Chez les Verriers
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 641-667).
CHEZ LES VERRIERS


I


Septembre 1897.

La Verrerie ouvrière a beaucoup fait parler d’elle, et certaines révolutions ont même fait moins de bruit. Il y avait là, d’ailleurs, un essai nouveau, une tentative qui méritait assurément la sympathie, — car toute entreprise de délivrance et d’affranchissement la mérite, — et j’y suis allé, cet été, faire une visite.

La grève de Carmaux, comme grève, n’avait pas été très longue. Commencée, exactement, le 29 juillet 1895, elle finissait exactement le 15 octobre. La durée n’en avait donc pas été exceptionnelle, mais ses suites et son premier motif en avaient fait l’importance... Un nommé Baudot, verrier à Sainte-Clotilde, chez M. Rességuier, prenait un jour un congé sans permission, et M. Rességuier le renvoyait. Le Syndical réclamait la réintégration de son syndiqué, mais M. Rességuier refusait. « Ou la reprise de Baudot, ou la grève ! » répondait encore le Syndicat. M. Rességuier refusait de nouveau. Les verriers, alors, s’ameutaient, couvraient les murs de placards indignés : Rességuier l’affameur... Infamie patronale... Ou Baudot, ou la grève !... M. Rességuier, pour toute réponse, sommait les grévistes de se remettre au travail, leur fixait un délai, éteignait les fours ce délai passé, et ripostait ainsi, à la grève ouvrière, par la grève directoriale... Trois mois plus tard, la population verrière de Carmaux se trouvait coupée en deux. Une partie, celle qui s’était soumise, rentrait chez M. Rességuier, et l’autre, très surexcitée, se préparait à fonder une usine adverse, l’usine « sans patron », en concurrence avec l’usine « patronale ». La « Verrerie aux verriers », la future « Verrerie ouvrière » commençait ainsi à poindre, et la Verrerie Sainte-Clotilde, de son côté, reconstituait ses équipes, rallumait ses fours, et remarchait.

Dès le premier jour, la lutte entre M. Rességuier et ses ouvriers se distinguait donc nettement des querelles ordinaires entre ouvriers et patrons, et les ouvriers, comme le patron, non seulement en conviennent, mais insistent même sur le caractère de leur différend. Ils ne bataillent pas pour des questions de salaires, le patron pour payer moins, et les ouvriers pour gagner davantage ; ils ne se font pas un procès vulgaire, pour de simples intérêts courans, mais combattent pour des principes. Les ouvriers dénient à M. Rességuier son droit de patron, et M. Rességuier, conduit sur ce terrain par ses adversaires, entend y rester. Tandis qu’ils prétendent incarner en eux le droit de s’appartenir comme ouvriers, il déclare incarner en lui le droit qu’ont les patrons d’être maîtres chez eux, le vieux droit classique du « charbonnier ».

— Vous, aurait-il dit un jour dans son bureau à l’un de ses verriers, vous êtes un apôtre, je le sais... Vous êtes pour l’abolition du patronat !

Et le verrier, avec cette espèce de gêne que l’employé, longtemps encore, ressentira vis-à-vis du « maître » :

— Oui, monsieur Rességuier, oui, mais pas contre vous...

Et toute la guerre des deux verreries devait en effet pivoter là-dessus : la verrerie avec un patron, et la verrerie sans patron.

— Nous voulons, déclaraient les verriers, que l’ouvrier s’appartienne comme ouvrier, qu’il travaille pour lui, chez lui, à son propre bénéfice, qu’il soit libre, et que les renvois comme celui de Baudot ne soient plus possibles.

— Et moi, répondait M. Rességuier, j’entends m’appartenir comme patron, et pouvoir, par conséquent, me priver de Baudot...

Voilà bien le point de départ des hostilités, et les prétentions dans les deux camps, ce qu’on entendait garder dans l’un, et ce qu’on entendait prendre dans l’autre. La « Verrerie ouvrière », maintenant, a-t-elle réalisé la « verrerie sans patron », et comment l’a-t-elle réalisée ? Est-elle bien la verrerie où le verrier « s’appartient », où il est « libre », où il produit « pour lui », « chez lui », sur « son sol », dans « ses murs », à « son bénéfice », dans « sa verrerie », et où il produit utilement, avec succès, ou l’espérance du succès... ?

C’est ce qu’il était curieux de voir, et où nous allons tâcher de voir juste, en témoin désintéressé, quoiqu’en spectateur que le spectacle intéresse, et qu’il pourra même émouvoir.


II

Le tableau d’un four en travail a sa beauté, et réalise au plus haut degré l’espèce de poésie vulcanique et noire de la vie industrielle. Sous la toiture éclairée de vitrages, et tout encrassée de fumée, d’une grande bâtisse pleine de tapage et ouverte à tous les vents, se dressent des exhaussemens de brique, d’où sortent des mugissemens. Il en transpire une chaleur torride, et des équipes d’hommes et d’enfans y courent et s’y agitent à moitié nus, comme sur des scènes de théâtre. Chacun de ces exhaussemens est un four, se chauffe à dix-huit cents degrés, contient un bouillonnement de cinquante mille kilos de verre en fusion, et occupe, sur sa plate-forme, selon le nombre de ses places, de neuf à vingt-neuf ouvriers. Ce sont là les souffleurs, les grands garçons et les gamins. Ailleurs, travaillent les porteurs, fondeurs, décrasseurs et gaziers, également employés aux fours, mais dans les dessous, et qui ne rentrent pas dans la classe des verriers proprement dits. Le gamin a de quatorze à dix-huit ans, et cueille le verre. A la porte même du four, il tire, de la lave en flamme, une grosse bulle de feu liquide au bout d’une canne en fer creux, et la passe au grand garçon. Le grand garçon prend la canne, y fait tourner la bulle de feu, procède ainsi à une première préparation qu’on appelle une paraison, et passe, à son tour, canne et verre au souffleur, qui y souffle à pleins poumons. Il enfle la bulle ardente, joue avec elle, au bout du chalumeau de fer, comme avec une bulle de savon au bout d’une paille, l’arrondit, l’allonge en poire, la plonge enfin dans un moule, et donne un dernier coup de souffle. C’est fini, la bouteille est faite, et on la jette alors au petit porteur qui l’emporte, au bout de la canne, dans l’étuve où elle refroidit. Ainsi se cueille, se pare et se souffle le verre. Installés dans les sous-sols, les gaziers, pendant ce temps-là, fabriquent, dosent et dirigent les gaz dont la combinaison porte le four à la puissance de chaleur voulue. A l’étage au-dessus, en même temps, les fondeurs mélangent les matières de la pâte, et les jettent, par pelletées, dans les chambres de fusion, pleines de brasiers immenses et fluides, qui frissonnent et se métamorphosent, se soulèvent, s’abaissent et se vallonnent dans les fournaises, sous leurs voûtes incandescentes, en éblouissans paysages. Enfin, outre tous ces gaziers, fondeurs, verriers, la verrerie comprend encore tout un monde d’ouvriers et d’ouvrières auxiliaires, toute une suite de chantiers et d’ateliers : menuisiers, ajusteurs, maçons, forgerons, ouvriers d’art, qui réparent, entretiennent ou perfectionnent l’outillage ; vannières, marqueuses, jaugeuses, emballeuses, qui tressent les paniers pour les bombonnes, marquent les bouteilles, jaugent les contenances de mesure réglementaire, et emballent les envois dans les wagons.

Tous ces différens services fonctionnent à Carmaux, à la Verrerie Sainte-Clotilde, dont l’aspect, entre les deux petits pavillons enfumés qui encadrent sa grille, est plutôt d’abord celui d’un atelier de serrurerie ou d’un magasin de marchand de fer. Mais la multitude ouvrière, le bruit, la vie, l’étendue, l’activité des chantiers, vous annoncent tout de suite une grande usine. Cinq fours, actuellement, sont en feu, trois en marche complète, et la fabrique produit une moyenne de trente mille bouteilles par jour. Les forges flambent, les marteaux-pilons tonnent, les femmes travaillent dans les vanneries, aux appareils de gravage, remplissent et renversent les litres dans les machines à jauger, et les fours, avec leur tapage, leur atmosphère foudroyante, la pantomime à cent têtes, au double de bras et de mains, qui s’y démène, complètent le tumulte et la mêlée. Gamins, grands garçons, souffleurs se secouent comme dans une bataille, pendant que les fournaises s’ouvrent et se referment, que les petits porteurs emportent les bouteilles, et que les goulots, cassés au bout des cannes, font entendre, dans le bruit du feu, la grêle de leur cliquetis sec. Noirs, brûlés, ravinés de sueur, tout nus dans leurs longues chemises, les verriers se passent les cannes, se les jettent, soufflent en gonflant leurs joues, ruisselans, trépidans, soutenus par leur fièvre, et avalant, dans un jour, pour ne pas tomber calcinés, jusqu’à dix et douze litres d’eau.


