Chimie appliquée à l’agriculture/Chapitre 17

Madame Huzard (Tome 2p. 335-381).

CHAPITRE XVII.


DE LA CULTURE DU PASTEL ET DE L’EXTRACTION DE SON INDIGO.




Il y a deux siècles que le pastel (isatis tinctoria) était cultivé dans toutes les contrées de l’Europe.

Cette plante est bisannuelle, et sa tige velue et rameuse s’élève à trois pieds de hauteur : elle fournit un excellent fourrage pour les bestiaux pendant l’hiver, attendu qu’elle ne craint pas les gelées.

Mais c’est moins comme fourrage qu’on la cultivait aussi généralement, que pour en former la seule couleur bleu solide qu’on connût avant le dix-septième siècle.

La découverte de l’indigo en a fait restreindre prodigieusement la culture ; elle est bornée aujourd’hui à quelques localités, où la plante est employée à former cette préparation tinctoriale qu’on appelle, dans le commerce, coques de pastel.

Je pense fermement qu’on peut redonner à la culture du pastel, les développemens et la prospérité dont elle a joui, et qu’elle doit former tôt ou tard une des branches les plus importantes de l’agriculture française : c’est ce qui m’a déterminé à lui consacrer un article spécial dans cet ouvrage.

Je considérerai le pastel sous trois rapports :

1°. Sa culture ;

2°. La fabrication des coques avec les feuilles de pastel ;

3°. L’extraction de l’indigo.


ARTICLE PREMIER.


De la culture du pastel.


Il paraît qu’à l’exception des terres humides, l’isatis tinctoria prospère par-tout : les terres à blé et celles que fournissent les défrichemens sont les plus propres à cette culture ; les terrains d’alluvion peuvent fournir de bonnes récoltes ; mais les terres fortes sont préférables, pourvu qu’elles ne soient pas trop compactes ni argileuses.

Pour disposer la terre à recevoir la graine de l’isatis, il faut au moins trois labours profonds non-seulement pour ameublir le terrain, mais pour détruire les herbes, qui augmenteraient les frais du sarclage et nuiraient à la végétation de la plante. Ces labours doivent être faits à des intervalles de trois semaines ou d’un mois l’un de l’autre. Dans les terres très-fortes et qui retiennent l’eau trop long-temps, on peut tracer d’espace en espace des sillons plus profonds pour en faciliter l’écoulement : sans cela, le séjour de ce liquide nuirait à la plante.

La nature des engrais qu’on emploie à la culture de l’isatis influe puissamment non-seulement sur la végétation de la plante, mais encore sur la quantité et la qualité de la matière colorante.

Les fumiers provenant des substances animales ou végétales bien décomposées sont les meilleurs : ainsi les matières fécales putréfiées, le crotin des bêtes à laine, la colombine, les débris de la soie et de la laine, la chrysalide des vers à soie pourrie, tiennent le premier rang parmi les engrais.

Les stimulans, tels que la chaux, le plâtre, le sel marin, la poudrette, les plâtras, les cendres, etc., facilitent la végétation, sans altérer le principe colorant.

Lorsqu’on a fumé une terre avec du fumier de litière, on peut lui faire porter une récolte de blé ou de maïs, et semer ensuite la graine d’isatis.

L’époque des semailles de l’isatis varie beaucoup en Europe. En Italie, en Corse, dans la Toscane, etc., on sème dans le courant du mois de novembre. Le pastel végète pendant tout l’hiver, dont il ne craint point les froids, et se trouve assez fort en mars et avril pour étouffer les plantes étrangères qui se développent dans cette saison.

Cette plante peut fournir une puissante ressource pour la nourriture des bêtes à cornes pendant l’hiver.

Dans le-midi de la France, on sème, dans le courant du mois de mars, et généralement en Angleterre dans le mois de février ; enfin il est des pays où l’on sème après la récolte des blés ; mais dans ce cas il faut une saison qui favorise la végétation. Cette méthode ne convient que dans les climats où l’on est sûr que la culture sera secondée par des pluies : on peut alors obtenir deux ou trois récoltes de feuilles avant l’hiver, préparer de bons pacages pour les bestiaux durant les froids, et s’assurer une abondante récolte de feuilles au commencement de l’été.

Avant de semer la graine de l’isatis, il convient de la laisser macérer dans l’eau ; elle s’y gonfle et sa germination est plus prompte.

On sème la graine à la volée, en même quantité que le blé, et on recouvre à la herse ; elle lève au bout de dix à douze jours.

Dès que la plante a poussé cinq à six feuilles, il faut la sarcler avec soin : aucune plante n’exige par sa nature plus de propreté, et il faut répéter le sarclage plusieurs fois savant que d’en cueillir les feuilles. Le but qu’on se propose dans le sarclage est d’arracher toutes les plantes étrangères qui croissent sur le même sol, d’enlever tous les pieds de pastel bâtard (bourdaigne), dont le mélange nuirait à la vertu tinctoriale du pur isatis, d’éclaircir les rangs des tiges, pour les mieux aérer et faciliter l’accroissement de celles qui restent.

L’isatis a, comme les autres plantes, ses maladies et ses ennemis : on voit quelquefois la surface des feuilles se couvrir de taches jaunes ou de pustules qui brunissent et prennent la couleur de la rouille. Les changemens trop fréquens survenus dans l’atmosphère, un soleil chaud qui darde ses rayons immédiatement après les brouillards ou une pluie légère, paraissent produire la rouille : les mêmes causes la déterminent sur beaucoup d’autres plantes.

Il arrive souvent que les grandes chaleurs accompagnées de sécheresse ne permettent pas à la plante de se développer ; ses feuilles n’acquièrent pas le tiers de leur volume ordinaire, elles prennent néanmoins tous les caractères d’une maturité parfaite, mais la récolte est perdue ; car si on coupe les feuilles dans cet état d’imperfection, la plante périt, ou elle languit sans donner de produit.

