Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 75-81).

L’ABONNÉ





L’ONCLE Jean conduisait un monsieur de la ville à la paroisse voisine.

Ce devait être quelque personnage, et dans tous les cas un bon chrétien : arrivé la veille au soir, il était descendu au presbytère ; et, le matin — on était au dimanche — il avait entendu la messe. Après dîner, monsieur le Curé avait prié l’oncle Jean, en sa qualité de marguillier en charge, de mener l’étranger, dans sa voiture neuve, chez un confrère voisin.

L’oncle Jean n’était pas autrement informé, et il aurait bien aimé à savoir quel était ce paroissien, et de quel bois il se chauffait. Aussi s’était-il promis qu’avant d’avoir fait un mille il en saurait plus long.

Le voyageur n’était cependant pas causeur au gré de l’oncle Jean. Celui-ci eut beau parler, questionner délicatement, donner au monsieur les meilleures chances de dire qui il était, d’où il venait, quelle était sa profession, et pourquoi il visitait de la sorte les curés, il n’apprit à peu près rien. L’étranger ne répondait pas, ou répondait vaguement, éludait les questions trop directes, refusait en somme les avances les plus polies de mon oncle.

C’était vexant.

De plus, l’oncle Jean s’aperçut que le voyageur s’amusait de sa curiosité, pourtant bien légitime, et avait un petit air narquois fort déplaisant. « Veut-il rire de moi ? » se demandait l’oncle Jean avec humeur.

Pis encore : le monsieur se permettait, chemin faisant, de critiquer ceci, de critiquer cela… Par exemple, quand ils arrivèrent au pont de péage jeté sur la rivière, le monsieur trouva mauvais que ce ne fût pas un pont en fer. Sans rien répondre, l’oncle Jean arrêta son cheval devant la loge du gardien, sortit sa bourse et paya consciencieusement six sous, trois pour aller, trois pour revenir. Là-dessus, l’autre fit remarquer que, chez lui, on n’était pas de la sorte retardé au pont de péage.

— Nous nous abonnons, expliqua-t-il ; c’est-à-dire que nous payons une fois pour toute l’année ; dès lors nous sommes abonnés au pont, et nous passons sans arrêter. C’est plus commode.

— Marche, le Blond ! fit l’oncle Jean, en allongeant un coup de fouet à son cheval.

« Ce particulier-là s’imagine peut-être qu’il va m’en remontrer ! pensa-t-il… Un homme qui ne veut pas même dire ce qu’il fait pour gagner sa vie !… En voilà un secret ! C’est comme si j’avais honte, moi, de dire que je suis un habitant. Ces gens de la ville, ça ne sait seulement pas parler avec le monde. Qu’il le garde, son secret !… Je ne dis plus un mot. »

Et tout haut :

— Marche, le Blond !

Un peu plus loin, il y a, au bord du chemin, une grande croix de bois, une de ces croix élevées par la piété des fidèles, et qui bénissent nos campagnes ; devant elles, les femmes se signent, les hommes saluent.

En passant, l’oncle Jean souleva respectueusement son chapeau… Du coin de l’œil, il crut voir que l’étranger n’avait pas salué !

En effet, le citadin, qui avait peu voyagé dans nos campagnes et ne connaissait pas cette belle coutume, admirait le paysage et n’avait pas aperçu l’humble calvaire, ou n’avait pas pensé à lever son chapeau.

« Voilà qui est curieux, se dit mon oncle. Il n’a pourtant pas l’air d’un hérétique : il est allé à la messe, il a dîné au presbytère. Et il n’a pas salué la Croix !… Je n’aurais jamais cru ça d’un chrétien qui se respecte. Ah ! ces gens de la ville !… »

Apparemment soulagé de n’avoir plus à subir l’interrogatoire de l’oncle Jean, le voyageur jouissait de la promenade, examinait les fermes, les champs, les bois, sans se douter du trouble qu’il venait de jeter dans l’âme de l’oncle Jean.

Celui-ci pensait encore : « Faut pourtant pas juger trop vite. Je me suis peut-être trompé. Je vais le surveiller, pour voir, en arrivant à la Croix de Beauséjour. »

La Croix de Beauséjour est à cinq milles de la rivière. Ils franchirent cette distance, sans que la conversation reprît.

— Marche, le Blond ! disait seulement mon oncle de temps en temps.

Mais voici la Croix !

L’oncle Jean lève son chapeau, en tenant l’œil sur le monsieur. Ce dernier, qui regarde d’un autre côté, ne salue pas plus la Croix de Beauséjour qu’il n’a fait la première.

— Marche donc, le Blond !

Un tel coup de fouet cingle les flancs du Blond que, surprise, la bête part soudain comme l’éclair et ne rallentit ralentit son allure qu’en approchant du village.

Alors, l’oncle, qui depuis le pont n’avait pas dit un mot à son compagnon, se tourne lentement vers lui, et le regardant bien en face :

— Monsieur, dit-il, ça vous offusquerait-il si je vous disais un petit mot de remarque ?

— Nullement, mon brave.

— Eh ! bien, monsieur, ça n’est pas de mes affaires, mais je trouve que vous êtes un peu trop abonné aux Croix du chemin !