Chez les Nomades du Tibet


CHEZ LES NOMADES DU TIBET[1]

Nous dressons notre camp, à cinq kilomètres de la frontière, au confluent des deux sources de la rivière Min. Pendant huit jours nous ne rencontrerons pas un habitant : faire le vide autour d’un puissant voisin est toujours la tactique des peuples épris d’indépendance.

Nous nous sommes arrêtés de bonne heure, car, avec un personnel novice, l’installation d’un camp n’est pas chose facile. Il sera toujours disposé en carré, nos trois tentes formant une face, celles de notre personnel occupant les deux faces adjacentes, et le quatrième côté fermé par les yaks. Ceux-ci sont attachés par un anneau passé dans le nez à une corde allongée sur le sol, et maintenue par d’autres cordes transversalement fixées dans la terre. Nos convoyeurs tibétains dressent leur tente en avant, et leur énorme molosse complète la garde de cette face, et, nous l’espérons bien, du camp tout entier. Nos chevaux sont entravés et amarrés à des piquets, au centre du carré.

Mais cette forme type doit se plier aux accidens du sol, tenir compte du vent pour que les ouvertures des portes se trouvent placées du côté opposé et les feux de manière à n’enfumer personne. Il faut penser à mille détails insoupçonnés des débutans, et pour lesquels seule la pratique donnera le tour de main indispensable.

Le paysage nous enchante par un aspect nouveau : c’est une vallée douce, aux pentes gazonnées et arrondies ; au fond un haut massif neigeux, celui de Tama, qui, pendant plusieurs jours, nous servira de repère. Et les bouquets de bois sont nombreux. Quel contraste avec les vallées âpres et farouches qui nous ont conduits jusqu’ici ! En vérité, il n’y avait pas besoin de la Grande Muraille pour nous indiquer que nous changions de royaume.

Bêtes et gens en témoignent à l’envi : tout est dérangé dans leurs habitudes, et ils se montrent singulièrement désorientés. Nos chevaux surtout : nous les avons, suivant la coutume au « Pays de l’herbe, » lâchés pour qu’ils pâturent à leur guise, en nous contentant de les entraver. Nos chevaux chinois, non habitués à cette liberté ni à cette gêne, se jettent les uns sur les autres, se mordent, brisent leurs entraves, et s’enfuient au loin. Il faut organiser une battue pour les ramener. Mais alors a lieu une scène singulière : un de nos chevaux, très grand et très fort pour un cheval chinois, et toujours très difficile, est devenu absolument furieux, et il fond sur qui l’approche. Successivement deux de nos hommes sont renversés par cette bête féroce qui, les maintenant à terre avec ses pieds, se met à les mordre à belles dents : sans le secours des assistans, il les eût infailliblement mis en pièces. Les malheureux en auront pour plusieurs jours avant de pouvoir faire aucun service, tant ils souffrent de ces morsures. Il faudra user de tous les procédés en usage dans le désert, lasso, nœud coulant, etc., pour arriver à reprendre cet animal indomptable.

Puis, subitement, un coup de vent terrible passe, la foudre éclate et des tourbillons de neige nous enveloppent. Toute la nuit, c’est une tempête. Plusieurs tentes mal fixées sont renversées par l’ouragan, et les pauvres diables qu’elles abritaient submergés par l’épaisse masse des flocons : sans doute une autre fois ils planteront mieux leurs piquets. Le tonnerre roule sans interruption. Vraiment, tout est combiné pour inspirer une haute idée des charmes du Tibet !

Mais des épreuves ne sont-elles pas imposées à tous les chercheurs de Toison d’or, et resterait-il quelque contrée vierge à découvrir si, comme la Valkyrie, un cercle de feu ou de glace ne protégeait son repos ? Allons ! cette tempête était de bon augure.

Il n’y parut pas, au matin ! Trois de nos chevaux, les meilleurs, manquaient ; leurs attaches étaient coupées au couteau, leurs traces, en compagnie de deux autres inconnues, s’éloignaient dans la montagne : on les avait volés.

Pour un début, c’était complet ! À cinq kilomètres de la frontière, dans notre camp, à trois mètres de la tente des soldats ! Et cependant il y avait une sentinelle dont, durant les intermittences de l’orage, nous avions entendu le cri de veille ; mais sans doute pendant les rafales s’était-elle réfugiée sous sa tente, s’en rapportant au mauvais temps du soin de nous garder. Et notre molosse tibétain qui n’avait même pas aboyé[2] ! Si les choses devaient continuer ainsi, une catastrophe ne tarderait pas.

Cependant ce vol était vraiment si extraordinaire d’audace et d’habileté, il était si singulier que, dans une zone déserte où le bruit de notre entrée n’avait pu encore se répandre, il y eût des voleurs embusqués juste dans notre voisinage, que nous nous demandions si ce n’étaient pas les mandarins qui avaient combiné ce coup pour nous effrayer et nous faire reculer ?

Il s’agissait de montrer un visage énergique. J’écrivis au préfet et au général que, par la négligence de leurs soldats, nos trois meilleurs chevaux nous avaient été enlevés, et qu’eux-mêmes étaient par conséquent responsables de ce vol, qui ne rentrait pas dans les cas de force majeure pour lesquels je leur avais donné décharge. Nous allions continuer notre route, mais s’ils ne prenaient pas les mesures nécessaires pour nous faire restituer nos chevaux, je porterais plainte au vice-roi.

Puis, pour bien prouver que nous ne nous laissions pas intimider et pour donner une sanction à la faute des soldats, je fis lever le camp et réquisitionnai trois de leurs chevaux pour nos cavaliers démontés. Mais, après une courte étape, nous nous arrêtions pour attendre la réponse des autorités.

Elle arriva le surlendemain sous la forme la plus satisfaisante : trois excellens chevaux, que les mandarins nous offraient avec leurs excuses. Ils nous pressaient bien de profiter de cette fâcheuse expérience pour rentrer ; mais on ne pouvait plus galamment nous mettre à même d’agir à notre guise. Ne trouve-t-on pas admirable ce sentiment des devoirs de l’autorité, qui fait que chaque fonctionnaire est tenu de réparer, sur sa cassette personnelle, les dommages qu’une meilleure surveillance eût pu empêcher ?

Notre marche reprend. Les multiples incidens de la première nuit auront servi de leçon : les tentes seront mieux plantées, les chevaux réunis à plusieurs par des entraves de fer cadenassées, la sentinelle militaire sera doublée par un de nos hommes sur la face opposée, et un service de ronde sera fait régulièrement par nous. Tout le monde a compris qu’ici toute faute se paie.

La marche est charmante. Il n’est point nécessaire de suivre la piste : le sol gazonné est partout facile et, si nous ne craignions de fatiguer nos chevaux qui vont supporter tant d’épreuves, quelles belles parties de galop nous ferions ! Souvent nous faisons lever des lièvres et des faisans, qui viennent agréablement varier notre ordinaire de riz, de lard et de jambon.

Seuls ceux qui ont pratiqué le désert savent ce que cette solitude cache de vie. L’homme disparu, la nature apparaît avec une personnalité singulière : le moindre accident du sol prend de l’importance. Tel repli de terrain est bon pour camper, car il met à l’abri du vent ; ici l’eau est mauvaise, elle vient de tourbières ; là on trouve du bois ; cette vallée est celle par laquelle arrivent les coupeurs de routes, et c’est sur ce rocher qu’il faut monter, si on veut découvrir de loin leurs embuscades ; en cas d’attaque, voici la fondrière derrière laquelle on s’abrite contre la charge ; si tel pic a mis son bonnet de nuages, la neige va tomber ; mais si elle a disparu de tel vallon, c’est que l’hiver est décidément fini. Ainsi tout vit, tout parle, tout joue un rôle, et l’homme, quittant ses façons de maître, interroge avec respect et se conforme aux conditions qui lui sont posées.

Cette transposition apparaît tout de suite. En Chine, c’est lui qui compte seul : en dehors des villages qu’il habite et des champs qu’il cultive, aucun lieu ne possède de nom ; à peine si les grands fleuves et les massifs importans ont des désignations vagues et changeantes. Au Tibet, au contraire, la moindre motte de terre a son état civil, et quand chaque jour nous discutons avec nos guides l’étape du lendemain pour savoir où il vaudra mieux faire la halte de midi et dresser le camp, on croirait vraiment, à entendre tant de noms, que nous allons traverser les contrées les plus peuplées. Que l’abondance des indications ne trompe donc personne : elles ne représentent que des sites parfaitement solitaires ; mais ces lieux ont plus d’importance, pour qui traverse la contrée, que la plus grande ville en pays habité.