L’isatis n’est pas à l’abri du ravage des insectes il en est un qu’on appelle puce, qui détruit souvent la première et la seconde récolte des feuilles ; un second, connu sous le nom de pou, attaque les dernières feuilles ; il est par conséquent moins dangereux, parce que les premières récoltes sont les plus riches. Le limaçon et la chenille du chou font encore des dégâts plus ou moins considérables sur les feuilles d’isatis.


ARTICLE II.


Préparation des coques de pastel.


Le fabricant des coques de pastel doit avoir l’attention de ne cueillir les feuilles qu’au moment où elles sont les plus riches en indigo

Les feuilles de l’isatis contiennent de l’indigo à toutes les périodes de la végétation ; mais le principe colorant ne s’y présente pas avec les mêmes qualités ni en même quantité dans toutes : à mesure que la feuille se développe, la couleur bleue devient de plus en plus intense et foncée ; elle est d’un bleu tendre très-agréable dans les jeunes feuilles, d’un bleu plus prononcé dans celles du moyen âge, et d’un bleu tirant sur le noir dans celles qui sont mûres.

L’observation a encore prouvé que la matière colorante des jeunes feuilles s’extrait plus difficilement que celle des feuilles qui avancent vers leur maturité.

Il parait donc qu’il est avantageux de récolter les feuilles lorsqu’elles ont acquis tout leur développement ; mais à quel signe reconnaître cette maturité ? Les fabricans de coques de pastel se conduisent, à ce sujet, d’après leurs propres observations, lesquelles varient plus ou moins dans les divers pays.

En Angleterre et en Allemagne, on cueille les feuilles lorsqu’elles commencent à s’affaisser ou à devenir pendantes, et que la couleur vert bleuâtre tend à dégénérer en vert pâle.

Dans la Thuringe, lorsque la feuille s’affaisse et qu’elle répand une odeur forte et pénétrante, on se hâte de la cueillir.

En Toscane, on exprime une feuille entre deux linges, et on juge, à la couleur que le suc imprime, si on doit cueillir les feuilles.

Dans les États romains, on reconnaît la maturité dès que la feuille perd de son intensité de couleur et qu’elle tend à blanchir.

Dans le Piémont, on récolte la feuille lorsqu’elle a acquis tout son développement et qu’elle est tombante.

Dans le midi, on reconnaît la maturité de la feuille au moment où il se manifeste une nuance violette sur les bords.

Nous devons à M. Giobert, de Turin un excellent traité sur le pastel, dans lequel il dit avoir observé que, dans la belle saison, la proportion de l’indigo augmente progressivement dans les feuilles, depuis le onzième jusqu’au seizième jour de leur végétation ; qu’elle reste alors stationnaire pendant quatre à cinq jours, et qu’ensuite elle s’affaiblit. Cette observation a été confirmée dans le midi de la France, à Bedfort, et dans presque toute l’Italie : ainsi on peut la prendre pour règle, et choisir cette période pour cueillir la feuille ; mais ceci suppose que la végétation a été favorisée par l’action combinée d’un bon terrain, d’une chaleur atmosphérique convenable et d’un sol humecté ; car sans cela l’accroissement de la feuille ne serait pas à son terme dans douze à seize jours, et il faut toujours qu’elle approche de sa maturité avant de la cueillir.

Il est constant que l’extraction de l’indigo est plus facile à cette période de la végétation que lorsque la feuille est parvenue à une maturité parfaite ; il paraît aussi qu’elle contient au moins une égale quantité de couleur, et que la nuance en est plus belle.

On récolte les feuilles de l’isatis, ou à la main en les arrachant avec les doigts, ou en les coupant avec un couteau ou des ciseaux : dans tous les cas, on a soin de n’enlever que les feuilles qui paraissent approcher de leur maturité, et de ne pas offenser la tige ni la sommité de la plante ; on répète cette cueillette tous les six à huit jours, pour ne pas laisser dégénérer la qualité des feuilles.

Il faut éviter avec un soin extrême le mélange des feuilles étrangères et du pastel bâtard avec celles de l’isatis tinctoria.

On met les feuilles dans des paniers, et on les transporte dans l’atelier où doit s’opèrer la fabrication des coques de pastel.

Avant de soumettre les feuilles à l’action du moulin pour les réduire en pâte, il convient de les laisser un peu se flétrir : alors on les broie sous une meule cannelée, qui tourne sur une pierre également cannelée ; on remue souvent la pâte avec une pelle, et on continue à broyer jusqu’à ce que les nervures des feuilles soient bien pétries et ne s’aperçoivent plus à l’œil. On ramasse avec soin tout le jus qui s’écoule pendant le broiement, pour l’employer à humecter la pâte en fermentation.

On porte la pâte sous un hangar dont le sol est légèrement incliné et pavé en pierres unies, sur lequel on a pratiqué de petites rigoles destinées à recevoir le suc qui s’écoule et à le transmettre dans un réservoir.

Dans la partie la plus élevée du hangar, on forme, avec la pâte, une couche de trois à cinq pieds de longueur ; on la presse pour la rendre compacte autant qu’on le peut, et on la bat, à cet effet, avec de gros morceaux de bois. La fermentation ne tarde pas à s’établir ; la masse se gonfle et se crevasse, il s’en sépare un jus noir qui va se rendre dans le réservoir ; dans quelques ateliers, on laisse écouler ce suc en pure perte au dehors, où il répand une très-mauvaise odeur.

Pendant que s’opère la fermentation, on a l’attention de fermer les crevasses qui se forment, et d’humecter la masse avec de l’urine ou avec le suc qui a coulé dans le réservoir et celui qui a été extrait sous la meule.

Après deux ou trois jours de bonne fermentation, on repaîtrit la masse ; on renouvelle cette opération assez souvent pendant les vingt ou trente jours que dure l’opération. On a soin, dans les intervalles, de mouiller la couche avec le jus, de fermer les crevasses et d’unir les surfaces.

Lorsque le temps est froid, et que les feuilles sont maigres et sèches au moment de la récolte, la fermentation n’est pas parfaite en un mois. En Italie, on laisse souvent fermenter pendant quatre mois, et quelquefois on ne démonte la couche qu’au printemps suivant.

