lui eurent enseigné les méthodes et les conditions de sa Realpolitik.

C’est dans son « Rapport magnifique, » — Prachthericht, disent les Allemands, — de mars 1859, que l’on peut trouver réunis, rangés et comme fourbis tous les instrumens de cette Realpolitik ; durant trente années (1859-1890), jusqu’à la chute de Bismarck, ils allaient être maniés par le maitre et donner les résultats que l’on sait ; durant vingt années encore (1890-1909), les mains moins habiles de ses successeurs allaient en user pour le maintien de son œuvre ; avec le prince de Bülow, tombait, en 1909, le dernier des Bismarckiens ; de 1909 à 1914, en moins de cinq années, la politique de Guillaume à conduisit l’Allemagne au point où nous la voyons aujourd’hui.

En son Prachthericht, Bismarck exposait que « depuis 1851, les gens de Vienne avaient conçu le projet de donner à l’Autriche, par le moyen de la constitution fédérale, cette hégémonie de l’Allemagne que la Prusse n’avait pas su gagner par les assemblées unitaires de 1848-1850. » L’Autriche pouvait compter sur l’appui du Tsar et elle avait noué avec la France de Napoléon III des relations qui pouvaient se muer en une alliance des trois empires contre la Prusse et l’Angleterre :


Dans un pareil système, il n’y a point de place pour la Prusse, tant qu’elle ne renoncera pas à sa qualité de puissance européenne. Un grand Etat, qui veut asseoir sa politique intérieure et extérieure sur la base de ses propres forces, ne doit prêter la main à une centralisation plus grande des élémens fédéraux que s’il est capable d’en assumer la direction. La Prusse ne peut pas renoncer à occuper le même rang que l’Autriche ; elle ne peut pas se résigner à jouer d’une manière sincère et définitive le rôle de seconde puissance de l’Allemagne.


Quand on ne veut pas renoncer à sa qualité de puissance européenne, quand on veut asseoir sa politique intérieure et extérieure sur la base de ses propres forces, il est des forces que l’on doit posséder, et d’abord la force militaire. Dès 1856, Bismarck tirait, de son expérience de Francfort, la conviction que la Prusse ne pourrait avoir de place en Allemagne et en Europe que celle que lui donneraient ses armes et la crainte de ses armes :


Dès que la situation extérieure se modifie de manière à menacer la paix européenne, la Prusse gagne en importance, grâce à ses forces et ressources militaires et grâce aux espoirs que l’opinion allemande fonde sur elle, tandis qu’en temps de paix, ces mêmes élémens ne réussissent qu’à tenir en éveil la méfiance et l’antipathie des gouvernemens contre nous.


Donc, la guerre est le grand chemin pour la Prusse : « renoncer à l’héritage de Frédéric le Grand, » « se consacrer à la mission providentielle d’archi-chambellan de l’Empire, » Bismarck déclarait que, « plutôt que de conseiller cette politique à son roi, il demanderait que la question fût tranchée par l’épée, » et comme le délégué autrichien à la Diète lui répondait avec assez d’impertinence que « le roi de Prusse était un homme heureux qui, ayant gagné une fois le gros lot de 100 000 thalers, avait mis sa maison sur le pied d’un retour annuel de la même chance, » Bismarck se déclarait tout prêt à reprendre des billets à la loterie. Il était convaincu que les infirmités de l’Allemagne et de l’Europe ne pouvaient être guéries que « par le fer et le feu. »

Mais quelle que fût sa confiance dans le fer et le feu, dans la loterie et dans les opérations sanglantes, il ne voulait « remplacer sur son drapeau le mot Prusse par le mot Allemagne qu’après avoir établi entre nos voisins et nous un lien plus efficace et plus fort, » et le Prachthericht énumère tous les fils dont ce lien devait être tissé.

