Chillambaram et les sept pagodes



CHILLAMBARAM
ET
LES SEPT PAGODES.

Le code des lois civiles et religieuses des Hindous, dont on peut avec assez de certitude faire remonter la rédaction au-delà du VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, définit ainsi la terre sainte du brahmanisme : « L’espace compris entre les monts Himalayas et les monts Vindhyas, entre la mer orientale et la mer occidentale. » Hors des limites de cette contrée, patrie des hommes honorables (Aryabharta), on ne trouvait plus que des barbares, des hommes impurs, avec lesquels toute alliance était interdite, des profanes dont la présence eût souillé le palais des rois et le temple des dieux. Ainsi, la nation hindoue tout entière voulait tenir, au milieu de celles qui lui étaient connues, le même rang qu’occupait dans son sein la caste sacerdotale, entourée de privilèges, chargée de conserver la tradition des textes immuables et sacrés. Ce sentiment d’orgueil a été commun aux peuples les plus célèbres de l’antiquité ; les Juifs, les Égyptiens, les Grecs, les Romains eux-mêmes, traitaient leurs voisins avec mépris. Contemporains de ces nations mortes depuis si long-temps, les Chinois ont eu le tort impardonnable de conserver jusqu’à nos jours cette vanité héréditaire qui venait moins alors d’une ignorance hautaine que de la conscience d’une supériorité relative. En effet, combien des peuples soumis à des prescriptions civiles, appuyés sur des dogmes religieux, vivant en société, l’emportaient sur des peuplades errantes, sans monumens ni traditions, sans art ni poésie ! Les contrées civilisées ou déjà sorties de l’état sauvage restaient séparées entre elles par des intervalles trop considérables pour qu’elles pussent se connaître et se respecter ; elles s’abritaient donc contre le voisinage ou les envahissemens de la barbarie, celles-ci par des frontières naturelles, mais fictives, celles-là par des lignes de forts ou de longues murailles.

À l’époque où nous nous reportons, c’est-à-dire vers les derniers siècles avant notre ère, la presqu’île indienne n’avait ni villes ni temples ; elle sommeillait encore couverte de forêts impénétrables, « séjour choisi de toutes les espèces de bêtes fauves, retraites de nombreuses troupes d’oiseaux, assombries par d’énormes arbres chargés de lianes, recherchées par une foule d’animaux féroces, abondamment pourvues d’eau, embellies de mille sortes de fleurs, jonchées de mille touffes de lotus, et toutes brillantes de nymphéas bleues, » comme le disent les poètes. Cette vaste contrée, les Hindous la connaissaient sous le nom de forêt Daôdaca, expression qui dénote que d’une part elle n’était habitée par aucun peuple agriculteur et policé, et que de l’autre on ne l’abordait pas sans effroi.

Tout le long de la chaîne des Gaths, qui, se détachant de celle des monts Vindhyas, traverse la péninsule du nord au sud et s’interrompt à peine au golfe de Manaar pour surgir jusqu’au pic d’Adam, la tradition plaçait des êtres fabuleux et méchans, les Rakchassas, mangeurs d’hommes, jadis maîtres de Ceylan. À chaque demi-dieu, à chaque divinité même, les Hindous attribuent, comme le plus grand service rendu à l’humanité, la destruction d’un certain nombre de ces êtres hideux et malfaisans dont Bouddha, selon la croyance de ses sectateurs, purgea définitivement l’île de Lanka. Toutefois, en réduisant à des proportions plus raisonnables ces démons que l’allégorie ou la peur revêtait de formes étranges et souvent gigantesques, ne peut-on pas voir en eux des sauvages cruels, plus redoutés que connus de leurs voisins, des cannibales particulièrement odieux aux peuples de l’Inde, qui s’abstiennent de tuer même les animaux nuisibles ?

Après les Rakchassas, en suivant l’ordre des temps, on trouve la presqu’île habitée par deux races, les Vedars et les Couroumbars. Bien qu’ils aient eu leurs rois, les Vedars ont laissé peu de traces, mais ils se sont conservés jusqu’à nos jours. Disséminés dans les forêts, dans les monts Nilgherris, réunis ailleurs en tribus, commandés par leurs chefs ou poligars, assez mal vus des Hindous, dont ils n’ont entièrement adopté ni les croyances ni les usages, ils passent leur vie à chasser, ce qui n’est pas d’un brahmanisme très orthodoxe, et habitent des huttes malpropres dont un homme de bonne caste ne peut franchir le seuil sans être souillé. Les Couroumbars, qui sans doute opprimaient leurs voisins, s’établirent de préférence dans les plaines ; il eurent des forteresses dont il existe encore quelques vestiges, des villages entourés de remparts et de fossés qui s’élevaient dès les premiers siècles de notre ère à l’embouchure du Coleroon, au sud du Carnatic. Peu à peu, traqués par les Hindous, devant lesquels ils se retiraient comme les Indiens de l’Amérique devant les colons venus d’Europe, ils furent détruits par un roi de la dynastie des Cholas[1], qui régnait vers le Ve siècle.

D’où venaient ces deux familles ? la tradition ne le dit pas. Peut-être ces anciens peuples étaient-ils les habitans dépossédés du pays où s’établirent les Hindous descendus de la Bactriane. Ils avaient sans doute supplanté d’autres sauvages répandus dans la forêt Daôdaca, et s’y étaient fixés depuis plusieurs siècles, jusqu’à ce qu’une nouvelle migration de peuples venus du nord les refoulât encore et finît par les absorber également. Toujours est-il qu’ils se trouvent mêlés aux premiers évènemens que retrace l’histoire si obscure de cette partie de L’Asie.

Les Hindous avaient donc émigré, puisqu’on les voit apparaître successivement sur tous les points de la presqu’île. Un surcroît de population et l’esprit de conquête purent porter le peuple et les rois à fonder, hors des limites du territoire sacré, des colonies et de nouveaux états. L’épopée de Rama, qui, déshérité et exilé par son père, se fraie une route jusqu’à Ceylan, repose sans doute sur un fait qui se rattache à ces premiers établissements des Indiens dans la forêt Daôdaca. Mais ce qui put, sinon attirer les brahmanes vers ces cités naissantes, du moins les chasser de leur patrie, ce furent les persécutions que leur firent éprouver les bouddhistes. Dans les légendes, on dit bien que tel petit prince, roi des rois et maître du monde, dota une famille brahmanique de plusieurs villages, y fonda vingt temples, mais les raisons qui amenèrent les prêtres dans la forêt Daôdaca ne sont jamais données.

Peu à peu les bouddhistes envahirent une grande partie de la contrée convertie par leurs adversaires ; mais, arrivés au faîte de leur puissance vers les premiers siècles de l’ère chrétienne, ils furent à leur tour si vivement attaqués, qu’ils disparurent de toute la surface de l’Inde, et dans la péninsule leur souvenir même s’effaça ; aujourd’hui il faut, pour les trouver, franchir le golfe de Manaar ou les monts Himalayas. Toutefois derrière eux ils laissaient les djaïnas, qui protestaient aussi contre le culte brahmanique. Anathématisée par les prêtres de Civa, cette nouvelle réforme était cependant si vivace, que les sectes djaïnites, multipliées à l’infini, existent encore dans toute la partie méridionale de l’Hindostan. Selon leurs traditions, la forêt Daôdaca fut civilisée et conquise par Salivahana, héros qui donne son nom à une ère sacrée commençant à l’an 78 de la nôtre.

Les djaïnas paraissent avoir été florissans surtout du VIIIe au XIIe siècle ; plusieurs fois, quand la faveur royale les encourageait à ces actes de violence, ils s’approprièrent les pagodes bâties par leurs adversaires ; sans doute aussi ils en élevèrent eux-mêmes, mais les plus remarquables monumens de la presqu’île portent trop exclusivement le caractère brahmanique[2], pour qu’on ne les regarde pas comme consacrés au plus ancien culte de l’Inde. Constituant, au moyen de légendes fabuleuses, une nouvelle terre sainte, établissant de nouveaux lieux de pèlerinage à la jontion des fleuves, au bord des étangs, sur des rochers où de pieux anachorètes avaient l’habitude de faire leurs ablutions et de choisir leurs retraites, les brahmanes prirent racine sur ce sol vierge défriché par eux. Et si l’on songe que cette caste privilégiée conserve sans mésalliance le sang plus pur et plus vif d’une race venue des climats tempérés, qu’elle avait par conséquent plus de chances de résister aux épidémies, et qu’enfin la guerre et la famine, ces deux fléaux de l’Inde ancienne, ne l’attaquaient guère, on comprendra facilement l’accroissement rapide qu’elle sut prendre. De là, les grottes ou caves d’Ellora, de Mahabalipouram, d’Elephanta, de Salsette ; les pagodes de Trichnopoli, de Madura, de Djaggernath, de Chillambaram, monumens qui portent presque la même date respective : d’abord les grottes, qui, malgré la magnificence du travail, annoncent un culte primitif et encore clandestin ; puis les pagodes, qui, s’élevant au grand jour, attestent un double développement de l’art et un triomphe définitif.