III

L’espèce de hiérarchie verrière que nous voyons là à l’œuvre, le Gamin, le Grand Garçon, le Souffleur, est seule, en réalité, à constituer la véritable corporation des verriers, celle qu’on pourrait appeler la corporation artiste. C’est d’elle seule, également, ou surtout d’elle, que viennent les révoltes et les grèves. Le verrier est un nomade, et s’embauche, la plupart du temps, loin de son pays. Il ricoche indifféremment, avec ses meubles et sa famille, du Nord au Midi, de l’Est à l’Ouest, de France à l’étranger, et va de l’Allier dans le Tarn ou du Tarn dans la Somme, comme un ouvrier serrurier de la rue du Bac passe chez un patron de la rue Bonaparte ou de la rue de Seine. Les chefs de la grève, à Carmaux, venaient presque tous de Montluçon ; et beaucoup des verriers d’Albi, en ce moment même, émigrent tous les jours vers d’autres départemens, sans que ces émigrations changent rien, en réalité, à leurs habitudes professionnelles. Les verriers sont donc des errans, des « sans-pays » ; et il en résulte, entre eux tous, d’un pays à l’autre, une franc-maçonnerie très serrée, comme aussi une grande facilité de mise en quarantaine et de persécution. Ils se connaissent tous, ne se perdent jamais de vue, savent toujours où se trouver, pour se soutenir ou pour se nuire, et vous voyez fréquemment, comme conséquence de cette constitution en tribu, des familles entières de verriers. Le père est souffleur, l’aîné grand garçon, le cadet gamin, et tous, quelquefois, travaillent ensemble. Un grand garçon, en moyenne, gagne les deux tiers de ce que gagne un souffleur, un gamin la moitié, et tous travaillent huit heures, en deux reprises de quatre heures chacune, séparées par un repos d’une demi-heure, pendant lequel ils mangent, et qu’ils appellent la braise. Les équipes changent toutes les huit heures, et les fours marchent jour et nuit.

Le métier de verrier, en somme, est terriblement meurtrier, et ces bouteilles que nous voyons sur nos tables, où vieillit notre vin, d’où nous le versons dans nos verres, représentent des milliers d’existences d’hommes et d’enfans, dévorées et consumées dans de véritables enfers. Il serait dès lors trop cruel que le verrier n’eût pas au moins une compensation relative dans un salaire un peu fort ; et un certain bien-être, une sorte d’aisance ou de semblant d’aisance, font en effet partie de sa physionomie. Il peut gagner de grosses journées, et sa femme, ordinairement, n’a pas besoin de travailler, et ne travaille pas. On dit de la « verrière » qu’elle « ne fait rien ». Elle tient sa maison, soigne son mari, ses enfans, mais n’exerce elle-même aucun métier, et ne rapporte rien au ménage. J’ai entrevu, à Carmaux, des intérieurs de verriers, et quelques-uns ne respirent pas seulement la propreté, mais l’honorabilité. La petite salle est très modeste, mais rangée par une ménagère qui a des loisirs. Le tapis de la table ne vise pas au luxe, mais la table n’en a pas moins son tapis, et le buffet, dans son coin, montre de la vaisselle. L’homme a la figure boucanée, comme fumée dans l’âtre, les yeux roussis, les mains brûlées, mais la « bourgeoise » les a moins noires, et vous sentez, décidément, dans l’ordre qui règne chez elle, une tendance à la « bourgeoisie ». On racontait, pendant la grève, que la femme de l’un des meneurs voulait ouvrir un salon où l’on serait venu prendre le thé. C’était une plaisanterie, mais indiquant bien le nomade à part que peut être le verrier, et le sort, en somme supportable, que peut lui faire son métier, quand il y est habile et actif.


IV

M. Rességuier est peut-être le « patron » de France qui a été le plus menacé de mort dans ces vingt ans. La simple nomenclature des malédictions et des outrages publiés contre lui pendant un mois formerait un effrayant dictionnaire. Était-il donc un directeur inhumain, un patron « tondant » l’ouvrier ? Il rappellerait plutôt, à le voir et à l’entendre, certains républicains de 1848. Philanthrope à leur façon, ayant comme eux la coquetterie de sa philanthropie, il aurait pu être, sous une monarchie, un de ces patrons démocrates que leurs ouvriers envoient à la Chambre en reconnaissance de leurs gros salaires, et qui mettent le comble à leur popularité en siégeant parmi les ennemis de la dynastie. Les salaires de M. Rességuier n’étaient sans doute que des « salaires », mais les plus élevés de toutes les verreries de France, et M. Jaurès, son ennemi, l’a reconnu lui-même dans ses discours. Il entoure le fait de commentaires malveillans, le déprécie et le diminue, mais le reconnaît. En outre, à ce qu’on affirme, M. Rességuier donnait une indemnité de vingt francs aux ouvriers appelés comme réservistes au régiment, envoyait gratuitement le médecin aux malades, et n’aurait rien changé, encore aujourd’hui, à ces traditions. Il était même allé jusqu’à encourager de sa considération et de sa bourse le syndicat des verriers, lui avait donné mille francs, lui demandait des conseils, le consultait sur la valeur professionnelle de ses membres, et le traitait presque en associé. Il allait peut-être ainsi un peu trop loin, et peut-être dans une intention politique, mais le verrier de Carmaux, en fait, et d’après tout cela, était plutôt heureux pour un verrier. Certaines familles arrivaient à gagner quatre et cinq cents francs par mois. Des verriers s’enrichissaient, faisaient de grosses économies. L’un d’eux, m’a-t-on raconté, possède une maison de cinquante mille francs, y tient un café, et fait là, comme cafetier, d’excellentes affaires. A qui remontait un peu toute cette prospérité ? A M. Rességuier. Il y contribuait, et y avait contribué. Comment donc M. Rességuier, démocrate, philanthrope, et subventionneur de syndicats, avait-il rompu tout à coup, à propos de l’incident Baudot, avec ces mêmes syndicats ? On a déjà vu pourquoi, et comment la lutte s’était engagée. M. Rességuier, malgré tout, voulait demeurer le maître, et les verriers, malgré tout aussi, entendaient s’émanciper. Peut-être maître et verriers, d’ailleurs, avaient-ils fraternisé de trop près pour que leur fraternité durât. Il faut, quelquefois, n’être pas trop frères. Dans tous les cas, et quoi qu’il en ait été, il est bon de lire ici avec attention certains documens curieux. Si heureux qu’ils fussent comme verriers, les verriers de Carmaux n’en avaient pas moins fondé un Syndicat, le Syndicat s’était affilié à la Fédération, et Fédération et Syndicat ne s’en tenaient pas, dans leurs plans, au vague eldorado populaire, rêvé par les philanthropes de 1848.


V

Lisons donc un certain Règlement établi pour les apprentis verriers, le 17 mars 1892, par l’ancienne Chambre syndicale des verriers de Carmaux.

Le voici dans son entier, avec toutes ses originalités d’expression, mais aussi, il faut bien le dire, avec toute l’extraordinaire tyrannie de ses prescriptions, si extraordinaire même qu’elle en est d’abord énigmatique.


Article premier. — Nul ne pourra travailler de Gamin avant l’âge de quatorze ans. Il pourra, six mois avant cet âge, cueillir du verre, mais pour s’exercer seulement. IL DEVRA PAYER AU SYNDICAT, EN PRENANT PLACE DE GAMIN, LA SOMME DE DIX FRANCS.

Art. 2. — Au bout d’une année de travail de Gamin, il aura le droit de faire une paraison à chaque braise. IL PAIERA POUR AVOIR CE DROIT CINQ FRANCS.