En premier lieu, la Prusse devait s’efforcer de gagner partout des « relations personnelles, » des sympathies, des amitiés, se faire bien venir de tous, plaire, sourire, être accueillante et serviable : « La première force de l’Autriche en Allemagne, disait Bismarck, c’est qu’elle défend et récompense ses amis avec le même esprit de suite qu’elle déploie pour nuire à ceux qui lui font de l’opposition. »

La deuxième force dont dispose l’Autriche et que la Prusse doit s’acquérir, c’est l’attachement d’une religion, tout au moins le drapeau d’un idéal : « Vienne dispose, dans tous les Etats allemands, des chefs du parti catholique. La Prusse doit donc prendre en mains la cause de toutes les autorités protestantes contre cet esprit belliqueux, intraitable, qui anime une partie du clergé catholique dans les pays gouvernés par des princes protestans ; » elle doit encourager et aider tous les gouvernemens protestans « à repousser ces prétentions même justes en apparence, et à défendre résolument les moindres de leurs droits. » La Prusse doit se présenter comme la servante d’une idée religieuse, comme l’adversaire surtout de la domination catholique, et puisqu’en tout pays les gens de science sont volontiers hostiles aux gens de l’Eglise romaine, Bismarck, dès 1852, avait entrepris de dresser contre l’Internationale de l’Eglise cette Internationale de la Science, qui, dans l’Allemagne d’abord, puis dans toute l’Europe et dans le monde entier, travailla si longtemps et si bien pour le prestige du roi de Prusse, de ses savans et de ses Universités... Hier encore, à la veille de la déclaration de guerre, les savans d’Angleterre, groupés autour de sir William Ramsay, ne voulaient voir dans l’Allemagne de Guillaume II que l’auguste et sacro-sainte mater scientiæ. Il a fallu les premiers exploits de la soldatesque de Guillaume II pour ramener cette gent de laboratoire et de bibliothèque à une vision plus juste de la réalité prussienne. Dès 1852, Bismarck avait lié des relations personnelles avec toutes les sociétés scientifiques, géographiques, statistiques, etc., de l’Allemagne du Sud. Il voulait les fédérer à Francfort en un bureau commun, qui ne serait qu’une branche des sociétés et académies berlinoises.

En troisième lieu, la presse : « L’Autriche, disait Bismarck, envoie de ses diplomates faire l’article dans les feuilles allemandes, comme pourraient faire des voyageurs de commerce et conclure avec les plus importantes des marchés pour subventions, insertions et communiqués : »


La tâche principale de cette presse mercenaire, poursuivait Bismarck, est de représenter l’Autriche comme la protectrice exclusive des intérêts allemands et de l’unité allemande et comme la seule puissance capable de réaliser la partie saine et raisonnable des idées qui ont agité le peuple durant la période révolutionnaire.


On sait quelle organisation Bismarck sut donner à la Prusse « pour se défendre contre cette propagande systématique des journaux, » quels soins il apporta toujours à ménager, à préparer, à gagner l’opinion de l’Allemagne et du monde par le canal de la presse et, quand on relit à cinquante ans de distance les plus patriotes de nos journaux, on reste confondu de l’habileté avec laquelle il mania notre opinion française durant cette période de 1864 à 1866, où se jouait la destinée de l’Autriche, où se préparait la destinée de la France.

Mais les mots, pensait Bismarck, ne suffisent pas : il faut les intentions et les actes, et des actes conformes aux sentimens de l’humanité, aux aspirations des peuples, aux besoins de la nation. En arrivant à Francfort, Bismarck était un conservateur entêté ou du moins passait pour tel, et c’est comme tel qu’il avait gagné le cœur de son roi Frédéric-Guillaume IV, comme tel qu’il avait été nommé à la Diète pour aider l’Autriche en son œuvre de réaction. Il avait la haine de la Révolution et le mépris des révolutionnaires. Il savait que « la puissance du gouvernement est plus forte et plus solide en Prusse qu’en tout autre pays du monde et qu’aussi longtemps que Sa Majesté saura donner des ordres, on obéira. » Il allait plus loin : « Au risque d’être regardé comme un renégat de la Constitution, » il proclamait qu’ « à certaines heures un coup d’Etat pour supprimer toutes garanties constitutionnelles était non seulement souhaitable, mais nécessaire. »

