Chemins de fer de Tunisie

Chemins de fer de Tunisie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 359-379).
CHEMINS DE FER DE TUNISIE

C’est l’inauguration d’une ligne de chemin de fer, la ligne de Sousse à Sfax, qui vient de fournir à M. le Président de la République l’occasion de son voyage en Tunisie, au mois d’avril de cette année 1911. C’est la nécessité impérieuse de dépenses complémentaires de chemins de fer qui justifie l’emprunt de quatre-vingt-dix millions dont les Assemblées Tunisiennes ont voté le principe dans leur dernière session et qui sera prochainement soumis à l’approbation du Parlement. Or, déjà, en deux emprunts successifs et en moins de dix ans, le Protectorat a consacré près de deux cents millions à son réseau ferré. Une activité aussi constamment concentrée sur le même objet, une volonté aussi arrêtée de s’outiller rapidement en moyens de transport dénotent en Tunisie un développement exceptionnellement rapide des facultés de production et des besoins qui en sont la conséquence. Suivre les progrès de son réseau, c’est en fait connaître, depuis trente ans, son évolution économique.

Le chemin de fer de Tunisie possède, entre autres particularités, celle d’avoir toujours eu, différente suivant les temps et les inspirations publiques, son idée directrice. Nos excellens chemins de fer français veulent être, sans arrière-pensée, « des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller, » et ils y parviennent, hormis le temps de grève, ou le cas fortuit. Les chemins de fer tunisiens ont eu dans leur histoire une double visée : à l’origine de fournir à la diplomatie française son meilleur instrument de travail, aujourd’hui d’être simplement de bons chemins de fer miniers, transportant nuit et jour, de la mine au port, le poussier rouge du minerai de fer et la poudre grise du phosphate. Etre un chemin de fer minier, ceci n’a l’air de rien : l’est qui veut, croit-on. Vérité en deçà de la frontière, erreur au-delà. À quelques pas des montagnes de fer et de phosphate du Centre tunisien, la masse sombre de l’Ouenza, annexée à l’Algérie, dit-on, par le coup de plume d’un diplomate, à l’heure de Fachoda, mûrit en ses flancs mystérieux le fabuleux métal qu’aucune énergie n’arrachera peut-être jamais aux inerties françaises. Sur la terre tunisienne, pour une demi-douzaine de gîtes qui valent bien plusieurs Ouenza, trois chemins de fer miniers ont été décidés, construits, exploités ; deux autres vont être prochainement ouverts. Et les bennes se déversent, et les wagons roulent, et les vapeurs s’emplissent sans exciter les scrupules de conscience des porte-paroles de la C. G. T., des réformateurs sociaux de la Montagne Sainte-Geneviève. Cela n’a-t-il pas quelque chose de proprement merveilleux et qui mérite qu’un Français s’y arrête quelques instans ?

Les causes de cet essor, aisé autant que rapide, se démêlent facilement : la Régence de Tunis, terre étrangère, fait ses affaires elle-même et les fait bien. La France, qui lui délègue ses administrateurs, ses ingénieurs, ses juges, ne lui impose ni le crible minutieux et lent de ses bureaux, ni les délais d’examen de ses commissions consultatives, ni d’autre contrôle de son Parlement que celui qui s’adresse, globalement, au budget et aux emprunts. Étudiée par la Direction générale des Travaux publics, qui est une sorte de ministère local, une concession de mine ou de chemin de fer a chance de voir le jour en quelques mois, parfois en quelques semaines. Administrativement, le mois tunisien vaut l’année française ou algérienne. Cela est si vrai qu’un des derniers rapporteurs des budgets de l’Algérie et de la Tunisie, M. Georges Cochery, mettant en parallèle les formalités et délais dont s’entoure la gestation d’une même affaire dans les deux pays, faisait ressortir, au profit de la Tunisie, un bénéfice de plusieurs années dans les cas les plus simples. S’étonnera-t-on ensuite que la concession du chemin de fer algérien de l’Ouenza ait pris, pour ne pas aboutir, huit ans, juste le même laps de temps qui suffisait à la Tunisie pour construire 521 kilomètres de chemins de fer miniers et mettre en chantier 325 autres kilomètres ?

Il est juste d’ajouter que la Tunisie a été servie de manière exceptionnelle par le talent et l’initiative des ingénieurs qui se sont succédé à la tête de sa Direction générale des Travaux publics. La direction actuelle a vu grand, et il lui en est fait quelquefois reproche. Mais il paraît bien que la formule du chemin de fer dit économique à fortes rampes et à courbes étroites, correspond à la moins économique des exploitations, dès que le trafic lourd, bon marché et abondant fait son apparition. Dans le centre de production minière qu’est devenue la Tunisie, il convient de construire des voies planes et rectilignes qui offrent aux lourds trains de phosphates et de minerais descendant à la mer le minimum d’obstacles. Dans un pays en développement rapide, il est avantageux que l’outillage dépasse les besoins du présent. Si le gouvernement tunisien a un peu anticipé sur l’avenir, les générations futures ne s’en plaindront sans doute pas.

Pour ces deux causes, l’une qui tient à l’essence du régime, l’autre aux circonstances et aux hommes, la Tunisie se trouve à la fin de 1910, en vingt-neuf ans de Protectorat, pourvue d’un réseau (lignes en projet ou en construction comprises) presque aussi étendu, par rapport à la population des deux pays, que le réseau des chemins de fer de la Métropole.