Art. 3. — Après avoir fait des paraisons pendant six mois, aux braises, il aura le droit d’en faire en travaillant. IL PAIERA POUR AVOIR CE DROIT CINQ FRANCS.

Art. 4. — En prenant place de Grand Garçon, IL PAIERA DIX FRANCS.

Art. 5. — Au bout d’une année de travail de Grand Garçon, il aura le droit de faire une bouteille à chaque braise. IL PAIERA POUR AVOIR CE DROIT CINQ FRANCS.

Art. 6. — Après avoir fait des bouteilles pendant six mois, aux braises, il aura le droit d’en faire en travaillant. IL PAIERA POUR AVOIR CE DROIT DIX FRANCS.

Art. 7. — En prenant place de Souffleur, IL PAIERA VINGT FRANCS.

Art. 8. — Les arrangeurs de bouteilles paieront pour apprendre dix francs. Pour prendre place, ILS PAIERONT VINGT FRANCS.

Art. 9. — L’argent perçu sera versé à LA CAISSE DU SYNDICAT.

Art. 10. — Tous les membres du Syndicat ayant connaissance du règlement sur les apprentis, celui qui le violerait serait, pour la première fois, RETARDÉ DE SIX MOIS DANS SON APPRENTISSAGE. A la deuxième fois, IL SERAIT RETARDÉ D’UN AN. A la troisième fois, IL PERDRAIT TOTALEMENT SES DROITS.

Art. Id. — Dans l’intérêt de la corporation, tous les membres du Syndicat s’engagent A NE PAS FAIRE DES APPRENTIS NON SYNDIQUES. Ils s’engagent, en outre, à faire respecter le présent règlement dans toute sa teneur.

Le règlement sera mis en vigueur à partir de ce jour.

Vu et approuvé par l’Assemblée générale le 17 janvier 1892.


On a vu le sens des expressions « cueillir du verre » et. « faire une paraison » ; on sait aussi ce qu’est une « braise », et nous pouvons apprécier les prescriptions syndicales. L’interdiction d’être gamin avant quatorze ans peut se prendre pour une mesure d’hygiène et d’humanité. Mais pourquoi, ensuite, ligotter ainsi l’apprenti ? Un enfant veut être verrier. Avant même d’avoir touché une canne, avant d’avoir gagné un sou, quand on n’a peut-être pas de pain chez lui, il doit passer d’abord à la caisse du Syndicat, et payer dix francs. Puis, pendant dix-huit mois, même s’il a commencé après quatorze ans, il doit s’arrêter dans son apprentissage. On lui défend, à lui apprenti verrier, d’apprendre son métier de verrier. Et de même pour le « grand garçon » ! Le syndicat l’empêche, pendant un an d’abord, ensuite pendant six mois, d’avancer dans son état. Et si le gamin, par hasard, a le malheur de s’essayer à une « paraison » avant un an, c’est-à-dire de faire tourner le feu au bout de la canne ? Six mois de retard ! Et s’il fait encore, un autre jour, tourner la canne une fois de trop ? Un an ! Qu’il s’oublie une troisième fois, et il ne pourra plus être verrier nulle part, puisque tous les verriers sont syndiqués, tenus de ne faire que des apprentis syndiqués, et de ne tolérer que des syndiqués. Trois tours de canne ou trois bouteilles de trop, et il faut changer de profession ou mourir de faim ! Il semble que ce soit excessif. Et pourquoi, d’autre part, frapper l’apprenti d’impositions aussi répétées et aussi fortes ? Payer cinq francs... payer dix francs... payer vingt francs... Ce mot de « payer » revient dans le règlement comme celui de « mort » dans le code pénal militaire.

Le Syndicat, en réalité, dans cette espèce de carbonarisme professionnel, semble viser, non plus le « patron », mais le « verrier » lui-même, et il y a vraiment là quelque chose de singulier. Pourquoi tant de lisières, d’obstacles à l’apprentissage ? Pourquoi le verrier est-il si dur au verrier ?... Feuilletons, en attendant que ce mystère s’explique, l’acte de la Fédération, et voyons comment elle fonctionne. « Il est formé, y est-il déclaré, entre toutes les chambres syndicales adhérentes aux présens statuts, une Fédération qui prend le nom de : Fédération nationale des chambres syndicales des ouvriers verriers et tailleurs sur verres et cristaux de France... La durée de cette Fédération est illimitée et nul ne pourra en demander la dissolution ; elle aura le droit de recruter des membres sur toute l’étendue du territoire français... » Et quel est le but précis de toute cette organisation ? « Le devoir des chambres syndicales fédérées sera de faire aboutir à la victoire, PAR TOUS LES MOYENS A LEUR DISPOSITION, LEURS COLLÈGUES EN LUTTE CONTRE LE PATRONAT : pécuniairement, principalement, et moralement, pour tous les mouvemens agressifs ou imprévus de la part des patrons. » La Fédération des chambres syndicales, et les chambres syndicales elles-mêmes, ne sont donc pas, et ne veulent pas rester de simples sociétés professionnelles, mais des associations politiques, des associations de combat, visant à la « victoire sur le patronat », à son abolition » par tous les moyens » ; et le moyen le plus employé est la grève. « Lorsqu’une chambre syndicale sera en grève, dit encore l’acte, elle devra, dès le premier jour qui suivra, au plus tard, en avertir la Fédération, ainsi que toutes les chambres syndicales fédérées... En cas de grève, la caisse de résistance n’enverra ou ne donnera de secours que le quinzième jour de la grève. Toutefois, dans les cas de force majeure, que la Fédération appréciera, des secours provisoires seront immédiatement mis à la disposition des chambres syndicales pour venir en aide aux grévistes... En cas d’épuisement de la caisse de résistance, les chambres syndicales fédérées devront faire appel à leurs sociétaires, afin de subvenir et parer aux besoins de leurs frères en grève, soit en doublant ou triplant les cotisations mensuelles et décrétées par le Congrès. Toute chambre syndicale fédérée manquant à son devoir sera considérée comme traître à la cause, et radiée d’office de la Fédération... Les démissions et les exclusions des chambres syndicales ne peuvent mettre fin à la Fédération, laquelle continue de plein droit entre les chambres syndicales restantes. »

N’est-ce pas tout à fait le langage, l’organisation et la violence de la guerre ? On ne la fait pas sans argent ! et les impositions, dès lors, vont encore sévir, ne pourront même pas ne pas sévir. On est en guerre, et la guerre le veut. Aussi, cotisations syndicales, cotisations fédérales, le verrier est mangé, rongé, dévoré de cotisations, comme certains peuples malheureux sont dévorés d’impôts. On paraît d’abord lui demander peu, cinquante centimes par mois comme syndiqué, et cinquante centimes comme fédéré. Mais les cotisations peuvent toujours être « augmentées ou diminuées », et le bilan des augmentations finit par devenir effrayant, car il s’agit de soutenir toutes les grèves, de toutes les corporations, dans tous les départemens. On vise à la grève universelle, et le verrier, par conséquent, est forcément mis à contribution de tous les côtés, au nom des chapeliers, des mineurs, des mégissiers, des métallurgistes, des porcelainiers. En 1891, grève à Cognac, pendant dix mois, et taxe fédérale extraordinaire de 10 pour 100 sur tous les salaires, pendant dix mois ; en 1892, grève à Carmaux, pendant quatre-vingt-deux jours, et nouvelle taxe fédérale de 5 pour 100 sur tous les salaires, pendant quatre-vingt-deux jours ; en 1892 et 1893, grève à Saint-Juéry, pendant trois mois, et troisième taxe extraordinaire de 5 pour 100, pendant trois mois ; en 1893, grève à Graulhet, pendant deux mois, et quatrième taxe extraordinaire de 3 pour 100, pendant deux mois. Et, à Rive-de-Gier, même année, autre grève pendant deux mois, et cinquième taxe extraordinaire de 5 pour 100, pendant deux mois. Et, de 1893 à 1894, toujours à Rive-de-Gier, nouvelle grève de seize mois, et sixième taxe fédérale extraordinaire de 8 pour 100, pendant seize mois...

— Mais enfin, demandais-je à un verrier, que veulent donc, en réalité, les syndicats ? On comprend qu’ils s’entendent pour la défense des ouvriers, et se liguent pour faire la guerre aux patrons... Mais comment peut-on en venir à écraser ainsi les gens dans leur intérêt ; et que signifient aussi ces prescriptions du Règlement des apprentis verriers, dont le but a l’air d’être l’anéantissement même de la profession ?

