Bibliothèque de l’Action française (p. 19-35).


La vie familiale
L’ÉLÉMENT CHAMPÊTRE














La vie familiale



L’élément champêtre

I


Voici donc la maison canadienne des derniers temps du régime français, telle qu’elle dut apparaître, par exemple, à Kalm le Suédois. Elle est là, à l’orée du bois, quelquefois au bord d’un ruisseau ou d’une coulée, toujours sur la marge du grand chemin, la devanture vers le soleil levant. Elle se dresse sur un sol nettoyé ; point de bouquet d’arbres autour d’elle ; la prudence a fait supprimer ces trop faciles embuscades pour l’Iroquois ; du reste, le soleil a tué les quelques touffes trop isolées laissées par le défrichement. La maison est de pierre ou de bois, pièces sur pièces, avec un toit pointu à la façon normande et une couverture de bardeaux.

« Ici, disait déjà la Mère de l’Incarnation, tout est en bardeaux ». La maison est proprette, percée de larges fenêtres ; blanchie à la chaux, elle met sur le fond sombre de la forêt, une fleur de gaieté claire. Le coin du pignon gauche fend le nordet comme une étrave, et contre le nordet terrible les fenêtres s’enveloppent aussi de contrevents ou de lourds volets ; et contre lui se défend encore toute la maison avec ses deux vastes cheminées déroulant dans la rafale leur ruban de blanche fumée. En arrière s’élèvent la remise, le hangar, le fournil, la grange, les écuries, l’ensemble des bâtiments, presque tous couverts de chaume.

Sur l’intérieur de la maison je ne m’attarde point. Les murs sont recouverts de planches de sapin ; l’œil s’en va tout droit, dans la pièce d’entrée, à la cheminée large ouverte, avec le foyer de pierres plates, la crémaillère et les chenets, ou encore au poêle à deux ponts où fument la bombe, les chaudrons et les marmites, presque tous sortis des forges du Saint-Maurice. Les autres pièces du mobilier sont, dans la cuisine, la table et la huche, le banc des sceaux et les sceaux ferrés, la gouge, les fusils, les cornes à poudre, les chaises empaillées, le métier à tisser, le rouet avec son dévidoir, et, dans la grand’chambre, le lit pour les étrangers, la commode et le chiffonnier.

Tout est simple, de couleur un peu criarde. Et tout cela est gai, même le soir, quand les lueurs de la chandelle de suif, ou l’œil rouge du poêle ou la flambée de la cheminée éclairent la figure des vieux et le grouillement des enfants.

Les enfants ! Voici bien, dans la maison canadienne, la plus riche partie du mobilier. Ce que d’autres redoutent comme un péril de pauvreté, nos pères l’appellent richesse. Chez eux « les religions du travail, de la foi et de la famille s’unissent », comme eut dit Étienne Lamy. Ils sont un peuple presque entièrement rural, agricole, et « le grenier de la moisson humaine comme des autres est la terre ». Chez les anciens Canadiens, la règle, dans les ménages qui se respectent, est de se rendre à une première douzaine d’enfants, de dépasser souvent la seconde, et la maison n’est jamais si joyeuse que quand elle est pleine. Quels splendides repas autour de la vaste table où, « quand ils sont seuls », ils sont 24 ou 26, quelquefois 30 ou 32. M. de Muy entreprit un jour le recensement des petits-fils de Pierre Boucher : il en compta cent cinquante. L’autre jour mourait dans ma paroisse, à Saint-Michel de Vaudreuil, Madame Joseph Brasseur, âgée de 99 ans et 6 mois. On lui a compté 222 descendants. Dans ma famille je connais tel aïeul de la deuxième génération qui eut à lui seul vingt enfants et qui, j’en suis sûr, en fit paraître beaucoup d’orgueil. Hélas ! le pauvre vieux fut bien puni de sa vanité. Il vécut assez longtemps pour compter dans la famille d’un seul de ses petits-fils, quelque chose comme vingt-six enfants. À ce compte, de huit qu’ils étaient chez


Les enfants ! Voici bien, dans la maison canadienne, la plus riche partie du mobilier, (p. 23).