Deux compagnies se le partagent. L’une, la Compagnie des chemins de fer de Bône-Guelma et prolongemens, est concessionnaire de la majeure part des lignes exploitées ou en construction (1 650 kilomètres concédés au 1er avril 1911). L’autre joint à l’exploitation de la voie ferrée de Sfax au Redeyef celle de célèbres gisemens de phosphates : la Compagnie des Phosphates et du Chemin de fer de Gafsa rappelle dans sa raison sociale le double objet de son activité (500 kilomètres concédés au 1er avril 1911). Etudier les ressources des lignes concédées à ces Compagnies et leurs méthodes d’exploitation, les formes complexes d’association entre l’Etat et les concessionnaires, le personnel et la clientèle du chemin de fer, c’est un moyen de se renseigner sur la situation économique, financière et sociale de la Tunisie, qui, à l’exemple de tous les pays neufs et de complexité restreinte, se résume et transparaît volontiers dans le plus essentiel de ses organes.

Ce fut un gros événement politique que la concession à une entreprise française, le 6 mai 1876, du premier chemin de fer à long parcours de la Régence, de Tunis au lieu dit de la Dachla-Djandouba, tronçon primitif de la ligne algéro-tunisienne de la Medjerdah. Qu’on se représente le Maroc d’avant Algésiras ou la Perse contemporaine : telle était la Tunisie des années qui précédèrent le Protectorat, champ clos d’intrigues et de compétitions internationales.

Autour d’une commission financière de contrôle instituée en 1869, les rivalités de la France, de l’Angleterre et de l’Italie, installées dans la place, se donnaient libre jeu. Il fallut toute la diplomatie de notre représentant à Tunis, le consul général Roustan, pour obtenir du général Khérédine, premier ministre, cet avantage décisif, escompté par les Anglais, concessionnaires depuis 1871 d’une ligne de banlieue, et par les Italiens, qui le signalèrent à la tribune de leur Parlement comme une victoire de l’influence française. Deux ans après intervenait la concession du prolongement jusqu’à la frontière algérienne. Le « Grand Central Algérien, » Tunis-Oran, avait un de ses anneaux soudés ; la France, maîtresse de la province de Constantine, s’ouvrait une porte d’entrée dans la Régence. Les intérêts français en jeu étaient si évidens, qu’il parut indispensable que la Compagnie française concessionnaire du réseau algérien limitrophe, la Compagnie Bône-Guelma, constituée en 1870, fût aussi exploitante du nouveau réseau tunisien. Le pouvoir beylical n’intervenant que pour ratifier, avec un peu d’étonnement, les faits accomplis, la Compagnie Bône-Guelma fut rapidement substituée à la Société des chemins de fer de la Medjerdah, filiale elle-même de la Société des Batignolles concessionnaire, et reçut du gouvernement français, fait significatif pour un réseau concédé sur terre étrangère, l’engagement d’une garantie de revenu et d’exploitation. La construction prit environ trois ans. Une disposition, insérée à la requête du gouvernement beylical dans l’acte de concession, prévoyait que les gages des ouvriers seraient « égaux à ceux payés par d’autres pour des travaux identiques. » N’est-il pas curieux de voir la « clause ouvrière » de nos plus modernes contrats de travaux publics pressentie par les bureaux du général Khérédine ?

Pendant l’expédition de Tunisie, la ligne de la Medjerdah, qui parvenait à cinq kilomètres de la frontière algérienne, seconda avec efficacité l’effort de nos troupes. Tombés le 30 septembre 1881 sous les balles des nomades, ou brûlés vifs dans les bâti mens du chemin de fer, le chef de gare Raimbert et huit hommes d’équipe, de la station de l’Oued Zargua, servirent à leur poste la cause de l’expansion française.

Des desseins politiques avaient activé la construction de la ligne de la Medjerdah ; les besoins économiques de la Tunisie, lents à s’éveiller, n’exigèrent qu’après 1891 l’établissement d’un réseau plus étendu. Il fut conçu logiquement sous la forme d’une ligne côtière de Tunis à Sousse, avec embranchement sur les plaines à céréales de l’intérieur, plaine du Fahs, plaine de Kairouan, et d’une ligne de jonction de Tunis à Bizerte. Il s’exécuta selon les règles de la plus stricte économie : voie étroite pour toutes les sections au Sud de Tunis, rail et matériel légers, pas de travaux d’art, pas de signaux, pas de clôtures, même aux gares. Il s’achevait vers 1898 quand se produisit l’évolution, mal connue en France, qui allait changer la face des activités, des budgets et des chemins de fer tunisiens.

La reconnaissance d’un banc de phosphate tri basique de chaux par le vétérinaire principal de l’armée Philippe Thomas, en 1885, près des gorges du Seldja, dans le Sud Tunisien, n’avait eu à l’époque d’autre répercussion qu’une communication à l’Académie des sciences. La découverte de ce savant, qui fut un modeste, presque un ignoré, est pourtant une grande date dans l’histoire tunisienne. Ce n’est pas le lieu de rapporter ici combien l’exploitation des phosphates dans les solitudes désertiques et brûlantes du Sud Tunisien, à 250 kilomètres des côtes, parut, il y a quinze ans environ, à beaucoup de financiers et d’industriels éminens, une entreprise chimérique et déraisonnable ; comment la concession de la mine et du chemin de fer de Gafsa, mise deux fois au concours sans résultat, trouva péniblement un soumissionnaire à la troisième tentative et ne réunit même pas le capital jugé nécessaire par ses fondateurs. Aujourd’hui, la Compagnie de Gafsa transporte sur ses rails près d’un million de tonnes de phosphates par an. Ses actions « cotent » sept fois leur valeur nominale et sa réussite décisive est volontiers citée par les socialistes unifiés comme l’une des abominations de la société capitaliste.