— Eh bien ! me répondait alors le verrier, c’est justement cela !... On veut se trouver le moins de verriers possible, afin de tenir ainsi plus facilement les patrons.

— Mais c’est la ruine générale, la fin de l’industrie verrière, celle du métier de verrier, et du verrier même par conséquent !

Et le verrier me répondait encore :

— Parfaitement !... Mais c’est ce qu’on cherche... La fin, la ruine, la fermeture de tout... la grande grève... Ce serait évidemment la ruine et la mort de l’ouvrier, mais ce serait aussi celles des maîtres...


VI

L’élément « patronal » tel que le représentait M. Rességuier, et l’élément « syndical » tel que le représentait la Fédération ne pouvaient pas, on se l’explique maintenant sans difficulté, se convenir longtemps l’un à l’autre. Un directeur d’usine peut-il en rester directeur, avec un personnel déterminé à détruire son autorité ? Non, pensait M. Rességuier. Un patron, d’autre part, ses salaires fussent-ils le triple des salaires ordinaires, ne doit-il pas disparaître, uniquement parce qu’il est un patron ? Oui, pensait la Fédération. Faut-il prendre, d’ailleurs, au pied de la lettre, l’explication du verrier sur le Règlement des apprentis ? Il faut surtout en retenir l’esprit, mais l’esprit en est certain, et ressort des documens mêmes. Pour la faute la plus légère, la plus machinale, la plus involontaire, expulsion du métier pour l’apprenti. Mais, en même temps, stipulent expressément les statuts syndicaux, le retard des cotisations « n’est pas une cause d’expulsion ou de radiation » pour le syndiqué et le fédéré. Tant que vous n’êtes pas verrier, tout vous empêche de le devenir, mais tout est mis en œuvre, si vous l’êtes, pour vous retenir dans la lutte. Et la lutte, la guerre, la révolte, sont bien la pensée fixe des syndicats. Ils vivent pour elles, et en viennent à les attendre avec une sorte de désespoir, comme lorsqu’on brûle tout pour ne pas se rendre. Ils se considèrent, vis-à-vis du « patron », comme Rostopchine vis-à-vis de Napoléon, et ne songent qu’à détruire, la destruction dût-elle être totale, engloutir le pauvre comme le riche, le maître comme l’employé. Ils sont engagés si à fond dans l’action, qu’ils en poussent l’idée jusqu’à celle d’une sorte d’anéantissement général, d’incendie de Moscou social et économique. Organiser la guerre, faire des révoltés, tout est là ! Et l’on écrase l’ouvrier lui-même pour les besoins du combat, car son exaspération, presque infailliblement, se tournera encore en révolte. C’est le nihilisme industriel, le suicide préféré à la soumission, et tout accord, toute collaboration quelconque, entre un patron, quel qu’il soit, et des ouvriers imbus de ces idées, sont évidemment impossibles. On peut fort bien comprendre qu’une classe mécontente cherche sa délivrance où elle la sent, mais on voit aussi le genre d’ « associé » qu’avait trouvé M. Rességuier, et comment une guerre mémorable devait éclater entre eux. La révolte pour la révolte, et faire des révoltés pour en faire, retenons bien encore une fois cet esprit-là. Il nous donne la clé de bien des choses, et de bien des choses, notamment, que nous verrons à Albi.


VII

La Verrerie ouvrière est donc à l’entrée d’Albi, moitié dans le faubourg, moitié dans la campagne, et sur la rive basse du Tarn, que dominent, de la rive haute, la ville en promontoire et la cathédrale. Entourée d’un terrain vaste, avec ses bâtimens de brique neuve, l’usine, entre le ciel et la plaine, a quelque chose d’aussi largement aéré et libre que la Verrerie Sainte-Clotilde, vue de la rue de Carmaux, apparaît resserrée et noire. Un espace de plusieurs hectares s’étend devant vous. A droite, une grande mare, et comme un morceau d’étang ; à gauche, une longue bâtisse en forme de galerie, couverte d’une série symétrique de toits vitrés ; au fond, à l’extrémité du terrain, le bâtiment des fours, avec une partie de sa toiture encore à l’état de carcasse, et, devant vous, au centre, la haute cheminée de brique, au milieu d’innombrables pyramides de bouteilles rangées partout en plein vent, à perte de vue, comme des régimens massés en colonnes et en carrés sur un champ de concentration. Telle est, à l’arrivée, la physionomie de la Verrerie ouvrière, réduite à ses lignes élémentaires. L’administration comprend un ouvrier-directeur, un comptable et six administrateurs-ouvriers. Le directeur est logé, et touche six francs par jour ; le comptable est traité de la même manière ; mais les administrateurs, en tant qu’administrateurs, ne reçoivent pas d’appointemens. Une fois leurs fonctions administratives remplies, ils vont reprendre leur place au four, et soufflent, comme les camarades, les bouteilles au bout des cannes. Il y a là, dans ce directeur et ces administrateurs, quelque chose de curieusement simple et primitif, et qui n’est pas sans vous saisir, comme vous saisit aussi la claire silhouette de l’usine, entre la gaîté de la campagne et le petit mont pittoresque du vieil Albi couronné par sa basilique.

Quelle maison commerciale et industrielle allons-nous trouver, maintenant, dans cette maison ouvrière, et quel refuge contre les duretés du patronat les verriers y trouvent-ils eux-mêmes ? Les statuts par lesquels elle est constituée sont déposés chez Me Frézouls, à Albi. « Il est formé, disent-ils, une société anonyme entre les souscripteurs des actions créées par les présentes, conformément à la loi du 24 juillet 1867, modifiée en 1893. » On pense, au premier abord, que les possesseurs de ces actions sont les ouvriers mêmes de la Verrerie ; et l’on croit assez communément, dans le public, à une verrerie coopérative, mais il n’en est rien, et les statuts stipulent expressément, au contraire, que les actionnaires ne sont pas les verriers. Qui sont-ils donc ? Ici, les statuts recourent, en la modifiant, à la forme habituelle des sociétés anonymes, et créent un genre d’actions combinées pour être nominatives, tout en ne pouvant être qu’à des groupes. « Les actions, est-il bien précisé, sont nominatives. Leur propriété s’établit par une inscription sur les registres de la Société ; la transmission s’en opère par une déclaration de transfert et une acceptation, signées l’une et l’autre par le cédant et le cessionnaire. » Et plus loin : « Toute cession d’actions devra être signifiée à la Société avec le nom du cessionnaire et le prix de cession. L’assemblée générale se prononcera sur le transfert de ces actions au prix désigné, soit par la société, à la condition que l’acquisition ait lieu avec les réserves sociales, soit pour le compte d’organisations ouvrières, c’est-à-dire d’une société coopérative, si le cédant est une société coopérative, et d’un syndicat ouvrier, si le cédant est un syndicat ouvrier. » Enfin, plus loin encore : « Tout délégué d’une société ou d’un syndicat, qui sera élu administrateur, devra faire transférer à son nom l’action nécessaire, la société ou le syndicat déléguant se réservant un second privilège sur le titre cédé ad hoc. » En somme, il résulte de ces clauses qu’on ne peut être actionnaire qu’agréé par la société ; que le titulaire d’une ou de plusieurs actions n’est jamais que le prête-nom d’une société coopérative ou d’un syndicat ouvrier ; et que les seuls actionnaires, c’est-à-dire les seuls propriétaires, sont, non pas les verriers, mais des sociétés et des syndicats qui n’ont même pas besoin d’être des sociétés et des syndicats de verriers. Les ouvriers de la verrerie, conséquemment, n’ont aucune espèce de droit de propriété sur leur usine. Elle est aux boulangers, aux cordonniers, aux chapeliers, aux mégissiers, aux mineurs, aux tanneurs, aux polisseurs, mais n’est pas nécessairement à eux, verriers. N’ont-ils donc aucun droit d’aucune sorte ? Ils en ont un, mais illusoire. « La Société, disent les statuts, est administrée par un conseil composé de neuf membres. Six au moins devront être désignés par les ouvriers travaillant à la verrerie ouvrière. » La clause est certainement en faveur des verriers, mais annulée, en fait, par celle-ci : « Le conseil nomme tout directeur, gérant, économe, caissier et autres employés... En un mot, il nomme et révoque tous les employés quelconques et tous les membres du personnel sans exception. » En d’autres termes, le conseil prend ou renvoie, garde ou élimine, comme il l’entend, le personnel même dont il est censé dépendre. Il nomme lui-même ses propres électeurs. Les révoqués, il est vrai, peuvent « en appeler à l’Assemblée générale », mais leur appel « n’est pas suspensif » et l’Assemblée générale, d’autre part, étant celle des actionnaires, n’est pas celle des ouvriers. Enfin, 40 pour 100 des dividendes distribuables se trouvent affectés au personnel, mais avec cette restriction : « Ils devront être employés en pensions de retraites ou secours extraordinaires pour invalidité, chômages, etc. » Or, le conseil engage ou renvoie les ouvriers comme il l’entend, et les caisses de retraites ou de secours ne valent plus, dès lors, comme partout, que pour le personnel conservé par la direction. Le verrier, en résumé, est très mal traité dans ces statuts, et n’y trouve même pas la participation ordinairement attribuée, dans les sociétés analogues, aux participans dans son genre. Non seulement la loi n’est pas employée à son bénéfice, mais on en joue même à son détriment.