Mais « les gouvernemens ne doivent pas négliger les enseignemens des dernières années, ni proclamer trop ouvertement devant leurs sujets que la prospérité matérielle de ceux-ci est sacrifiée aux caprices des dynasties. » Les princes doivent « se détacher de cette idée, trop familière à la plupart d’entre eux, qu’ils n’ont qu’à profiter de leur position pour vivre agréablement et se passer toutes leurs fantaisies. » Le roi de Prusse, surtout, n’a pas à faire connaître trop haut ses sentimens intimes à l’Allemagne démocratique ni à l’Europe libérale : « Il ne faut jamais dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ; du moins ne faut-il jamais laisser croire qu’on préférerait mourir de soif plutôt que de boire ; on peut se servir de tout comme épouvantait, » et l’on doit se servir de tout comme tremplin :


La position dirigeante qu’occupait la Prusse en Allemagne avant 1848 reposait non pas sur la faveur des États moyens ni de la Diète fédérale, mais sur le fait qu’elle prenait toujours les devans sur le terrain du développement politique, que tout ce qui était prussien servait de modèle aux autres Etats confédérés, qui se l’assimilaient dans la mesure de leurs forces. La brusque cessation de ce mouvement et la méfiance des gouvernemens allemands qui en est résultée ont eu pour conséquence inévitable une diminution sensible de l’influence de la Prusse.


Le rôle de la Prusse est de montrer la route « pour satisfaire aux besoins de l’époque actuelle et de développer la vie publique plus que ne peuvent faire d’autres Etats ; » la Prusse ne vivra, ne grandira que si l’Allemagne et l’Europe voient en elle une puissance libérale, une ouvrière de progrès et de justice démocratique, autant qu’une puissance militaire, ouvrière de défense et de conquête :


La Prusse est sûre que le roi resterait maître chez lui, quand même on retirerait du pays l’armée tout entière : aucun autre Etat continental n’en pourrait dire autant. Avant 1848, la Prusse a su, sous un gouvernement presque absolu, devenir et rester la tête, le centre intellectuel de l’Allemagne ; elle devrait toujours tenir ce rang. L’autorité royale repose sur des bases tellement solides qu’en faisant une part plus large à la représentation nationale, le gouvernement peut se créer des moyens très efficaces pour agir sur la situation de l’Allemagne. Les intérêts de la Prusse sont parfaitement conformes à ceux de la plupart des pays de la Confédération, mais non pas à ceux des gouvernemens confédérés : il n’y a rien de plus allemand que le développement des intérêts bien entendus de la Prusse.


La Prusse doit donc se faire l’alliée, la bienfaitrice, la servante, non des gouvernemens, mais des pays allemands, du peuple allemand. Elle doit prendre en mains la défense de tous les intérêts allemands, et d’abord de ceux qui touchent de plus près à la vie quotidienne des peuples : les intérêts économiques. Dès 1852, Bismarck croit avoir trouvé le moyen de « travailler utilement « l’Allemagne du Sud :


Il faudrait couvrir l’Allemagne du Sud d’un réseau d’hommes de confiance qui aurait son centre à Francfort. Il suffirait de mettre à profit l’Institut industriel et commercial, déjà existant, et d’utiliser ses rapports avec toutes les sociétés industrielles et commerciales pour créer une grande Association industrielle et commerciale de l’Allemagne du Sud qui aurait pour mission de nous aider à étudier et à résoudre toutes les questions économiques.


Bismarck pourra dire au Reichstag le 9 juin 1879 : « Depuis le commencement de ma carrière, je n’ai jamais eu qu’une étoile directrice, une pensée : par quels moyens, de quelle manière pourrais-je amener l’unité de l’Allemagne ? Et une fois que cette unité eut été constituée, comment la fortifier, la développer et l’établir par la coopération de tous ? » Il ajoutait dans l’intimité :


J’ai changé de système en matière économique ; j’ai été libre-échangiste en 1862 ; je suis protectionniste en 1879 ; mais je n’ai jamais eu qu’un but : l’unification de l’Allemagne sous l’hégémonie de la Prusse ; tout le reste était accessoire ; j’y ai subordonné toutes les considérations économiques et autres.


