Chez l’Illustre écrivain/Tableau parisien


Tableau parisien.


C’était, il y a huit jours, sur le boulevard Saint-Michel, en face du lycée Saint-Louis, vers neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé de pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement tiré par cinq chevaux. À cet endroit, la montée est rude et difficile. Sans doute aussi que le camion, comme cela arrive à tous les camions, était trop chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts, ruisselantes de sueur, s’arrêtèrent. Le charretier cala les roues de la voiture et laissa, un instant, souffler ses chevaux, dont les flancs battaient d’un mouvement de respiration haletante.

— Ah ! les rosses… Ah ! les carnes !… dit-il. Voilà plus de dix fois qu’elles s’arrêtent.

Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air méchant. Il passa le fouet autour de son cou et il ralluma sa pipe éteinte.

Autour du camion arrêté, s’était formé un petit attroupement de badauds qui regardaient ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient des observations ou des souvenirs, n’ayant, d’ailleurs, aucun rapport avec ce qui se passait. Ils parlaient de la campagne, de chevaux emportés, de chiens enragés, de Sarah Bernhardt et de l’Exposition.

Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment reposés, le charretier voulut les remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient raidis. En vain, sous l’excitation des coups de fouet, les pauvres bêtes allongèrent le col, tendirent leurs reins, arcboutèrent au sol leurs sabots. La voiture ne put démarrer.

Une femme dit :

— C’est trop lourd ! On n’a pas idée de charger des chevaux comme ça !

Un homme dit :

— Ah bien !… Si cinq chevaux ne peuvent tirer deux méchants blocs de pierre !… Ah ! malheur !

Un autre, qui était coiffé d’un large panama, dit :

— Encore de la pierre de taille !… Encore des constructions !… Comment veut-on qu’il n’y ait pas une crise terrible sur la propriété bâtie ?

— C’est évident ! approuva un troisième monsieur, c’est de la folie !

— Nom de nom de nom !… jura le charretier.

Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt une foule, une foule nerveuse, bavarde, composée de tous les échantillons de l’humanité parisienne.

Tout à coup, un jeune homme, très élégamment vêtu, que suivait une bande d’amis, empoigna le cheval de tête par la bride, en déclarant :

— Les chevaux… ça me connaît !… Vous allez voir… Je vais bien les faire démarrer, moi !…

Et d’une voix subitement furieuse :

— Hue !… carcan… ! cria-t-il.

En même temps, levant sa canne, il en asséna de violents coups sur la tête de la bête.

— Hue donc !… Hue donc ! sale rosse !

La bête recula, se cabra un peu, plus offensée, je crois, de la sottise du jeune homme que des coups de canne. Philosophe, le charretier laissait faire, haussant les épaules, sa casquette complètement renversée en arrière, sur la nuque.

— Hue donc !… Hue donc !…

Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un peu de sang coula d’une écorchure sur les naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement, ne se défendait pas, habitué qu’il était aux coups, sans doute.

La foule admirait l’audace du jeune homme, l’encourageait et répétait avec lui :

— Hue donc !… Hue donc !…

Alors une femme interpella le jeune homme :

— Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle. Vous n’avez pas le droit de battre ainsi des chevaux.

— Pas le droit ? riposta-t-il. Ah ! elle est forte, celle-là !… Pas le droit de battre des chevaux !… Elle est bonne !…

La femme s’obstina courageusement :

— Non, monsieur, vous n’avez pas le droit. C’est honteux, ce que vous faites.

— Mêlez-vous de ce qui vous, regarde, vous !… Pas le droit ?

En se tournant vers la foule :

— En voilà une roulure !… s’exclama-t-il. Continue de faire le trottoir, c’est ton affaire.

Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant que ces insultes s’accompagnaient, en guise de ponctuation, de coups plus violents portés au cheval.

— Hue donc !… Hue donc !… clamait la foule contre le cheval et contre la femme, qu’elle réunissait dans le même mépris et dans la même haine.

La femme ne releva pas l’injure. Elle dit simplement, fermement :

— C’est bon ! je vais chercher les agents.

— Hue !… Hue !…

— Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare !…

— Mademoiselle, écoutez-moi donc !… Et le charretier jurait toujours :

— Nom de nom de nom !…

Au bout de quelques minutes la femme revint avec deux agents. L’affaire expliquée, en dépit de la foule, qui donnait nettement raison au jeune homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et, après lui avoir demandé ses nom, prénoms, qualité et domicile, ils dressèrent solennellement procès-verbal.

— Ça, par exemple !… maugréait le jeune homme, si on n’a plus le droit de battre les chevaux, maintenant !… Elle est forte !… Bientôt, on ne pourra plus tuer les lapins. Et on a la liberté !… Et on est en République ! Non… elle est violente, celle-là !…

Il invoqua tous les grands principes de liberté. En vain. Après quoi, les deux agents firent circuler la foule mécontente et qui protestait, elle aussi…

— Ah ! bien, vrai !… Pour un méchant carcan !… Ç’aurait été un patriote, on ne ferait pas de tant manières ! On a droit de battre les patriotes… mais les chevaux !…

Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions de la police, cria, héroïquement, en agitant son chapeau :

— Vive la liberté !

Un autre montra le poing au cheval :

— Va donc, électeur de Millerand !…

Et le charretier, sans qu’on sût exactement à qui ou à quoi s’adressaient ses jurons, jura encore :

— Nom de nom de nom !

Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse, la crinière brouillée, les jarrets meurtris, ils semblaient très humiliés de se savoir inférieurs à ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était cette foule… Ils se disaient mutuellement, avec cette modestie qui les caractérise et les rend ignorants de leur force et de leur beauté :

— Si les hommes, rois de la nature, sont si stupides et si laids, qu’est-ce que nous devons être, nous autres, pauvres chevaux !…

Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels s’étaient joints quelques admirateurs spontanés, descendit triomphalement le boulevard. Puis, il s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort excité, et des éloquences révolutionnaires bouillonnaient dans son âme.

— Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un pays de liberté. Et je n’ai pas le droit de faire ce qui me plaît !… Battre les bêtes, si c’est mon plaisir… et pisser où il me convient… C’est monstrueux !… Toujours des restrictions et des entraves au développement des besoins humains ! Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté. La liberté, c’est d’écraser les chiens, battre les chevaux, et pisser partout où l’on veut. Voilà ce que c’est que la liberté.

— Bravo ! bravo ! bravo !…

— Si j’étais roi de France, ou empereur, ou Président de la République française, je rendrais un décret ainsi conçu : « Article premier. — Il est permis de pisser partout, partout où l’on veut ».

— C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent les amis.

Le jeune homme reprit :

— Et il n’y aurait que cet article, dans le décret, car il comporte toutes les autres libertés. Voilà comment j’entends la liberté.

Et, au milieu des acclamations enthousiastes, il commanda des bocks.