VIII

Etait-ce bien là, cependant, la société convenue, l’association promise, et les verriers, dès le principe, avaient-ils aussi complètement sacrifié leur cause personnelle à celle d’une cause ouvrière générale ?... C’est au commencement de novembre 1895 qu’apparaît pour la première fois, chez les verriers, l’idée de fonder une verrerie sans patron. Le ministère Bourgeois les y encourageait ; ils croyaient pouvoir compter sur lui ; et nous lisons dans le Temps, à la date du 2 novembre : « Il faudra bien, nous dit un gréviste, qu’on nous procure les moyens d’installer une verrerie à nous. Nous avons de l’argent, nous pouvons continuer la lutte. » Et le reporter ajoute : « Dans quelques cafés, je trouve des grévistes qui s’expriment dans les mêmes termes. » Et la Justice, journal radical, annonce, en effet, huit jours plus tard : « Les ouvriers verriers et similaires sont décidés de fonder la Verrerie aux verriers, qui donnera du travail à tous ceux que M. Rességuier ne reprendra pas. » Et la Petite République, également radicale : « Ils décident, selon le conseil qui leur est donné par de nombreuses organisations, de fonder immédiatement une Verrerie aux verriers. » Et la Dépêche, pour ne citer toujours que les journaux radicaux, c’est-à-dire les journaux favorables aux grévistes : « Les organisations ouvrières, chambres syndicales, sociétés coopératives de consommation et de production et, en général, tous les groupes organisés, sont invités à se faire représenter par des délégués à la réunion qui aura lieu dimanche prochain 17 novembre, à deux heures de l’après-midi, rue de Flandre, 4, Paris, au café Béranger. Ordre du jour : Voies et moyens pour la création d’une USINE COOPERATIVE OUVRIÈRE, la Verrerie aux verriers de Carmaux. » Et M. Jaurès, le lendemain, dans la même Dépêche : Il faut que les militans trouvent un abri et du travail dans une Verrerie aux verriers. » Partout, dans toute la presse, il n’est plus ainsi question, pendant huit jours, que d’une Verrerie aux verriers, qui sera la leur, qui leur appartiendra, où ils seront leur propre patron, leur propre propriétaire. Les souscriptions abondent, mais pour la Verrerie aux verriers. Une dame charitable, Mme Dembourg, donne cent mille francs, mais pour la Verrerie aux verriers. « L’idéal, déclare la Justice, déjà citée, c’est que l’usine tout entière appartienne aux coopérateurs ! » Et les verriers, tous les matins, revoient ainsi dans les journaux la même rubrique bien précise : La Verrerie aux verriers… C’était donc brusquement, à la dernière heure, que la « Verrerie aux verriers » s’était transformée en « Verrerie ouvrière ». La métamorphose avait été opérée presque sans bruit, par un certain « comité provisoire » dont les manifestations se trouvaient signées par un certain « Beausoleil », et ce n’était pas sans stupeur que les malheureux verriers, en arrivant sur leur terrain, pour construire leur verrerie, avaient lu ce règlement affiché dans les chantiers :


RÈGLEMENT INTERIEUR

Le Conseil d’administration de la Verrerie ouvrière rappelle à tout le Personnel employé à la construction de l’usine que, pour assurer la réussite de l’Œuvre que le Prolétariat édifie pour les victimes de Rességuier, il est urgent que toutes les bonnes volontés se manifestent dans l’exécution du travail... Il n’hésitera pas un seul instant ù intervenir avec toute l’énergie nécessaire pour réprimer tous les abus qui porteraient atteinte et entraveraient le bon fonctionnement de l’Œuvre.

Article premier. — Tous les ouvriers sont tenus de prendre leur travail et de ne le quitter qu’aux heures indiquées ; ceux qui ne s’y conformeront pas se verront réduire leur journée d’une heure au moins.

Art. 2. — Tous les ouvriers doivent tenir compte des observations qui leur seront faites par les syndics et les membres du Conseil d’administration, et exécuter les ordres qui leur seront donnés par MM. les Conducteurs des travaux. Tout refus ou toute insulte de leur part les rendront passibles, pour la première fois, d’une mise à pied variant de un jour à huit jours, et, en cas de récidive, du renvoi.

……………………………

Art. 4. — Tous ceux qui provoqueraient des querelles ou rixes sur le chantier seraient mis à pied de un à huit jours ; en cas de récidive, renvoyés.

……………………………

Art. 6. — Tout ouvrier qui, par indiscipline, mauvaise volonté, ou par toute autre manœuvre, cherchera à entraver le bon fonctionnement de l’usine sera, une première fois, mis à pied de un à huit jours ; en cas de récidive, renvoyé.

Par le Conseil d’administration de la Verrerie ouvrière.


L’Administrateur délégué.

Lu et approuvé à l’Assemblée générale du 25 mai 1896.

Adopté à l’unanimité moins trois voix.


Là encore, et d’après le ton seul du règlement, on est bien en guerre, et on sacrifie tout à la guerre. C’est toujours la lutte, le combat, avec la « victoire » pour but. Rien de plus logique ! Ici, seulement, la « victoire » implique la réussite d’une industrie, et l’on en revient dès lors forcément à la réglementation patronale, et en l’aggravant même d’une rudesse menaçante, d’un caractère de loi martiale. Obligation d’obéir, d’être là à l’heure, de s’en aller à l’heure, d’exécuter les ordres, ou le renvoi ! Indiscipline, mauvaise volonté, mauvais esprit ? Le renvoi ! Sauf M. Rességuier lui-même, on se retrouve là sous le régime de M. Rességuier. Le patron n’existe plus en personne, mais toutes les servitudes de l’omnipotence patronale existent toujours, et l’un des administrateurs me l’avouait naïvement, sans chercher même à le cacher ou à l’atténuer.

— Quel avantage, lui demandais-je, représente aux verriers la verrerie ouvrière ?

— Quel avantage matériel ?

— Oui.

— Aucun.

— Aucun ?... Comment, aucun ?

— Aucun !

— Mais à qui est donc la verrerie ?

— Au prolétariat français.

— Alors, sauf qu’ils ont affaire au prolétariat français, au lieu d’avoir affaire à M. Rességuier, vos verriers sont exactement dans la même situation ?

— Exactement dans la même, sauf sur un point.

— Lequel ?

— Ils n’avaient, à Carmaux, qu’une caisse de secours et ils ont ici une caisse de retraites.

— Sur les dividendes ?

— Oui.

— Vous en faites ?

— Pas encore.

— Et, sauf cela, rien n’est changé ?

— Rien.

— Ils avaient donc simplement, autrefois, un patron qui avait une figure, et ils ont simplement maintenant un patron qui n’en a plus ?

— Parfaitement.