L’absence de troupeaux en cette région déserte est favorable à la conservation des plantes médicinales : aussi vient-on de très loin les chercher, car les plantes du Tibet sont réputées dans toute la Chine ; la récolte est faite par des équipes dont nous rencontrons fréquemment les campemens abandonnés. Une autre substance médicinale, mais non plus végétale, s’y recueille aussi en abondance : ce sont les cornes de cerf ; au moment de leur chute, elles contiennent une moelle qui entre dans la composition d’une foule de médicamens. On sait que la pharmacopée chinoise, comme celle de notre Moyen âge, utilise beaucoup de matières animales.

Ces solitudes sont d’ailleurs plus fréquentées qu’elles ne le paraissent, et souvent nos hommes s’arrêtent pour examiner des empreintes sur le sol : tant de cavaliers ont passé hier, ou tel jour. À leur nombre, à leur direction, au chargement de leurs montures, on conjecture que ce doivent être des chasseurs, et qu’il n’y a rien à en craindre. Plusieurs fois, la nuit, des pas de chevaux se font entendre, un colloque s’engage entre nos sentinelles et des interlocuteurs invisibles, car l’obscurité n’arrête pas les gens du désert, qui connaissent la moindre taupinière et dont les sens sont prodigieusement développés.

L’agrément de la route, quand le temps est passable, fait oublier la lenteur de la marche des yaks : ces animaux ont le cou si heureusement disposé qu’ils peuvent paître tout en marchant, et on conçoit que leur allure n’en est pas accélérée. Mais aussi n’ont-ils guère besoin qu’on s’occupe de leur nourriture ; les chevaux, qui ne peuvent brouter sans s’arrêter, arrivent à l’étape le ventre vide, si bien qu’il faut camper de bonne heure si on veut leur donner le temps de chercher leur pâture.

Encore faut-il que la neige le leur permette. Elle tombe chaque soir, tantôt durant la nuit, tantôt même dès quatre ou cinq heures ; le matin, elle recouvre le sol sur un demi-pied. Phénomène remarquable, vers dix heures elle a complètement disparu, sans avoir fondu et sans que le sol soit mouillé : elle s’est évaporée, tant l’air est sec, et vif le vent qui passe avant d’être saturé.

Mais elle n’en a pas moins empêché les animaux de paître avant le départ, elle les en prive souvent à l’arrivée, et, tandis que les yaks se sont rassasiés, en marchant, de l’herbe découverte pendant le jour, les chevaux restent à jeun. C’est pourquoi nous avons dû, pour les empêcher de mourir de faim, emporter à leur usage une forte provision de pois secs, nourriture éminemment réconfortante.

Les bois sont nombreux, arbres feuillus dans le fond des vallées, sapins sur les pentes. Personne ne les coupe, le transport étant impossible, et, puisque les pasteurs ne fréquentent pas la contrée, personne n’a intérêt à les détruire. Nous nous demandons même pour quelle raison ils ne recouvrent plus le sol d’une façon continue, ainsi qu’ils ont dû le faire autrefois, car c’est le propre de la sylve de gagner du terrain partout où l’homme ne la combat pas.

L’explication nous est bientôt fournie. Nous trouvons des forêts entières renversées : un feu allumé par quelque chasseur ou chercheur de plantes et mal éteint à leur départ les a embrasées ; puis le vent a déraciné les arbres calcinés : spectacle tragique comme celui d’un champ de bataille où s’entassent les cadavres dépouillés ! Et c’est ainsi, par la négligence de l’homme, que disparaissent les forêts séculaires, et qu’en bien des points déjà les douces vallées voient les eaux ravager les terres que plus rien ne retient : dans quelques centaines d’années, elles seront creuses et dénudées comme celles que nous avons traversées en Chine.

D’ailleurs, voici la fin des forêts et des arbres. À force de monter, nous avons atteint la source de la rivière Min, à 4 250 mètres d’altitude, au col de Lang-Kia-Ling. Un col encore, de 4 300 mètres, celui de Tangoma, et nous pénétrons dans le bassin du Fleuve Jaune. Nous avons quitté la zone de la végétation, — au-dessus de 3 800 mètres nous ne trouverons jamais même un buisson, — et nous avons atteint le domaine des neiges. Sont-elles éternelles ? Je ne le crois pas : leur peu d’épaisseur, dû à l’évaporation, ne doit pas résister au soleil d’août. Mais, bien que nous entrions dans le joli mois de mai, chaque jour la couche est renouvelée.

C’est ici la crête de la grande chaîne bordière du Tibet, et notre vue plonge dans l’intérieur. On doit s’attendre, d’après les récits de tous les voyageurs qui ont exploré cette contrée mystérieuse, à une description d’effrayantes montagnes : bien au contraire, la multitude des chaînes qui nous entourent, toutes égales ou supérieures au Mont-Blanc, ne nous apparaissent que comme de faibles collines aux formes arrondies. Nous pourrions ignorer à quelle hauteur nous sommes, si derrière nous, du côté de la Chine, quelques pointes aiguës, surgissant du vide, ne nous révélaient que leur pied plonge dans des profondeurs démesurées, qui nous enveloppent.

Au col de Lang-Kia-Ling nos Tibétains et même nos Chinois ne manquent pas de jeter une pierre sur le latsi. C’est le nom que porte ici ce que les Mongols appellent obo : un amas de pierres s’élevant en pyramide, et formé par les cailloux que les gens pieux y ont déposés en passant. Des perches y sont plantées, où flottent des banderoles portant des invocations pieuses. Contrairement à ce qu’on écrit assez généralement, les latsi ne se rencontrent pas sur tous les cols, loin de là, et d’autre part on en trouve tout autant dans les vallées et dans des endroits quelconques. En l’honneur de qui sont-ils élevés ? pour tous les simples, c’est en l’honneur du Génie du lieu, car Boudhistes ou Ponnbo en réalité sont surtout panthéistes et voient des esprits partout. Aussi nos gens offrent-ils à la divinité de ce col fameux, d’où pour la première fois on aperçoit les montagnes de Chine, de la monnaie d’or et d’argent… en papier, qu’ils ont emportée à cette intention.

Et maintenant nous allons redescendre, — oh ! bien peu ! Nous entrons sur le domaine de la grande confédération des Dzorguè, qui occupe le sommet de la boucle du Fleuve Jaune, au centre des Ngolo, des Ngapa, des Paotso, des Samsa et des Tatseu.

Tous ces peuples seront à redouter puisqu’ils vivent de pillage autant que d’élevage ; seuls les gens de Paotso et la première tribu des Dzorguè, celle de Pan-Yu, sont, pour le moment, en bons rapports avec l’autorité chinoise, et le préfet, conformément à notre demande, les a priés de nous bien recevoir ; mais nous devons surveiller avec une particulière attention nos derrières, car c’est par là qu’arrivent les Ngapa pour enlever les caravanes à destination de Pan-Yu. Les Nomades ne pillent pas leurs voisins immédiats, à moins d’être en guerre déclarée, mais ils ne se gênent nullement pour venir chez eux détrousser les étrangers qui s’y trouvent, ou pour traverser leur territoire, afin d’aller enlever les troupeaux d’une tribu plus lointaine.

Hélas ! l’accueil du Tibet ne se fait pas plus hospitalier à mesure que nous y pénétrons davantage : le froid redouble au contraire. La neige maintenant tombe presque sans discontinuer. Fouettée par un vent incessant que je ne sais quel sort hostile nous pousse toujours dans la figure, elle nous aveugle et nous brûle. En peu de jours notre épidémie, noirci comme par les rayons d’un soleil ardent, se détache et s’enlève par bandes, qui laissent paraître à leur place une peau nouvelle, encore tendre ; le contraste de ces raies roses et brunes qui zèbrent nos figures n’a rien de séduisant ; nos lèvres sont gercées et enflées : chacun de nous regarde ses compagnons avec horreur, et, sans même se risquer à consulter son miroir, se demande avec inquiétude s’il est aussi hideux. Oserons-nous jamais nous remontrer à des gens civilisés ?

Il faut que je l’avoue, nous sommes en partie victimes de notre insouciance. Tous ces maux ont été décrits par nos prédécesseurs ; mais nous n’avions pas cru qu’ils nous frapperaient si tôt, ni si soudainement. Il eût fallu, dès le premier jour, sinon imiter complètement les Tibétains et les Chinois de notre escorte, qui jamais plus ne se laveront, du moins nous oindre le visage d’un corps gras. Et pourquoi ne nous être pas souvenus de la joie du Père Huc, recevant d’un bienveillant lama une « paire de lunettes » formées de crins de yak ? nos Tibétains en ont, et ils nous font envie. De solides conserves d’automobiliste avec masque nous auraient épargné bien des souffrances.