Voilà, je crois, la différence capitale, essentielle, entre la politique de Bismarck et celle que Guillaume II inaugura par son voyage à Constantinople en 1890, poursuivit à travers le monde durant vingt années et fît triompher, à l’exclusion de toute autre, depuis 1909.

La conquête de l’or pour l’or et pour les commodités et jouissances qu’il procure ; la poursuite des affaires financières, industrielles et commerciales, non pour le bien de l’Etat et « la félicité des sujets, » mais, d’abord, pour l’enrichissement de quelques privilégiés ; l’amalgame de la politique et de la spéculation, de la diplomatie et de la finance, de la Cour et de la Banque ; l’intimité, l’association de l’Empereur lui-même avec les gens de Bourse et de cartells : tel fut depuis vingt ans le caractère le plus marqué de cette « politique réaliste, » — comme disaient chez nous ses béats admirateurs, — que Guillaume II substitua peu à peu à la Realpolitik de Bismarck.

Ces deux politiques n’ont rien de commun. L’une voulait mettre en branle ou en œuvre toutes les réalités, pondérables et impondérables, pour construire et maintenir à jamais l’unité de l’Allemagne sous le contrôle de la dynastie et de la bureaucratie prussiennes. L’autre n’a plus eu d’attention que pour une réalité : l’argent. Peser de tout son poids sur l’Europe et le monde pour en exprimer le maximum d’argent le plus vite possible ; user de sa victoire et de son prestige pour obtenir ou extorquer les plus fortes concessions et contributions à l’univers terrorisé ; ramasser l’argent, sans se soucier de l’odeur, dans le sang des Arméniens et dans les trafics les plus louches ; menacer chaque matin du coup de force pour réussir le coup de Bourse : l’historien qui voudra dresser quelque jour le bilan de la politique allemande depuis la chute de Bismarck devra reconstituer d’abord, année par année, le bilan de la spéculation prussienne ; il verra que la guerre présente fut une liquidation en veille de faillite, autant qu’un accès de folie guerrière ou mégalomane. L’Allemagne économique était à bout : ses opérations gigantesques avaient toujours été « malsaines, » comme disent les financiers ; elle avait trop brassé, trop risqué, trop avancé de marchandises et d’argent à des cliens peu solvables aussi bien en Allemagne même que dans le monde entier ; elle avait habitué cette clientèle mondiale à des prix et des conditions de vente qui ne laissaient plus au fabricant et au capitaliste allemand les bénéfices nécessaires ; il fallait par un coup de force « liquider » ces positions intenables ; c’est pour donner à l’Allemagne endettée les milliards de la Banque de France et de l’indemnité, autant que pour donner satisfaction aux criailleries, menaces et rodomontades des militaristes de terre et de mer, aux pangermanistes, aux théoriciens de la plus grande Allemagne, que Guillaume II fut acculé à la présente guerre.

Bismarck voulait conquérir la richesse pour fortifier, comme il disait, la « pauvre petite Allemagne » de 1880 et pour lui donner les moyens de porter allègrement les charges de l’Empire restauré et de l’hégémonie européenne, car l’hégémonie commerciale et industrielle lui semblait une condition de l’hégémonie diplomatique et militaire ; il pensait que « les ânes se battent quand le foin manque au râtelier, » et l’histoire lui prouvait « que les Allemands sont enclins à se battre dès que leurs intérêts matériels ne sont pas fortement liés. » Mais l’enrichissement ne lui semblait qu’un moyen, non pas le but, et il en redoutait certaines conséquences :


Il est incontestable, disait-il dès 1856, que la création d’entreprises montées par actions et susceptibles d’une extension illimitée sans garantie contre les premiers fondateurs, et l’exploitation de la crédulité publique par l’agiotage sans emploi utile des valeurs créées est bien faite pour inviter les gouvernemens à combattre les maux et à prévenir les dangers qui résultent de cette multiplicité des institutions de crédit. Les exemples de fortunes trop faciles et trop rapides entraînent les gens estimables à négliger le gain dur, mais modéré, qui les faisait vivre, et les lancent dans une folle existence ou les dégoûtent du présent.