Il s’établit souvent dans les couches une quantité de vers assez considérable pour en dévorer tout l’indigo ; on se hâte alors de les retourner pour détruire ces insectes, et si ce moyen ne suffit pas, on porte la pâte au moulin pour la broyer de nouveau.

Après la fermentation, la pâte peut ne pas présenter l’uni et le liant convenables, il peut y exister des nervures apparentes à l’œil, c’est pour cela qu’on la broie une seconde fois sous la meule.

Cette dernière opération la dispose à être convertie en coques : pour cela, on en remplit des moules de bois creusés en rond, et on en forme des pains de quatre à cinq pouces de diamètre sur huit à dix de hauteur, qui pèsent ordinairement un kilogramme et demi. Les moules sont beaucoup plus petits dans le midi de la France, où les pains de pastel sont connus sous le nom de coques, et ne pèsent que demi-kilogramme : ces coques doivent avoir dans l’intérieur une couleur violette, et exhaler une bonne odeur.

On porte ces coques sur des claies dans un lieu sec et bien aéré, pour les faire sécher.

Dans plusieurs pays, on les vend en cet état aux teinturiers, qui s’en servent pour monter leurs cuves de pastel ou pour teindre immédiatement en bleu tendre ; mais en général on leur fait subir une autre opération, qui les améliore et qu’on appelle raffinage.

Rarement les fabricans de pastel se livrent à cette dernière opération, ils vendent leurs coques à des marchands en gros qui la leur font subir eux-mêmes ; la raison en est que, pour que le raffinage s’exécute convenablement, il faut opérer sur de grandes masses, et que le propriétaire n’a que le produit de sa récolte et un emplacement borné à la fabrication des coques que lui fournit sa culture du pastel.

Pour raffiner le pastel, on réduit les coques en poudre, en les broyant sous la meule du moulin ; ou bien, comme dans le midi de la France, on les brise à coups de hache, et on forme avec ces débris des couches d’environ quatre pieds de hauteur ; on arrose ces couches avec de l’eau, ou, mieux encore, avec le suc provenant des feuilles du pastel : il se produit en peu de temps beaucoup de chaleur, et la fermentation s’établit avec violence.

Au bout de huit jours, on retourne la couche de manière à placer à la surface ce qui était au centre ou dans le fond ; on arrose de la même manière, et, cinq à six jours après, on défait la couche avec les mêmes soins. On renouvelle ces opérations en rapprochant les intervalles, jusqu’à ce que le pastel ne fermente plus et que la masse soit froide : alors toutes les parties végétales et animales sont décomposées, à l’exception de l’indigo : c’est dans cet état qu’on le vend plus avantageusement aux teinturiers.

La fabrication des coques du pastel, telle que nous l’avons décrite, est sans contredit la plus parfaite ; mais elle n’est pas ainsi pratiquée par-tout. À Gênes, on ne les raffine point ; dans le département du Calvados et sur le Rhin, on entasse les feuilles sans les broyer, et on les moule en coques du moment que la division de la masse peut se prêter à cette opération.

Il faut observer en outre que la nature du sol et du climat, la différence dans les saisons, les soins donnés à la culture de la plante et à la cueillette de la feuille, apportent des variétés immenses dans les qualités des coques ; ce qui fait qu’elles sont plus ou moins estimées dans le commerce, et qu’elles y ont des prix différens.

Il faut en général cent cinquante kilogrammes de feuilles pour en obtenir cinquante de bonnes coques.

Les coques de pastel qu’on emploie avec l’indigo pour monter les cuves destinées à teindre en bleu solide, servent non-seulement à faciliter la fermentation, mais elles ajoutent encore l’indigo qu’elles contiennent à celui qui vient de l’Inde ; ce qui produit une grande économie.

Les coques seules, et sur-tout le pastel raffiné, peuvent fournir à la cuve une assez grande quantité d’indigo pour qu’on puisse y teindre facilement des pièces de drap et leur donner toutes les nuances de bleu qu’on peut obtenir par l’emploi de l’indigo étranger. M. Giobert nous apprend que M. Alexandre Mazéra a teint de cette manière, en présence de teinturiers habiles, de fabricans et de commissaires de l’Académie de Turin quatre pièces de drap fin en quatre nuances, qui furent jugées au moins égales, pour l’éclat et la solidité, à celles qu’on avait obtenues en employant l’indigo le plus fin du Bengale.

M. de Puymaurin a publié un procédé par lequel les habitans de l’île de Corfou teignent avec les feuilles de l’isatis les étoffes de laine dont ils forment leurs vêtemens ; ils coupent les feuilles quand la plante est en fleur, ils en ôtent avec soin toutes les nervures ; on les pile ensuite dans un mortier, et on fait sécher cette pâte au soleil.

Lorsqu’on veut teindre les pièces de drap ; on met cette pâte desséchée dans un baquet et on l’arrose avec de l’eau ; peu-à-peu le mélange s’échauffe et fermente vivement ; on ajoute de l’eau et de la lessive faible de cendres ; la pâte ainsi délayée acquiert tous les caractères d’une véritable putréfaction : alors on plonge dans cette composition les étoffes que l’on veut teindre, on les foule de temps en temps et on les laisse immergées pendant huit jours ; elles prennent une couleur bleu turquin qui est de la plus grande solidité. Ce procédé, d’une facile exécution, peut offrir de grands avantages pour nos ménages ruraux.


ARTICLE III.


De l’extraction de l’indigo du pastel.


Avant la découverte de l’indigo, on cultivait l’isatis tinctoria pour en former des coques, dans presque toutes les parties de l’Europe : c’était alors la couleur bleue la plus solide qu’on connût, et le commerce du pastel était immense.

Les environs de Toulouse et sur-tout le Lauraguais fournissaient une énorme quantité de pastel ; les coques qu’on y préparait jouissaient de la première réputation en Europe.

Ce pays était devenu si riche qu’on l’a appelé pays de cocagne, du nom de son industrie : cette dénomination a passé en proverbe pour désigner un pays riche et très-fertile.

