Chez l’Illustre écrivainFlammarion (p. 24-30).
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IV


Un petit salon anglais… toujours. Joseph introduit Mme Beauduit.
Mme Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes de beauté. Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée qui peut passer partout sans être remarquée.


Joseph. — Entrez donc, madame Beauduit, entrez donc !…

Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied lui-même, à gauche, confortablement, le dos calé et les jambes croisées.

Mme  Beauduit. — Alors, vous croyez qu’il ne rentrera que tard ?

Joseph. — Pas avant sept heures… pour s’habiller. Monsieur s’amuse, aujourd’hui… Monsieur est avec sa comtesse…

Mme  Beauduit. — Sa comtesse ?… Quelle comtesse ?… Encore une blague, sans doute ?

Joseph. — Parbleu !… La comtesse de Monsieur, c’est tout simplement une méchante actrice des Variétés, la petite Zaza… Mais vous la connaissez encore mieux que moi, madame Beauduit !… Monsieur est comme ça !… Il a un chic étonnant pour transformer en comtesses et en duchesses les petites actrices et les trottins… Monsieur croit que ça prend !…

Mme  Beauduit. — Oh ! ça… Il a toujours menti !…

Joseph. — Même à moi !… Ce qui est bête !… Monsieur éprouve le besoin de m’épater ! Monsieur est un serin !… Il y a longtemps qu’on l’a dit : « Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre… » Monsieur est un serin.

Mme  Beauduit. — Un orgueilleux, surtout !

Joseph. — Un orgueilleux et un serin. Au fond, il n’y a pas plus serin que Monsieur !… Et son talent ?… Oh ! la la !… Et il est illustre !… Non, c’est à se tordre !…

Mme  Beauduit. — Le fait est qu’il a eu de la chance !

Joseph. — Mais, ma chère madame Beauduit, s’il ne nous avait pas rencontrés tous les deux vous, à son début dans la vie, pour le sortir de la misère, le décrasser quelque peu… lui donner un coup de fion… et conduire ses affaires… moi, pour lui apprendre le style… qu’est-ce qu’il serait aujourd’hui ?… Hein ! je vous le demande… qu’est-ce qu’il serait ? Il ne pourrait même pas faire les faits divers dans un journal de province !

Mme  Beauduit. — C’est vrai !… Ah ! j’ai eu du mal !

Joseph. — Et moi, donc !… Si vous croyez que je n’en ai pas encore, pour le déshabituer de ses allures de rasta… Et comme écrivain !… Tenez, ce matin encore… en dictant… il donnait au mot : virtualité, le sens de « force sexuelle, de puissance virile »… Ma parole d’honneur ! Il me dictait ceci : « C’était un homme d’une virtualité considérable ! » (Il rit.) C’est à ne pas croire, hein ? Et c’est tout le temps comme ça !… Monsieur ignore absolument, totalement, le sens des mots !… C’est-à-dire que, si je n’étais pas là pour rectifier toutes les bourdes de Monsieur, ce serait un éclat de rire autour de Monsieur ! Ah ! non… Monsieur est trop bête !

Mme  Beauduit, elle soupire. — Qu’est-ce que vous voulez, mon pauvre Joseph !…

Joseph. — Je voudrais au moins que Monsieur ne se moquât pas de nous… Je trouve que Monsieur en prend trop à son aise avec nous ! Monsieur n’est pas juste… Monsieur n’est pas reconnaissant… Monsieur a une très sale âme !… Enfin, quoi !… vous êtes encore une belle femme, ma chère madame Beauduit… une belle femme, nom d’un chien !… Monsieur aurait bien pu se contenter de votre amour et ne pas vous lâcher comme il a fait !… C’est ignoble !

Mme  Beauduit. — Oh ! je ne lui en veux pas de ça !… Il y a longtemps que l’amour n’existe plus entre nous… Qu’il coure, qu’il s’amuse… mon Dieu, c’est tout naturel… J’ai été la première à lui rendre sa liberté à ce point de vue-là… Seulement, il aurait pu s’amuser dans un autre milieu… se faire des maîtresses dans le monde… des maîtresses utiles et glorieuses… au lieu de se laisser gruger par de sales petites grues…

Joseph. — Il n’aurait pas demandé mieux… allez !… Mais voilà… il ne peut pas… Monsieur est mal tourné… mal fichu… Il a beau se mettre des revers de moire et de velours à ses habits… avoir cent trois cravates et quarante paires de bottines… et une vitrine pleine de chapeaux qui viennent de Londres… Monsieur n’en reste pas moins lourd et gauche. Il n’a pas de race… Il ressemble, dans le fond, à un couvreur…

Mme  Beauduit. — Il est vigoureux !