Quant à nos Chinois et surtout à nos Annamites, on devine combien ce climat leur était agréable. Nous avions pris cependant pour eux toutes les précautions nécessaires, leur achetant des manteaux ouatés, des capotes de feutre imperméable, et des peaux de chiens à longs poils sur lesquelles ils couchaient. Mais, de tous, celui qui souffrait le plus, bien qu’il ne se plaignit point, était assurément le Père Dury. Nous ne nous étions pas préoccupés de lui, il faut le dire à notre honte, et comme c’était à la dernière minute que nous lui avions demandé de nous suivre, il n’avait pas eu le temps de se procurer des vêtemens fourrés. Même en mettant sur lui tout ce qu’il possédait d’habits, il grelottait, mais il n’osa nous avouer son dénûment que quand nous l’entendîmes tousser.

Nos animaux ne trouvaient plus à se nourrir qu’à grand’peine, en fouillant la neige pour découvrir l’herbe, et en avalant la neige elle-même, car les yaks et même les chevaux en mangent beaucoup.

Et encore tout allait à peu près bien quand nous trouvions moyen de faire du feu. Puisqu’il n’y avait plus de bois, le seul combustible était l’argol, et l’on sait que ce nom poétique désigne la fiente desséchée des animaux. Le Père Huc a traité cette matière de façon magistrale, et nous étions parfaitement au courant des différentes sortes d’argol et de leurs vertus ; il ne nous manquait… que d’en trouver.

Comment, se demandera-t-on, peut-on s’en procurer dans le désert ? Mon Dieu ! la chose est moins compliquée qu’elle n’en a l’air. Tous les nomades viennent camper dans les mêmes endroits, qui présentent des conditions favorables, telles que protection contre le vent, proximité de sources non gelées, etc. Il en résulte que chacun, en partant, laisse un dépôt d’argol frais, qui deviendra sec avant le passage de nouveaux visiteurs.

Il n’y a donc aucune difficulté quand il ne neige que la nuit et que le jour la terre se montre à nu ; mais, quand il neige même dans la journée, le précieux combustible disparaît enseveli. Il faut alors, dès qu’on s’arrête, disperser ses gens sur toute l’aire où sa présence est présumable, et chacun, avec fièvre, fouille la couche glacée jusqu’à ce qu’il découvre cette manne. Parfois nous voyions l’obscurité descendre, et rien n’était signalé : lugubre perspective que celle d’une nuit sans feu, par ce froid et cette bise, sans alimens cuits, sans même un peu de thé ! Enfin un cri de triomphe partait de quelque coin, et tout le monde accourait récolter le bienheureux crottin.

Toutes ces épreuves, cruelles pour notre personnel, nous étaient rendues légères par la conscience de notre mission à remplir ; et, si parfois elles nous semblaient pénibles, il nous suffisait de lever les yeux vers le drapeau français flottant dans la bourrasque sur ces solitudes inviolées.

Suivant la pente douce de petits ruisseaux qui grossissent peu à peu, nous arrivons enfin au bord d’une rivière assez forte ; c’est le principal affluent du Fleuve Jaune dans son cours supérieur, et tous le considèrent comme en étant la deuxième source, ainsi que l’indique le nom même que lui donnent les Chinois : Second Fleuve Jaune, — Eul-tao Houang-ho ; — les Tibétains l’appellent Maitcheu, et nomment Matcheu ou Matchi le grand fleuve.

Nous n’avons plus maintenant qu’à descendre son cours. Quelques broussailles, pleines de lièvres et de faisans reparaissent sur ses bords, le temps s’améliore, l’herbe se montre, des antilopes, toujours hors de portée, nous narguent avec grâce, la vallée s’élargit, un je ne sais quoi de moins âprement farouche fait pressentir l’approche de l’homme ; enfin nous apercevons des troupeaux. Il était temps. Ces huit jours de marche presque constamment dans la neige, de nourriture insuffisante, de nuits terriblement froides ont épuisé nos chevaux : déjà l’un d’eux tombe pour ne plus se relever, et bien d’autres vont l’imiter.

Le chef de Pan-Yu vient à notre rencontre suivi de plusieurs cavaliers en armes. C’est un homme de trente-cinq ans environ, aux traits assez fins. Il porte une capote en peaux de mouton cousues le poil en dedans, bordée d’un col de peau de panthère ; avec cela des bottes, et c’est tout.

Tel est le costume de tous les Nomades ; ils sont entièrement nus, par cette température polaire, dans leur capote qu’ils relèvent jusqu’aux genoux au moyen d’une ceinture, sans souci du froid montant de la terre gelée. Et cependant ils ont encore trop chaud : ils rejettent la manche droite, parfois aussi la gauche, et vont presque constamment le torse nu, tout au moins le côté droit. Quelle rude race !

Cependant j’oublie un trait de leur vêture, trait essentiel, car c’est lui qui leur conserve la chaleur indispensable : ne se lavant jamais, ils sont recouverts d’une épaisse tunique de crasse accumulée depuis leur naissance. Leur peau, qui devrait être blanche et rose, — ainsi qu’elle se montre, quand ils ôtent leurs bottes, à leurs pieds et à leurs jambes, lavés de temps à autre par les ruisseaux qu’ils traversent, — apparaît d’un brun presque noir. Certes le soleil, assez chaud en été, y est pour quelque chose, le vent glacé pour bien davantage, car rien ne hâle plus fortement, mais ce teint de Nigritien provient surtout d’une couche de corpuscules solidement incrustés.

N’allez pas croire cependant, sur la foi d’auteurs qui n’ont vu, — ou senti, — que des sédentaires, que le parfum de ces Nomades impressionne fâcheusement ; ne croyez pas, surtout, qu’ils paraissent malpropres ! Non point. L’air vif dans lequel, par en haut et par en bas, leur corps est continuellement baigné, se charge d’en emporter l’odeur ; et la crasse, pénétrant dans les pores de la peau, s’incorporant à elle, n’apparaît plus comme une matière étrangère dont la présence incongrue mérite l’expulsion : non, elle fait partie intégrante du tissu, et elle ne semble plus qu’une patine vigoureuse et de grand effet.

Mais quelle atteinte à nos théories hygiéniques sur la propreté, que cette imperméabilité donnée à la peau, très logiquement, semble-t-il, puisque la pénétration de l’air glacé serait mortelle, et que toutes les races qui résistent au froid, Tibétains et Lolos comme Sibériens ou Esquimaux, y ont pareillement recours !

Quand ils se déplacent, les Nomades se coiffent d’un chapeau curieux. C’est un cône en peau de mouton ; parfois l’extérieur est doublé d’une étoffe rouge ou bleue, et toujours les bords sont relevés de manière que le poil blanc frisé de l’intérieur vienne dessiner une bordure élégante. Ce bonnet se prête à des variations de mode infinies : tantôt il est court et évasé du bas, tantôt démesurément long ; tantôt la pointe en est rentrée, tantôt elle pique vers le ciel, tantôt elle est cassée et retombe sur le côté comme dans le chaperon à longue queue de nos anciens dragons ; tantôt la bordure frisée est parfaitement circulaire, tantôt, déployée en avant, elle s’allonge en visière. Ces chapeaux ont quelque chose de comique et d’élégant à la fois qui fait notre joie.

Autour de chez eux, et même fréquemment en route, les Nomades vont nu-tête ; ils montrent ainsi leurs cheveux courts, mais non rasés, par quoi ils se distinguent de toutes les races sans exception jusqu’ici signalées dans l’Empire chinois.

Comme dans tout le Tibet, les cavaliers ont un sabre passé horizontalement dans la ceinture en travers du ventre, et en bandoulière un fusil, pourvu d’une fourche mobile. C’est un appareil étonnamment pratique : le tireur pique son fusil vers le sol où pénètre la fourche qui se redresse verticalement, tandis que le canon pivote et devient horizontal ; on tire alors à coup sûr, sans avoir perdu une seconde. Les Tibétains apprécient tellement, et à juste raison, cette fourche légère, qu’ils l’adaptent même aux fusils perfectionnés qui leur parviennent, si bien que nous avons vu, contraste piquant, des fusils à répétition du dernier modèle pourvus par eux de cet appareil qui évoque les temps lointains du mousquet primitif.

Mais leur arme principale est une lance immense, de 5 à 6 mètres de long, exactement la même que celle des Lolos, et que nous n’avons vue nulle part ailleurs.

Le chef annonçant qu’il a choisi une belle place pour notre camp, j’exprime le désir que ce soit dans le village même, pour mieux observer. « Impossible, à cause des chiens, » répondent nos guides, « ils nous dévoreraient. — Eh bien ! on les attachera, » dis-je, un peu étonné de cette défaite qui me paraît, destinée à nous tenir à l’écart. Mais mes guides me regardent avec un étonnement non moindre, puis se mettent à rire, et je crois bien que, mentalement, ils haussent les épaules.

De fait, on nous conduit dans une prairie bien unie, au bord de la rivière, et il faut s’en contenter. Une foule de jeunes gens et d’enfans nous entourent en un clin d’œil, nullement farouches, obligeans même et rieurs.

