Chez l’Illustre écrivain/Il est sourd !


Il est sourd !


J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois presque tous les jours.

Décidément, elle est encore plus charmante et meilleure que je le pensais, lors de notre première entrevue. Extrêmement gaie, nullement prude, comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une intelligence très vive et très souple, d’un esprit très libre, affranchi de tous les préjugés, de toutes les superstitions qui déshonorent, habituellement, le cerveau de la femme, d’une spontanéité de sensations remarquable, amoureuse de la vie sous toutes ses formes, même les plus décriées, philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt, je n’ai pas encore rencontré un être humain, surtout un être de son sexe, avec qui l’on se sentît si vite, si complètement en confiance, avec qui l’on se trouvât tout de suite de plain-pied. J’ai beau l’observer — car je ne voudrais pas être dupe d’elle et de moi — il me semble bien qu’elle n’a aucune de ces petites traîtrises, des coquetteries basses, des sentimentalités absurdes de la femme. Véritablement, je crois qu’elle possède un cœur robuste, simple, loyal et fidèle, comme un homme. Son amour des bêtes qui, chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et des femmes et des bêtes, est un amour raisonné, presque scientifique. Il n’est pas du tout anthropomorphe. Il fait partie, à son plan, de ce culte général, mais parfaitement individualiste, par quoi elle aime, par quoi elle célèbre toute la vie.

Il faut se défier des impressions qui nous viennent des femmes, surtout quand elles sont jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les jugeons ordinairement avec notre désir de mâle qui se plaît à les surnaturaliser, à leur attribuer toutes sortes de qualités supérieures, qu’en réalité elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, car elles en ont d’autres qui devraient pleinement nous suffire. Dans l’amitié qui pousse un homme vers une femme, il y a toujours autre chose que de l’amitié pure. La nature qui sait ce qu’elle fait et qui n’a souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et mêle à travers l’univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules de la matière animée.

Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir quelle conception ma voisine se fait de l’amour, si elle répudie toutes les folies mystiques, toutes les sottises et tous les crimes sentimentaux par quoi les religions, les poésies, les littératures de tous temps et de tous les pays, ont dégradé et sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie… Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la moindre question. J’ai craint une désillusion, d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie grossière. Et j’ambitionne que nos relations soient pures de tous mensonges, de toutes vulgaires actions.

Naturellement, comme il faut bien se connaître, je lui raconte mes histoires, elle me dit les siennes, sans réticences ; du moins, j’aime à le penser.

Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et de sa première jeunesse. Elle a été élevée en un couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et silencieuse de la province normande. Chose curieuse et rare, cette éducation oppressive n’a jamais rien pu contre la franchise et la sincérité de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie du couvent plus irrespectueuse, moins croyante qu’elle y était entrée. D’ailleurs, elle ne tire de ce phénomène aucune vanité, en faveur de son intelligence. La gaieté — son inaltérable gaieté — avec ce qu’elle comporte d’insouciance dans le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout fait. Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique qui la préserva de tous les mensonges avec lesquels on pétrit, dans ces maisons-là, l’âme des jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du couvent, il lui arriva de grands malheurs.

Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, peu après, ses parents. Habituée au luxe et à l’affection, elle se trouva, tout d’un coup, seule et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler pour vivre. Cette perspective, elle l’envisagea sans terreur, car elle pouvait utiliser quantité de petits agréments, de petits talents où elle excellait : la broderie, la couture, la peinture, la musique. Et qui l’empêcherait de donner aux autres des leçons de n’importe quoi : d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie ?… Après avoir vainement cherché, çà et là, un peu de travail chez d’anciens amis de sa famille, à Paris dans les magasins, elle résolut de s’adresser aux Bonnes Sœurs, aux si Bonnes Sœurs qui l’avaient élevée.

— Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, elles ont une clientèle si étendue et si riche, de si puissantes influences, partout… qu’elles me trouveront immédiatement ce que je cherche et ce qu’il me faut… C’est évident !

Sur la recommandation de son ancienne préfète des Études, elle se présenta, un matin, au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine du succès et prête à accepter n’importe quel joli et honnête travail qu’on lui proposerait… Et voici la scène que ma voisine raconte et mime avec un esprit malicieux et souriant…

Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas trop vieille, pas trop laide, très aimable de manières, très onctueuse de gestes, la figure molle et grasse, les lèvres humides de saintes paroles, la reçoit avec empressement, avec effusion même.

— Cette chère enfant !… lui dit-elle, quand la jeune fille eut terminé son récit… Mais c’est une joie… Mais c’est un devoir pour nous de vous soutenir, de vous défendre, de vous sauver…

Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote dans ses mains potelées et un peu moites…

— Pauvre cher cœur !… Il y a tant d’embûches dans le monde, quand on n’est pas riche… Le diable guette si habilement, sous toutes les formes de la tentation et du péché, l’âme ignorante et candide d’une jeune fille !… Mais nous sommes là, heureusement…

Et, sans entrer dans des détails plus précis, elle s’informe :

— Avez-vous un directeur ? Êtes-vous Enfant de Marie ?… Pratiquez-vous bien vos devoirs religieux ?…

Ma voisine ruse, élude toutes ces questions qui la gênent et qui vont se multipliant et s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime… Alors, la bonne mère hoche la tête, très triste, et soupire. Sa voix se fait moins douce… ses lèvres se dessèchent.