} nous à la première génération, ils étaient 285

à la quatrième et 652 à la septième. Ce fut là la loi générale dans presque toutes les familles des premiers temps. Et presque toutes les souches de notre race ont, de cette façon, conquis l’immortalité. Les statistiques l’attestent : quand, aux États-Unis, une vingtaine à peine des premières familles subsistaient, et cela au temps de Bancroft, au Canada, les neuf-dixièmes des colons arrivés de 1608 à 1645 comptent encore, de nos jours, des milliers de descendants. Et je me demande, à ce sujet, si nous avons assez compris et honoré la vaillance de nos aïeules et la vaillance aussi de nos mères qui continuent les mêmes dévouements. Dans l’atelier du sculpteur Laliberté, à Montréal, le ber canadien a voisiné pendant longtemps avec la maquette du monument Dollard, et ce fut là, ce nous semble, beaucoup plus qu’une heureuse rencontre du hasard. Si ces deux héroïsmes se juxtaposent dans l’inspiration et l’œuvre de l’artiste, c’est qu’ils s’apparentent étroitement. D’un côté comme de l’autre, on s’immole au poste d’honneur qui est ici un poste de bataille. Et sur ce point comme sur tant d’autres, nous avons oublié de comprendre et de nous souvenir. Depuis quelques années bien des femmes ont été décorées, ont reçu des bouts de ruban, des médailles de guerre, et que sais-je encore ? Celles-là seules attendent toujours, qui sont les plus désintéressées, les plus bienfaisantes, les plus glorieuses, qui nous ont élevé contre l’envahisseur une frontière de berceaux. Et celles-là attendront longtemps, attendront toujours, parce que vous, ô pieuses et douces aïeules, ô nos mamans bien-aimées, les décorations humaines n’ont pas assez d’honneur pour vous honorer.

Et pourtant j’appelle le jour où, sur une de nos places publiques, la plus gracieuse, la plus fleurie, la plus ensoleillée, se dressera la statue de la femme auguste par qui la Nouvelle-France est née et a survécu. Je la rêve, cette statue, sculptée par un grand artiste plein de piété et d’amour ; je la rêve sans autre beauté que la beauté simple de son exemplaire, dans l’attrait du vieux costume, avec les traits fins de la race et, par tout l’être, l’élan lyrique de sa vaillance. D’une main, si l’on veut, elle montrera le ciel, appui de son devoir, et, de l’autre, la théorie généreuse de sa descendance, ardente et pathétique comme une gloire du Panthéon et, comme elle, s’élançant à la conquête de l’avenir.

L’habitant canadien aime beaucoup sa famille. Il aime aussi beaucoup sa terre qu’il a faite, en tout ou en partie, pouce par pouce, pied par pied, qui lui permet de mettre du pain sur sa table, qui chaque jour réunit en corvée joyeuse la bande de ses enfants et sa femme elle-même, dure aux travaux des champs comme à ceux de la maison. L’une des caractéristiques de la famille canadienne c’est de s’être constituée une coopérative du travail et une petite société presque indépendante dans le domaine économique. Le budget familial veut que la production commune suffise à tous les besoins. Et tout le monde travaille et tous les métiers fonctionnent pour que du labeur de chacun tous aient à manger et à se vêtir. Oh ! les joyeux et ambitieux concours entre faucilleurs et faucilleuses ! Oh ! les courses à l’engerbage du blé, au crochetage des pois, et les plantureux dîners sous l’ombrage, dans la pièce du trait-carré, parmi l’odeur de la fenaison et la chanson du vent ! Oh ! les laborieuses journées du long hiver alors que la mère, dans les ronronnements du grand rouet, fait nouer et manger par le fuseau les longs rouleaux de laine, que le père ou la grande fille pédalent sur le métier à tisser, que les enfants pelotonnent autour du dévidoir, que la grand’mère dans son coin tricote éperdument, ou plisse avec son alêne au manche de corne un beau soulier de cuir neuf et qu’à la grange les garçons, à grands coups de fléau, font monter dans la batterie l’épaisseur du blé.