Mais où donc est ce grand village de Pan-Yu, célèbre dans toute la contrée ? On nous en a donc parqués bien loin que nous ne le voyons pas ? — Où est-il ? Mais là devant nous, à cent mètres au plus. — Et nous nous écarquillons les yeux, sans rien apercevoir que des palissades qui doivent enfermer des parcs à bestiaux ; si ! au centre de presque tous ces parcs s’élèvent de petits tertres circulaires en haut desquels sont juchés des groupes de femmes qui nous contemplent ; mais pas la moindre maison ni aucune tente.

Vivement intrigués, nous demandons au chef à lui rendre sa politesse en allant le visiter dans sa demeure. « Avec plaisir, nous dit-il, mais faites bonne garde : ayez tous un sabre ou au moins un bâton ; que ceux qui sont sur les flancs et par derrière protègent les autres ! » Et lui-même, tirant son épée, prend la tête de notre troupe. Qu’est ceci, et quels dangers nous menacent ?

Il avait eu raison de nous prévenir, le brave chef ! Quand nous approchons de la palissade, une douzaine d’énormes molosses étaient couchés tout autour s’avancent sur nous d’un pas résolu : il faut que nous nous mettions à faire des moulinets avec nos gourdins pour maintenir à un ou deux mètres ces bêtes féroces qui n’écoutent même pas la voix de leur maître.

Ces terribles gardiens sont une caractéristique des agglomérations des Nomades. Pour aller d’une habitation à l’autre, il faut, même pour les gens du lieu, être au moins deux et armés, sous peine d’être dévoré. Les chiens, heureusement, ne s’éloignent pas de la demeure qu’ils sont chargés de garder : à cinquante mètres, on n’a rien à craindre, mais malheur au téméraire qui s’approche plus près. Un de mes compagnons, emporté par son zèle photographique, en fit la cruelle expérience, et si, nous étant aperçus à temps de son imprudence, nous n’étions accourus en foule à son secours, il eût laissé aux crocs des molosses autre chose que son manteau.

Nous franchissons plusieurs enceintes de palissades qui sont vides, les bêtes étant aux pâturages, et nous arrivons devant le tertre central. Toujours point de maison. « Donnez-vous donc la peine d’entrer, » dit le chef en s’inclinant avec respect. Où donc ? Sous terre ?

Et en effet, dans le monticule même s’ouvre une porte ; à travers l’obscurité, on devine une étable à bestiaux ; puis, au delà, la caverne s’éclaire, et on débouche dans une vaste rotonde de dix à quinze mètres de diamètre, sur trois ou quatre de hauteur.

Ce tertre que nous croyions naturel est complètement creux ; de gros piliers et des poutres supportent les terres qui reposent sur des fascines. En dehors de la porte, que masque un mur séparant l’étable de la grande pièce, la seule ouverture est au sommet même de la coupole : c’est par là que sort la fumée, et qu’entrent, plus encore que la lumière, la pluie et la neige ; quand pourtant ces dernières deviennent trop violentes, quelque homme saisit une lance, fait glisser dans une rainure de la voûte des planches disposées à cet effet, et bouche ainsi l’ouverture : l’obscurité est alors complète.

Il fait d’ailleurs toujours sombre au fond de ces demeures artificiellement souterraines. Quand l’œil s’est habitué, on découvre un intérieur grandiosement barbare et primitif.

Le meuble principal est un long foyer en terre durcie, contenant deux brasiers et deux récipiens où l’argol est à portée d’être introduit dans le feu ; sur ces brasiers toujours chauffe dans de grandes marmites l’eau destinée au thé. Par ce foyer, le sol de la salle est divisé en deux compartimens : celui de droite est réservé au maître et à ses hôtes, celui de gauche aux femmes et aux serviteurs.

Au fond du compartiment des hommes, un autel, avec quelques statuettes bouddhiques et une multitude de petites soucoupes pleines de beurre, dont l’une toujours brûle en veilleuse ; dans le prolongement du foyer, des banderoles portant imprimée l’image d’un cheval divin, symbole qui joue un grand rôle dans cette région de cavaliers. Tout autour, sur le sol, sont dispersées les richesses de la famille : des selles, des armes, et surtout de nombreux ballots, contenant les uns du thé, du sel, de la farine d’orge, un peu de riz, denrées venues de loin, les autres des peaux et des fourrures qui serviront à de nouveaux achats.

Le côté gauche contient les ustensiles de cuisine, de grands récipiens pour conserver le lait, pour baratter le beurre. Là on travaille avec assiduité pour servir les hommes assis sur des peaux de l’autre côté du feu. À droite, c’est le salon ; à gauche, la cuisine.

Le foyer ne sépare pas complètement les deux domaines ; un assez large passage existe entre lui et le mur de l’étable, contre lequel sont généralement disposés plusieurs lits, couches de peaux entourées de rideaux.

Dès que nous entrons, le côté des femmes s’agite : le combustible est précipité dans le foyer, le beurre frais extrait de la baratte, et un vase se remplit d’une délicieuse crème, légèrement aigre et épaisse à plaisir. Le thé est servi, par-dessus le foyer protecteur des bonnes mœurs, par la majestueuse dame de céans.

La polyandrie du Tibet a fait couler beaucoup d’encre. Les sociologistes inclinent à la considérer comme une des manifestations du parfait communisme de la famille, par lequel tous les frères ne font qu’un avec leur aîné, ayant la même femme comme ils ont les mêmes biens. Or, nous n’avons trouvé ni communisme, ni polyandrie : à la mort du père, ses enfans se divisent ses biens par parts égales, et s’installent chacun de leur côté pour leur compte ; naturellement, ils ont chacun leur femme, ou même plusieurs, bien qu’assez rarement ; je n’ai pu savoir si la polygamie était facultative ou réservée au cas de stérilité.

Le type des hommes est variable ; tous sont grands, beaucoup ont des traits fins et allongés. Tout autre, sauf d’assez rares exceptions, est le type de la femme : elle est courte, ramassée, solide, plantureuse ; sa face est large, son visage peu dégrossi. Ses cheveux, séparés par une raie au milieu du front, sont nattés en une multitude de petites tresses, d’où tombe par derrière une bande d’étoffe chargée d’énormes bijoux en argent, turquoises, corail. Deux bandes identiques, partant de derrière le cou, descendent par devant jusqu’aux pieds ; elles sont le plus souvent seules à voiler, — fort peu, — les poitrines : ces dames, de même que leurs époux, ont comme unique vêtement la capote de peaux de mouton, qui est bien lourde et bien gênante pour les travaux du ménage ; aussi est-elle presque toujours rejetée jusqu’à la ceinture.

Quelle vision d’humanité lointaine nous donnent ces créatures robustes, qui, presque nues, mais toujours chargées de bijoux comme des reines, vaquent avec solennité à des travaux de bêtes de somme, fléchissant sous le poids de hottes d’argol ou de grands tonnelets qu’elles vont remplir à la rivière ! On les sent aussi orgueilleuses de bien accomplir ces fonctions grossières, mais rendues par la nécessité sacrées à tous les primitifs, que d’étaler sur leur corps les signes tangibles de la richesse et de la puissance de leur époux. Et quand, sur le sommet de chacune des taupinières géantes, nous voyons se dresser en groupes leurs silhouettes massives, d’où se détachent, sous les cheveux pendant jusqu’à terre, les larges faces étonnées, les épaules solides, les bras musclés et les parures éclatantes, nous croyons voir apparaître, juchées sur leurs chars, les indomptables compagnes des Cimbres et des Teutons.

Pendant deux jours nous ne nous lassons point de visiter l’une après l’autre ces demeures étranges, qui ne ressemblent à rien qui ait été signalé sur la surface du globe, à notre connaissance. Il y en a une trentaine, qui peuvent abriter chacune de vingt à trente personnes, tant maîtres que serviteurs. Elles constituent chacune, avec leurs enceintes de palissades, des forteresses isolées.

Personne ne sort de chez soi sans être armé de son sabre, et, s’il va dans la campagne, de son fusil et de sa lance. La vie pastorale, que nous nous représentons sous des aspects bucoliques, n’est en fait qu’une vie de guerre et, d’aventures. La richesse du nomade, son bétail, n’est point, comme celle du sédentaire, rivée au sol d’où il faut l’extraire par un labeur opiniâtre : une surprise, et les troupeaux d’autrui sont à vous. Qui ne serait tenté ? Aussi chacun ne pense-t-il qu’à attaquer et à se défendre, et toujours le pasteur est un voisin dangereux. Tibétains, Mongols, Turcs, Huns, Arabes, Touareg, partout ces tribus impuissantes n’attendent qu’un Attila, un Gengis-Khan ou un Mahomet pour conquérir le monde ; et n’oublions pas qu’au viiie siècle, deux fois nos Tibétains ont pénétré jusqu’à la capitale de la Chine, Si-Ngan-fou, et l’ont prise.