Deux cent mille balles de coques étaient exportées chaque année par le seul port de Bordeaux ; les étrangers en éprouvaient un si pressant besoin, que, pendant les guerres que nous avions à soutenir, il était constamment convenu que ce commerce serait libre et protégé, et que les vaisseaux étrangers arriveraient désarmés dans nos ports pour y venir chercher ce produit.

Les plus beaux établissemens de Toulouse ont été fondés par des fabricans de pastel ; lorsqu’il fallut assurer la rançon de François Ier, prisonnier en Espagne, Charles-Quint exigea que le riche Beruni, fabricant de coques, servît de caution.

L’indigo qu’on extrait de l’anil commença à paraître en Europe dans les premières années du dix-septième siècle ; on prévit, dès le premier moment de son importation, tout le tort qu’il devait faire au pastel.

L’indigo, dégagé de toute matière étrangère au principe colorant, présente, sous le même poids, environ cent soixante-quinze fois plus de matière colorante que les coques de pastel[1]. Ainsi quinze livres de bon indigo qu’on emploie ordinairement pour monter une cuve, équivalent à deux mille six cent vingt-cinq livres de coques de pastel, sous le rapport du principe colorant. On peut juger d’après cela combien il est difficile de monter une cuve avec les seules coques ; car, outre qu’on doit trouver de l’embarras à manier cette masse énorme de matière dans la cuve, il faut encore que le teinturier ait une grande habileté dans son art pour en tirer une couleur unie et bien nourrie.

Il n’est donc pas étonnant que l’emploi de l’indigo ait prévalu sur celui des coques de pastel, et que la culture de ce dernier ait été extrêmement réduite.

Henri IV, qui prévoyait le dépérissement de la principale branche de l’agriculture française, voulut arrêter le mal dans son origine, et, par un édit de 1609, il prononça la peine de mort contre tous ceux qui emploieraient cette drogue fausse et pernicieuse appelée Inde.

Cette sévérité fut adoptée par les gouvernemens de Hollande, d’Allemagne et d’Angleterre, quoiqu’ils n’y eussent pas le même intérêt ; mais la loi ne fut maintenue et exécutée que dans le dernier de ces royaumes.

Il est facile de rouvrir à la France cette source de sa prospérité, non en multipliant la fabrication des coques dont on ne pourrait pas augmenter la consommation, mais en retirant l’indigo des feuilles de l’isatis, et le rendant absolument pareil à celui de l’Inde.

La longue guerre de la révolution nous avait interdit l’usage des mers, et nos approvisionnemens en denrées coloniales étaient devenus très-chers et incomplets. Dans cet état de détresse et de privation, le Gouvernement fit un appel aux savans, pour essayer de tirer de notre sol une partie des ressources que nous avait procurées jusque-là celui du Nouveau-Monde. Leurs efforts ne furent pas infructueux, et en peu de temps on fabriqua de l’indigo du pastel, qui ne le cédait pas en qualité au plus beau guatimala.

Le Gouvernement forma, à ses frais, trois grands établissemens, l’un à Albi, l’autre aux environs de Turin, et le troisième en Toscane : ces établissemens ont prospéré pendant plusieurs années ; les procédés y ont été améliorés mais les changemens qui se sont opérés en 1813 n’ont plus permis de les protéger : les usines ont été vendues par les gouvernemens respectifs ; et cette belle branche d’industrie qui se serait conservée si les établissemens avaient été formés par des particuliers, a disparu. Le sieur Rouqués, habile teinturier à Albi, a seul maintenu et conservé un établissement qu’il avait formé, et n’a pas employé dans sa teinture, pendant dix ans, d’autre indigo que celui qu’il préparait lui-même avec le pastel.

Il ne s’agit aujourd’hui que de répandre les lumières convenables pour diriger l’entrepreneur, et lui prouver que cette fabrication est à-la-fois simple, facile et avantageuse. J’ose espérer que nous y parviendrons, en faisant connaître les procédés les plus parfaits qu’une expérience éclairée nous ait appris jusqu’ici.

Nous observerons d’abord qu’il est plus avantageux au propriétaire d’extraire l’indigo du pastel que de convertir les feuilles en coques.

Hellot assure qu’il a été vérifié, de son temps, que quatre livres de bel indigo guatimala rendent autant qu’une balle de pastel albigeois (du poids de deux cent dix livres).

À Quiers (Piémont), où les teinturiers (guesdous) sont d’une grande habileté, on a estimé que trois cents livres de coques donnent autant de matière colorante que six livres du meilleur indigo[2].

D’après les expériences faites par M. Giobert, il n’y a pas de doute qu’il est plus avantageux d’extraire l’indigo des feuilles de l’isatis que de les convertir en coques.

L’indigo qu’on retire de l’anil en Amérique, celui que fournit le nuricum dans l’Indostan, et celui qu’on extrait de l’isatis en Europe, ne diffèrent pas sensiblement par la nature de leurs principes ; les soins apportés à la fabrication, et l’état des plantes, que bien des circonstances peuvent faire varier pendant la végétation, peuvent seuls apporter quelques changemens dans la couleur et en faire varier le prix dans le commerce.

Cette différence dans les indigos, sous le rapport commercial, peut tenir sur-tout à celle dont on opère son extraction dans les divers pays. En Amérique, on fait fermenter à froid, à Java par décoction, et généralement par infusion dans l’Inde, depuis la découverte du docteur Roxburg.

Avant 1810, un grand nombre de procédés avaient été appliqués à l’extraction de l’indigo de l’isatis, soit en France, soit en Allemagne, soit en Italie et en Angleterre, et on obtenait par-tout de l’indigo sans que la fabrication s’établît d’une manière générale : c’est à cette époque que le Gouvernement français, pressé par le besoin de se procurer une couleur que l’état de guerre ne lui permettait plus de tirer de l’étranger qu’à grands frais, forma des établissemens et proposa des encouragemens pour extraire en grand l’indigo du pastel.

Je ne décrirai pas tous les procédés qui ont été pratiqués pendant les trois années qui ont suivi l’époque de 1810, je me bornerai à indiquer celui qui est le plus simple, le moins coûteux, le plus prompt, et qui fournit le plus constamment une qualité d’indigo bonne et uniforme.