Entre ces ruines plus ou moins vivantes et les murs blancs de la petite ville de Pondichéry, centre de nos excursions dans le nouveau monde du brahmanisme, il y a l’espace de plusieurs siècles. Aussi avons-nous dit quelques mots du passé pour ne pas faire éprouver au lecteur cette sensation de brusque surprise et de fatigue qui saisit le voyageur lui-même quand, au sortir d’une ville presque européenne, il rencontre un monument dont l’aspect inattendu le replonge dans des temps oubliés, pleins de ténèbres épaisses, au milieu desquelles brillent çà et là, comme des points lumineux, les débris d’une société puissante, d’une civilisation avancée.

La pagode de Chillambaram, annuellement visitée par tant de pèlerins, est située à seize lieues au sud de Pondichéry ; en sortant de cette ville, on suit pendant près d’une heure une magnifique allée de tulipiers jaunes, derrière lesquels on aperçoit tantôt des lignes serrées de cocotiers, tantôt des fourrés de bananiers dont les immenses feuilles recouvrent des grappes de fruits jaunissans. Cette route bien tracée rappelle les beaux temps de la domination française, on sent qu’elle menait à une capitale. À la fois voie et promenade, embellie d’ombrages qui ont survécu à la colonie déchue, elle n’est cependant animée ni par le galop des cavaliers ni par le roulement des voitures, comme les chemins qui conduisent aux grandes cités de l’Inde anglaise ; ce qu’on y rencontre, ce sont, au matin, les jardiniers courant vers le bazar, un panier sur la tête ; le soir, les lourds chariots traînés par deux petits bœufs blancs et criant sur l’essieu, qui reprennent après la halte de midi la route de Tandjore.

Parti de bonne heure, aux dernières clartés de la lune et bien avant les premiers rayons du soleil, je suivais, par une nuit tiède et sans brise, la double rangée d’arbres, songeant à cette ville démantelée qui laisse échapper le voyageur par ses rues ouvertes sans lui faire entendre le qui vive d’une sentinelle. Quelques chacals hurlaient dans les taillis qu’on appelle encore, par habitude, le Jardin du Roi ; les chiens parias répondaient à ces cris sauvages par des aboiemens prolongés. Peu à peu les vers luisans se glissèrent sous les feuilles, et au-dessus de moi les étoiles pâlirent ; un souffle léger et mystérieux, imprégné des odeurs de la plaine, traversa l’atmosphère ; mais ce passage de la nuit au jour, marqué dans tous les pays chauds par une fraîcheur délicieuse, est de bien courte durée sous les latitudes équinoxiales. À peine les corneilles ont-elles annoncé par leurs cris tumultueux cette aurore presqu’insaisissable, à peine les petits hérons, sortant tout d’un coup de la tête du palmier sur lequel ils se perchent, ont-ils pris leur vol vers les ruisseaux et les étangs, que l’horizon, de blanc qu’il était, est devenu pourpre ; le soleil ne monte pas, il jaillit, selon l’expression hardie des poètes indiens, et darde ses feux déjà brillans. Les oiseaux, qui dans un concert joyeux ont salué le retour de la lumière, se taisent, et courent à l’ombre chercher leur pâture ; bientôt, sur le ciel doré, on n’aperçoit plus que l’aile arrondie de la buse ou celle plus arquée d’un grand aigle descendu des montagnes vers la mer. Au ramage si gai du matin succède un silence absolu : la route devient déserte ; il semble que le soleil a suspendu la vie dans toute la nature, et si l’on entend quelque bruit dans les broussailles, dans la plaine, c’est celui d’un fruit mûr qui éclate et laisse tomber sa graine, le craquement des feuilles fendues par la chaleur.

J’avais traversé une jolie aldée (petit hameau) dont les habitans, convertis au catholicisme, ont de charmans jardins bien arrosés, des cabanes assez propres groupées autour de l’église. Ces églises de l’Inde, presque cachées sous les arbres et entourées d’un mur blanc, ont plutôt l’air d’un hospice, tant on y voit de mendians, de lépreux, de malades affligés d’éléphantiasis. Assis à la porte de l’enclos, ces malheureux, que les brahmanes, dans leur impitoyable hypocrisie, regardent comme des pécheurs expiant les crimes d’une vie précédente, attendent la parole de charité et d’espérance que leur adresse au passage le missionnaire, seul homme au monde qui compatisse à leurs douleurs. Le soir, quand la petite cloche, bien grêle auprès de la conque sonore des pagodes, tinte l’angelus, ces pauvres gens, chargés de tout le poids des misères humaines, s’agenouillent au milieu de l’enclos, comme sous un parvis, et récitent à haute voix une longue prière que dirige quelque vieil aveugle à barbe blanche. Pour ceux-là, le dogme de la métempsychose a peu d’attraits ; ils sont trop rudement éprouvés à leur passage sur la terre pour ne pas redouter les hasards d’une seconde naissance.

Çà et là, sur les routes, on rencontre des bazars, c’est-à-dire une certaine quantité de marchands, paysans et autres, accroupis sous des arbres et fumant le houkka ; il vendent aux voyageurs le riz, le piment, les bananes, les cocos et surtout le calou, liqueur, extraite du palmier et nommée à Bombay toddy, avec laquelle les parias s’enivrent soit pour rendre plus légitime le mépris qu’ils inspirent aux castes supérieures, soit pour se consoler de l’état d’abjection dans lequel ils vivent. Ces bazars sont donc à la fois les lieux de halte et les tavernes d’un pays où les hôtels sont inconnus ; ils représentent les relais d’une chauderie à l’autre. La chauderie (tchâori) est le caravanseraï de l’Inde ; elle consiste d’ordinaire en une cour carrée, garnie de galeries intérieures et extérieures, avec une citerne au milieu pour les ablutions ; les brahmanes y ont des places réservées. Quand j’arrivai à celle d’Avokouppam, près de la petite rivière de ce nom, c’était l’heure du repos et de la sieste ; le vent de terre élevait sur les chemins des tourbillons de poussière qu’il promenait en spirales à travers une campagne desséchée. Cette brise étouffante fait monter le thermomètre à 38 degrés Réaumur, et fend les pierres comme dans nos climats du nord un froid trop intense ; elle annonce la fin d’une sécheresse de sept mois et l’arrivée des pluies.

Il y avait à l’ombre des galeries un bon nombre de voyageurs hindous endormis, et qui mêlaient leur ronflement au bourdonnement de mille insectes attirés par le voisinage des eaux et le feuillage serré d’un bouquet de vieux manguiers. Les enfans noirs et nus lançaient des pierres dans ces arbres pour en faire tomber les fruits encore verts, à la grande frayeur des rats palmistes. Derrière cette plantation s’étendait une ligne de palmiers flabelliformes, puis enfin la rivière aux flots argentés et si peu profonde, malgré sa largeur, qu’une cigogne la traversait à gué. Sur l’autre bord, la vue était bornée par une plaine sablonneuse couverte de ces mêmes palmiers auxquels convient un sol maigre et aride. Épars dans cette lande, comme les colonnes d’un temple ruiné debout sur la surface mobile du désert, ces arbres laissaient entre eux de longues et larges allées dans lesquelles erraient des troupeaux, cherchant en vain l’ombre et la fraîcheur, et fuyant surtout la piqûre des moustiques.

Au milieu de cette immobilité, de ce repos général, je vis accourir un homme qui trottait dans le sable d’un pas régulier et rapide, la poitrine tendue, les coudes en arrière ; bientôt il passa près de la chauderie, et le bruit de son bâton chargé d’anneaux sonores fit lever la tête à tous les dormeurs ; c’était le tapal, la poste à pied, l’homme qui porte sur son dos la malle aux lettres, et parcourt en plein midi, selon son heure, le relai qui lui est assigné. On prétend que le cliquetis de la ferraille suspendue à son bâton a pour but d’éloigner les serpens sur lesquels le courrier est exposé à marcher ; j’y verrais plutôt quelque chose de pareil aux grelots et aux clochettes des mules d’Espagne, un bruit joyeux qui distrait le coureur solitaire, fait lever la tête aux femmes assises sur le seuil de leurs cabanes, et annonce à tout le village le passage du tapal.