Joseph. — Vigoureux !… Autrefois, peut-être ! Mais maintenant… un fort déchet, croyez-moi… Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes ! Monsieur est stupide avec les femmes du monde. Ça l’éblouit, vous comprenez… et il perd, avec elles, le peu de moyens qu’il a… Tenez, madame Beauduit, je vois cela tous les jours, moi !… Quand Monsieur fait un roman… il reçoit des lettres, des lettres passionnées… folles. On lui donne des rendez-vous… les invitations pleuvent. Et puis, rien !… Sitôt qu’elles ont vu Monsieur… qu’elles ont parlé avec Monsieur… eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur, les femmes du monde. Monsieur les dégoûte ! Et je comprends ça !… Il n’est pas tentant, Monsieur ! Il n’a pas le moindre esprit… il n’est pas délicat. Il n’est rien, quoi !… Il n’a rien ! Et ses jambes torses… ses mollets de travers… sa touffe de poils sur les épaules ! Et puis, sous ses beaux vêtements… voyons, madame Beauduit… vous le connaissez… Il n’est pas déjà si soigné que ça !… Vous le savez aussi bien que moi… la propreté… ça n’est pas le fort de Monsieur !

Mme  Beauduit. — Ça… Je croyais que maintenant…

Joseph. — Avec son air flambant, si je vous disais que j’ai toutes les peines du monde à lui faire prendre un bain… Ah tenez… à votre place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur ! Et qu’il s’arrange tout seul !… ça ne serait pas long, la dégringolade !

Mme  Beauduit. — Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne suis plus jalouse… Et ça m’intéresse de travailler pour lui… et qu’il me doive son succès, sa réputation, ses honneurs !… Ce n’est pas lui que j’aime maintenant… Oh ! non… Ce que j’aime, c’est ce que j’ai fait de lui !… C’est d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés, l’incroyable mensonge qu’il est !… Aussi, je continue… je vais, je viens, du matin au soir, je trotte, je trotte pour lui… Je vais partout… effacée, invisible, mais obstinée. De chez les éditeurs, aux ministres… des ministres aux journaux, dans tous les coins où je passe, j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les mouches viennent se prendre, et que je lui donne ensuite à manger, à dévorer !… Et ça me donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives que les joies de l’amour !… Je m’exalte à me dire que tout cela est mon ouvrage… que sans moi il ne serait rien… rien !… et que le jour où il me plaira de retirer cette main, qui seule soutient cet édifice… eh bien, l’édifice croulera tout entier !…

Joseph. — Ah ! madame Beauduit… si j’avais trouvé une femme comme vous !…

Il rêve.

Mme  Beauduit, elle se lève. — J’ai encore des courses à faire… Il faut que je m’en aille… Dites-lui que je reviendrai demain matin… J’ai à lui parler…

Joseph. — Ah ! madame Beauduit ! Monsieur est indigne de votre génie !

Il se lève aussi.

Mme  Beauduit. — Vous lui direz que j’ai vu le ministre, ce matin… Il m’a formellement promis la rosette, pour le mois de janvier… Et voyez comme c’est drôle… il n’en avait plus, le ministre… Il a été obligé d’en emprunter une à son collègue de l’Instruction publique… On la retire à un archevêque !…

Joseph. — La rosette !… la rosette !… à lui !… et la rosette d’un archevêque !… C’est colossal !… Et mes palmes ?

Mme  Beauduit. — Vous les aurez aussi !…

Joseph. — Comme tout cela est mélancolique !…

Mme  Beauduit. — Dites-lui aussi que l’éditeur consent à un nouveau traité… Cinq sous de plus par volume… une prime de cinq mille francs au cinquantième mille… de quinze mille au centième… Je lui apporterai demain le traité à signer… Ah ! et puis…

Joseph. — Encore quelque chose !…

Mme  Beauduit. — Les frères Laudur lancent un nouveau kina… Ils l’appellent le Kina de l’Illustre Écrivain ! On fait les affiches en ce moment… À demain, Joseph !

Joseph. — À demain, madame Beauduit !… Vous êtes une femme… épatante !…