IX

Ainsi, et pratiquement, voilà le premier résultat bien visible de la guerre des deux verreries : le verrier espérait la Verrerie aux verriers, mais ne trouve que la Verrerie ouvrière. Au nom même de la cause pour laquelle il combat, on lui ôte les bénéfices de la bataille, et la poursuite même de la victoire, inévitable but de toute guerre, le conduit, en fait, lui verrier, à une mystification. Mais la victoire, au moins, est-elle assurée par son sacrifice ? Hélas ! non, et la Verrerie ouvrière, prise comme œuvre industrielle, comme verrerie normale, a quelque chose de presque déconcertant. Elle couvre un terrain de plusieurs hectares, y bâtit des fours, des ateliers, des bureaux, installe des machines, embauche trois cents ouvriers, et veut faire fonctionner tout cela avec un capital de cinq cent mille francs. Elle exploite une grande usine avec le capital d’une boutique ! Je demande à un administrateur s’ils n’ont pas un ingénieur attaché à l’établissement, et l’administrateur me répond que non, tout en reconnaissant la nécessité d’en avoir un. Et pourquoi ne l’ont-ils pas ? C’est que l’ingénieur « augmenterait de six mille francs les frais généraux » ! Pas d’ingénieur ? Bien des fautes, dès lors, deviennent inévitables, et les fours, effectivement, sont construits sur un mauvais sol, où l’eau les envahit à certaines époques. Telle est la conduite technique de l’entreprise, et l’entente commerciale n’en est pas moins étrange. M. Rességuier, en fondant Carmaux, avait étudié le marché, observé les besoins de la clientèle. La région manquait de bouteilles, se fournissait à des verreries éloignées, et payait de gros prix, en raison des transports. M. Rességuier allume alors un premier four, puis un second, puis un troisième, puis d’autres, au fur et à mesure des demandes. Mais la Verrerie ouvrière n’a pas cette prudence. Elle achète son terrain, élève ses bâtimens, met ses fours en marche, et allume une usine de plus, à l’instant même où la situation commerciale se trouve retournée ; où non seulement les bouteilles ne manquent plus dans la contrée, mais où il y en a trop ; où Carmaux ne vend plus la moitié de ce qu’il vendait primitivement ! C’est dans ces conditions, en pleine surabondance, lorsque de vieilles verreries songent à se restreindre, que le prolétariat ouvre la sienne. Là aussi, l’homme de l’art manque, l’homme compétent et éclairé ; la prévoyance fait défaut, et le nombre même des verriers embauchés est encore une faute de plus. Il est le double de ce qu’il faudrait, et chacun, en conséquence, ne peut plus gagner que la moitié de sa vie, en jalousant le camarade qui l’empêche de gagner l’autre. Le verrier d’Albi ne travaille que la demi-journée, et cette demi-journée ne lui est même pas payée tout entière. On la lui grève d’une retenue de « vingt pour cent »[1] pour payer les dettes de la maison. La maison n’est pas à lui, mais il doit quand même en payer les dettes ! Il ne coopère pas pour le gain, mais coopère pour la perte. Et lui remet-on au moins régulièrement son dû ? On le lui paye avec six semaines de retard… La guerre, toujours la guerre, avec ses dures nécessités, ses misères et sa famine !


X

Le malheur de la Verrerie ouvrière, et son malheur évident, est précisément d’être ainsi une verrerie de combat, c’est-à-dire une maison de commerce où l’esprit commercial ne domine pas. Dans quel état d’esprit les grévistes de Carmaux, poussés par les syndicats ouvriers, fondent-ils la Verrerie ouvrière ? Est-ce, en réalité, pour fonder une verrerie qui en soit bien une, avec chance de bien fonctionner, de bien produire, et de bien vendre ? Pas du tout, et ces considérations, chez eux, sont toutes secondaires. Ils veulent, avant tout, détruire le « patronat », et ne pensent qu’ensuite, subsidiairement, à ouvrir une usine, en y cherchant un moyen de guerre comme un autre. Ils ne mettent pas à exécution un projet pacifique et bien mûri, mais songent surtout à faire acte d’hostilité, à se manifester comme ennemis. Ils agissent en meneurs, non en industriels, et cela où des industriels étaient surtout nécessaires, là où il fallait se trouver beaucoup plus préparé à fabriquer les bouteilles qu’à les casser. De là, le manque de capitaux : on n’a pas le temps de les attendre, et il faut marcher coûte que coûte. De là, l’absence d’ingénieur : on n’a pas de quoi en avoir un, on s’en passera. De là, l’ouverture même d’une verrerie quand les autres verreries sont déjà trop en nombre : on ne fait pas œuvre de commerce, mais de lutte. De là, aussi, l’embauchement de trois cents ouvriers, lorsqu’une centaine suffisait. Encore une inconséquence, mais exigée par la « cause ». L’important n’était pas qu’on mangeât bien, mais que tout le monde mangeât, si peu que chacun eût à manger. C’est exactement le régime des sièges. À la guerre comme à la guerre ! De là, enfin, ces statuts draconiens et tyranniques qui frustrent les verriers de tout ce qu’ils comptaient avoir, de leurs droits comme de leurs espérances, et ne leur donnent rien, là où on leur avait tout promis ! Il ne s’agit plus de liberté, de dignité, d’émancipation, d’autonomie, mais de guerre et de salut public.

On retrouve quotidiennement, dans les journaux socialistes, un avis qui indique bien encore cet esprit de lutte et de bataille, là où n’eussent pas été inutiles un peu de sens commercial et de réflexion pacifique. « Nos amis, relit-on sans cesse dans ces journaux, sont priés d’exiger, chez les débitans, des bouteilles à la marque de la ferrerie ouvrière. » Ainsi, chaque ouvrier, quand il va chez le marchand de vins, doit vérifier, avant de boire, si la bouteille porte la marque albigeoise. Si on l’y voit, on peut boire. Si on ne l’y voit pas, on doit aller boire ailleurs. On ne doit même pas boire du tout, si on ne la rencontre nulle part ! On ne prend plus, de cette façon, une absinthe ou un « demi-setier » sans les prendre pour la « cause ». Autant de buveurs, autant de missionnaires ! Est-ce bien ingénieux ? Il faudrait, pour cela, supposer chez les travailleurs plus de prosélytisme que de soif. Or, la soif, chez beaucoup, n’est-elle pas supérieure, ou tout au moins égale au prosélytisme ? Mais admettons même les ouvriers altérés seulement de propagande, et les débitans n’en resteront pas moins une assez petite clientèle. Un marchand de vins, dans une grande ville, verse d’innombrables verres, mais toujours de la même bouteille, qu’il vide et remplit continuellement. La bouteille, d’autre part, est également d’un usage nul dans les ménages pauvres. Qu’on y tire au tonneau la boisson de la journée, ou qu’on l’achète chez le débitant, on a toujours aussi les mêmes litres, et le seul et sérieux consommateur de bouteilles, c’est le riche, le « bourgeois », l’aristocrate qui a « une cave », et surtout le marchand de grands vins, le grand liquoriste, le grand restaurateur. Quelle propagande la Verrerie ouvrière peut-elle bien compter exercer sur ceux-là, par les consommateurs que ses journaux appellent « nos amis » ? Mais l’esprit de combat, comme toujours, égare encore ici les verriers d’Albi, et leur fait chercher une clientèle de combat, dans un commerce où ne se trouvent que des cliens qui ne demandent pas à combattre. On n’achète pas cinq millions de bouteilles par an par dévouement politique !

Deux fours, cependant, sont en marche dans la Verrerie. Les gamins cueillent le verre, les grands garçons le parent, et les souffleurs le gonflent d’un vigoureux souffle. J’ai même vu un administrateur, un petit homme à grand nez, vif et gesticulant, souffler au milieu des autres, et souffler en maître-souffleur. Tout nu dans sa longue chemise, inondé de sueur, une petite calotte sur l’oreille, il faisait un furieux travail. Toutes les trente ou quarante secondes, une bouteille lui sortait de la bouche, et les autres, autour de lui, paraient et soufflaient aussi, comme dans l’entraînement d’un orchestre. Mais la vie et le mouvement se localisaient là, et tout le reste, dans la verrerie, avait quelque chose de mort. On ne « jaugeait » pas, on ne « marquait » pas, on n’ « emballait »pas, on ne « chargeait » pas. Tout ce monde de forgerons, de menuisiers, de vannières, qui, à Carmaux, forge, menuise et vanne, ne forgeait, ne menuisait, ni ne vannait nulle part ; les interminables pyramides de bouteilles, au milieu de ce silence et de ce chômage, s’étendaient dans le désert de l’interminable terrain, et le tapage des fours, dans cette ambiance d’atonie, semblait un cœur battant trop vite dans un corps paralysé. On sentait le manque d’ensemble, de circulation normale, de vie régulière et vraie, et, sur certaines figures, une inexprimable tristesse, une misère profonde et noire.