Une fois sur le territoire anglais, que l’on retrouve à une petite distance de la rivière, on ne tarde pas à atteindre Couddeloure, grosse bourgade, résidence d’un collecteur. Pendant trente-trois années, de 1750 à 1783, la pagode de Trivada, située hors de la ville, fut tour à tour prise, reprise, occupée, assiégée par les Français et les Anglais. Mêlée aux querelles des deux nations rivales, troublée dans son repos, dans son recueillement contemplatif, par des guerres incessantes, persécutée dans ses croyances par le fanatisme des nababs musulmans, la population hindoue devait rester au fond fort indifférente aux chances d’une lutte où il s’agissait seulement pour elle de changer de maître ; peut-être même ressentait-elle une antipathie secrète pour les alliés d’Hayder-Ali et de Tippoo, qui décapitaient avec leurs candjiars les statues des pagodes. En 1678, les Français, expulsés de San-Thomé par les Hollandais, étaient venus s’établir dans la bourgade de Poudou-Chereri (Pondichéry), conduits par un aventurier du nom de Martin, un de ces hommes énergiques toujours prêts à se sacrifier pour une patrie qui jamais peut-être ne gardera leur souvenir. Le radja de Gengee céda aux colons un petit territoire, dont plus tard, malgré les instances des Hollandais, alors tout puissans dans l’Inde, il refusa de les chasser. Peu d’années après, la bourgade, devenue ville forte, donnait asile au radja d’Arcot, battu par les Mahrattes, et, par suite des nécessités de la guerre, les Français de Pondichéry vinrent un jour s’emparer eux-mêmes de Gengee, forteresse perchée sur un roc inaccessible, et qu’il était important de ne pas laisser aux Anglais. Les radjas durent donc se repentir de l’hospitalité accordée gratuitement ou vendue aux Européens ; forcés d’embrasser un parti, de céder leurs palais, leurs citadelles, jusqu’à leurs temples, ils expièrent la faute involontaire qu’ils avaient commise en préparant, sans le savoir, la ruine de leur pays. Doit-on s’étonner que la Chine, instruite de ces évènemens qui s’accomplissaient dans son voisinage, se soit entêtée jusqu’à la fin à profiter d’une si terrible leçon !

Au milieu du siècle dernier, la population de Couddeloure était évaluée à soixante mille ames ; il est difficile, à vue d’œil, de fixer un chiffre exact, tant les habitations sont disséminées. Cette villa (dans le sens espagnol du mot) comprend plus d’une demi-lieue de maisons, de champs, d’enclos, de jardins où mûrissent les énormes pamplemousses (citrus decumana), qui abondent dans les bazars, ainsi que le fruit monstrueux du jackier (artocarpus integrifolia). Au-delà de cette riante huerta, on retrouve un chemin poudreux, çà et là des touffes de pandanus groupés sur des monticules de sable, des bosquets épais de cashew (anacardium), couverts de petites pommes et de fleurs roses, des bois de palmiers sauvages, sous lesquels le chacal s’abrite en plein jour. Parfois aussi, au milieu d’un espace aride, surgit un vieil acacia épineux à moitié calciné par la chaleur et chargé de guenilles : c’est une espèce d’arbre fétiche devant lequel tout voyageur déchire un morceau de son vêtement pour le suspendre aux rameaux, comme s’il s’agissait de compenser ainsi le feuillage absent. De loin en loin paraît un village, dont l’abord est marqué par un de ces figuiers banians, image de la fécondité, recourbant vers le sol leurs branches, qui pendent en racines échevelées, s’implantent de nouveau, et forment une tonnelle colossale ; sous ces voûtes naturelles se tient tantôt un marché, tantôt une école ; c’est comme un grand nid qui rassemble au soir les vieillards et les enfans. Autour des maisons, grace à la fraîcheur des citernes, s’élève le cocotier, qui nourrit l’homme de son amande, l’abreuve de son lait, l’enivre de son vin, et lui fournit sa feuille pour couvrir des cabanes, la bourre de son fruit pour faire des nattes, des cordes, des tissus, sa noix pour puiser l’eau et confectionner l’appareil dans lequel on fume le houkka. On voit aussi le bambou dont le pêcheur fait des mâts et des rames, le jardinier des conduits pour l’irrigation, le vannier des paniers ; les tiges frêles et tendres de ce gigantesque roseau se glissent à travers les branches horizontales du ouatier, dont la fleur jaune brise en s’ouvrant une gousse charnue, s’épanouit en candélabres comme celle de l’agave, et se change en un duvet soyeux que le vent secoue dans les airs. Là, jamais la végétation ne s’arrête ; les plantes herbacées, les arbres à moelle, pompent aisément l’eau que puise la racine aux étangs et aux canaux ; ce sont de frais bosquets où le parfum des fleurs, le bourdonnement du colibri, le chuchottement des petits oiseaux, vous invitent à dormir ; mais, prenez garde, sous ces herbes veloutées rampent souvent de hideux serpens.

Cependant j’approchais de Chillambaram. Je rencontrai un religieux voué à Vichnou, comme l’indiquaient la couleur jaune de sa tunique, de son turban et de son écharpe flottante, le chapelet pendu à son bras, la triple ligne tracée sur son front[3]. Un serviteur, un disciple, le suivait à pied, portant les bagages et l’éventail. Le djogui trottait sur un petit cheval birman, et nous montrait la route. Déjà, au-dessus d’un bouquet d’arbres gigantesques apparaissaient les sommets des pyramides bâties sur les portes de la pagode. Une large chaussée établie dans une plaine basse traverse en plus d’un endroit des marais à sec depuis plusieurs mois. Le soleil descendait ; une poussière dorée voilait les dernières lignes de l’horizon ; le crépuscule jetait une teinte violette sur cette campagne attristée. Dans le lointain résonnait un son plaintif et vibrant tour à tour, pareil à l’appel et au soupir d’une poitrine humaine. C’était le poudja (l’adoration) du soir qu’annonçait la conque des brahmanes.

Le bangalow (maison de poste destinée aux Européens) se composait, selon la coutume, de deux chambres ; l’une était occupée par des ingénieurs anglais, l’autre me servit de campement. Il nous paraîtrait naturel que des voyageurs réunis par le hasard dans un pays lointain échangeassent quelques paroles amicales ; mais l’étiquette britannique ne procède pas ainsi ; ce serait s’exposer à se compromettre avec une personne d’une classe inférieure ; aussi chacun reste dans son coin, s’ennuie, se gourme : on dirait deux ennemis qui s’observent. Cependant la chaleur trop accablante obligea les gentlemen aussi bien que moi à dormir à la belle étoile sous les verandas.

Je m’éveillai, sinon frais, du moins dispos, près d’un grand étang bordé de trois côtés par des arbres magnifiques, sous lesquels était rangée toute une population de pèlerins, de marchands, de voyageurs, campés dans leurs chariots ou sous des nattes. Puis, après avoir laissé aux prêtres le temps de faire les ablutions du matin, de tracer sur leur front, sur leur poitrine et sur leurs bras les trois lignes de Civa, de manger leur riz et de chausser leurs babouches, je m’acheminai à travers des rues larges, bien tracées, ombragées d’acacias. Là sont les maisons des brahmanes, habitations assez simples, soutenues par des piliers souvent ornés de figures et décorés d’une veranda avec un banc, où l’heureux desservant vient se coucher, rêver aux priviléges de sa naissance, et se reposer de son désœuvrement ; à moins qu’après tant de siècles il ne cherche à se remettre des fatigues que causa à ses ancêtres l’achèvement d’un temple si merveilleux.

L’enceinte extérieure consiste en un parallélogramme de deux cent vingt toises sur cent soixante ; les murs ont trente pieds de hauteur et sept d’épaisseur ; quatre belles portes, tournées vers les quatre points cardinaux et ouvrant sur quatre routes, conduisent dans l’intérieur de la pagode ; chacune de ces portes est surmontée d’une pyramide haute de cent cinquante pieds, à sept étages, entièrement couverte de figures et couronnée par une face hideuse qu’abrite une coquille en éventail. À travers ces figures de poses et de mouvemens si variés, circule tout un monde de petits lézards ; dans les fissures de la pierre, dans les interstices fouillés par le ciseau, poussent des herbes, des arbustes, semés là par les oiseaux et le vent de la mousson. La partie supérieure de la pyramide, faite de brique, repose sur un massif dans lequel est taillée une ouverture haute de trente-deux pieds et large de trente-sept, porte gigantesque qui laisserait passer les éléphans deux à deux. Les montans et le linteau sont d’une seule pierre ; une lourde chaîne, en pierre aussi, suspendue à une grande élévation, et désormais brisée, était engagée de chaque côté de ces montans, de telle façon qu’elle avait dû être prise dans la même masse et ne faisait qu’un avec ces blocs de granit. À chaque gradin marquant les étages est appliquée une bande de cuivre qui, jadis frottée et polie aux jours des solennités, reflétait les rayons du soleil, et ceignait ainsi chaque pyramide de sept auréoles.