Sans garantie d’intérêt, ni d’autre subvention qu’une somme de 2 700 000 francs, gagée sur les redevances éventuelles de son exploitation, la Compagnie a construit près de 300 kilomètres de chemins de fer, qui, en fin de concession, feront retour gratuitement au gouvernement tunisien. De Metlaoui, centre d’extraction à l’Ouest de Gafsa, une ligne en construction gagnera les palmeraies de Tozeur, par delà les solitudes salées du Chott-el-Djérid ; un embranchement déjà exploité relie le réseau minier aux lignes du Nord et à Tunis.

Metlaoui, à dix-huit heures de Tunis, est, au seuil du Sahara, la création la plus étonnante de l’industrie minière contemporaine. C’est un jour de sirocco qu’il faut visiter Metlaoui, quand la poussière rouge du désert tourbillonne dans la monotonie des dunes, s’infiltre, toutes portes fermées, dans le bordj du manœuvre kabyle et dans le cottage directorial et rend plus âpres les 45 degrés de l’air qui la charrie : l’effort humain qui s’y dépense est, ces jours-là, de haute qualité.

Recueillis dans le quartier de mine en plan incliné, puis remorqués en berlines dans des galeries que le « Nord-Sud » ne renierait pas toujours, les blocs de phosphate sont amenés à l’estacade de déchargement. Ils basculent ; un wagon les recueille et les emporte vers les terrains de séchage et les fours à air chaud, d’où ils sortent en poudre fine. A la tombée du jour, les trains de trente wagons et plus, longs et lents, quittent Metlaoui pour Sfax. Arrivé au port, le phosphate est déchargé dans de grands hangars vitrés, amoncelé en tas de farine grise, où les débardeurs indigènes aiment venir l’hiver se mettre le corps au chaud. Un jeu de tapis roulans l’enverra, le moment venu, à fond de cale.

Le succès de la Compagnie de Gafsa donna la formule du nouveau réseau tunisien : des lignes perpendiculaires à la côte, parallèles aux grands plissemens montagneux, essentiellement gagées sur des recettes minières. Au Nord de la région de Gafsa, de nouveaux gisemens de phosphates avaient été découverts : Kalaat-ès-Sénam, l’antique « table de Jugurtha, » et Kalaa-Djerda, dans le centre tunisien, Aïn-Moularès, concédé à la Compagnie de Gafsa en 1905, sans parler de quantité d’autres gîtes où l’avidité des prospecteurs et la crédulité des commanditaires virent trop souvent de nouveaux Metlaoui. Dans la région du Centre, le minerai de fer se révélait abondant et de teneur exploitable : autour du Djebel Djorissa, du Slata, de l’Haméima, de Nébeur, les reconnaissances se multipliaient. Même fièvre de prospection dans-le Nord, dans la région montagneuse qui sépare delà mer la vallée de la Medjerdah. Le fer, le zinc, le plomb de Tamera, du Douaria, des Nefzas trouvaient rapidement preneurs. Les demandes de permis de recherches, qui n’atteignaient pas cinquante en 1895, dépassent dix-huit cents en 1903. De toutes parts, les concessionnaires réclamaient des rails et des wagons, souvent convaincus de bonne foi qu’ils allaient recommencer le miracle de Gafsa.

L’œuvre était trop vaste et d’un rendement trop assuré pour que le gouvernement tunisien l’abandonnât à l’initiative privée. Les chemins de fer miniers qu’on lui demandait n’étaient plus confinés dans les terrains désertiques : ils traversaient des régions déjà cultivées. La colonisation, le peuplement, l’agriculture en retireraient un bénéfice certain. L’intérêt général exigeait que le budget fît les frais de l’entreprise.

Jusqu’à cette date, la Tunisie avait soldé ses dépenses d’outillage à l’aide de ses ressources courantes, du produit des conversions de sa dette et de ses excédens budgétaires, qui, à eux seuls, de 1884 à 1902, avaient fourni plus de soixante millions. L’importance des nouveaux travaux, si on se limitait à ces seules ressources, en rendait l’exécution trop lente ; il était, d’autre part, équitable de faire supporter pour partie aux générations futures, par le jeu des amortissemens, le coût d’un outillage qui leur profiterait. Ainsi se trouvait amplement justifié le recours à l’emprunt, évité jusque-là par un extrême souci de prudence financière. Deux programmes, en 1902 et en 1906, furent dressés par la Direction des Travaux publics et approuvés par la Conférence consultative. Deux emprunts, l’un de 40 millions en 1902, l’autre de 75 en 1907, assurèrent au réseau projeté 98 millions de dotation. Par contrat, les concessionnaires du fer et du phosphate s’obligeaient à donner aux lignes nouvelles un tonnage minimum dès la première année d’exploitation, à l’augmenter jusqu’à un chiffre déterminé dans les années qui suivraient, à faire, le cas échéant, l’avance des acquisitions de matériel. Sur ces engagemens, quatre lignes s’édifièrent, du Sud au Nord de la Régence, la ligne d’Henchir-Souatir, détournant sur les quais de Sousse un peu de ce phosphate qui avait fait la prospérité du port de Sfax, la ligne de Kalaa-Djerda, qui rayonne en trois branches à son extrémité, assurant à Tunis et à l’avant-port de la Goulette le débit des phosphates et des fers du Centre, les lignes de Nébeur et des Nefzas, drainant au profit de Bizerte les minerais métalliques de la vallée du Mellègue et des régions montagneuses du Nord.