L’habitant aime aussi beaucoup ses bêtes ; il les aime dans la mesure des services qu’il en reçoit et il entretient pour ses chevaux une passion presque coupable. Généralement il a un cheval pour chacun de ses garçons, à moins que les édits qui pleuvent, ne l’obligent à se limiter à deux ou à trois. Dans les inventaires d’alors, le notaire parle invariablement du cheval tout attelé au cabrouet, le fouet à la main. Le cheval, c’est encore, plus que le bœuf, la bonne bête de travail, plus mouvante, plus éveillée, et d’une beauté plus à main, avec plus de train et plus de vaillantise. Le cheval c’est le bon coureur qui vous emporte comme une poussière ou une poudrerie vers les bonnes veillées, vers la parenté lointaine, et qui, dans le chemin, ne se laisse jamais passer. Nos ancêtres sont chatouilleux sur ce point ; ils ne donnent jamais le chemin qu’on ne le leur ait demandé, et pour tenir tête aux vaillants-poches, ils comptent sur la vitesse de leur cheval qui est toujours, bien entendu, le meilleur de la paroisse. Le voyageur qui veut faire une course rapide, n’a qu’à vanter l’excellence des chevaux étrangers, raconte le voyageur Weld. La recette est infaillible : tout de suite, l’amour-propre de l’habitant est piqué au vif, sa tête s’échauffe, sa colère s’allume, il accable son cheval de coups de fouet, lui crie sans cesse marche donc, et l’on va de la sorte le train que l’on veut.[1]

Le jeune Philippe-Aubert de Gaspé s’en revenait un jour de la Cour de circuit de Kamouraska, en cabriolet, avec son ami Plamondon. Ils avaient un cheval très violent. À l’anse de Berthier ils rejoignent un brave habitant qui s’en va en petite charrette, avec une charge de cinq poches de farine. De Gaspé veut passer devant ; mais l’habitant lance son cheval à pleine vitesse. Sous la secousse du coup de fouet la planche d’arrière de la charrette se brise, une poche de farine tombe à terre et s’éventre. L’habitant ne s’arrête pas pour si peu ; il fouette son cheval à tours de bras, pendant que Plamondon lui crie : « Eh ! l’ami, est-ce pour soulager votre guevalle que vous déchargez votre voiture ? » Une seconde poche prend bientôt le chemin de la première. Et la course continue, haletante, coupée de cris, dans le moulinet des coups de fouet. Le malheureux ! il ne s’arrêta qu’à la quatrième poche.[2]

La vie canadienne de ce temps-là si unie, si enclose peut paraître monotone, ennuyeuse. Pourtant comme nos ancêtres étaient gais, d’une gaieté franche, ouverte, ayant facilement le rire sonore, le pétillement de l’esprit et surtout la chanson aux lèvres. Dans les champs, pendant que les bœufs ou les chevaux s’en vont dans le sillon, tirant lentement la charrue, il est rare que le laboureur n’entonne pas quelque mélopée grave, à physionomie de complainte, qu’il rythme sur la marche de ses bêtes :


« Dans les prisons de Nantes,
« Y a t’un prisonnier…

Mais le soir, quand il revient du travail et que l’écho s’y prête, sa chanson se fait plus joyeuse, des notes plus fières s’élancent et la voix de l’homme paraît alors comme la voix de la terre qui chante sa force, le triomphe du labeur, l’espérance des moissons prochaines :


« Lève ton pied, légère, légère »
« Lève ton pied légèrement… »

Dans l’intérieur de leur maison nos aïeules font de même et Kalm qui s’en va par les chemins, les entend qui fredonnent sans cesse, les jeunes filles surtout, des refrains où les mots cœur et amour reviennent souvent. Comment s’ennuyer dans la maison canadienne, avec le tapage des enfants qui crient, s’agitent comme des lutins, avec les rondes improvisées des frères et des sœurs, le soir, dans la place, avec la vingtaine de convives qu’ils sont toujours à table ? « Nous autres, avaient coutume de dire les vieux, en montrant la joyeuse tablée, nous sommes toujours aux noces ».

« On peut se faire une idée de la gaieté d’autrefois, écrit Ernest Gagnon, par les coutumes, les récits anecdotiques, les formulettes, les devinettes, les jeux de société, les chants et les contes populaires qui sont restés de tradition dans les familles canadiennes[3] ».

Pour s’amuser et se distraire ils ont de plus les longues veillées d’hiver chez les voisins, les amis et les parents ; ils ont les noces, les noces vraiment complètes que si elles durent trois jours et trois nuits ; les noces où l’on fait des repas pantagruéliques, devant des tables chargées, encombrées à n’y pouvoir remuer un plat ; les noces où les couples « battent les ailes de pigeon », tournent et retournent dans les gigues et les cotillons, où les chanteux se provoquent aux randonnées qui font perdre le souffle, aux chansons de cent et de cent cinquante couplets, où les bons violonneux peuvent tenir l’archet, depuis la veille au soir de bonne heure jusqu’à la barre du jour du lendemain, les noces enfin où l’on vient de l’autre bout du monde, comme à ce mariage de je ne sais plus lequel des Boucher qui réunit toute la noblesse de la Nouvelle-France et où l’on était venu de Niagara et de Détroit.