Moins grandioses que les portiques cyclopéens de la Haute-Égypte couverts non d’images, mais de mystérieux symboles ; plus sévères et plus harmonieuses de forme que les tours chinoises, où la minutie des détails détruit l’effet des proportions, les portes de Chillambaram sembleraient presque grecques par la base, gothiques par le sommet ; car le caractère particulier de la philosophie et de l’art chez les Hindous, c’est toujours l’imagination vagabonde et désordonnée jaillissant en gerbes sur la source du dogme, la pyramide échafaudant ses rangées de figures terribles et grimaçantes sur le socle de granit ; aussi chacun de ces édifices est une épopée complète, ou mieux un drame de Shakspeare, où le rire même a sa tristesse et sa mélancolie.

À la seconde enceinte est adossée une galerie à deux étages, disposée en cellules dans lesquelles on place les fruits et les fleurs, le beurre fondu et l’huile, employés dans les sacrifices. Les colonnes de ce cloître sont sculptées aussi avec soin ; l’artiste hindou met partout l’ornement autour du pilastre, parce que sous ses yeux la liane se suspend toujours au tronc de l’arbre. Pénétrons plus avant ; nous trouverons de vastes chapelles, des sanctuaires, un étang, une piscine, une variété d’édifices qui trouble le regard, et une grandeur de lignes qui bientôt repose l’esprit un peu déconcerté. Dans la troisième enceinte, fermée de murs sur lesquels court une inscription en caractères telingas, sont contenues trois chabeïs ou chapelles.

La première est consacrée à Içwara, le maître, le Dieu universel et infini, cause et substance des êtres créés ; Civa, selon l’acception mythologique et populaire, et plus particulièrement ici, Civa qui se plaît dans les neiges du mont Kaïlaça, comme l’indique son surnom Sitambara (Chillambaram), vêtu de blanc. Au-fond de la seconde, on voit Vichnou dans son attitude pensive et conservatrice, assis sur le serpent Çécha aux mille têtes. Les détails de sculpture abondent dans ces deux petites pagodes ; l’une, détachée du sol, repose sur deux roues de pierre comme un char immense ; l’autre, soutenue par des piliers de la plus gracieuse forme, semble le vestibule d’un palais féerique créé par enchantement, car on ne peut supposer que tout cela ait été bâti par les karoumans (tailleurs de pierre), qu’on rencontre sur les routes presque nus et portant de grossiers outils dans un sac de cuir.

Enfin, voici la troisième chapelle : deux statues à quatre bras en porphyre brun, presque bleu, et de taille colossale, défendent l’entrée du sanctuaire. Là tout est symbolique ; cinq piliers de sandal sans images représentent les cinq élémens : l’air, la terre, le feu, l’eau et l’atmosphère, akas ; quatre piliers historiés, les quatre Vedas ; dix-huit autres, les dix-huit Pouranas, et dix autres, les dix Castras ; il n’y a pas jusqu’au nombre des chevrons qui n’ait un rapport allégorique avec des nombres consacrés. Au-dessus de l’édifice brillent neuf boules de cuivre, qui sont les neuf incarnations de Vichnou, ou les neuf ouvertures du corps. Le temple même est séparé du sanctuaire par un espace large de quelques pieds et pareil à un fossé ; c’est là que s’arrêtent les profanes. Les brahmanes seuls, préposés à l’entretien des choses saintes, s’asseoient familièrement près de l’idole frottée d’huile, richement habillée, éclairée par des lampes sans nombre, parée de fleurs ; au fond de ce sacrarium règne un demi-jour mystérieux. Cette idole renommée fut, selon la légende, trouvée dans un coffre par un roi de la dynastie des Cholas, à qui Civa lui-même, sous la forme d’un précepteur spirituel, indiqua ce précieux trésor caché en terre ; cette tradition, fort obscure, n’en présente pas moins au lecteur attentif quelque allusion à un fait historique, que voici en substance. Vers la fin du premier siècle de notre ère, les djaïnas tout-puissans firent cesser les sacrifices brahmaniques, détruisirent les temples ; afin de venger son culte proscrit, Civa envoya une pluie de feu, ou, pour substituer l’histoire à la légende, les civaïstes se soulevèrent et brûlèrent les djaïnas dans leurs demeures. De cette colère de Civa naquirent trois rois qui se baignèrent ensemble au lieu où trois rivières se joignent, près de Condjevaram, firent serment de rétablir le civaïsme dans tout son éclat, et, en récompense de leur dévouement, le dieu lui-même, sous la forme d’un brahmane, fit connaître à l’un d’eux l’endroit où, lors des persécutions, les habitans avaient caché leurs richesses et les saintes images. C’est donc à tort que les desservans de Chillambaram font remonter à l’an 400 du Calyouga (de l’âge de fer ou âge actuel), correspondant à l’an 607 avant Jésus-Christ, l’érection d’un monument qui ne put, d’après leur propre Pourana, être construit avant le second siècle de notre ère. N’est-ce pas déjà une respectable antiquité ? D’ailleurs, de très anciens ouvrages disent qu’un million d’aumônes à Benarès ne vaut pas plus qu’une seule faite à Sitambara. Et Civa, dans les mêmes textes, dit aussi : « Je suis un des trois mille prêtres établis à Sitambara. » Avec de pareils souvenirs, une pagode ne peut manquer d’être célèbre dans tout le pays, d’attirer un concours rassurant de pèlerins, n’eût-elle que seize siècles d’existence.

Derrière cette enceinte est l’étang sacré, auquel on descend par de belles marches régnant sur les quatre faces du parallélogramme, entouré de galeries où les baigneurs font sécher leurs écharpes et leurs turbans, lavés chaque jour. Quant au pagne des hommes, et à la pièce de toile bariolée dont s’enveloppent les femmes, ce sont les indispensables vêtemens que jamais un Hindou ne quitte ; on les frotte dans l’eau en prenant le bain. Aussi, dans cette piscine où se plongent à la fois tant de personnes de tout âge et des deux sexes, il ne se passe rien qui puisse choquer la décence ; d’ailleurs, le bain est un acte religieux. L’autre piscine, fermée au public, est couverte d’une coupole à peu près moresque, d’une architecture charmante et d’apparence plus moderne ; les trois boules dorées qui surmontent cet édifice lui donnent l’aspect plutôt d’une mosquée que d’une pagode.

Une galerie de cent colonnes, aujourd’hui en assez mauvais état, était le principal reposoir où l’on plaçait l’idole avant de la conduire dans un autre temple plus gigantesque, long de trois cent seize pieds, large de deux cent dix, et soutenu par mille piliers chacun d’une seule pierre. On y arrive par un péristyle élevé sur quelques marches, orné de chaque côté, à l’extérieur et à sa base, de peintures représentant des cortéges, des danses animées où l’on retrouve les mouvemens et les costumes des bayadères de nos jours. Entre ce péristyle et deux escaliers latéraux sont sculptés les éléphans que réclame tout monument indien. Le plafond a ses fresques aussi ; mais il est à remarquer que, dans ces contrées où l’on semblait édifier pour des siècles éternels, l’architecture et la sculpture acquirent un développement que la peinture n’atteignit jamais ; comme si cette branche de l’art, sœur cadette des autres, si choyée des temps modernes, eût paru produire des choses trop peu durables pour un peuple qui écrivait dans la pierre son histoire et ses dogmes.