Il ne s’agit, pour exécuter cette opération, que d’avoir à sa disposition une chaudière pour chauffer de l’eau, un cuvier pour lessiver les feuilles et un second qui sert de reposoir, un baquet, dans lequel on bat l’eau chargée de l’indigo pour précipiter cette fécule.

Voici la manière d’opérer, telle qu’elle est décrite par M. Giobert, auteur du procédé.

On commence par chauffer l’eau, et tandis qu’elle parvient à l’ébullition, on dispose dans le cuvier les feuilles qu’on a cueillies au degré de végétation que nous avons indiqué lorsqu’on veut en fabriquer des coques : il faut arranger les feuilles de manière qu’elles ne soient pressées nulle part, et que la distribution en soit égale dans tout l’intérieur du cuvier.

On couvre le cuvier d’une claie d’osier ou d’un filet à larges mailles, et on place dessus un gros tissu de laine.

L’appareil étant ainsi disposé, on verse l’eau bouillante sur les feuilles ; elle se répand également sur la masse, et on continue jusqu’à ce que les feuilles en soient recouvertes.

On enlève le filet et le tissu de laine, et on agite doucement les feuilles, pour qu’elles s’imprègnent également et qu’il ne se forme pas au fond du cuvier une couche d’eau, dans laquelle elles ne seraient pas immergées.

On laisse agir l’eau sur les feuilles pendant cinq à six minutes au plus et on soutire alors le liquide en ouvrant le robinet du cuvier, pour faire couler à travers un gros tamis dans une cuve qu’on appelle reposoir.

Lorsque la lessive est trop claire et qu’elle n’a pas encore la couleur d’un vin blanc nouveau très-chargé, on suspend la vidange, et on reverse sur les feuilles tout ce qui a coulé, pour laisser agir jusqu’à ce que le liquide ait pris le caractère que nous venons d’indiquer.

Du moment que l’écoulement est terminé, on ferme le robinet, et on verse une nouvelle quantité d’eau tiède sur les feuilles : on laisse agir cette eau pendant un quart d’heure.

Dans le temps que s’opère cette seconde infusion, on transporte l’eau de la première lessive dans le baquet appelé battoir, et on y fait couler la seconde, pour les mêler ensemble.

Par ces deux premières lessives, les feuilles ne sont pas encore épuisées de tout l’indigo qu’elles contiennent ; on peut les laver avec de l’eau froide, qu’on laisse séjourner une ou deux heures ; on conserve cette lessive à part pour la traiter par l’eau de chaux ; on peut ensuite exprimer fortement les feuilles, en extraire par ce moyen tout le suc et s’en servir pour monter des cuves avec les coques lorsqu’il s’agit d’obtenir des nuances de bleu clair.

M. Pariolati, teinturier de Quiers, en a retiré le plus grand avantage pour former des nuances de beau bleu sur soie ; mais cet emploi ne peut avoir lieu que lorsqu’on a des ateliers de teinture dans le voisinage de l’établissement.

On peut encore broyer les feuilles après en avoir soutiré, par les deux premières eaux, l’indigo le plus pur, et en former des coques par le procédé ordinaire. Ces coques ne seront pas de la première qualité, mais elles deviendront utiles comme matière fermentescible, et produiront, sous ce rapport, le même effet dans les cuves de pastel qu’on monte pour le bleu. L’expérience, faite en grand, a prouvé cette vérité, et ces coques sont recherchées à un tiers de prix au-dessous de celles qui contiennent tout l’indigo des feuilles.

Le procédé que je viens d’indiquer, pour extraire l’indigo par infusion à chaud me paraît le plus simple de tous ; mais comme l’indigo est plus ou moins formé ou oxidé dans la feuille, selon qu’elle est plus ou moins avancée dans sa végétation, il n’est pas également soluble dans l’eau à ces diverses périodes, et il ne l’est pas du tout lorsqu’il est à l’état d’un bleu noir, comme dans les feuilles qui ont dépassé leur état de maturité. Il faut donc, lorsqu’on veut suivre ce procédé, cueillir ces feuilles entre le seizième et le dix-huitième jour de leur végétation, et ne pas attendre que les bords en soient nuancés par le bleu ; car alors l’indigo est parvenu à un degré d’oxidation qui ne lui permet plus de se dissoudre complètement.

Si la méthode par fermentation est moins avantageuse que celle que nous venons de décrire, il faut convenir qu’elle peut s’appliquer plus fructueusement aux feuilles qui sont parvenues au plus haut degré de maturité, et je ne puis me dispenser d’en donner ici une courte description ; je le dois avec d’autant plus de raison, que ce procédé par fermentation présente quelques avantages dans les petites indigoteries.

Lorsqu’on veut procéder par fermentation, on remplit aux trois quarts un cuvier de feuilles, on les assujettit pour qu’elles restent immergées dans l’eau, et on les recouvre d’une eau chaude à quinze ou seize degrés du thermomètre de Réaumur. La température de l’atelier doit être au même degré. En peu de temps la fermentation s’annonce par des bulles qui viennent crever à la surface ; elle doit être terminée au bout de dix-huit heures ; on reconnaît qu’elle est suffisante lorsque la couleur de l’eau est de la nuance du jaune citron, et qu’il s’est formé à la surface une légère pellicule verdâtre et irisée.

Alors on soutire le liquide, et on le fait passer successivement dans le baquet de repos et dans celui du battage.

Dans l’une et l’autre méthode, il faut précipiter l’indigo qui est tenu en suspension ou en dissolution dans l’eau, et c’est ce qui s’opère par le battage. Cette opération fait prendre à l’indigo la couleur bleue qui lui est propre.

Nous ferons connaître deux procédés de battage, dont le premier est applicable à la méthode d’extraire l’indigo de la feuille par l’infusion à l’eau bouillante, et l’autre à la méthode par fermentation.