Mais cet amour des coups de main et des profitables exploits ne signifie point qu’ils soient querelleurs et insociables. Tout comme leurs émules africains les Touareg, avec lesquels ils ont tant de ressemblance, ils sont graves, réfléchis et courtois.

Partout nous étions hospitalièrement accueillis ; partout aussi nous répondions à l’offrande de thé et de crème par celle de quelque objet rare, couteau ou miroir[3].

Mais, surtout, nous savions gagner le cœur des femmes. Leurs bijoux préférés, ce sont les boutons d’uniforme dorés, et l’Angleterre a inauguré là une nouvelle forme de pénétration pacifique, en écoulant tous les vieux boutons de l’armée des Indes, si bien que, même en cette extrémité nord du Tibet, nous pouvions sans peine dénombrer ses forces : il nous suffisait de regarder les femmes : les numéros de tous les régimens hindous s’étalaient sur leur sein. Notre chauvinisme ne pouvait tolérer une si astucieuse prise de possession : et les futurs explorateurs verront dorénavant, à côté des anglais, des boutons d’uniforme français briller sur les robustes poitrines des dames tibétaines.

Ce séjour était bien utile pour remonter notre cavalerie et pour nous procurer des vivres.

Quels vivres ? demandera-t-on. Les Nomades n’ont absolument aucune culture ; ils n’ont pas de poules, — c’est le seul pays du monde que j’en sache dépourvu, — ni de cochons. Mais leurs troupeaux de moutons, de chèvres et de yaks leur fournissent de la viande, dont ils mangent assez souvent, du lait, de la crème, et surtout du beurre, dont ils font une consommation considérable, car c’est lui qui leur fournit la graisse dont la combustion intérieure leur permet de lutter contre le froid. Ils le consomment, comme dans tout le Tibet, mélangé au thé : c’est le fameux thé beurré. Enfin ils y ajoutent, comme ailleurs aussi, le tsamba, farine d’orge grillé, qu’ils se procurent dans les hautes vallées des confins, là où la culture est encore possible et où les populations ne dédaignent point de s’y livrer. On voit que pour deux élémens essentiels de leur alimentation, le thé et le tsamba, ils dépendent entièrement de l’extérieur, ce qui rend encore plus admirable qu’ils aient su maintenir une si complète indépendance en face de l’envahissante Chine qui pourrait les affamer.

On aura peut-être constaté avec étonnement l’existence d’un village, même si singulier, parmi des populations réputées nomades. Elles le sont en effet, mais ainsi qu’on l’a écrit avec justesse, personne n’est plus sédentaire que le nomade. Il se déplace à la suite de ses troupeaux, mais dans le cercle restreint de son territoire propre ; bientôt il a déterminé quelques emplacemens particulièrement favorables, et désormais il va de l’un à l’autre suivant les saisons ; et si, dans l’organisation de sa demeure, il se trouve quelque chose qui puisse subsister, comme le rempart ou le foyer, il le laisse pour le retrouver l’an prochain. C’est ainsi que toutes les tribus des Nomades ont deux ou trois lieux fixes de résidence, qui portent toujours leur nom, si bien qu’au voyageur qui demande si tel village se trouve dans telle vallée, on répond : « Oui, en hiver, mais en été il est de l’autre côté de la montagne. »

Tout ce que nous voyons, aspect physique des indigènes, habitations, vêtement, mœurs, diffère au plus haut point, sauf par certains détails que le climat ou le sol rendent obligatoirement semblables, des descriptions que tous les voyageurs ont faites des Tibétains, et de ce que nous avons vu à Ta-Tsien-Lou : nul rapport entre ce peuple de guerriers toujours à cheval, la lance au poing, et les lourds sédentaires ou les pâtres craintifs jusqu’ici connus. Cette différence se complète et s’explique par celle de la langue : les vocabulaires que nous recueillons n’ont rien de commun avec le tibétain, ni avec ses dérivés notés sur les confins. Il semble donc que nous ayons affaire à un peuple entièrement nouveau pour l’Europe, quoique vraisemblablement ancien et fort illustre, car, à en juger par leurs vertus guerrières, ce sont ces Nomades bien plutôt que les Tibétains ordinaires, qui sous le nom de Tangoutains ont joué un grand rôle dans l’histoire chinoise.

Par la lamaserie de Tartsa-Gomba, — qu’on excuse ce pléonasme, car gomba signifie lamaserie, — nous allons maintenant gagner la tribu de Lai-Wa, où le chef de Pan-Yu nous a ménagé bon accueil.

La confédération des Dzorgué comprend douze tribus. L’autorité des chefs est médiocre : ils ne sont guère que des notables plus distingués et plus influens. Tous les chefs de famille participent aux décisions générales, telles que changement de résidence, guerre ou paix ; pour le reste, ils agissent en toute indépendance, faisant leurs expéditions de pillage sans en devoir compte à personne. À plus forte raison les liens entre les tribus sont-ils très lâches ; cependant des relations de parenté et de commerce maintiennent de bons rapports, et toutes viendraient en aide à celle qui serait attaquée ; mais cela n’oblige nullement chacune d’elles à adopter à notre égard la même attitude.

Quand on quitte les constructions préhistoriques de Pan-Yu, Tartsa-Gomba surprend comme le rappel d’une civilisation qu’on avait oubliée : son temple, ses nombreuses cellules ont un aspect ordonné et architectural. C’est notre première rencontre avec les lamas dans leur empire ; les autres voyageurs, sauf les Pères Huc et Gabet, n’ont eu nulle part à se louer d’eux, et il est probable qu’ils ne verront pas d’un bon œil l’intrusion d’étrangers. Nous pourrions passer ici sans les visiter, car le territoire de la confédération Dzorgué ne leur appartient pas, et les Nomades, quoique heureux de les avoir chez eux pour assurer leur salut grâce à leurs prières, ne leur concèdent aucune autorité ; mais il y a toujours de nombreux lamas qui circulent dans le pays, et, s’ils interprètent mal notre abstention, ils répandront de mauvais bruits sur notre compte.

Nous leur faisons donc exprimer notre désir d’aller les voir. On nous fait attendre très longtemps la réponse : une bourrasque de grêle violente tombe à ce moment, et nous restons à la recevoir, à 500 mètres du monastère d’où on nous voit très bien, sans que personne nous fasse signe de venir nous abriter. C’est seulement quand le beau temps est revenu qu’on nous invite à entrer ; l’accueil d’ailleurs est froid : les supérieurs ne paraissent pas, et une foule de petits moinillons, pieds nus dans la boue glacée, nous entoure avec des moues passablement moqueuses.

Cependant notre curiosité et la leur prolongent cette visite, et on nous ouvre le temple. Nous admirons d’abord l’étonnante volonté qui a présidé à la construction d’une charpente aussi considérable dans un pays absolument dépourvu de bois. Les forêts les plus proches sont à deux jours et demi d’ici : c’est de là qu’il a fallu apporter les arbres entiers qui servent de piliers, et cela sans cours d’eau flottable, ni chariot.

Mais ce qui ne nous confond pas moins, ce sont les fresques qui recouvrent les murs : je ne dirai pas qu’elles valent des Fra Angelico, mais leur conception naïvement mystique, la grâce un peu gauche de leur exécution, ne peuvent manquer d’évoquer l’art de nos couvens avant la Renaissance, tandis qu’elles n’ont pour ainsi dire point de rapport avec l’art chinois.

Et qui donc peint, qui fond ou cisèle ces nombreuses statues, ces objets de culte finement travaillés, qui trace les plans de ces architectures imposantes, réalisées avec de si chétifs moyens d’exécution ? Ne sommes-nous pas chez ces mêmes Nomades qui vont nus dans leurs peaux de bêtes, vivent dans des tanières souterraines ou sous le frêle abri d’une tente, et semblent ne s’être pas encore élevés à la conception du vêtement ni de la maison ? Et ce sont leurs fils et leurs frères qui possèdent et pratiquent tous les arts, sans parler des sciences que doivent contenir leurs livres imposans ! Voilà certes un problème de sociologie particulièrement curieux.

Pendant la nuit une rumeur s’élève, et des cavaliers pénètrent dans notre camp. Ce sont des Tibétains de Song-Pan-T’ing : faisant cent kilomètres par jour grâce à des chevaux de rechange, ils nous ont rattrapés pour nous apporter un message urgent du vice-roi du Sseu-Tch’ouan. C’est une lettre de Tchao-Eul-Fong au Consul général de France à Tch’eng-Tou, lui exposant que jamais la situation du Tibet n’a été plus troublée, que les lamas sont dans la plus violente excitation contre tout ce qui est Chinois ou étranger, et que nous courons à notre perte ; il le prie en conséquence, sachant que son préfet n’a pu nous arrêter, d’intervenir lui-même. À cette lettre est jointe, en effet, une exhortation pressante de M. Bons d’Anty à revenir, ses renseignemens personnels étant d’accord avec ceux du vice-roi.