Reposons-nous donc sous ces mille colonnes, disposées avec tant d’art et de symétrie que, de quelque côté qu’on promène son regard, elles offrent toujours de régulières allées. Un soleil perpendiculaire ne jette autour des temples aucune ombre, mais sous ce vestibule spacieux quelle fraîcheur ! Tout au fond, voici un banc haut de deux pieds et demi, sur lequel on serait tenté de s’asseoir, si ce n’était l’autel où l’on dépose les offrandes, la couche divine où deux fois Civa en personne a daigné s’étendre. Le chef actuel des brahmanes, Soundaridîkchitarapanditara (le très savant et excellent sacrificateur Soundari), l’a vu de ses yeux, et nous tenons le fait de son auguste bouche. Derrière cet autel règne un fossé profond, jardin sans cesse arrosé, qui produit les bananes, les cocos et les fleurs odorantes dont on fait hommage aux idoles. Quelques pèlerins couchés sur les dalles dorment paisiblement, et voient sans doute en rêve le dieu qu’ils sont venus adorer de l’extrémité septentrionale de la presqu’île ; près d’eux sont le bâton formé de trois branches tordues ensemble (tridanda), le vase de cuivre bien poli pour les ablutions. Çà et là de petites vaches blanches trottent et font retentir la corne de leurs pieds sur la pierre unie ; partout rôdent les rats palmistes ; les huppes que la chaleur poursuit se cachent sous les corniches, le bec ouvert, l’aile tendue. Les baigneurs qui sortent de la piscine viennent s’allonger faire l’ashthanga (prosternation des huit parties du corps) devant la statue colossale du taureau sacré, qui, au dire des dévots, se lève chaque soir, sort de dessous son dais de granit, et se promène dans l’enceinte de la pagode ; à moins toutefois que cette mystérieuse promenade ne soit accomplie par cet autre taureau vivant, gras et dodu, caressé par tous les croyans, et véritable dieu du temple, dont la superstition lui accorde la possession pleine et entière. Puis, quand le soleil a descendu un peu vers l’invisible montagne de l’ouest, derrière laquelle il se dérobe chaque soir, un certain mouvement succède au repos de la sieste. Quelque troupe bruyante de musiciens sort de l’une des chapelles et se dirige hors de la pagode pour accompagner un poudja, une procession, dans un reposoir voisin. Ce sont des flageolets aigus criant à l’unisson, de petites cymbales de cuivre, et un double tambour placé sur le dos d’un bœuf, que frappe avec de courtes baguettes un timbalier à cheval sur la croupe. La foule suit, disparaît sous les larges portes ; l’Européen resté seul rentre en lui-même. Après avoir admiré le travail humain de ces beaux édifices, il rêve au vide du sanctuaire où sont inscrites des formules dénuées d’enseignement, où tout parle à l’esprit sans toucher le cœur, où tout est calculé pour subjuguer l’ame par les sens, pour l’enfermer dans une barrière de dogmes inexorables dont les brahmanes même ont si bien caché les entrées qu’ils ne les peuvent retrouver.

En 1750, la divine image de Wallyamman, le palladium de la pagode, fut une fois encore enlevée du sanctuaire ; les trois mille prêtres, au nombre desquels Civa s’honorait d’être compté, furent réduits à fuir devant l’invasion musulmane des nababs voisins. Les Français, commandés par Villeneuve, se retranchèrent dans cette immense enceinte, trop difficile à défendre ; trois des portes furent bouchées avec des pierres. Leurs alliés élevèrent autour du mur extérieur de petits bastions moresques, et il fut un instant question de flanquer de tours massives ce paisible édifice, transformé en citadelle par les mécréans. Pour comble de profanation, des parias serviteurs de l’armée tuèrent des bœufs en face de l’image du taureau ; sous ce même temple, dans cette chapelle aux mille colonnes, ananda chabeï (la chapelle de la béatitude sans fin), les officiers français donnèrent à leurs ennemis, pendant les suspensions d’armes, des banquets et des fêtes. Cela dura dix années. Le 19 mars 1760, après une de ces vigoureuses résistances auxquelles ils avaient habitué les Anglais, nos soldats, européens et cipayes, capitulèrent, la dynastie musulmane du Mysore succomba, la France perdit son influence et à peu près ses colonies : l’image vénérée revint à son sanctuaire, et les brahmanes reprirent possession de leur agraharam (village de religieux), bien appauvri, même en proportion du nombre des desservans, qui ne s’élève pas à plus de trois cents désormais.

Pensant avec tristesse à ceux de nos compatriotes qui gisent enterrés là quelque part sous les décombres, et poursuivi par une soixantaine de brahmanes, le chef en tête, qui m’exposaient leur misère et demandaient l’aumône, je regagnai mon gîte ; le jour tombait. Devant les portes, j’entendais le chant monotone de quelque vaïcya (laboureur), couché sur le banc de la galerie, et je distinguais à peine dans l’ombre du crépuscule sa blanche écharpe bordée de rouge. Des pagodes ruinées, des chapelles, des reposoirs, qu’on visiterait ailleurs avec soin, se rencontrent çà et là ; mais, écrasés par la magnificence du grand temple, ils ressemblent à des miniatures. Autour de l’étang principal, voisin de la porte, brillaient les feux des pèlerins et des marchands occupés à faire cuire le riz du soir ; chaque campement, chaque chariot avait son groupe, digne d’être étudié ; de belles jeunes filles descendaient au tank (étang) pour y remplir leurs cruches arrondies ; elles s’y ébattaient avec des éclats de rire joyeux, et leur silhouette se profilait sur la surface limpide des eaux que leurs mouvemens faisaient miroiter aux premiers rayons de la lune ; puis elles marchaient gravement, une main sur la hanche nue, l’autre à peine posée sur l’amphore qui s’incline aux ondulations du cou ; chacune cheminait silencieusement vers sa cabane ; et sous les grands arbres, sous l’obscurité d’un feuillage épais, elles passaient comme des ombres, trahies à peine par le bruit des anneaux qui ornent leurs pieds. Dans les airs hurla le hibou ; dans les taillis, sous les ruines, aboya le chacal ; alors « s’avança la nuit protectrice de toutes les créatures : décoré des constellations, des planètes, des étoiles brillant toutes ensemble, le ciel, pareil à un tissu léger, s’éclaira et resplendit complètement. Alors errèrent à leur gré les êtres qui marchent dans les ténèbres, ceux qui marchent au grand jour rentrèrent sous le joug du sommeil ; alors aussi retentit le bruit terrible des animaux qui se meuvent dans l’obscurité, les bêtes fauves se réjouirent ; la nuit, source de frayeurs, régna de toutes parts… » Ô magnifique poésie d’une langue plus ancienne encore que la vieille pagode, es-tu donc morte à jamais, et le brahmane déchu ne sait-il donc plus faire entendre d’autres accens que ceux de la comique gémissante qui jette un dernier murmure entre les quatre pyramides géantes ?

II.

Après avoir visité cette pagode célèbre, il me restait à voir les grottes les plus renommées de la côte de Coromandel, celles de Mahabalipouram.

Le voyageur qui, sortant de Pondichéry par la route du nord, se dirige vers Mahabalipouram, est frappé de la tristesse des campagnes. Il y a entre la côte de Malabar et celle de Coromandel, dans certaines parties, la même différence qu’entre le Chili et les provinces de la Plata ; la même cause aussi produit cette différence. Les Gaths sont, comme les Andes, bien plus rapprochées du rivage occidental que du rivage oriental ; dans tous les pays, les montagnes font les ruisseaux, mais dans ces deux contrés d’Amérique et d’Asie, les ruisseaux font les récoltes. Cochin, Alepee, Quilon, ont de belles et fraîches forêts comme Valdivia et la Concepcion ; tout l’espace compris entre le Godaveri et le Coleroon souffre de la sécheresse comme les plaines qui s’étendent entre la Plata et Rio-Negro. Sur la droite, une ligne de palmiers indique le bord de la mer, qu’on entend quelquefois déferler au pied des dunes de sable ; tantôt on traverse des campagnes arides, pauvres, des villages habités par des gens de caste inférieure, vivant sous des cabanes faites de feuilles d’arbres, et réduits à boire, vers la fin de la saison sèche, une eau bourbeuse ; tantôt on rencontre des vallées trop basses, marécageuses, où s’élèvent par bouquets irréguliers de gros arbres, dans lesquels nichent les milans et les vautours malpropres (vultur pondicerensis) au bec jaune, aux plumes courtes et hérissées comme celles des oiseaux enfermés dans les cages ; des plages salines, que le vent a gercées et fendues comme la gelée ; des lacs formés par l’Océan, mornes flaques d’eau qui repoussent bien loin d’elles toute végétation. Après avoir franchi le plus considérable de ces bras de mer, on monte vers un village entouré de jardins ; la place fort spacieuse est tout entière ombragée par un figuier gigantesque, mais cette bourgade qu’on se représente si riante n’est autre chose qu’un bagne de la présidence de Madras ; triste halte, car on ne repose pas bien en face de ceux qui sont condamnés à de rudes travaux.