Deux de ces lignes sont encore, à l’heure actuelle, en construction et exigeront, pour être terminées, d’importans crédits supplémentaires : ce sont les deux branches du nouveau réseau de Bizerte, les lignes de Nébeur et des Nefzas. Construites toutes deux par le gouvernement tunisien, à voie large, avec un tracé rectiligne qui ne redoute ni les remblais de vingt-deux mètres ni, au droit de la vallée de l’Oued Béja, un viaduc de cinquante mètres de haut et de trois cent trente mètres de long, elles ont rencontré sur leur chemin trop de marnes glissantes et d’argiles capricieuses. Certains ont parlé à leur propos des gaspillages de la « politique bizertine. » Car il existe, les derniers débats sur l’Ouenza l’ont attesté, une politique bizertine qui a ses tenans dans les milieux parlementaires français et dans les conseils du gouvernement. Il se rencontre des esprits chagrins pour assurer que cette politique n’a jamais valu à la Tunisie que déboires et désillusions : Bizerte restera l’outil de guerre incomparable qu’en fait sa rade de Sidi-Abdallah, la ville de garnison où la politique française rassemble plus de quatre mille hommes de troupes, la bourgade pittoresque de pêcheurs qui rappelle par les canaux de son vieux port certains villages de la lagune vénitienne. Le transit des minerais, hâtivement transbordés à fond de cale, ne galvanisera pas, dit-on, la ville mort-née, aux vastes avenues désertes, aux constructions éparses et solitaires ; et l’on conclut que prolonger sur Bizerte une ligne dont le point d’aboutissement naturel était la vallée de la Medjerdah, ç’a été prodiguer sans profit l’argent du pays ; ce n’est pas l’intérêt tunisien, c’est la France qui avait exigé ce tracé coûteux : il eût été juste qu’elle en fît les frais.

Il est exact que le tronçon de la ligne de Nébeur, qui relie la Medjerdah à Bizerte, a été demandé par le gouvernement français, pour la plus grande facilité qu’il donnait aux transports militaires et que la convention franco-tunisienne du 17 mars 1902 engageait la participation de la Métropole aux Irais de la construction. Mais quand fut soumis aux Commissions financières du Parlement le programme de l’emprunt de 1907 qui comprenait, à sa dernière phase, l’exécution du chemin de fer de Téboursouk, réclamé par les colons, elles estimèrent que la section de Mateur à Béja devrait être établie par la Tunisie à ses frais exclusifs ; quant à la ligne de Téboursouk, elle serait « ajournée jusqu’au moment où la Tunisie disposera d’excédons budgétaires suffisans pour y faire face. » La déconvenue fut grande dans la Régence.

Trop d’optimisme a longtemps été de mode au sujet de l’avenir commercial de Bizerte. Un pessimisme excessif règne peut-être aujourd’hui. Les nouvelles lignes n’apporteront certainement pas les tonnages colossaux que les partisans de l’Ouenza bônois indiquaient à la tribune de la Chambre. Elles pourront fournir aux navires charbonniers un fret de retour honorable qui, jusqu’à présent, leur fait entièrement défaut. Une société houillère française s’occupe aujourd’hui d’installer sur la baie de Sebra des dépôts de charbon et une fabrique de briquettes. A mi-chemin entre Alger et Malte, Bizerte pourrait entrer en concurrence avec ces deux escales classiques des navires qui charbonnent. Sa situation géographique en fait une tête de ligne commode des relations rapides avec le continent. Un service hebdomadaire de la Compagnie Transatlantique relie de longue date Bizerte à Marseille. La Compagnie allemande du Norddeutscher Lloyd vient de faire cet hiver la tentative intéressante de prendre Bizerte, pendant six voyages consécutifs d’aller et retour, comme point d’escale entre Gênes et Alexandrie.

Les deux noms de Bizerte et de Gafsa, un port de guerre unique, une merveilleuse affaire de phosphates, résument assez exactement ce que l’opinion courante connaît en France de la Tunisie. Il est une richesse naturelle du sol tunisien que cette opinion ignore généralement, malgré l’appoint qu’elle fournit depuis quelques années au budget du Protectorat et au trafic de ses chemins de fer : ce sont les minerais métalliques, et, au premier rang d’entre eux, le minerai de fer. Actuellement, c’est sur la ligne de Tunis à Kalaa-Djerda, la plus ancienne du réseau minier construit sur les fonds d’emprunt, — elle a été ouverte en 1906, — qu’il faut étudier l’extraction du minerai de fer, industrie récente, mais singulièrement prospère. Deux gîtes sont en exploitation, rattachés tous deux au même embranchement, le Djérissa et le Slata. A lui seul, Djérissa donne au chemin de fer près de mille tonnes par jour.