Certes, l’avis était sérieux : le futur conquérant de Lhassa avait déjà montré dans ses expéditions précédentes contre les Tibétains qu’il ne tremblait pas devant des dangers imaginaires ; quant à M. Bons d’Anty, toujours parfaitement informé, il avait en mainte occasion prouvé sa vaillance d’explorateur, et il n’était pas homme à conseiller à la légère de reculer à des officiers français. L’attitude si équivoque, bien que sur le territoire d’une tribu amie, des lamas que nous avions visités le jour même, confirmait l’hostilité signalée et nous présageait mauvais accueil quand nous atteindrions leur domaine propre.

Mais quoi ? Ne savions-nous pas tout cela avant de partir ? Avions-nous pensé faire un voyage d’agrément ? Je lis ces lettres à mes compagnons : « Bonne affaire, » dit simplement l’un d’eux ; « avec ces papiers, on ne s’avisera pas, si nous réussissons, de prétendre que notre entreprise était trop aisée ; si nous y restons, on ne pourra dire que c’est par notre maladresse. » Ce fut toute la délibération : je n’avais plus qu’à remercier le Consul général et le vice-roi de leur sollicitude, en leur annonçant que nous continuions notre route.

Mais ce fut comique de voir la stupeur désolée de notre personnel en recevant l’ordre de reprendre la marche ; les courriers avaient répandu la nouvelle que notre gouvernement nous ordonnait de rentrer, excitant ainsi une allégresse générale. Maintenant notre entreprise allait paraître plus folle encore.

La région où nous avançons est une vaste plaine qu’entoure un cirque de hautes montagnes, rapprochées à l’Est et au Nord, lointaines au Sud et à l’Ouest. À peine si des collines basses y modèlent quelques vallons. La pente est tellement insensible que les cours d’eau ne savent plus leur route : ils tournent sur eux-mêmes en d’invraisemblables méandres. Et cet essoufflement des fleuves à bout de course, arrivés trop tôt au niveau de la mer, se produit ici à 4 000 mètres d’altitude !

En vérité, il semble que sa ceinture de monts isole cette contrée du reste de l’univers : la nature et les hommes ignorent qui les entoure, rien ne vient les troubler, et ils ne veulent que continuer toujours la même vie. Nous qui, avant de parvenir ici, avons dû nous imprimer dans les yeux, dans le cerveau, la vision tragique de la terre éventrée par les fleuves, le vertige de tant d’abîmes, la fatigue de tant d’escalades, nous restons muets d’étonnement devant cet Éden glacé mais si calme, si ouvert, si pastoral, où la vie semble si douce à des hommes qui se rient des frimas. Nous sentons qu’après avoir longtemps erré dans des souterrains et de sombres couloirs, nous sommes parvenus sur la terrasse de l’édifice terrestre, où il n’y a plus qu’à vivre baigné dans le ciel, sans souci des esclaves qui peinent dans les profondeurs. Heureux maîtres du toit du monde !

Mais moins heureux leurs hôtes ! Nous avons beau nous exhorter mutuellement à aller, à la mode du lieu, l’épaule nue, nous sommes décidément encore très loin de ce degré d’entraînement, et nous ne trouvons point trop de superposer des peaux de bique à nos capotes recouvrant des vestons de cuir fourré par-dessus des vêtemens de laine, des tricots et des chemises de flanelle doubles. Car la neige et le vent font rage de plus en plus. Il nous arrive de ne pouvoir lever le camp et de rester enfermés dans nos tentes, tant la tempête est violente. Quelle peine, quand on se décide à partir, pour rouler les tentes congelées, arracher les piquets et les cordes recouverts de deux doigts de glace ! Je plains nos pauvres hommes ; sans l’exemple des Tibétains qui semblent tellement à leur aise, nous aurions peine à maintenir leur moral. D’autant plus que les chevaux leur donnent le mauvais exemple : pas de jour que l’un d’entre eux ne tombe mort sous son cavalier. Si nous n’en trouvions à acheter, je ne sais ce que nous deviendrions.

Une des principales causes de leur fatigue vient d’une extraordinaire disposition du sol que nous rencontrons fréquemment. C’est une argile ferrugineuse imperméable qui, sous l’action combinée du gel, de la fonte et du soleil, s’est craquelée et divisée, à la manière d’un damier irrégulier, en une multitude de mottes, séparées par des cavités pleines d’eau ou de glace. Les animaux du pays passent sans difficulté, posant le pied sur les mottes avec une adresse de chevaux de cirque ; mais pour ceux qui sont venus de Chine, qui mesurent mal leur élan et manquent à chaque pas de culbuter avec leur cavalier, c’est un exercice horriblement ardu, où ils dépensent des efforts exagérés et épuisans.

La tribu de Lai-Wa occupe une succession de villages identiques à celui de Pan-Yu. Cependant, faute de bois, les maisons-tertres sont moins hautes, et les palissades extérieures sont faites en mottes de terre. En même temps que nous, arrive une famille qui revient de la forêt voisine : cinq jours de marche à l’aller, et autant au retour, pour rapporter quelques poutres.

Nous avons le plaisir de constater là que la saison est évidemment fort clémente, car on a décidé de quitter les villages d’hiver pour se rendre aux campemens d’été ; déjà les tentes sont sorties et dressées dans les cours, pour vérifier leur état et procéder aux réparations. C’est très consolant, ces préparatifs contre la chaleur ; hélas ! pas plus qu’une hirondelle une tente de Tibétain ne fait le printemps.

Mais qu’importait le froid ? nos affaires n’allaient-elles pas admirablement ? pas la moindre difficulté, des gens d’abord assez réservés, mais simples et, en somme, accueillans. Et c’étaient là ces fameux bandits à la renommée sinistre ! « Vraiment ! » s’écrie l’un d’entre nous, « c’est trop facile de passer ici ! ceux qui ont été attaqués par les Tibétains ont dû le faire exprès. » L’imprudent ! savait-il pas que le joueur heureux ne doit jamais proclamer sa chance, sous peine de la voir tourner ? Comme l’avalanche en suspension que déchaîne une parole, les incidens vont se précipiter.

Le lendemain matin, au moment où nous allons quitter Lai-Wa pour la tribu de Mboulou, des cavaliers envoyés pour préparer notre réception reviennent inopinément, et c’est tout de suite un palabre animé avec notre escorte. Qu’est-ce donc ? Il y a, tout simplement, qu’un fort parti de cavaliers de Samsa est posté sur notre route.

Samsa est une grosse confédération au Nord des Dzorgué, particulièrement redoutée des gens de Song-Pan-T’ing, et ce conflit va nous faire toucher du doigt le mécanisme de la vie du désert.

Les Nomades sont bien des pillards, ils vont au loin dévaliser les caravanes qui passent hors de leur territoire, mais cela ne leur suffit pas pour vivre : car au Tibétain il faut du thé, et le thé ne pousse qu’en Chine. Et comme il ne plairait point à ces visiteurs et à ces guerriers d’aller l’y acheter, ils ont conclu des conventions avec les négocians de Song-Pan-T’ing. Deux fois par an, une caravane chargée de thé part de cette ville et traverse le pays jusqu’au lac Koukou-noor. En route, elle cède à chacun le thé dont il a besoin contre les peaux de ses troupeaux et notamment de la précieuse chèvre du Tibet ; au Koukou-noor, ce qui lui reste est échangé aux Mongols qui bordent le lac. Cette caravane n’a rien à craindre des tribus qu’elle traverse, moyennant une redevance convenue, mais rien n’empêche les autres confédérations de venir l’attaquer, et, parmi toutes, c’est Samsa qui est le plus à craindre.

N’existe-t-il pas une autre route permettant d’éviter l’embuscade ? Oui, tout près d’ici il y a un gué dans le Petit Fleuve Jaune, devenu ailleurs infranchissable : changeons de rive, et Samsa ne pourra nous atteindre.

Chose facile qu’un passage de gué, même profond, s’il n’y avait à passer que des hommes ! mais il y a nos bagages, qui contiennent nos photographies, nos notes, tant de choses qu’une goutte d’eau perdrait. Un faux pas du yak qui les porte, et nos travaux sont anéantis !

Enfin, nous voilà en sûreté sur l’autre rive. Nous y sommes guidés par le plus joyeux Tibétain que nous ayons rencontré : c’est un bonhomme de soixante-dix ans, à la figure de vieux vigneron bourguignon, — il semble même que son nez bourgeonne légèrement, — avec lequel nous sommes tout de suite devenus amis intimes. Il s’assied sur nos plians, goûte notre thé dans nos timbales, fouille dans nos cantines, et, ravi de faire croire qu’il sait le français, nous imite en appelant nos boys d’une voix retentissante : « Boy-Boy. » Nous lui décernons à lui-même ce beau nom.