Dès que la chaleur de l’eau qu’on a fait digérer sur les feuilles, d’après le procédé que j’ai déjà décrit, est tombée entre quarante et trente-cinq degrés du thermomètre de Réaumur, on commence le battage : à cet effet, on se sert d’un balai ou d’une poignée de tiges d’osier dont on a enlevé l’écorce, et on agite fortement la liqueur. Lorsque la liqueur est très-chaude, le battage doit être plus lent, et moins rapide que lorsque la chaleur est moindre.

Du moment qu’on a formé beaucoup d’écume blanche à la surface du liquide, on suspend le battage pour le reprendre dès que l’écume s’est affaissée et qu’elle a pris une belle couleur bleue. Si la liqueur est trop chaude ou si on a trop battu, le bleu tire au violet ; dans le cas contraire, la couleur est bleu de ciel. On continue par intervalles, en laissant toujours l’écume se colorer. Lorsqu’on s’aperçoit que l’écume ne prend plus, par le repos, qu’un bleu très-faible, alors on bat presque sans interruption.

Lorsque les écumes ne deviennent plus bleues, mais qu’elles restent blanches ou passent à une couleur rougeâtre, c’est un indice que l’opération touche à sa fin.

Par le battage, la couleur de l’eau, qui était celle du vin blanc, brunit de plus en plus : le battage est parfait lorsqu’en versant de la liqueur dans un verre elle ne présente qu’une couleur brune uniforme ; le battage doit être continué si on aperçoit une teinte de vert bleuâtre près des parois du verre. Au reste, il vaut mieux battre trop long-temps que trop peu ; en général, l’opération exécutée sur trois cents livres de feuilles doit durer une heure et demie.

On laisse ensuite reposer la liqueur ; l’indigo se précipite en grains au fond du baquet : huit à dix heures suffisent à cet effet. On soutire la liqueur, et on dessèche l’indigo, pour lui enlever l’eau qui pourrait l’altérer par la fermentation.

Dans cette opération, on n’emploie aucune matière étrangère qui ait pu salir l’indigo, et on l’obtient aussi pur que le meilleur du commerce.

Lorsqu’on opère sur les feuilles de l’isatis avec de l’eau froide par macération, fermentation, ou de toute autre manière, il ne serait pas possible de précipiter l’indigo par le seul battage, la raison en est que la température n’est point alors assez élevée pour déterminer la combinaison de l’oxigène avec l’indigo, et lui donner, par cette véritable combustion, la couleur et les caractères qui le rendent si précieux dans l’art de la teinture.

La substance qu’on emploie le plus généralement pour faciliter dans ce cas la précipitation de l’indigo est l’eau de chaux ; mais ce procédé exige beaucoup d’attention, et je décrirai avec soin l’emploi et l’action de cet ingrédient pour diriger le fabricant.

Après avoir réuni dans une cuve toutes les eaux qu’on a préparées dans la journée, on procède à la précipitation de l’indigo de la manière suivante :

On commence par battre la liqueur sans ménagement et presque sans interruption pendant une demi-heure ; on ne se repose de temps en temps que pour que l’écume s’affaisse et se colore. Lorsque la liqueur commence à prendre un brun foncé, on y verse deux à trois litres d’eau de chaux et on continue le battage. On procède ainsi en employant successivement le battage et l’eau de chaux, jusqu’à ce que la couleur de la liqueur devienne d’un jaune vert, qu’elle commence à se troubler et à montrer en suspension la matière qui va se précipiter ; la quantité d’eau de chaux nécessaire n’est jamais le dixième du volume de la liqueur lorsqu’on fait alterner le battage et l’action de cette eau, tandis que si l’on verse à-la-fois toute l’eau de chaux, la chaux fait plus que saturer l’acide carbonique contenu dans la liqueur : le carbonate qui s’est formé se précipite et affaiblit l’indigo en se mêlant avec lui.

Par le procédé de précipitation que nous venons de prescrire, le battage introduit d’abord dans la liqueur une grande masse d’air, qui se combine avec l’indigo et le rend insoluble à l’eau, en même temps qu’on forme beaucoup d’acide carbonique. Le mélange d’une petite quantité d’eau de chaux après chaque battage produit un carbonate acidule, qui reste en dissolution dans la liqueur, et une espèce de combinaison savonneuse avec l’extractif et la partie végéto-animale de la plante : de sorte que l’indigo, dégagé de ses combinaisons, peut s’oxider et se précipiter plus aisément dans un très-grand degré de pureté.

Ce procédé donne pour premier résultat apparent une moins grande quantité d’indigo que lorsqu’on emploie un volume d’eau de chaux égal à celui de la liqueur ; mais l’indigo qu’on obtient est plus pur et de même qualité que le plus estimé du commerce.

On peut employer ce procédé dans tous les cas, même lorsqu’on a des eaux d’infusion à quarante degrés. On diminuera, par ce moyen, la longueur du battage, dans le cas où j’ai dit qu’on pouvait l’employer seul, et l’on obtiendra de l’indigo aussi parfait.

Après avoir laissé précipiter tout l’indigo dans le fond de la cuve, on fait couler l’eau.

La fécule précipitée exige encore quelques opérations indispensables pour l’amener au degré de perfection convenable.

L’indigo précipité est encore mêlé d’une portion plus ou moins considérable qui n’est pas suffisamment oxidée, et n’a pas par conséquent la couleur et les qualités qui distinguent le bel indigo. On eût pu, par un battage plus prolongé, amener ce dernier à l’état parfait ; mais alors celui qui a été oxidé le premier aurait pris une couleur trop foncée par un surcroît d’oxidation, et serait rebuté dans le commerce comme indigo brûlé, de sorte qu’il vaut mieux donner à l’indigo imparfaitement oxidé les qualités qui lui manquent, et on y parvient de la manière suivante :

On agite fortement la fécule liquide ; et l’on verse sur la masse, en continuant d’agiter sans interruption, un volume d’eau tiède double de celui de la fécule : par ce moyen, l’indigo parfait se précipite, et l’eau retient celui qui l’est moins ; on soutire l’eau qui surnage et on la traite par l’eau de chaux ; la couleur verte devient d’un jaune brun, et alors l’indigo, rendu insoluble, se précipite.