Djérissa est le Metlaoui du Centre Tunisien, mais un Metlaoui où il neige parfois l’hiver. Village créé de toutes pièces avec son église, son dispensaire et son terrain de jeux, dans un fond de vallée solitaire et dépouillé, il est dominé par la silhouette brune du Djebel Djérissa, la montagne de fer, que la pioche et la dynamite découpent par pans et par tranches, du sommet à la base. Autrefois escarpée, la pointe est devenue plateau, et de mois en mois sous l’effort des mineurs, le plateau s’abaisse. Un va-et-vient de wagonnets, mus par la pesanteur, garnit les lianes abrupts de la montagne en démolition et accumule à son pied, dans de vastes entonnoirs ou « trémies, » les blocs d’hématite. A la base des trémies, des orifices faciles à obturer, malgré la pression formidable des blocs entassés, dominent la voie du chemin de fer. Deux ou trois fois par jour, les wagons vides passent sous les entonnoirs et la cascade de minerai s’y déverse bruyamment dans un poudroiement rouge. La nuit suivante ou le lendemain matin au plus tard, les trains de minerai, qui atteignent jusqu’à mille tonnes sur leur dernière section, arrivent au terre-plein de la Goulette, à la sortie du lac de Tunis. Les wagons, longs cercueils en tôle que les gens du chemin de fer et de la mine appellent « torpilleurs, » sans doute pour leur forme oblongue et renflée, sont amenés un par un à l’estacade de déchargement. Leurs parois latérales, montées sur charnières, s : entr’ouvrent, et le contenu du wagon glisse sur les deux plans inclinés du fond en dos d’âne pour tomber en quelques secondes de chaque côté de la voie. Recueilli dans de vastes cuves, le minerai est déposé sur un terre-plein en ciment armé, d’où un jeu de wagonnets et de tapis roulans le portera au navire en chargement. Comme à la mine, une poussière rouge embue l’atmosphère, colore les rails, les pierres, la tôle des wagons, s’attache aux vêtemens, à la peau, aux cheveux des manœuvres.

Le triage, le déchargement et la réexpédition des wagons prennent parfois moins d’une matinée et presque toujours les trains vides sont de retour aux « coulottes » de chargement moins de quarante-huit heures après en être partis. En 1909, sur la ligne de Kalaa-Djerda, le trafic du minerai de fer n’a été inférieur que de 30 000 tonnes à celui du phosphate ; en 1910, la même ligne a transporté 360 000 tonnes de phosphate et 366 000 tonnes de minerai de fer. Les lignes du nouveau réseau minier ouvertes jusqu’ici, ligne de Kalaa-Djerda, ligne d’Henchir-Souatir, sans parler de la ligne de Gafsa, disposent d’un trafic qui paraît, somme toute, solidement assis. Mais il n’est pas moins évident que, dans l’état présent des découvertes géologiques et de la colonisation, la Tunisie est amplement pourvue de moyens de transport. Les intérêts supérieurs de la défense nationale, tels qu’on les mettait en avant à la tribune de la Chambre, détourneraient-ils un jour, à destination de Bizerte, une partie des fers de l’Ouenza et du Bou-Kadra algériens, que les lignes existantes ou en construction feraient très commodément face à ce surcroît de trafic. Certaines d’entre elles sont déjà très abondamment pourvues de locomotives et de wagons. La politique tunisienne de l’avenir en matière de chemins de fer consistera tout au plus à développer le réseau côtier, à pousser vers le Sud au-delà de la ville de Sfax, qui vient d’être reliée au réseau Nord, une voie ferrée vers Gabès, amorce du Tunis-Tripoli. Comme le déclarait M. Alapetite, résident général, en ouvrant, le 7 novembre dernier, la session annuelle de la Conférence consultative : « Une politique de prudence financière s’impose : nous devons éviter d’engager des dépenses nouvelles avant d’avoir liquidé les entreprises en cours. » L’emprunt récemment voté par les assemblées tunisiennes est un emprunt de liquidation et la Tunisie va marquer dans le développement de son réseau un temps d’arrêt nécessaire, suffisant pour apprécier avec quelque précision le coût de l’outil qu’elle s’est donné et le profit qu’elle en retire.

Les chemins de fer tunisiens vivent sous un régime financier assez complexe pour exiger habituellement jusqu’à la participation de trois personnes aux frais de l’entreprise : le client du chemin de fer, le contribuable français et le contribuable tunisien. Mais il convient d’ajouter que la contribution du budget français est limitée et décroissante et que celle du budget tunisien, représentée par les annuités des emprunts qui ont permis la construction du nouveau réseau, est dès aujourd’hui couverte par le revenu des lignes qui le composent. En 1909, pour le réseau exploité par la Compagnie Bône-Guelma, les recettes d’exploitation ont été de treize millions de francs, la subvention du gouvernement français de 1 900 000 francs ; quant au gouvernement tunisien qui supporte l’intérêt et l’amortissement d’une somme de soixante millions, sa part dans le produit net s’est montée à 2 700 000 francs.