Décidément, les Nomades avaient raison de préparer leurs tentes, et il faut croire que la prédiction du temps se fait plus exactement au Tibet qu’en Europe. La température s’adoucit sensiblement, un joli soleil se montre, et voici toutes les marmottes qui apparaissent. Leur nombre est extraordinaire ; partout où le terrain est sec et meuble, on le voit couvert des grandes taupinières, généralement à plusieurs issues, qui sont la demeure de ces animaux. Jusqu’ici, à cause du froid, nous ne les avons guère vus eux-mêmes, mais, en même temps que les Tibétains de leurs tanières d’hiver, calquées sur leurs demeures, ils sortent tous à la fois.

Rien de plus amusant que de les tirer : d’une agilité extrême, car elles ont maigri durant l’hiver, les marmottes jaillissent d’un trou, et presque aussitôt s’enfoncent dans un autre ; il faut une rapidité très grande pour arriver à jeter son coup de fusil, et une précision absolue, car, même blessé, l’animal disparaît dans un terrier voisin. Néanmoins, nous aurions trouvé là une ressource réelle, car on sait que la chair de la marmotte est assez bonne, mais aucun de nos hommes ne voulut y toucher, et il fallut renoncer à ce sport agréable, pour ne pas gaspiller inutilement nos munitions. Les canards, fort nombreux, nous procurèrent heureusement des compensations.

Le second jour, nous trouvons la tribu des Keuté déjà installée dans ses campemens d’été. Généralement, les tentes sont disposées en cercle. La tente des Nomades, noire, faite d’un tissu en poils de yaks, n’est point hexagonale, comme on l’a signalée ailleurs, mais irrégulièrement polygonale ; son procédé de support, très ingénieux, consiste en perches plantées hors de la tente, auxquelles des cordes la relient de telle sorte que tout l’espace intérieur est libre. Les ballots qui constituent la fortune du maître, répartis circulairement, forment comme un bourrelet qui empêche le vent de s’engouffrer par-dessous ; la fumée s’échappe par une ouverture centrale, qu’un pan d’étoffe peut aveugler au besoin. Cette tente, très vaste, serait parfaite si l’étoffe n’en était d’une trame si grossière que le soleil et le froid y pénètrent à leur aise.

Notre plan est d’aller sur cette rive, où nous sommes à l’abri de Samsa, jusqu’au confluent du grand Fleuve Jaune, qui n’est plus loin — voilà plusieurs jours que nous marchons parallèlement à lui, à 10 ou 15 kilomètres au plus ; — là un gué nous permettra de franchir le petit fleuve, et de reprendre notre itinéraire prévu, après avoir dépassé la zone dangereuse.

Mais, en tournant la tête, l’un de nous aperçoit sur nos derrières une colonne de feu. Quelque fumeur imprudent a-t-il jeté une allumette enflammée sur l’herbe séchée par ce malencontreux soleil ? En un instant les flammes s’étendent et gagnent toute la prairie. Bien que le vent les chasse du côté opposé, le danger est grave : même si les tentes et les troupeaux sont épargnés, et nous l’espérons d’après la marche de l’incendie, une étendue considérable de pâturages n’en aura pas moins été dévorée ; c’est un désastre pour les pasteurs, et ils voudront se venger de nous.

Boy-Boy, qui n’a pas envie de rester plus longtemps en notre compromettante compagnie, nous entraîne vers la rivière, nous la fait franchir de nouveau par un gué, et vite il nous tire sa révérence et disparaît avec ses gens aux grandes allures de son cheval.

Nous voilà sur la rive occupée par le parti Samsa et, tout près du point où on nous l’a signalé. Comble de malchance, nous ne pouvons suivre la berge et nous tenir à distance des montagnes qui se sont beaucoup rapprochées : toute cette rive n’est qu’un vaste marécage. Il nous faut donc atteindre le pied des hauteurs où justement doivent être cachés nos ennemis. Nous trouvons heureusement pour camper un asile idéal : une petite presqu’île dans un marais, avec un isthme étroit facile à défendre.

Nous avons bien fait de nous mettre à l’abri derrière le fleuve. Durant la nuit s’élèvent de tous les points de la plaine des aboiemens incessans, qui témoignent d’une agitation insolite : sans doute, les guerriers se concertent pour nous attaquer. Nous sommes à l’abri d’une surprise dans notre presqu’île, mais gare à demain !

Dès l’aube, nous levons le camp et nous éloignons en hâte. Entre la base des montagnes et les marécages, il y a juste la place de la piste, et l’ennemi, qui le sait, a toute facilité pour nous attendre à l’endroit propice. Aussi procédons-nous avec la plus extrême prudence, protégés par des patrouilles en tête, en queue et sur le flanc droit ; à gauche, la vue s’étendant à l’infini sur les marais. À chaque coude de la sente qui contourne un éperon de la montagne, nous attendons que nos éclaireurs, grimpés en rampant sur la crête, nous aient signalé que la voie est libre. Et puisque notre fortune nous offre l’occasion de voir des soldats chinois en action de guerre, il faut le reconnaître, ils manœuvrent à merveille, utilisant au mieux le terrain sans être vus, et il est impossible de désirer un service de sûreté en marche mieux exécuté, sans qu’il soit besoin de leur rien dire. Et, une fois de plus, j’admire l’étrange aveuglement de ceux qui refusent au Chinois toute vertu guerrière.

Ces précautions ne sont pas de trop ! Tout à coup nos éclaireurs de tête font signe d’arrêter ; l’un d’eux revient au galop nous annoncer que deux cents cavaliers de Samsa sont là, embusqués dans un ravin devant lequel il nous faut passer.

Désagréable situation ! Forcer le passage avec nos quatorze fusils, il n’y faut guère songer ; reculer, encore moins, car nous retomberions chez les tribus incendiées ; à droite, les montagnes et le territoire de nos agresseurs ; à gauche, les marécages. Pas d’hésitation : ce sont les marécages qu’il faut choisir ; nous ne sommes pas absolument sûrs d’y rester, tandis que partout ailleurs…

Et nous voilà pataugeant dans les prairies inondées, tâchant d’éviter les trous profonds et plus encore les tourbières. Tous nos hommes de pied marchent devant, dispersés sur un grand front et éprouvant le sol, afin de trouver le passage le moins dangereux pour les cavaliers et les yaks. Cela n’empêche qu’à chaque instant quelque bête n’enfonce et, dans ses efforts pour se dégager, ne tombe sur le côté avec sa charge ou son cavalier : quelle peine ensuite pour la retirer de la vase ! Des ruisseaux venus de la montagne, ne trouvant plus de pente pour s’écouler, tracent des méandres profonds dans lesquels on risque à chaque instant de disparaître, et qu’on retrouve toujours devant soi.

Interminables marais ! Nous avons pris comme point de direction un contrefort de la montagne qui s’avance en presqu’île au delà de l’embuscade et que nos adversaires ne pourraient atteindre sans se montrer et s’exposer à nos armes à longue portée. Il n’y a guère que trois kilomètres à franchir : nous mettons cinq heures à les parcourir. Quel soupir de soulagement quand nous posons le pied sur la terre ferme !

Et quelle joie aussi nous attend là ! De la hauteur nous apercevons enfin ce Fleuve Jaune qui est notre but, et que toutes les cartes portent à cent kilomètres plus loin. Nos renseignemens ne nous ont pas trompés, et la découverte qu’ils nous promettaient est obtenue. Voilà qui nous paie en un instant de toutes nos fatigues et nous fait oublier le danger qui nous menace encore. N’attendons pas pour assurer scientifiquement ce résultat, car qui sait où nous serons demain ! Il va être midi, le soleil brille : le théodolite est installé, et le capitaine de Fleurelle fait le point, en multipliant les observations de hauteurs conjuguées[4].

Dès qu’il a fini, nous repartons, suivant cette fois la terre ferme. Mon inquiétude n’a pas diminué, car nos ennemis ne doivent pas avoir renoncé à saisir une proie si facile et si tentante ! Mais voici que, parvenue sur une colline, notre avant-garde pousse des cris et nous appelle : nous accourons, et un spectacle saisissant frappe nos regards.

Dans la plaine à nos pieds s’avance une armée, une armée innombrable de sombres yaks et de cavaliers aux longues lances étincelantes. Leurs escadrons forment des groupes compacts qui se suivent à courts intervalles. Leur colonne descend de la crête opposée ; toujours de nouvelles masses apparaissent, sans fin.