Bismarck, dès 1856, voulait lutter contre cet « esprit de vertige. » Il aurait tenu tête à toutes les coteries de Bourse et de Cour. Il eût crevé d’une boutade les grandes phrases et les grands projets :


Après Sadowa, racontait-il un jour, mon gracieux maître avait décidé d’enlever un morceau de territoire à chacun des princes battus, comme punition : « Je vais, me répétait-il sans cesse, exercer la justice de Dieu. » Je finis par lui répondre qu’il valait mieux laisser Dieu exercer sa justice lui-même.


Ce grand fourbe eût ménagé l’opinion de l’univers. Même après la dépêche d’Ems, même après le Congrès de Berlin, il voulait que le monde entier crût encore à sa franchise :


L’empire d’Allemagne ne repose que sur la confiance que l’on a de moi à l’étranger. En France, tout le monde a foi en ma parole. Le roi des Belges a dit encore tout récemment qu’un contrat écrit et signé ne valait pas une assurance verbale de ma part. Le Tsar a en moi une confiance illimitée. La Tsarine m’a dit en propres termes : « Toute notre confiance repose en vous. Nous savons que vous dites toujours l’exacte vérité et que vous faites ce que vous dites. »


Il voulait qu’on le craignît. Il tâchait néanmoins d’inspirer parfois d’autres sentimens. Le jour où il signe à Versailles le traité avec la Bavière qui rétablit l’Empire au profit des Hohenzollern, il reparaît devant ses intimes :


— Apportez une autre bouteille de Champagne ! commanda-t-il. Il s’assit à table avec nous et dit : « C’est un grand événement. » Puis il se mit à réfléchir quelques minutes et reprit : « Les journaux ne vont pas être contens ; peut-être même celui qui écrira l’histoire critiquera notre traité et dira en parlant de moi : L’imbécile ! il aurait dû demander davantage ! il l’aurait obtenu ! on aurait été obligé de lui donner !... Mais ce à quoi j’attachais le plus d’importance, c’est que mes partenaires fussent contens de moi. Les traités ne sont rien quand les gens qui les signent sont contraints et forcés. Je sais que ces gens-là sont partis contens. Je n’ai pas cherché à les mettre dedans... »


Il était capable de retours sur lui-même, de remords :


Je me sens l’âme triste, disait-il à Busch le 19 octobre 1877. Je n’ai jamais dans ma longue vie rendu personne heureux, ni mes amis, ni ma famille, ni moi-même... J’ai fait du mal, beaucoup de mal... C’est moi qui suis la cause de trois grandes guerres. C’est moi qui, sur les champs de bataille, ai fait tuer 80 000 hommes qui, aujourd’hui encore, sont pleures par leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs veuves !... Mais tout cela est affaire entre moi seul et Dieu ! Je n’en ai jamais retiré aucune joie et je m’en sens aujourd’hui l’âme anxieuse et troublée !


Il gardait la juste notion de son œuvre. A l’heure même où le Reichstag de 1888 lui accordait sa nouvelle loi militaire, qui faisait de l’armée allemande le plus formidable instrument de guerre, il déclarait tout haut :


Avec cette puissante machine, on n’entreprend point d’agression. Si nous devons faire une guerre, il faudra que ce soit en des circonstances où tous ceux qui devront y concourir, y sacrifier leurs intérêts, bref, toute la nation y consente d’un cœur unanime : il faudra que ce soit une guerre populaire. Dans une guerre d’agression, tout le poids des impondérables, qui pèsent beaucoup plus que les poids matériels, serait contre nous, en faveur de ceux que nous attaquerions.


L’un des premiers prisonniers que les Belges aient faits autour de Liège donna une courte, mais pleine définition de la guerre présente : « Ce n’est pas une guerre du peuple ; c’est une guerre des officiers. » Or, quelle que soit la docilité un peu servile des peuples d’Allemagne, Bismarck ne croyait pas que l’on pût durer bien longtemps quand on oubliait ce principe fondamental de toute politique, disait-il : « La patrie veut être servie, mais non pas dominée, » ni exploitée…


VICTOR BÉRARD.

  1. Bismarck, Pensées et Souvenirs, trad. Jaeglé, II, p. 313.