C’est historiquement que s’explique la complication du régime : quand les premières lignes tunisiennes furent concédées, en 1876, l’intérêt politique de la Métropole, comme la situation des finances locales, exigeait qu’elles fussent construites à l’aide de capitaux français. Ce furent les actionnaires et obligataires de la Compagnie Bône-Guelma qui les fournirent, moyennant l’engagement pris par le gouvernement français d’une garantie de revenu. Vinrent dix années de protectorat : les finances de la Tunisie se fortifièrent, et parallèlement décrut l’intérêt de la France à s’assurer une mainmise directe sur un nouveau réseau tunisien. Quand il fallut, en 1894, construire les lignes côtières du Sahel et de Bizerte, la Tunisie y employa les 25 millions d’économies qu’une sage gestion financière lui avait permis d’amasser. Pour son réseau minier du Centre et du Nord, elle recourut en 1902 et en 1907 aux fonds d’emprunt. On eut dès lors le régime qui est celui de toutes les concessions récentes : un réseau construit et armé aux frais de l’État, affermé pour un temps limité à une Compagnie exploitante, moyennant rémunération stipulée par contrat. Quant au réseau de Gafsa, construit aux frais de la Compagnie sans garantie d’intérêt ni association de l’Etat aux bénéfices, il constitue l’exemple d’une troisième combinaison financière qui restera sans doute exceptionnelle.

Le réseau le plus ancien, établi aux frais du concessionnaire avec la garantie de l’Etat français, comprend la ligne de la Medjerdah, fragment du Tunis-Alger, et ses embranchemens, au total 220 kilomètres de voies ferrées. L’élévation relative de son capital d’établissement en rend, dans l’état présent du trafic, la rémunération intégrale impossible à assurer avec les seules recettes. Le produit net, qui en 1900 était de 389 000 francs ou de 1, 05 pour 100 du capital engagé, atteignait 1 050 000 francs ou 2, 83 pour 100 en 1909. Comme tel, il était encore insuffisant à couvrir le revenu garanti au concessionnaire et la différence, 1 280 000 francs, était parfaite par un versement du Trésor. Par deux conventions, en date de 1902 et de 1910, l’Etat français s’est déchargé sur le budget tunisien du service de la garantie, moyennant un versement annuel et forfaitaire, régulièrement décroissant et prenant fin en 1957. Dégagé de toute préoccupation dans les résultats de l’exploitation, il a remis à la Tunisie le soin de régler et de rémunérer cette exploitation au mieux de ses intérêts. La « tunisification » de la ligne de la Medjerdah est un événement heureux, qui rend la Tunisie, sans ingérence métropolitaine désormais possible, maîtresse de l’ensemble de ses chemins de fer.

Le nouveau réseau, réseau côtier et réseau minier, propriété du gouvernement tunisien, qui l’a payé de ses deniers, est d’un rendement financier plus brillant : ses frais d’établissement peu élevés et l’importance de ses recettes minières lui procurent un revenu net qui atteint en 1909 près de 4 1/2 pour 100. La ligne de Bizerte, qui n’assurera de transports pondéreux importans qu’après l’ouverture de ses embranchemens vers les Nefzas et vers Nébeur, est la moins favorisée : elle rémunère son capital à 3, 28 pour 100 ; mais la ligne minière de Kalaa-Djerda et le petit réseau côtier du Sahel, qui bénéficie pour partie de l’apport de la précédente, ont un rendement respectif de 4, 57 et de 4, 71 pour 100. Seules les lignes minières procurent d’aussi beaux revenus : en 1905, le revenu moyen du nouveau réseau n’était que de 1, 30 pour 100 ; en 1906, année d’ouverture de la ligne de Kalaa-Djerda, il passe brusquement à 3, 27 pour 100. L’année suivante, en 1907, la ligne de Kalaa-Djerda donne elle-même près de 6 1/2 pour 100. Le taux de revenu net des chemins de fer français oscille, pour ces dernières années (1906-1908), entre 4 et 4, 40 pour 100 de leur capital d’établissement. La Tunisie, qui conserve jusqu’à concurrence de 4, 60 pour 100 le revenu des voies ferrées construites à ses frais et est intéressée dans les excédens au-delà de ce chiffre, n’a pas fait, dans la circonstance, un mauvais placement de son argent.

Les recettes de chacun des réseaux, qu’il ait été établi aux frais du concessionnaire ou aux frais de la Tunisie, reçoivent une affectation sensiblement analogue. Avant tout, elles sont employées à rembourser à la Compagnie gérante ses frais d’exploitation. Pour écarter un motif de discussion entre État et Compagnie, ces frais sont fixés à forfait, selon des formules parfois complexes qui donnent à l’exploitant, soit un tant pour. 100 de la recette brute, soit une rémunération fixe par voyageur ou tonne transportés, soit une indemnité par kilomètre de train. L’excédent sert à rémunérer le capital d’établissement fourni par la Compagnie ou par l’État. Enfin, l’on procède, s’il y a lieu, au remboursement des avances de l’État, à la constitution d’un fonds de réserve, au partage des bénéfices par moitié entre l’État et la Compagnie. Les rapports du concédant et du concessionnaire sont toux de véritables associés qui se sont entendus pour donner aux bénéfices l’emploi le plus propre au développement de l’entreprise.