À la joie exubérante de nos hommes, nous devinons : c’est la Caravane, la grande caravane du Koukou-noor. Chargée des peaux et des fourrures échangées contre le thé qu’elle a porté, elle revient, par un hasard providentiel, un mois plus tôt qu’on ne l’attendait, à point nommé pour nous sauver. Car ce sont des alliés : Chinois ou Tibétains de Song-Pan-T’ing, ils courent dans le désert les mêmes risques que nous, et leurs marchandises vont exciter les convoitises des mêmes agresseurs ; nos hommes les connaissent tous, et c’est comme des frères qui se retrouvent au sortir d’un naufrage que nous nous abordons. Tout de suite la tête de la caravane fait halte, et nos deux camps s’élèvent contigus, cependant que, interminable, la file des yaks continue à descendre de la hauteur.

Mais que les effusions ne nous fassent pas oublier les affaires sérieuses ! nous mettons les chefs au courant de la situation. À peine disent-ils quelques mots à ceux qui les entourent. Bientôt un cavalier sort des tentes, puis deux, puis dix, puis cent ; silencieusement, au grand galop de sa monture, la lance au poing, chacun fend l’espace vers un but que nous ne discernons pas encore ; en quelques minutes, plus de deux cents guerriers se trouvent rassemblés à un kilomètre en avant du camp, groupés en deux escadrons qui, tout de suite, précédés de patrouilles, s’en vont à la recherche de l’ennemi.

La belle manœuvre, exécutée avec quelle souplesse, quel silence, quelle soudaineté ! Comme elle révèle l’habitude de la guerre, des coups de main subits. Point d’ordres bruyans, point d’explications : un mot jeté tout bas, et voici l’armée en bataille. Qui vient au désert, fût-ce pour commercer, ne peut être qu’un professionnel et un amoureux des aventures : Tibétains et Chinois, tous ceux que nous y avons rencontrés paraissaient échappés des pages de Gustave Aymard et de Fenimore Cooper.

Pendant ce temps, le camp a achevé son installation. C’est une ville, avec ses rues et ses places. La caravane est divisée en trente groupes dont la place respective est toujours observée. Chacun forme un quartier, composé d’un certain nombre de tentes ; aux angles, un bastion est construit avec des charges de peaux empilées les unes sur les autres de manière à constituer un rempart rectangulaire : un poste y veillera toute la nuit, secondé par une escouade de ces terribles molosses qui ne laissent même pas approcher les voisins. D’ailleurs, plusieurs patrouilles ont occupé au loin les passages dangereux, et avant l’aube un escadron repartira pour se tenir prêt à recevoir l’ennemi, si, à la faveur de l’obscurité, il a réussi à s’approcher.

Toute la nuit, assis sur des ballots de peaux, dans l’âcre fumée qu’exhalent les feux qui brûlent sous chaque tente, nous devisons avec les rudes coureurs d’aventures. Brèves sont leurs paroles, mais combien chaque détail est évocateur ! En raison du conflit avec les gens de Samsa, la plupart des riches négocians de Song-Pan-T’ing ont reculé devant la crainte du pillage, et la caravane ne comprend que deux cent cinquante cavaliers et quinze cents bêtes, au lieu du double qu’elle a d’habitude. À l’aller, bien qu’elle n’ait fait que longer le territoire de Samsa, un parti de cavaliers est venu réclamer un tribut exorbitant : il y a eu bataille. La caravane a réussi à passer, tuant une dizaine d’hommes à l’ennemi et en perdant autant ; mais, pour revenir, elle a fait un grand détour, afin d’éviter ce territoire, et c’est ce qui nous a valu sa rencontre, car ce n’est pas sa route habituelle. Assurément, c’est contre elle qu’est dirigée l’embuscade dans laquelle nous avons failli tomber : en fait, c’est nous qui la sauvons en la prévenant.

La caravane se met en marche au petit jour. C’est merveille de voir avec quelle rapidité cette ville et ces remparts ont été démolis et chargés sur les yaks. Mais pourquoi la colonne prend-elle une direction presque opposée à celle qu’elle devait suivre ? C’est qu’elle ne tient aucunement à affronter le combat, surtout dans les fâcheuses conditions où nous nous trouvions hier, resserrée en une file immense et sans force, entre les marais et montagne propice aux surprises. Risquer le combat pour conquérir des trésors, à merveille ! mais fuir pour les conserver, mieux encore ! Aussi la caravane, changeant de route, va-t-elle exécuter précisément la même manœuvre que nous, et mettre le Petit Fleuve entre elle et les pirates.

Le gué vers lequel elle se dirige est à peine à six cents mètres du confluent. Le Petit Fleuve, engourdi par ses sinuosités à travers une plaine sans pente, n’a plus la force de pénétrer dans le Grand Fleuve Jaune, un peu plus rapide et qui le refoule ; aussi le limon en suspension dans ses eaux dormantes se dépose-t-il en plus grande abondance dans ce dernier parcours, et le lit est-il presque barré par les dépôts.

Le passage dure trois heures. Toutes les précautions d’ordre militaire sont prises pour parer à une attaque sur l’une ou l’autre rive. Les groupes passent successivement, attendant pour s’engager dans la rivière que leur prédécesseur ait occupé une position favorable sur la berge opposée.

Que le spectacle soit pittoresque au plus haut point, on le devine. Mais comment rendre l’effet que produit cette scène de vie intense au milieu de l’immensité immobile qui l’encadre ? Dans ce contraste se manifeste d’une façon saisissante le mystère latent qui fait le charme étrange du désert.

Où n’existent ni maisons, ni routes, ni champs, par quel prodige se trouvent rassemblés aujourd’hui tous ces hommes ? On saisit là que des forces secrètes actionnent les communautés minuscules qui semblent comme noyées dans l’espace et privées de vie sociale. Leur apparente inertie cache des combinaisons à longue échéance, tout un faisceau de dispositions, parfois séculaires, qui tout d’un coup produisent l’explosion par laquelle le silence et l’immobilité sont un instant rompus. Aujourd’hui, c’est le passage de cette caravane ; dans six mois, dans un an, il en viendra d’autres. En vue de cet événement, des alliances se nouent, des embûches se préparent ; chacun calcule ce qu’il pourra tirer de l’échange ou du coup de force, et les troupeaux se multiplient, et s’aiguisent les fers de lance.

Cette caravane, c’est le grand ressort du désert. Qui ne l’a pas rencontrée ignore le mécanisme caché et ne voit que la trompeuse surface.

Mais même ce mystère surpris ne suffit point à expliquer l’émotion, en quelque sorte sacrée, qui remue nos cœurs et ne s’effacera point de nos mémoires. C’est une vision des premiers âges de l’humanité que nous avons sous les yeux. Ces savanes, ces monts aux neiges éclatantes, ce fleuve immense, rien n’a changé depuis le commencement du monde, rien ne porte la marque de l’homme : la nature ignore encore qu’elle puisse avoir un maître ; et ce peuple en marche, à peine couvert de dépouilles d’animaux, mais armé de glaives et d’épieux, avec ses yaks puissans et informes comme les espèces disparues, c’est une horde préhistorique. Ô désert ! ta majesté ne réside point dans l’immensité de l’espace : souvent tes horizons sont courts et médiocres tes paysages ; mais ton infini est dans la durée. Sur toi les siècles passent sans marquer leur empreinte. Tu es toujours jeune, désert, et par toi l’homme aussi reste jeune, tel qu’aux premiers jours. Nous te devons les derniers Barbares, pareils sans doute à ce que furent nos pères ; grâce à toi, nous pénétrons plus profondément en nous-mêmes et, sous les acquisitions de la civilisation, croyons sentir tout au fond remuer l’âme ancestrale.

Mais déjà la vision commence à s’effacer : la masse des yaks sombres, les guerriers aux longues lances, tout cela s’écoule, s’allonge, s’effile : l’immensité l’absorbe. Encore quelques meuglemens lointains, quelques éclairs de lances au sommet d’une colline : le désert a repris son visage éternel…


Commandant d’Ollone.


  1. Le récit de la mission du commandant d’Ollone à travers la Chine Occidentale et le Tibet paraîtra prochainement chez l’éditeur Laffitte sous le titre de : Les Derniers Barbares. Le morceau que nous publions en est extrait.
  2. Cet animal avait décidé de ne garder que ses propres maîtres, si bien que nous ne pouvions approcher de leur tente sans risquer d’être dévorés, mais ce qui se passait dans le reste du camp lui inspirait la plus complète indifférence. Il nous fut absolument inutile.
  3. La fameuse Khata, ou écharpe de félicité, si nécessaire chez les Tibétains ordinaires, n’est pas employée ici : nous n’en retrouverons l’usage qu’à Lhabrang. Et personne ne nous tire la langue.
  4. De ces observations calculées, à notre retour, par le Bureau des Longitudes, ressort bien que le Fleuve Jaune s’avance vers l’Est 95 kilomètres plus loin qu’on ne le supposait. Cela modifie entièrement l’aspect de la région, puisqu’un grand fleuve coule en de larges plaines là où on supposait des massifs escarpés.