Nos pères se sont créé aussi tout une série de fêtes champêtres, par exemple, la fête de la grosse gerbe qui annonçait la fin des récoltes, et ces corvées de plaisir qui s’appelaient le brayage du lin mais surtout l’épluchette de blé d’inde, avec son épi rouge qui conférait à l’heureux découvreur des privilèges si enviés.


l’épluchette de blé d’inde, avec son épi rouge qui conférait à l’heureux découvreur des privilèges si enviés, (p. 31).

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Ils avaient, en outre, les distractions qui venaient du dehors. Peu nombreuses, elles existaient néanmoins pour ceux qui habitaient le bord du fleuve et c’est alors presque tout le monde. Vers 1720 le courrier postal commence à faire la navette entre Québec et Montréal ; il apporte des lettres et aussi des bavardages et des bavardages autant que des lettres, bavassements ou parlements qu’il colporte volontiers de paroisse à paroisse. Depuis toujours ce sont les voyageurs qui vont l’hiver d’une ville à l’autre, en traîneau sur le fleuve, l’été en barque ou en canot, qui s’arrêtent ci et là pour un repas, pour la nuit et qui sèment eux aussi les nouvelles. Un jour de juillet 1753 voici venir sur le fleuve un bateau plat garni de treize rameurs, couvert d’un tendelet avec des rideaux sur les côtés. C’est M. l’ingénieur Franquet et son escorte qui s’en vont à Montréal et de là jusqu’à Oka et jusqu’au fort St-Frédéric, faire l’inspection de notre système de défense militaire. Un autre jour d’hiver voici paraître soudain une longue file de carrioles et de traîneaux à deux chevaux ; les voitures sont bien trente, quarante, peut-être cinquante, et, dans la côte, c’est un branle-bas général. Chacun se hâte, attelle, se met en route, veut être là pour tracer le chemin ou faire une suite ; d’autres tiennent prêts quantité de chevaux pour le relais, car voici M. Bigot, intendant de la Nouvelle-France et Monsieur le général Montcalm avec de belles dames qui s’en vont l’un et l’autre à Montréal régler, chaque printemps, les affaires des pays d’en haut ; ou bien voici encore le gouverneur M. de Vaudreuil qui passe ; et chaque paroisse jette dans le chemin le plus de carrioles possible, pour battre la route et faire suite, car ainsi se manifeste, en ces temps heureux, la chaleur du respect et du loyalisme.

D’autres jours l’animation se fait encore plus considérable ; toutes les routes ont été balisées ; des fougères, des rameaux jonchent les chemins ; les cloches s’ébranlent, elles sonnent à toutes volées ; là-bas, au détour de la route, précédé des voitures de la paroisse où il arrive et suivi des voitures de la paroisse qu’il quitte, s’en vient en bénissant Mgr  l’évêque de Pontbriand. Quelquefois il chemine beaucoup plus modestement l’évêque de la Nouvelle-France. Dans les chemins d’été si affreux ou dans les paroisses qui n’ont de chemins d’aucune sorte, l’évêque va en canot, à pied, comme le plus petit de ses missionnaires et comme autrefois Montmorency de Laval. On le rencontre dans l’eau, dans la boue jusqu’à mi-jambe, cherchant un gîte contre le mauvais temps, dans les maisons au bord de la route, et partageant, à la table de famille, le repas du plus modeste habitant.

Un autre jour c’est un homme à barbe et à lunettes, j’imagine, qui passe le long de la route. Il s’arrête, jette un regard fouilleur dans l’intérieur de la maison, va surtout dans le jardin, y compte les légumes, les fleurs, furète dans tous les coins, ramasse des pierres, des herbes, prend son calepin, prononce de grands mots très savants, commet quelques barbarismes contre le français, se fait moquer joliment par les Canadiennes très puristes… C’est le bon monsieur Kalm, le Suédois, qui vient des Bostonnais et fait à travers la Nouvelle-France son excursion scientifique.




  1. Histoire de la Seigneurie de Lauzon, t. IV, p. 186.
  2. Mémoires de de Gaspé, pp. 334-335.
  3. Louis Jolliet, p. 24 (Édition Beauchemin).