Le « cheminot » de Tunisie a de nombreux traits de ressemblance avec son camarade de la Métropole. Comme lui, il a son Syndicat, sa Fédération, ses cahiers de revendications ; comme lui, avant lui, il a eu sa grève. C’était en mars 1909, un an et demi avant la tentative de grève générale des réseaux français, mais en pleine effervescence de la première grève des postes. La Tunisie est loin ; l’heure en France était assez grave, et cette grève africaine de cheminots, annonciatrice des journées d’octobre 1910, passa presque inaperçue. Elle éclata assez inopinément pour des questions de salaires et de discipline générale ; elle se termina par une sorte de transaction : la Compagnie Bône-Guelma accepta le relèvement des petits salaires, mais conserva intacts ses pouvoirs de discipline. Elle avait duré quinze jours, pendant lesquels avait circulé un seul train par ligne. Il y eut force meetings, quelques manifestations dans les rues de Tunis, une grande surexcitation dans les esprits, les habituelles diatribes contre l’ « actionnaire exploiteur » et le « dirigeant grassement rente, » dont l’unique préoccupation, aux yeux du prolétaire, sera éternellement de « sabler le Champagne toute l’après-midi du dimanche en cabinet particulier ; » mais au total, point de sabotage : le mot existait, la chose n’était pas dans la pratique. Ce fut une grève pacifique et qui n’eut pas de lendemain. Quand, en octobre dernier, la nouvelle, ou mieux le mot d’ordre de la grève métropolitaine toucha Tunis, il trouva des esprits rassis, qui pesèrent froidement les inconvéniens d’une imitation moutonnière, décidèrent de continuer le travail et tinrent parole.

La masse des cheminots, par son caractère bigarré, atteste l’éloignement de la Métropole. Le Français détient à peu près tous les emplois supérieurs et moyens qui répondent aux besoins spéciaux du chemin de fer. Il est mécanicien, chauffeur, conducteur, facteur, chef d’équipe. La catégorie des ouvriers d’ateliers comprend bon nombre d’étrangers, principalement italiens. Enfin la plupart des emplois qui utilisent sous sa forme la plus élémentaire l’activité du manœuvre (terrassiers, poseurs de la voie, etc.) vont à des indigènes. Le petit monde du chemin de fer reflète l’image complexe de la population tunisienne, sorte de pyramide de races dont la base indigène et le sommet français laissent place, entre eux deux, à dix-neuf nationalités différentes.

Un principe domine l’organisation sociale en Tunisie : la main-d’œuvre française y est payée plus cher que la main-d’œuvre étrangère, principalement italienne ; celle-ci remporte à son tour comme prix sur la main-d’œuvre indigène. Dans le même atelier, un ouvrier forgeron français gagnera de cinq à six francs, étranger de quatre à cinq francs ; indigène, il sera payé trois francs. Mêmes différences de taux pour tous les emplois qui peuvent être confiés à l’une des trois catégories de travailleurs. Toutes les causes qui influent généralement sur le taux des salaires concourent à maintenir cette échelle à trois degrés : la main-d’œuvre française est la moins nombreuse ; à travail égal, son rendement est de qualité supérieure ; le niveau d’existence du Français, le coût de son entretien est enfin plus élevé que celui d’un Sarde ou d’un Calabrais transplanté eu Tunisie, et surtout que celui d’un indigène qui y est né. Là, comme ailleurs, le salaire tient forcément un certain compte des besoins que le salarié regarde comme correspondant à son minimum d’existence. Le Français dépense plus : il est aussi mieux payé.

Français, Italien ou indigène, l’agent du chemin de fer doit à sa situation des avantages spéciaux qui ne sont pas moins nombreux et moins marqués en Tunisie qu’en France ; mais, toujours en vertu du même principe, les avantages les plus marqués, au moins dans l’ordre pécuniaire, vont de préférence au personnel français. Son avancement est assuré dans des délais déterminés ; sous le coup de peines disciplinaires graves, il bénéficie de garanties spéciales de défense. Soigné en cas de maladie, secouru en mainte occasion, titulaire d’indemnités variées qui tiennent compte de la cherté de vie de la résidence, du nombre des enfans, et constituent un intelligent essai d’appropriation du salaire aux charges réelles de l’existence, jouissant de congés réguliers, d’immunités de transport et de la perspective d’une retraite, il possède des privilèges ignorés de la plupart des ouvriers de l’industrie locale et de bien des fonctionnaires.

Le métier a sa contre-partie : la vie à Tunis et dans les grands centres est la vie urbaine de France, sans autre particularité locale qu’une hausse récente du coût de l’existence peut-être encore plus marquée que dans la métropole. Mais combien une petite station du « bled, » sur les hauts plateaux du Sud, diffère-t-elle de la gare du moindre village français ! Une maisonnette isolée, aux fenêtres grillées, aux portes blindées, qu’on a voulue capable, après l’insurrection de Kasserine, en 1906, de supporter un assaut de nomades, tout autour la solitude agrandie par la désolation du paysage, sans arbre, sans arbuste, parfois sans herbe, à quelques kilomètres le colon le plus proche, une fois, deux fois par jour le train de phosphates. Ce serait la vie contemplative dans toute son austérité, si le papier administratif à noircir et le téléphone à manœuvrer n’enlevaient le meilleur de ses loisirs au solitaire de cette nouvelle Thébaïde.