Désormais, jusqu’à la petite rivière d’Ennevore, jusqu’à cette riche huerta, déployée comme un parterre autour de Madras, les routes et les villages vont s’animant. Les chauderies que je rencontrai étaient remplies ; au soir, des voyageurs par centaines y murmuraient leurs prières en lavant leurs barbes et leurs mains ; les uns causaient jusqu’au matin par petits groupes, au grand préjudice des voisins qui témoignaient par des bâillemens prolongés le regret d’un sommeil interrompu ; d’autres, plus affairés, reprenaient leur course après un léger repas ; c’étaient souvent des cipayes allant rejoindre l’escadre destinée à l’expédition de Chine. Vêtus de l’habit rouge, mais jambes nues, portant au bout d’un bâton le shako et la culotte d’ordonnance, ils cheminaient bravement la nuit, sans redouter les voleurs, qui inspirent aux Hindous une crainte excessive. Les vols doivent être assez fréquens dans les chauderies, puisque, d’heure en heure, un tchaokidar (homme de police) fait sa ronde avec une cresselle pour avertir les dormeurs que le chien veille au repos de la bergerie. Deux espèces de mendians abondent surtout dans ces caravanseraïs ; les lada-sanyassis (pénitens nus), aux cheveux en désordre, au regard abruti, qui sont arrivés, par de honteux libertinages, à amortir leurs passions ; et les faquirs, religieux musulmans, qui, à la différence des sanyassis, adressent plus particulièrement leurs demandes d’aumônes aux Européens ; ils vont ceux-ci d’une pagode à un étang consacré, ceux-là d’une mosquée au tombeau d’un santon, voyagent en toute saison, et vivent de la poignée de riz que leur accorde la charité publique. Ces êtres passent leur vie dans la plus complète indépendance ; comme les oiseaux, ils trouvent la pâture au bord du chemin ; comme eux aussi, ils supportent la faim et la soif, mais ils inspirent moins de pitié que de dégoût ; car les prescriptions les plus vulgaires de la morale semblent inconnues au musulman contemplatif, et la métaphysique ténébreuse du gymnosophiste hindou ne produit en lui que le cynisme le plus révoltant.

Peu à peu nous approchons de Mahabalipouram ; déjà se montrent des rocs pareils à ceux qui recèlent les sculptures célèbres ; sur une de ces collines formée de grosses pierres détachées les unes des autres tinte une clochette, et de toutes parts arrivent, par les sentiers poudreux, du fond de la plaine, du milieu des buissons, des jeunes gens de bonne caste portant le cordon d’investiture en sautoir, et sur la poitrine le lingam enfermé dans une petite boîte d’argent. Derrière eux, à part et se tenant par la main, marchent des jeunes filles, le front frotté de poudre de sandal, ornées de leurs plus beaux bracelets. Sur leurs cheveux noués avec soin brille aux derniers rayons du soleil la plaque d’or ; à leurs oreilles, à leur nez pendent de longues boucles ; elles ont sur le front des couronnes de polyanthus, et toutes se taisent, s’arrêtent et baissent les yeux en apercevant un Européen. Mais bientôt cette population empressée que la cloche semble faire sortir de dessous terre serpente au milieu des rochers, se groupe à la suite d’une procession, circule en files interminables dans les anfractuosités de la colline, où elle disparaît aux yeux ; puis les têtes se laissent voir encore sur la cime de cette petite montagne d’où partent des chants, des bruits de tambours et de trompettes, et derrière laquelle se cache quelque pagode invisible dont toute la contrée célèbre la fête.

La nuit tomba sur cette scène pastorale assez semblable à celles que décrit Tchatour-Bhoudj Misr dans son Premsâgar (océan d’amour)[4]. Et songeant à la réforme du brahmanisme, dont cet ouvrage est l’histoire, et qui, par ses tendances à un culte plus adouci, offre de si singuliers rapports avec le paganisme grec, je me mis à cheminer à pied, à la lueur des étoiles, jusqu’à un village où je trouvai l’hospitalité dans un mandaba (reposoir) soutenu par de lourds piliers. J’y reposai, adossé aux plus obscènes sculptures, en compagnie d’une vieille femme idiote et d’une petite vache fort turbulente, qui galopait sans cesse et s’en allait fréquemment boire à l’étang. L’animal était le dieu du parvis, la folle pouvait être quelque ame en peine possédée d’un esprit surnaturel ; les chauves-souris énormes planaient d’un vol fantastique sur les eaux blanches du réservoir entouré de grands arbres ; quelques oiseaux aquatiques debout sur une patte, pareils à des sentinelles, se tenaient çà et là au bord du bassin ; parfois ils prenaient leur vol l’un après l’autre, troublés dans leur repos par le passage d’un chien errant que l’obscurité cachait à mes yeux, puis retombaient un peu plus loin dans la même posture, dans la même immobilité. C’était une nuit magnifique, qui invitait plus à marcher qu’à dormir ; aussi, je repris bientôt ma route, impatient d’arriver enfin à Mahabalipouram.

L’ensemble des monumens compris sous cette dénomination se compose d’un groupe de sept rochers taillés en pagodes, de deux temples élevés au bord de la mer, et d’une grande quantité de reposoirs, de chapelles creusés dans le rocher principal, ainsi que de figures sculptées sur la pierre, à ciel ouvert. Décrire tout cela serait répéter en partie ce qu’ont dit Langlès dans ses Monumens de l’Hindostan, et après lui le docteur Babington dans le deuxième volume des Transactions de la Société Asiatique de Londres. Cependant, sans copier ses devanciers, chaque voyageur a peut-être le droit de parler à son tour et à sa manière de ces ruines gigantesques, souvenirs d’un autre âge, de proposer au lecteur cette énigme historique dont le mot n’est pas trouvé encore.

Le marin qui dépend de la brise, c’est-à-dire du présent, ne voit dans ces édifices, nommés par lui les Sept Pagodes, autre chose qu’un point de remarque utile à la navigation ; le brahmane, intéressé à cacher dans la nuit des temps l’origine d’un mystérieux travail dont la date reste ignorée, veut que toutes les grottes de la presqu’île aient été creusées par les Pandous, demi-dieux du Mahabharata ; il existe parmi les Hindous cinq à six autres explications toutes aussi inacceptables que celle-ci. Les pagodes ont leurs légendes conservées par les prêtres, rédigées sous forme de puranas, des titres de propriété, des grants of land, gravés sur des plaques de cuivre, portant donation du terrain, le tout accompagné de dates ou au moins du nom des donataires, princes et radjas connus dans l’histoire. C’est à l’aide de ces documens et des inscriptions qui parfois couvrent les édifices de haut en bas, qu’on a pu lever jusqu’à un certain point le voile qui cache les siècles intermédiaires du brahmanisme. Les caves n’ont que des inscriptions en caractères fort anciens, très courtes, moins légendaires que sentencieuses ; et point de puranas locaux, ni de titres de dotation, car rien ne prouve qu’elles impliquassent possession du terrain, puisqu’elles se cachaient sous le rocher[5]. Ces monumens sont donc plus anciens que les autres, c’est là un fait incontestable. Cependant, comme la presqu’île ne fut guère explorée ni surtout habitée par les Hindous avant notre ère, on est forcé d’admettre que ces travaux peuvent tout au plus compter deux mille ans d’existence ; ils appartiennent à la période romane de la péninsule et au moyen-âge du brahmanisme.

Arrivé au village, je m’étais installé sur la veranda d’une chauderie faisant face à la grande place ; je vis s’élever aussitôt une rumeur, un alboroto parmi les brahmanes, et leur chef vint me dire qu’il m’était impossible de camper au lieu réservé à ses collègues, surtout un jour de grande fête. Alors je priai le pandit de m’assigner un logement, et il me désigna celui que j’eusse choisi si je l’avais osé, un temple souterrain situé précisément entre le grand roc chargé de sculptures et la chapelle de Krichna. Cette chapelle, peut-être la plus ancienne de toutes, est remarquable par la naïveté des figures. Krichna debout, le bras tendu, soutient le plafond de sa main puissante ; autour de lui sont rangées les filles des bergers ; des pâtres jouent de la flûte, d’autres traient les vaches c’est une idylle grandiose. Par une bizarrerie très remarquable dans la sculpture hindoue, les hommes ne sont jamais représentés nus, tandis que les femmes n’ont souvent d’autre vêtement que la parure de la tête et les pendans d’oreille. Le roc, large de quatre-vingt-dix pieds sur une hauteur de trente environ, est un gigantesque bas-relief sur lequel se meuvent soixante figures humaines, sans compter une foule de gazelles, de lions à la crinière frisée comme le lion héraldique, d’oiseaux de toute espèce, et surtout deux éléphans un peu plus grands que nature. Sous les jambes du plus colossal sont quatre petits, dont l’un se prosterne devant la divinité un peu fruste, cachée sous un dais, à laquelle tous ces êtres rendent hommage[6].