Il peut même arriver que la liqueur qu’on a traitée par le battage et l’eau de chaux retienne un peu d’indigo en dissolution lorsque l’opération n’a pas été assez bien conduite : on peut s’en assurer en en prenant une partie au moment qu’on la décante, et en y jetant de l’eau de chaux pour voir si elle brunit.

Pour donner à la fécule d’indigo l’éclat et la pureté convenables, il faut encore lui faire subir deux lavages, l’un à froid, l’autre à chaud.

Pour opérer le premier lavage, on réunit la fécule dans une terrine et on y verse dessus quatre à cinq fois son volume d’une eau très-claire ; on agite avec beaucoup de soin en soulevant à la main la fécule dans le liquide ; on agite de temps en temps pendant plusieurs heures, après quoi on laisse reposer : lorsque la fécule est complètement déposée, on jette l’eau pour en remettre de nouvelle ; on renouvelle ce lavage jusqu’à ce que l’eau ne se colore plus.

Ce lavage à l’eau froide n’enlève pas toutes matières étrangères qui salissent l’indigo, il est nécessaire de recourir à l’eau chaude.

Mais pour opérer économiquement ce dernier lavage, il convient de réunir le produit de plusieurs lavages à froid et de les traiter en grands volumes.

Avant de procéder au lavage par l’eau chaude, on donne à la fécule une consistance épaisse, en la comprimant pour en exprimer l’eau, et on place ces bouillies épaisses dans une cuve, où on les laisse fermenter pendant dix à douze jours, jusqu’à ce qu’il s’en exhale une odeur fortement acide. Il paraît que, par ce moyen, on décompose une partie amilacée qui avait échappé à l’eau froide.

On procède ensuite au lavage par l’eau tiède, en suivant la même méthode que j’ai prescrite pour l’eau froide.

On peut abréger l’opération et obtenir à-peu-près les mêmes résultats en faisant bouillir l’indigo dans l’eau, ayant le soin de le remuer continuellement.

Pour porter l’indigo au plus haut degré de pureté et lui donner les formes qu’il doit avoir dans le commerce, il faut lui faire subir encore plusieurs opérations.

Les lavages à l’eau n’ont pu enlever que les matières susceptibles d’être dissoutes, la fermentation n’a pu décomposer que quelques principes étrangers à l’indigo ; mais les terres qui salissent plus ou moins l’indigo, selon qu’elles y sont plus ou moins abondantes, doivent en être extraites ; on y parvient en délayant la pâte d’indigo dans un grand volume d’eau l’opération se fait dans un cuvier muni de deux à trois robinets placés à des hauteurs inégales.

On délaie avec soin l’indigo dans l’eau, de manière que toutes les molécules nagent éparses dans le liquide ; après un quart d’heure de repos, les terres se précipitent ; on ouvre le robinet supérieur et on fait couler l’eau dans un baquet ; on ouvre ensuite le second, puis le troisième, et on laisse précipiter l’indigo que les eaux ont entraîné.

Comme le dépôt terreux qui s’est formé dans le cuvier contient de l’indigo, on le lave à grande eau, et on fait couler le liquide par les robinets comme la première fois ; on répète l’opération jusqu’à ce que le dépôt terreux ne contienne plus d’indigo.

La pâte d’indigo étant une fois débarrassée de toutes les matières étrangères, il ne s’agit plus que de lui enlever l’eau qui en fait une sorte de bouillie : à cet effet, je proposerai une méthode que j’emploie avec succès dans des opérations analogues : on garnit l’intérieur des parois d’un panier avec un sac de gros drap de laine ou de toile ; on verse la fécule dans ce sac et on laisse filtrer ; lorsque la filtration s’arrête, on recouvre la surface de la fécule avec les bords du sac qu’on rejette dessus, et on y place un plateau de bois rond de la largeur de l’intérieur du panier ; on le charge successivement de poids, de manière à donner à la fécule une très-grande consistance. Si l’opération est bien faite, on peut à peine la briser à la main. On coupe cette galette en carrés, qu’on fait sécher à une température de trente à quarante degrés.

On termine ensuite la préparation de l’indigo par une opération qu’on appelle ressuage.

M. de Puymaurin a observé que le moment le plus favorable pour exécuter cette opération est celui où lorsqu’en cassant un angle des cubes avec la main on entend un bruit sec. On met alors les pains d’indigo dans une barrique, on la remplit, et on la recouvre de son fond sans l’assujettir. L’indigo reste là trois semaine, il s’échauffe et répand une odeur désagréable ; il transpire de l’eau et se recouvre d’un duvet blanc.

On frotte ensuite la surface de l’indigo, on l’unit et on le livre au commerce.

L’indigo de pastel, préparé avec tous les soins que nous venons de décrire s’il n’est pas supérieur au plus bel indigo guatimala, est au moins de qualité égale ; ses effets sont les mêmes pour la teinture, et il n’en diffère en rien ni par sa nature ni par ses propriétés.

Voilà donc l’indigo ramené en France, et pouvant rouvrir à l’agriculture une nouvelle source de prospérité.

Il ne s’agit plus que de savoir si l’agriculteur peut se livrer avec avantage à la fabrication de l’indigo-pastel ; car sans cela ce serait, à la vérité, une découverte fort importante que celle de l’extraction de l’indigo de l’isaitis, mais sans utilité pour la nation.

On conviendra cependant que, lors même que cette fabrication ne serait pas très-avantageuse en temps de paix, il ne faudrait pas moins la regarder comme une découverte précieuse pour les temps d’une guerre maritime ; car alors la valeur de l’indigo étranger s’élève dans le commerce, par la difficulté de s’en procurer et l’augmentation du prix des assurances, à des prix trop considérables pour le teinturier. D’ailleurs, si le bon Henri IV, pour conserver l’industrie des coques à son agriculture, a cru devoir prononcer la peine de mort contre l’importation de l’indigo, pourquoi le Gouvernement ne le prohiberait-il pas, du moment que la fabrication de l’indigo-pastel serait assurée ? Il doterait, par là, la France d’un produit d’au moins vingt millions ; il se mettrait à l’abri des chances funestes de la guerre, il retiendrait chez lui une masse de numéraire qui s’écoule à l’étranger et fournirait plus de travail à la nombreuse population des campagnes.

