Chergé - Guide du voyageur à Poitiers et aux environs, 1872 - Avant-propos

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A V A N T - P R O P O S

(ÉDITION DE 1868)


« Rara avis. »


Ami lecteur,

Pourquoi ce petit livre ?

Il n’est assurément pas destiné à un grand retentissement dans le monde bruissant des lettres, et il est de ceux qui ne payent même pas le papier que l’on tache d’encre pour les faire.

Pourquoi donc ce petit livre ?

Voici ce pourquoi :

Ce petit livre fut fait une première fois, il y a déjà quelques années.

Alors, il lui advint cette bonne fortune : il trouva ce que nos devanciers appelaient « des bénins lecteurs », et, un jour, l’éditeur se vit obligé de dire à sa jeune clientèle, — qui, sans doute, sur la vieille renommée du bonhomme, désirait le lire à son tour, — ce mot si doux aux lèvres d’un éditeur : « épuisé ».

Et l’éditeur, s’adressant au faiseur du livre, lui tint à peu près ce langage :

« C’est une chose rare, par le temps qui court, cher auteur, qu’une deuxième « édition d’un livre sérieux sur un sujet tout local, publié dans une humble ville de « province et écrit par une plume de province aussi.

« Eh bien ! cette chose rare — rarissime même, — votre étoile fortunée vous « offre l’heur de la réaliser sans peine ni labeur. Ce Guide que vous improvisiez « naguère, il m’en souvient, en 23 jours, avec de grandes fatigues de corps et « d’esprit, ne demanderait à votre plume, aujourd’hui plus débile, que quelques « rares instants ravis à l’inutile farniente du paysan inoccupé.

« En effet, après les appréciations dont « votre Benjamin » a été l’objet de la « part des maîtres de la science[1], vous ne pouvez — lors même que vous y « songeriez — vous ne pouvez rien changer ni à l’agencement de son ensemble « ni à la forme que sut y revêtir votre pensée ; il ne saurait entrer non plus dans « la mienne de vous demander d’oublier un seul instant votre devise aimée et de « sacrifier un seul atôme de vos convictions d’hier pour vous mettre un peu plus « en harmonie avec ce que de hardis esprits appellent les principes « d’aujourd’hui.

« Donc, vous n’avez absolument rien à faire, heureux, trois fois heureux « mortel, pour saisir au vol cet oiseau, si rare dans les volières de MM. les « auteurs… une deuxième édition.

« Et puis, tout vous sourit : le crayon facile et savant d’un confrère dévoué[2] « a dessiné pour vous les principaux sujets qui devront illustrer vos nouvelles « pages, et un éditeur renommé a mis à votre disposition, en souvenir de vos « gracieusetés passées, ses meilleures gravures poitevines[3]. Et d’ailleurs ce « livre, vous le devez à votre éditeur ; vous le devez à ces écrivains amis ou « bienveillants, qui ont généreusement refusé de moissonner dans l’inépuisable « champ, où leurs mains habiles eussent assurément su cueillir les plus riches « récoltes ; ce livre, vous le devez enfin à la ville que vous aimez comme votre « mère, et qui l’accueillera, soyez-en sûr, comme une mère sait accueillir un « fils. »

Eh bien ! ami lecteur, vous savez, ou vous ne savez pas, que les auteurs, — même les auteurs des petits livres, — sont un tant soit peu comme les pères, ou plutôt ils sont de vrais pères à l’endroit des enfants de leur intelligence, et ils en ont toutes les faiblesses, et, par exemple, celle qui fait que certaine fibre est agréablement chatouillée quand on voit se produire dans le monde, avec quelque avantage, le fils de ses œuvres, ou bien quand on entend parler de ses succès.

Et je me suis laissé « enjôler et coiffer par la parole doulcettement « emmiellée du tentateur », et je lui ai promis de faire ce rien qui, tout à coup, hélas ! s’est transformé en un fardeau bien lourd à ma chère paresse.

En effet, depuis quelques années, sans qu’on y ait pris garde, ma bonne vieille ville de Poitiers a été tellement modifiée dans un grand nombre de détails, qu’il n’est presque pas une seule page de mon livre d’aujourd’hui qui ne porte l’empreinte de changements considérables de nature à constituer, en fin de compte, un remaniement complet de l’œuvre passée, afin qu’elle se trouvât en harmonie avec les réalités du présent.

J’avoue que le fond est absolument le même ; les irrégularités de forme échappées à la rapidité d’une véritable improvisation, les réflexions que suggéraient les événements du jour tombé désormais dans l’oubli des temps, ont seules disparu, et, pourtant, ce n’en est pas moins un livre assez neuf pour offrir, je le crois sincèrement, quelque intérêt à ceux-là même qui possèdent, non pas son frère jumeau, mais son aîné.

Et maintenant, au moment où il va se lancer dans la carrière toujours périlleuse de la publicité, il ne me reste plus qu’à lui dire :

« Tu vas affronter l’espace et les dangers, mais non pas à ces hauteurs « inaccessibles où place, au sein de la nue qui le protège contre d’impuissantes « menaces, le roi des airs ; toi, tu n’es qu’un tout petit oiseau dont la vie « éphémère doit se passer à voleter timidement et terre à terre, à la portée facile « du plomb meurtrier. 

« Ah ! puisse-t-il t’épargner comme il épargna ton frère, et ne pas « condamner mes yeux à te voir rentrer au nid paternel, l’aile brisée, dès ton « premier vol, par l’arme dangereuse qui ne peut atteindre les aigles et qui tue « les petits oiseaux ! »

CH. DE CHERGÉ.

Saint-Hilaire (Indre), 18 août 1867.

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  1. Allusion à l’opinion émise par MM. A. Le Prévost, P. Mérimée, de la Borde, de la Saussaye, Ozanam, Joanne, etc., et que résume ce passage textuel d’une lettre de M. A. Le Prévost à « M. Mérimée : le Guide du voyageur à Poitiers est, à mon avis, le « modèle du genre. »
  2. M. de Longuemar.
  3. M. Hachette, dont le Guide (édition de 1867) contient cette appréciation signée de M. Joanne : « Le Guide du voyageur à Poitiers est un des meilleurs ouvrages que Paris puisse envier à la province. »