Les chapelles nombreuses creusées sur les deux côtés de cette colline de granit et à moitié masquées, dans la partie occidentale surtout, par des buissons épineux où l’on risque de laisser lambeaux par lambeaux sa jaquette blanche et son pantalon de toile, et où l’on tremble à chaque pas de marcher sur un serpent ; ces chapelles, bien moins profondes, bien moins imposantes que les grottes d’Élephanta, se font cependant remarquer, celles-ci par la hardiesse des compositions, la vivacité des poses, celles-là par le fini de l’exécution et la beauté du dessin ; elles semblent être autant de reposoirs où s’arrêtait l’idole dans sa procession fatigante vers une dernière pagode, aujourd’hui ruinée, qui couronnait la crête du roc. Les bas-reliefs sont souvent disposés à droite et à gauche du fond, qui en est la partie principale, et rappellent en peinture les tryptiques des anciens maîtres allemands. Plusieurs des sujets qu’ils représentent sont peu intelligibles aux Européens, car nous n’avons point encore de traductions ni de textes imprimés des dix-huit Puranas ; cependant sur les parois de la plus considérable de ces excavations, on reconnaît l’incarnation de Vichnou en sanglier (vahâharatara), ailleurs Dourga, la femme de Civa, montée sur un lion, agitant ses huit bras armés, et s’élançant à la poursuite des Asouras (démons). Autour de la déesse s’agite un cortége redoutable de guerriers dont le principal personnage est un géant à tête de bœuf, qui, la massue à la main, semble guider et entraîner l’armée sur ses pas. Plus loin on voit la divinité sous le parasol, dans son attitude sereine et divine ; un antilope et un lion sont debout près d’elle ; ailleurs elle est assise sur un trône, entourée de servantes qui lui apportent des cruches pleines d’eau ; deux éléphans prennent les vases dans leurs trompes et les vident successivement sur les épaules de Dourga. Qui sait si jadis quelque radja ne s’amusa pas à dresser des éléphans à ce singulier service ?

On peut encore se figurer les brahmanes tournant avec le soleil autour de la montagne transformée en pagode et coupée d’escaliers. Pendant la chaleur de midi, les grottes inférieures offraient un abri plein de fraîcheur et de mystère ; puis, à mesure que l’ombre s’allongeait, ils montaient de reposoir en reposoir, adorant la divinité sous ses manifestations diverses, jusqu’à ce que, arrivés à la cime, sous le petit temple aujourd’hui ruiné, ils se plongeassent dans le cinquième élément, dans l’éther, qui est Brahme, le dieu impersonnel. De là, ils entendaient mugir la mer derrière les dunes, ils voyaient étinceler sur la plage l’Océan, trésor et réceptacle des eaux, digne de respect et d’adoration à cause des milliers d’êtres qu’il renferme ; de là, ils contemplaient aussi les astres, dans lesquels ils voulaient lire toutes les phases de la vie humaine, comme ils y avaient déchiffré heure par heure toutes celles des nuits, des saisons et des années[7]. On devine que le grand rocher chargé de sculptures fait face àæ l’orient ; les premiers rayons du soleil frappent et animent cette scène solennelle. S’ils n’en tirent pas, comme de la statue de Memnon, un son harmonieux, du moins ils l’illuminent d’une si splendide lumière qu’on prendrait ce roc immobile pour le voile radieux et diaphane derrière lequel se cache un sanctuaire invisible.

Serait-il déraisonnable de penser que les brahmanes, sortis de leur pays par suite d’un exil volontaire ou forcé, et se trouvant jetés au milieu d’une population hostile ou au moins rebelle à leurs doctrines, se réfugièrent d’abord dans des grottes naturelles qu’ils agrandirent, dans lesquelles ils sculptèrent toute leur théogonie, leurs principales légendes, les plus saisissantes pages de leur histoire, enseignant ainsi sans en avoir l’air, parlant aux yeux des hôtes qui les avaient accueillis, jusqu’à ce que, prenant sur la masse convertie à leurs dogmes l’empire auquel ils aspiraient, ils quittassent ces cavernes pour édifier ouvertement les temples magnifiques, symbole de leur puissance incontestée, de leur triomphe décisif ?

À un demi-mille au nord du rocher, s’élèvent les cinq pagodes monolythes ; ce sont de monstrueuses pierres, des masses de granit dont trois représentent des chars (rathas) dans lesquels on promène des idoles aux jours de fête ; tout auprès, on voit un éléphant et un lion, qui ne paraissent pas entièrement terminés, colossales ébauches d’un ciseau de géant. Ces monumens, différens entre eux de grandeur et d’exécution, présentent, celui-ci un carré parfait à trois étages rentrans, couronnés d’un dôme, celui-là un parallélogramme aux angles arrondis. Enfin, le plus singulier a la forme d’un tchaïtya bouddhique, ou d’une chapelle chrétienne ; le toit pointu, presqu’en ogive, encadre dans la façade principale, entre les découpures de deux lignes de pendentifs, un clocheton gracieux appuyé sur une rangée de petits portiques qui sont le motif dominant, partout reproduit sur les édifices de Mahabalipouram. Ces rathas, d’une architecture assez sévère, peu ornés, sans autres figures que les quelques statues de divinités placées aux angles sous des espèces de niches, ressemblent à des tombeaux ; les statues elles-mêmes ont des mouvemens calmes ; leurs poses sont nobles et sérieuses ; elles n’ont rien d’extravagant, excepté les quatre bras, dont deux doivent manifester la divinité par les attributs, et les deux autres déterminer la pensée par le geste. L’une d’elles, où l’on reconnaît Krichna à cause du taureau qui l’accompagne, porte sur la tête un turban posé en arrière et surmonté du croissant. On conçoit que le temps n’a altéré en rien ces monumens, rochers pleins, taillés seulement à la surface. Dans la plaine de sable qui les entoure, on ne voit aucune cabane, mais le vent y a semé de beaux palmiers dont les grandes feuilles forment un parasol toujours étendu sur la tête du voyageur que la curiosité attire vers ce groupe de temples inachevés.

Maintenant, dirigeons-nous sur le bord de la mer, et après avoir dépassé des rocs jadis vénérés, sur les contours desquels la superstition antique avait cru voir tracées des figures de bœuf, de cheval, de fantastiques divinités, nous arriverons aux deux pagodes envahies par les flots à marée haute. Là, le silence est d’autant plus solennel qu’on a devant soi l’immensité des vagues. Les deux pagodes, assises sur une large base, construites de grandes pierres, se terminent par des aiguilles élancées comme celles des minarets ; de curieux bas-reliefs sont sculptés de chaque côté des couloirs qui règnent au rez-de-chaussée ; mais la mer, dans des coups de vent, a renversé la muraille du fond et semé de ruines les abords du temple. Sur ces débris épars on retrouve des fragmens plus ou moins entiers ; le plus complet représente un ascète instruisant ses disciples : l’un d’eux, à moitié convaincu, se mord les doigts dans l’attitude de la plus profonde attention. En avant de l’entrée, à quelques pas dans la mer, on aperçoit un pilier ou stambha, qui ferait croire, par sa position, que les eaux tendent peu à peu à s’avancer sur le rivage ; conjecture que corroborerait aussi l’état de délabrement des deux édifices minés sourdement par la vague. Les brahmanes parlent d’un déluge qui aurait jadis détruit une grande ville bâtie entre le rocher de Mahabalipouram et cette plage menacée. On ne trouve aucun vestige de cette prétendue cité. Ces prêtres, premiers nés de la création, aiment à reculer toute chose dans les nuages d’un passé merveilleux, à mettre derrière ce qui existe un autre monde, avec lequel ils puissent partager les honneurs d’une antiquité presque divine.

Or, si tous les temples dont nous venons de parler ont cessé de servir au culte, il en existe un fort passable au milieu du village, et c’est là que se préparait la fête annoncée. La plus belle partie de l’édifice est un reposoir supporté par quatre colonnes sveltes et dégagées, hautes de vingt-six pieds et faites d’une seule pierre. Au moment où je quittai le bord de la mer, la lune se leva pleine et rouge, comme un bouclier sortant de sa fournaise, derrière les deux pagodes solitaires ; de petits downis (bateaux de la côte), en attendant la brise de terre, vinrent jeter l’ancre le plus près possible de cette plage sacrée. Les brahmanes remontaient les marches du magnifique étang creusé dans le milieu de l’agraharam ; leurs femmes et leurs filles, après avoir frotté de fiente de vache le sol des maisons, traçaient devant les portes, avec de la craie, le disque et la conque de Vichnou. Des flambeaux brillaient dans la pagode ; ceux qui avaient dormi tout le jour commençaient les cérémonies nocturnes, et moi, fatigué de mes courses, je retournai dans ma grotte, chaude comme une étuve, pour essayer de prendre un peu de repos.