Mais voyons si, dans l’état actuel, la fabrication de l’indigo-pastel peut concourir avec celle de l’indigo étranger.

Un arpent de terre (ancienne mesure de Paris) produit, par les diverses cueillettes, environ cent cinquante quintaux de feuilles de pastel.

En calculant au minimum le produit d’un arpent en feuilles et en indigo, on peut établir celui des feuilles à cent cinquante quintaux, et celui de l’indigo le plus pur et le plus beau qu’on puisse trouver dans le commerce à trois onces par quintal de feuilles, sur-tout dans le midi ; ce qui fait à-peu-prés vingt-huit livres d’indigo par arpent.

La valeur du bel indigo peut être estimée neuf francs la livre, ce qui ferait deux cent cinquante-deux francs par arpent.

Comparons à présent ce produit avec celui que fournirait le même terrain cultivé en froment : on peut l’évaluer à douze hectolitres, qui, au prix de dix-huit francs, donneraient deux cent seize.

Il s’agit à présent de calculer et de comparer les dépenses.

La préparation du terrain par les labours et le fumier est la même pour les deux graines ; mais les frais de culture et de main d’œuvre diffèrent essentiellement.

Le sarclage à la main suffit pour le froment et la dépense est presque nulle : tandis que cette opération, plus nécessaire au pastel, s’exécute avec des instrumens qui remuent la terre et déracinent les mauvaises herbes ; on ne peut pas l’estimer au-dessous de vingt-cinq francs.

La cueillette des feuilles répétée cinq à six fois est encore une dépense d’environ cinquante francs pendant la durée de la saison.

On ne peut pas évaluer les frais de fabrication dans l’atelier au-dessous de deux francs par livre d’indigo, ce qui fait cinquante-six francs.

La graine nécessaire pour ensemencer un arpent coûterait douze francs ; mais en laissant monter les pieds pour la recueillir dans son propre fonds, on ne peut pas l’estimer plus de six francs.

Ainsi, du produit brut de deux cent cinquante-deux francs en indigo, il faut en distraire :

Sarclage 
 25
fr.
Cueillette 
 50
Frais de fabrication 
 56
Graine 
 6
——
Total 
 137
fr.
——
Il reste donc en produit net 
 115
fr.

Les frais de culture et de récolte ne sont pas aussi considérables pour le froment : en établissant que la semence est le huitième de la valeur du produit et que le sarclage, la moisson, le transport et le battage en forment un sixième, cette dépense cumulée ne forme que soixante-trois francs ; ce qui réduit la valeur du produit net à cent cinquante-trois francs, et présente un surplus de valeur à l’avantage de la culture du froment.

Mais il faut observer que dans les calculs que je viens d’établir, j’ai porté le produit de l’indigo au minimum : M. de Puymaurin en a extrait jusqu’à cinq onces de belle qualité d’un quintal de feuilles ; ce qui donnerait quarante-sept livres d’indigo par arpent au lieu de vingt-huit ; vendu dans le commerce au bas prix de six francs, il produirait deux cent quatre-vingt-deux, au lieu de deux cent cinquante-deux.

Il faut encore observer qu’en convertissant en coques les feuilles presque épuisées de leur indigo, on en formerait près de cinquante quintaux, qui se vendraient avantageusement aux teinturiers ; et qu’à défaut de cet emploi, formeraient un engrais de meilleure qualité et plus abondant que celui qui peut provenir des feuilles desséchées des tiges du froment.

J’ajouterai encore que dans les établissemens qui auraient des ateliers de teinture dans leur voisinage, on pourrait leur vendre la pâte de la fécule d’indigo, qui produirait le même effet que les pains d’indigo et économiserait au fabricant trois opérations principales, la filtration, le desséchement et le ressuage, et au teinturier le broiement pénible des pains. Je suis même assuré qu’en employant cette fécule, le teinturier pourrait diminuer la quantité des coques qu’il fait entrer dans sa composition, attendu que la fécule déterminerait et faciliterait la fermentation dans les cuves qu’on monte pour le bleu.

Il me paraît bien démontré que pour introduire cette belle industrie dans nos campagnes, il ne s’agit plus que de quelques légers encouragemens de la part du Gouvernement. Le seul que je crois pouvoir réclamer pour elle serait d’augmenter le droit d’entrée de l’indigo étranger de dix francs par kilogramme : sans cela, l’agriculteur se déterminera difficilement à entreprendre une fabrication, qui, quoique avantageuse, est nouvelle pour lui, et qui, mal conduite, présente, comme toutes les autres, des chances de pertes.

Je terminerai ce chapitre en invitant les agronomes zélés pour les progrès de leur art, à entreprendre la culture de l’isatis tinctoria sur une très-petite portion de leur propriété et dans un bon terrain pour essayer la fabrication de l’indigo : ils se familiariseront avec le procédé, et lorsqu’ils auront acquis l’expérience et l’habitude des opérations, ils pourront se livrer avec confiance à des travaux en grand.

L’isatis croît et prospère sous tous les climats ; le département du nord en a cultivé qui donnait près de cinq onces de bel indigo par quintal de feuilles, ce qui se rapproche des produits de celui du midi.

On aurait tort de se rebuter par les résultats d’un premier essai. En fait de fabrication et de culture, on n’arrive pas à la perfection du premier pas : le temps, l’expérience et sur-tout de bonnes observations apprennent seuls à vaincre les difficultés, à maîtriser les opérations et à assurer des succès constans. Les essais que je recommande ne sont point coûteux, ils n’exigent pas d’autres ustensiles que ceux qu’on trouve habituellement dans une ferme.



  1. Ce calcul est établi sur la supposition que les feuilles de pastel donnent trois onces d’indigo par cent livres ; car les coques qui retiennent tout l’indigo ne représentent que le tiers du poids des feuilles employées à leur fabrication.
  2. Ces résultats me paraissent, exagérés et je m’en tiens à ceux que j’ai déjà établis d’après les expériences faites sous mes yeux.