XI

Cette misère, comme tout le reste, était fatale, et beaucoup de verriers, en réalité, en sont maintenant à mendier. Les femmes, les filles, les sœurs, les mères, viennent attendre, avec les pauvres, les distributions de soupe, chez les Sœurs et à la caserne. La verrière n’était pas habituée à travailler. Elle restait chez elle et soignait son ménage ; elle avait même, on l’a vu, « une tendance à la bourgeoisie ». Mais la verrière d’Albi n’est plus celle-là, et sait mal suppléer aux salaires tronqués que le prolétariat paye à ses salariés, quand il les leur paye. Alors, faute de gagner son pain, elle le demande, ou essaye de petits métiers, achète du papier à lettres, du fil, des aiguilles, et va les revendre en ville. Quelques autres mettent en loterie ce qu’elles croient avoir de précieux. L’une d’elles avait « une dentelle » ; elle avait « loté » sa dentelle.

Je suis allé, un matin, au bureau de bienfaisance, à la distribution des soupes. Desservi par les Sœurs de la Miséricorde, il donne sur deux petites rues, avec entrée publique sur l’une, et entrée réservée sur l’autre. J’étais là un peu avant l’heure, dans la petite cour de l’entrée réservée, et voici à quoi j’assistais : de minute en minute, on sonnait, la porte s’ouvrait, et une fillette entrait. Toutes ces fillettes étaient assez proprement mises, avec un panier au bras, mais sérieuses, l’air inquiet, un peu pâles, et guettaient si on les remarquait. Elles traversaient vite la cour, disparaissaient dans la cuisine, puis reparaissaient, se dépêchaient encore, et sortaient.

— Ce sont des filles de verriers ? avais-je demandé à la sœur qui les accompagnait dans la cuisine, et leur y faisait remplir leur panier.

— Oui, m’avait-elle dit, en souriant, ce sont les aristocrates.

D’autres, en effet, celles qui n’étaient pas les aristocrates, attendaient à l’entrée publique, et là, toute une assistance loqueteuse grouillait dans un piétinement silencieux, sous le plafond d’une petite salle qui communiquait à la cuisine par un guichet. Une face hâve, de temps à autre, se présentait au guichet, une main tendait un pot, la sœur remplissait le pot, la mainte reprenait, et on me disait tout bas : « Une verrière ! » Puis, au bout d’un moment, après un nouveau défilé, une autre figure inquiète et grise apparaissait sous un fichu, une main tendait encore un pot, et on me disait encore : « Une verrière ! »

A un moment, je m’approche d’une vieille en marmotte, qui pleurait en tendant son écuelle.

— Votre fils est verrier ?

— Oui, me répond-elle... Nous sommes sept à manger à la maison.

— Et vous, dis-je à une autre qui avait un chapeau de paille par-dessus sa coiffe et portait des lunettes, vous êtes verrière ?

Celle-là me regarde d’un air méfiant, m’observe, et me lance d’une voix dure :

— Oui... Mes garçons sont partis pour Montluçon...

Les Sœurs ont installé un ouvroir ; je le visite avant de repartir, et on m’y indique, au milieu des jeunes filles qui travaillent là, une fillette d’une douzaine d’années. C’est, me dit-on, la fille d’un verrier. Sa tenue est irréprochable, son petit tablier très propre, et sa petite figure très sage, mais très pâle, et toute tirée de petites rides.

Je lui demande :

— Votre père est à la Verrerie ouvrière ?

Elle hésite, puis me dit en baissant la tête :

— Non, monsieur, c’est mon frère.

— Et, qu’est-ce qu’il est ?

— Grand garçon.

— Est-ce qu’il gagne bien sa vie ?

Elle hésite encore, tortille un instant ses mains, baisse encore la tête, sourit, et ne répond rien.

Le frère, en réalité, comme grand garçon, devait gagner environ trente sous par jour. On lui retenait là-dessus « vingt pour cent »[2] pour les dettes de la verrerie ; on lui payait le reste avec six semaines de retard ; et il devait, avec ce reste ainsi payé, loger, nourrir et vêtir trois personnes, sa mère, sa petite sœur, et lui.

Je demande alors à la religieuse :

— Envoient-ils chez vous prendre leur soupe ?

Mais elle me répond :

— Jamais ! Ils ont une dignité extraordinaire... Et tout, chez eux, est propre et tenu comme cette petite. Ils sont tous seulement comme elle, aussi pâles et aussi défaits...

En sortant de la Miséricorde, je vais chez quelques verriers. Logés de l’autre côté du Tarn, derrière les minoteries du bord de l’eau, ils occupent là, dans de vieilles maisons, des chambres délabrées, aux murs sans couleur précise, montrant de vieux plâtres sales, des papiers déchirés, et je remarque, dans toutes, au milieu de toute cette détresse, des lignes à pêche, entortillées autour de leurs perches, et posées dans les encoignures. Le Tarn est à côté, et le peu de poisson qu’on prend, c’est toujours autant qu’on mange. La rivière n’est pas comme le boulanger, et n’exige pas qu’on la paie... J’entre chez un ménage, et le seul aspect de la chambre et de ses locataires serre déjà le cœur. L’homme est à la fois terreux et comme transparent. Il est assis sur un escabeau, sa femme est derrière lui sur une chaise cassée, et les larmes, pendant qu’ils parlent, leur viennent aux yeux à chaque mot. Je demande à l’homme combien il paye son logement, mais il est pris tout à coup d’un bégaiement, comme s’il oubliait ses mots, et sa femme me répond alors pour lui d’une voix aigre et exténuée, tout en maîtrisant un des enfans qu’elle empêche de crier entre ses genoux :

— Dix francs par mois, monsieur !... Et à Carmaux, où l’ouvrier gagnait le double, et où l’on vous payait ce qu’on vous devait, on vous donnait cinq francs d’indemnité de logement par mois, et le charbon !... Ici, on ne vous donne rien !... Et il était interdit, à Carmaux, de faire plus de six cents bouteilles en sept heures et demie !... Ici, on a rétabli le surmenage !... Et le travail du dimanche, à Carmaux, on l’interdisait aussi... Ici, on l’a rétabli !... Et à Carmaux, on cassait les bouteilles de rebut, et la maison n’avait pas d’intérêt à vous les reprocher !... Ici, on ne les casse pas, on ne vous les paye pas, la verrerie les vend tout de même, et on a tout le temps intérêt à vous en trouver !

— Mais est-ce qu’ils vous payent vraiment si mal ?

— Ils payent ceux qu’ils veulent, monsieur !... Et la mère d’un gamin le leur a bien dit : « Vous avez de l’argent pour les figures qui vous conviennent, mais vous n’en avez pas pour les autres... » Et c’est vrai !... Il y a la bande !... Et aussitôt que l’un est signalé pour avoir seulement dit un mot qui ne va pas, ou parce qu’on l’a seulement vu parler en ville à quelqu’un qu’on ne doit pas voir, ils lui hurlent tous après, et ils lui tombent tous dessus !

Dans une autre maison, le verrier n’y est pas, et sa mère nous reçoit, mon guide et moi. Mais celle-là parle peu, se lève, ouvre un tiroir, y prend un papier, et me dit simplement en me le montrant, les dents serrées, sans explications :

— Tenez, monsieur, voilà le papier de sa quinzaine...

Tout compte fait, et les « vingt pour cent »[3] retenus, le verrier a gagné une vingtaine de francs. Et la mère demande à mon guide, les dents toujours serrées, pendant que je regarde le compte :

— Eh bien, monsieur X..., vous savez ce qui s’est voté à la dernière réunion ?

— Non.

— Eh ! bien, on a voté qu’on ne devait pas vous parler… Ah ! il y a des ouvriers qui sont à blâmer !... Et je le leur dis bien toujours : « Vous ne devriez pas voter tout ce qu’on vous dit ! »... Mais c’est toujours la même chose... Il y a la bande... On leur dit : « Levez la main... », ils la lèvent tous, et c’est fait !