Trois beaux piliers, soutenus par des lions, formaient le péristyle de mon petit palais. Je m’y endormis bientôt, en rêvant à ceux qui l’avaient creusé, il y a deux mille ans, à une époque où l’Europe entière était aussi païenne que la presqu’île de l’Inde, où les druides auraient sans doute immolé sur un dolmen l’étranger que le hasard eût amené au milieu de leurs fêtes. Vers minuit, je fus réveillé par l’éclat strident d’une trompette ; je courus m’accouder, avec quelques gens de basse caste, sur la muraille extérieure de la pagode. Les fleurs du poudja (sacrifice), jetées en cet endroit depuis bien des années, formaient un monceau qui atteignait la hauteur du mur d’enceinte. La lune avait monté et dominait l’intérieur de la cour, l’illuminant comme un globe de cristal ; une musique infernale retentissait autour de l’idole, devant laquelle brillaient autant de lampes qu’il étincelait d’étoiles autour de l’astre aux blancs rayons. Au son des tambours, des cymbales, des trompes, s’agitait avec une joie bruyante la troupe des dévots, qui se promenaient autour de la statue, lui versaient du lait sur la tête, et se prosternaient à diverses reprises pleins d’un saint enthousiasme ; car « celui qui ce jour-là entend le son des instrumens qui retentissent en l’honneur de Vichnou, sans en être charmé, est comparable à un chien devant qui on joue du vinou (de la flûte) ; celui qui, sans désapprouver une pareille solennité, n’y prend aucune part et s’occupe d’autre chose, sera puni de son indifférence en renaissant, dans une autre vie, sous la forme d’un coq. »

Je me sentais à l’abri d’une pareille menace, car j’ouvrais de grands yeux, comme cela arrive à qui s’éveille la nuit en face d’une éblouissante clarté, et je prenais à la fête la part active du curieux. Bientôt un éclatant flourish de tous les instrumens à la fois ébranla les murailles ; tout le cortége des brahmanes, des musiciens, des bayadères, partit précédé de torches qui vomissaient un tourbillon d’étincelles ; de peuple, il n’y en avait pas, car ce village de Mahabalipouram n’est qu’un monastère, une communauté de desservans. La procession défila devant moi ; huit porteurs soutenaient sur leurs épaules une idole assise sous un palanquin aux franges enfumées, couverte d’ornemens plus ou moins précieux, rayonnante au milieu des lumières. Les porteurs trottaient ; les brahmanes, bien frottés d’huile de coco, le dos nu et brillant, semblaient courir aussi consciencieusement que s’ils eussent été entraînés avec une force irrésistible par cette idole qui les dominait ; les danseuses accompagnaient la divinité, à laquelle elles se vouent dans la personne des prêtres, chantant des hymnes fort libres, que l’on devinait à la vivacité un peu déréglée de leurs mouvemens. Tout cela passa si vite, cette marche d’un reposoir, à l’autre fut si précipitée, que les torches, subitement disparues, laissèrent dans les plus épaisses ténèbres cette partie de la colline non encore éclairée par la lune. Et si j’avais eu, je ne dis pas la foi d’un Hindou, mais seulement l’imagination d’un poète, j’aurais pu voir dans les grottes successivement illuminées s’agiter les fantastiques images, les statues de pierre s’éveiller et répondre au regard que lançait l’idole de sa prunelle d’argent, le rocher, avec tout son monde de gazelles, de lions, d’éléphans et de héros, frémir au passage du cortége.

Après avoir stationné dans les quatre chapelles bâties aux quatre coins du village, la statue vénérée rentra dans son sanctuaire ; les flambeaux s’éteignirent dans un nuage d’une blanche fumée roulant encore quelques éclairs bleuâtres ; les trompettes jetèrent une dernière note déchirante à laquelle répondirent les échos de la colline, comme si les divinités de granit, du fond de leurs grottes, eussent salué leur compagne par un cri d’adieu.

Ainsi il dure encore, ce vieux culte, frère du paganisme grec et de la sombre philosophie égyptienne ; il a vu le temple de Delphes perdre ses oracles, les cent portes de Thèbes crouler une à une, les sphinx s’ensevelir sous les sables du désert, le feu sacré des Mages près de s’éteindre, et chassé de son parvis, lui demandant un asile. Rongé au cœur durant des siècles par la réforme bouddhique, qui attaquait corps à corps les privilèges de la caste sacerdotale, miné par les vingt sectes des djaïnas, frappé au front par le glaive de l’islam, combattu sur tous les points par les enseignemens féconds du christianisme, le géant brahmanique est encore debout. Pareille au figuier saint qui d’arbre devient forêt, cette religion vivace a couvert de ses rameaux changés en racines l’Inde entière, du Gange à l’Indus, de Ceylan à l’Himalaya. Isolée de tout pouvoir séculier, indifférente à la chute des empires, au lieu d’un pontife souverain, elle compte cent mille prêtres tout puissans dans le monde des dieux et dans le monde des hommes. Cependant, à mesure que les communications trop multipliées avec l’Europe répandront parmi le peuple hindou le doute stérile ou une autre croyance qui étouffera le brahmanisme, cette grande machine fonctionnera de plus en plus à vide, les fidèles manqueront au prêtre ; resté seul dans ses temples déserts, en face de ses dieux difformes et menaçans, le brahmane compulsera en vain les livres qui lui accordent un passé idéal et un avenir sans fin. S’il s’avoue vaincu, il déchirera ces pages et jettera au front de ses idoles de la poussière au lieu de parfums ; peut-être aussi, trop fier pour rentrer au milieu des castes méprisées, pour condescendre à redevenir homme, ira-t-il au fond de ces grottes cacher sa honte et sa douleur, comme les vieux lions qui se retirent pour mourir dans les cavernes où ils sont nés. Et quand l’empire chinois, déjà entamé, livrant ses ports et ses fleuves aux vaisseaux de l’Occident, sera forcé d’abdiquer son antique souveraineté, quand le Fils du Ciel, pontife suprême, cessera d’offrir les sacrifices à la Terre, que restera-t-il du vieux monde ?

Les sept pagodes et l’amas de monumens que nous avons essayé de décrire sont parfaitement isolés de la contrée environnante par une ligne de rochers, puis par une plaine aride à peu près inculte ; mais à peine a-t-on fait quelques lieues au nord, que les chemins s’animent, les villages, plus nombreux, voient passer des voyageurs et des marchands, des chariots et des palanquins ; sur les collines, sous les palmiers se dressent et se cachent de vieux temples, les uns visités par des pèlerins qui baisent les cent marches d’un escalier taillé dans la pierre, les autres abritant sous leurs portiques pleins d’ombre le bœuf sacré, auquel les enfans des brahmanes présentent avec respect des touffes d’herbes fleuries. Sur le chapiteau d’une colonne, entre deux statues accroupies, se meut et grimace une figure étrange ; c’est celle d’un singe familier qui bondit au son des instrumens de cuivre et gambade de joie au passage des processions. Ce singe est un dieu aussi, Hanouman, le général des armées de Rama dans sa conquête de Ceylan. Bientôt, sur la mer qui scintille derrière les dunes, à travers les bouquets de palmiers, on voit glisser les blanches voiles de quelque gros navire cinglant vers Madras, la Chennapatnam des Hindous. Ainsi le voyageur retrouve l’Inde moderne et repasse par une brusque transition des calmes souvenirs du passé au bruit et à l’activité du présent.


Th. Pavie.
  1. Cholomandalam, pays des Cholas, d’où Choromandel
  2. On doit en excepter le curieux temple souterrain de Carlie, dans le pays mahratte. Quant aux grottes d’Ellora, il se peut qu’elles renferment quelques statues de dieux djaïnites ; cependant l’ensemble du travail doit être attribué aux brahmanes.
  3. Trois lignes verticales tracées sur le front désignent les sectateurs de Civa ; trois lignes horizontales, les religieux voués à Vichnou.
  4. Cet ouvrage, devenu fort rare dans l’Inde, est une histoire de Krichna et des bergers du pays de Bradj qui avaient voué à cette divinité un culte spécial.
  5. Ainsi, l’inscription en ancien tamul, citée par Babington, et qui parle de donation, s’applique à une pagode, et non à une cave, car généralement les temples de ce dernier genre ne servent plus à la célébration des sacrifices, bien que les figures dont ils sont remplis soient tirées du panthéon hindou, à de rares exceptions près
  6. La Société asiatique de Calcutta possède dans son musée un grand tableau de Daniell qui représente toute cette partie du roc de Mahabalipouram.
  7. Les brahmanes cultivent encore l’astrologie, qui est une de leurs cinq branches d’enseignement ; dans les maisons riches, ils sont appelés à la naissance d’un enfant pour tirer son horoscope, qu’ils présentent aux parens sur une large feuille de papier contenant les calculs, les explications et les signes magiques employés au moyen-âge par les nécromanciens.