— Ah ! dit-elle, je vois que vous avez oublié la Sainte-Vierge, mon enfant… et le divin cœur de Jésus… C’est très… très fâcheux… Vous comprenez… dans ces conditions, cela devient difficile… plus difficile… car nous avons, devant Dieu, des responsabilités… Voyons… avez-vous entendu le dernier sermon du Révérend Père du Lac ?

— Hélas ! non, ma mère !…

— Non !… s’écrie la religieuse, scandalisée, qui joint ses deux mains comme pour une prière d’exorciste… Mais c’est très mal… très mal… Et quel dommage pour vous !… Le Père a été si éloquent, si admirable ! Il a prouvé, d’une manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de faim plutôt que de commettre un péché mortel ! Ah ! comme je souffre que vous n’ayez pas entendu ce magnifique sermon !

Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, la jeune fille demanda ironiquement :

— Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable Père, quand il a dit qu’il valait mieux mourir de faim ?

Le visage de la chère Mère prend une expression sévère, et, repoussant les mains qu’elle caressait, elle se lève, toute droite, un pli au front :

— Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une personne dans votre position.

Puis, glacialement :

— Enfin… je verrai… je réfléchirai… Nous prierons pour vous… Revenez dans une semaine.

Et elle la congédie…

Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil… Mais, une fois dans la rue, parmi le mouvement et la vie, elle oublie l’inutilité de sa démarche et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. Et elle se met à rire, si longtemps et si fort, que les passants se retournent et pensent, sans doute, qu’elle est folle…

Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, la semaine écoulée, au couvent… La Mère lui dit :

— Je n’ai rien… Nous n’avons rien… Allez voir le Révérend Père X… il connaît beaucoup de monde… et il est si bon, si bon, au confessionnal !…

La jeune fille fait la grimace. Elle est venue chercher du travail, pas un confesseur… Pourtant, elle se décide à descendre au parloir, et conte sa petite affaire au Révérend Père X…

— Ah ! ah ! lui dit cet homme pieux… C’est fort touchant… Mais la peinture, mon enfant, voilà une chose bien aléatoire… Quant à la broderie, je n’ai pas ça… non, non… en vérité, je n’ai pas ça ! Mais, par exemple, peut-être pourrais-je vous trouver un mari… un bon mari… assez riche et très pieux… et bien pensant…

Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne veut tenir un mari que d’elle-même. Et, comme il la reconduit :

— Vous avez tort, mon enfant… absolument tort… Vous êtes une jolie personne… Et un mari, c’est toujours un mari…

Et les jours passent… passent… Elle n’a pas de commandes de peinture, ni de broderies à faire, ni de copies, ni de leçons, ni rien… Ses derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui lui restait de petits bijoux… Va-t-elle donc en être réduite à la mendicité ?… Mais sa gaieté la soutient toujours, sa gaieté dissipe toutes les terribles images, tous les cauchemars de la détresse… Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé, elle chante pour ne pas écouter les voix de malheur qui lui disent : « Dans quelques jours, tu seras morte de faim ! » Et puis, elle calcule, en soi-même : « Si tout le monde me repousse… je suis jeune… je suis jolie… j’ai un ardent besoin de vivre… Je me vendrai comme j’ai vendu mes bijoux… Tant pis pour les bonnes Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront ainsi voulu ! »

Pourtant, une troisième fois, elle retourne au couvent… La sainte Mère lui offre généreusement un scapulaire, quantité de médailles bénites, et un chapelet… un chapelet, si commode, si petit « qu’on peut très facilement s’en servir en omnibus »…

Et cette troisième visite est suivie d’une quatrième, laquelle fut illustrée de la conversation suivante :

— Comme vous êtes pâle, chère enfant !

— C’est que j’ai grand’faim, ma Mère !

— Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos devoirs religieux, ces jours-ci ?

— Hélas ! non, ma Mère…

— Eh bien ! tenez, cela tombe à merveille, mon enfant…

— Vous m’avez trouvé une position, ma Mère ?

— Il y a justement, ici, mon enfant, un bon Père dominicain… un si bon Père dominicain !… Je vais lui demander de vous entendre…

— J’aimerais mieux un peu de travail, ma Mère, si peu de travail que ce soit…

— Sans doute… sans doute… Mais profitez de l’occasion… Elle ne se retrouvera peut-être plus jamais… C’est un si bon Père dominicain… Et puis… vous pourrez tout lui dire… tout… tout… Il est sourd !…

Et ma jolie voisine termine ainsi son récit :

— Vous pensez que je ne retournai jamais plus dans ce maudit couvent. Deux ans après, j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je reçus de la Révérende Mère une lettre qui commençait ainsi : « Ma chère petite protégée… »

Et longtemps, elle rit, comme chante un oiseau sous les branches…