Quelques instans après, nous arrivons chez un autre, et là, c’est au milieu des champs, dans une chaumière. J’aperçois, en entrant, un grabat en face de la porte, des béquilles à côté, l’éternelle ligne enroulée à sa perche dans un coin, et, sur le grabat, tendant la main vers les béquilles, un malheureux qui se tordait dans des loques, sur un vieil oreiller rouge. Il avait des yeux éclatans, une petite tête noirâtre et réduite comme la tête d’un incendié, et il finit par gémir, en se calmant d’abord un peu :

— Monsieur, je suis infirme... Il m’est tombé une fatigue dans les jambes... Et ce sont eux, monsieur, ce sont eux !... J’avais eu une fluxion de poitrine, on m’avait défendu de travailler, je ne pouvais plus souffler, et ils m’avaient promis une petite place... Mais nous sommes trop, monsieur, et il faut qu’il y en ait qui partent... J’étais de ceux dont on voulait se débarrasser, et on m’a donné alors une place tournante... Ah ! monsieur, il fallait faire de tout, courir ici, courir là, souffler, et je ne pouvais pas !... C’était là « leur petite place » !... C’était ce qu’il y avait de plus dur... Mais je n’étais pas de la bande, monsieur, et on voulait me tuer, et on m’a tué, monsieur, on m’a tué !... Je ne peux plus marcher... Et tenez, voilà ma jambe... la fatigue m’est tombée dedans... Et j’ai six enfans, monsieur, six enfans, et mon pied est percé en seize endroits !... Et ce sont eux ! répétait-il toujours en étranglant, ce sont eux !... ce sont eux !... J’ai fait demander un secours, mais ils m’ont répondu qu’on n’avait pas à s’occuper de moi !... On me doit de l’arriéré pour mon fils, mais on ne le lui paye même pas !... Et je me mets là, tenez, quand je peux, sur ma porte, avec mes béquilles, pour me montrer à eux quand ils passent, mais ils ne font pas même semblant de me voir ! Et nous sommes huit à la maison, monsieur, et quand ma femme ne rapporte pas trente sous de ses tournées avec sa boîte, nous n’avons pas seulement de pain !

Et il sanglotait toujours :

— Et ce sont eux ! ce sont eux !... ce sont eux !... Ce sont des malheureux, des misérables, des lâches !... Je ne dis pas que ce sont des voleurs, je n’en ai pas le droit !


XII

Que pouvaient bien contenir d’exact ces cris de colère et de douleur ? N’exprimaient-ils que la souffrance ? Exprimaient-ils la vérité ? Et qui le pauvre homme désignait-il par ces mots sans cesse répétés : ce sont eux ?... Les administrateurs, eux, quand on les interrogeait, montraient la plus belle confiance, annonçaient même la prochaine mise en marche d’un autre four, et semblaient pleins de satisfaction. La retenue des « vingt pour cent », l’irrégularité dans les paiemens, la misère, la mendicité, étaient cependant certaines. Et c’était bien là encore la misère et les souffrances de la guerre, sa confusion et ses fatalités, comme on la retrouve aussi, avec toutes ses sauvageries, dans les listes de souscriptions de la Petite République, le principal moniteur de la campagne. On recueillait dans ce journal, au moment de la grève, les fonds destinés à soutenir la lutte, et on y lisait tous les jours, en regard des sommes recueillies, des mentions dans le goût de celle-ci :


Un groupe d’ouvriers de Blois qui se demandent si, soigneusement tannée, la peau de Rességuier pourrait faire une paire débottés… Un qui voudrait voir Rességuier dans un bateau à soupape… Quatre qui voudraient voir Rességuier coupé en deux… Trois qui voudraient tirer la corde pour le pendre par les jambes… Un groupe d’ouvriers chaudronniers qui voudraient pouvoir emboutir Rességuier, le peindre et l’emballer pour Charenton… Trois purées qui fourniront la corde… Pour polir Rességuier sur une meule d’émeri… Charlot, qui voudrait l’emboutir sans le recuire… Gustave, qui voudrait lui souder le goulot… Edmond, qui demande à le cintrer à chaud… Alexandre, qui veut le voir dans la résine… Quatre ferblantiers qui voudraient voir Rességuier sous la locomotive du train 56… Un socialiste qui veut la peau de Rességuier pour faire un tambour… Rogeasse, pas dégoûté, mangerait du Rességuier… Un groupe de citoyens de Maillant, pour faire aplatir Rességuier… Un ferblantier et son fils qui voudraient galvaniser les tripes à Rességuier… Un étameur socialiste qui voudrait étamer les cervelles à Moffre et à Rességuier… Jacobsonne et Pelletié, pour que Rességuier en crève… À Rességuier, un feu de bois vert… Pour que Rességuier tombe dans ses fours… Tirelire no 1123, déposée chez le citoyen Lavigne, marchand de vins, confiée au citoyen Chappaz, victime de trois émules des Rességuier : P…, inspecteur de la gare ; B…, chef de gare ; L…, chef de manutention, et qui voudrait les voir tous trois, soit sous les roues d’une locomotive, soit dans un four de Rességuier, ou les voir réformer par le nouveau ministère Bourgeois…


Et plus loin :


Je voudrais voir Rességuier pendu par les pieds… Un qui voudrait voir retourner Rességuier… Un porteur de grosses bottes qui voudrait les pattes de Rességuier prises dans les engrenages du treuil de la Convention… Un qui voudrait voir Rességuier pendu… Un ciseleur qui voudrait tenir le coquin de Rességuier pour lui ciseler la tête… Gentpris, ancien bouchon gras de la flotte, qui aurait voulu avoir Doux comme chauffeur et Rességuier comme charbon… Tirelire particulière. (Deuxième versement.) Union sociale de la maison Gaudron, bistro-restaurateur ; toute sa clientèle demande à voir la tête de Rességuier…


Et ce furieux tocsin de massacre retentissait dans un journal rédigé par des députés ! Ils venaient à la Chambre, l’après-midi, avec de parfaites figures de parlementaires, et s’en revenaient, le soir, insérer dans leur feuille ces appels à la pendaison, à la cuisson dans la résine, à l’exécution d’un patron sous les roues d’une locomotive, à son engloutissement dans ses fours !


XIII

Au retour de ma visite au quartier des verriers, je revoyais devant moi, en repassant le Tarn, posée sur la vieille ville comme sur un piédestal, la haute masse de la cathédrale. On n’oublie guère, quand on l’a visitée, l’admirable basilique, sa forêt d’arceaux peints, la féerique dentelle de son jubé, sa nef infinie et multicolore, ses mille statuettes archaïques et pensives, et la magique lumière de sa rosace, et l’immense fresque vague de son Jugement dernier, avec ses faces d’élus illuminées du ciel, pendant que leurs corps traînent encore leurs misères et leurs nudités. Et tous ces enchantemens me revenaient à l’esprit, j’en éprouvais comme un rassérènement, comme la sensation d’une rentrée dans l’air et le jour au sortir d’un long tunnel, et je comparais en moi-même tout ce qu’il y avait là de génie, d’œuvre et d’éternité, à tout ce que je venais de voir de désolation et d’agitation négative. Car le grand vice de la Verrerie ouvrière est bien dans son caractère de négation et de révolte pures, dans le fond de nihilisme ou de manie démolissante de ses meneurs et de ses lanceurs, qui ne peuvent jamais, quoi qu’ils fassent, que détruire ou troubler, et dont les seules facultés sont des facultés de dévastation.

Oh ! pour beaucoup de verriers, et peut-être pour presque tous, il dut y avoir une heure d’espérance profonde. Ce sol était leur sol, ce sable était leur sable, et ces briques, ces pierres, ces fers, ces bois, c’étaient leurs briques, leurs pierres, leurs fers, leurs bois. Mais quelle chute ! Après tout, jusqu’alors, ils avaient mangé. Et maintenant ? Plus rien ! La mendicité et la famine ! La soupe de la caserne et de la Miséricorde ! Ils n’avaient pas eu affaire à des libérateurs, mais à des faiseurs de ruines quand même, ne voulant et ne pouvant que ruines, quitte à y écraser tout ce qui vit, dans leur guerre à tout ce qui vit bien.


MAURICE TELMEYR.

  1. La retenue, à l’heure qu’il est, serait même de 50 pour 100.
  2. 50 pour 100 aujourd’hui.
  3. Aujourd’hui 50 pour 100.