Mais le bled possède aussi, sur les plateaux du Centre, son essai de phalanstère ; en montant vers les gîtes miniers par la ligne de Kalaa-Djerda, à 121 kilomètres de Tunis, on découvre, après une longue et tortueuse escalade, au pied d’une colline, un moutonnement de toits rouges, alignés comme des képis un jour de revue. C’est Gaffour, la cité ouvrière, édifiée au cœur du désert, ou peu s’en faut, par la Compagnie Bône-Guelma.

Gaffour, « B.-G.-Ville, » se présente au visiteur comme une ville américaine de l’Ouest, ou, si l’on veut, comme un parc à la française, un parc où les arbres auraient été oubliés. A angle strictement droit, l’Avenue « un » et l’Avenue « deux » coupent l’Avenue de la Gare et délimitent les deux liles de maisonnettes réparties entre le personnel de la Compagnie selon la hiérarchie rigoureuse du chemin de fer. A l’inspecteur, au médecin, au chef de dépôt, au chef de section, le « type A, » le « type B, » quatre pièces, trois pièces et cuisine ; au mécanicien, au chauffeur, au conducteur, au facteur, le « type C, » deux pièces et cuisine ; à un rang plus humble, le modeste « type I, » qu’apprécie le poseur indigène de la voie, issu du gourbi patriarcal. Ces maisonnettes sont dévolues à des ménages : plus d’une femme de mécanicien, qui ne lit pourtant pas les magazines prodigues de conseils « pour l’ornement du home, » sait donner à l’intérieur familial un aspect avenant, voire coquet, en dépit des rébarbatives toiles métalliques qui protègent contre le moustique et la fièvre, des dallages austères et de l’exiguïté forcée. Quant aux célibataires, deux « types F, » vastes caravansérails où les femmes n’ont pas accès, en abritent chacun vingt, et réunissent, sur d’élégans balcons couverts, autant de petites chambres. Chacun est en somme logé selon son emploi et son état ci ni. Mentor-Fénelon, dans la cité idéale aux sept classes superposées qu’il proposait aux rêveries de Télémaque-Duc de Bourgogne, n’eût certes pas fait mieux.

Un laboratoire analyse les échantillons d’eau prélevés chaque jour aux points du réseau où s’alimentent les locomotives : certaines eaux tunisiennes, riches en sels incrustans, sont d’une composition chimique si variable que la formule d’épuration quotidienne, rapidement transmises aux gares, risque de n’être plus la bonne quand on l’appliquera. Des dortoirs pour les mécaniciens de passage, des ateliers pour les réparations courantes, un dépôt où réside la machine en feu, prête à secourir les « détresses, » selon le mot expressif du chemin de fer, complètent les installations de la Compagnie.

Sur cet embryon de cellule sociale se sont greffés les organes essentiels de toute vie collective : une boulangerie, une épicerie, un poste de police et une poste aux lettres, une école de garçons une école de filles, une salle tenant lieu d’église et, pour ne pas faire mentir les statistiques, trois cafés farouchement rivaux.

L’organisation municipale est née spontanément, de la nécessité de nettoyer et d’éclairer les avenues, d’éviter les rixes, de faciliter les déménagemens. Un « Comité de cité » réunit l’inspecteur du mouvement, l’inspecteur de la traction, l’inspecteur de la voie, trinité classique du monde de « l’exploitation, » le chef de dépôt, qui commande aux locomotives, et le chef de section, qui fait l’office de « gérant de la Cité. » A l’inverse de bien des assemblées délibérantes, le Comité de la Cité n’est point affligé de la maladie d’intempérance législative, dénoncée par Aristote et par le docteur Gustave Le Bon. Sagement, il ne se réunit « que lorsque les circonstances l’exigent. » Il laisse au cantonnier de la Compagnie le soin de fixer l’heure d’allumage des réverbères, au brigadier de gendarmerie l’art d’apaiser les batailleurs, au gérant de la Cité le souci des changemens de domicile et l’installation des nouveaux venus. Le chemin de fer, au reste, absorbe les heures et les activités : un tennis dessiné fut aussitôt abandonné, et, seules, les femmes laissées au logis, n’ayant que rarement la ressource du flirt avec les célibataires du « type F, » poussent des boules de croquet d’un maillet quelque peu mélancolique. Les cent deux maisonnettes de Gaffour abritent une population de trois cent cinquante âmes, hommes, femmes et enfans, Français, Italiens, indigènes. C’est la colonie des « cheminots. »

La clientèle du chemin de fer est aussi composite que son personnel.

Voici l’Arabe, qui a singulièrement pris goût au nouveau mode de transport. Un écrivain orientaliste de grand talent disait que pour l’indigène tunisien les deux produits les plus tentans de notre civilisation étaient les bottines jaunes et le phonographe : il oubliait le chemin de fer. Et il ne s’agit pas de l’indigène de classe riche qui peut s’offrir cette commodité comme toute autre à son gré de la vie civilisée : il s’agit du Tunisien le plus pauvre, qu’on frôle à chaque détour de ruelle, couché ou assis à la porte du café maure, dans le farniente idéal et le silence parfait de l’Orient, sans travail, sans ressources, parfois sans domicile. Des ressources il en trouvera pour prendre le train de banlieue qui déverse sur le quai de Tunis des flots pressés de burnous, pour s’en aller dans quelque bourgade du bled rendre visite à un parent, pour ménager l’arabat cahotante ou le petit âne traditionnel et trottinant. Mais par quel pénible effort, avec quelle crainte comique d’être volé par le roumi, alignera-t-il sur le cuivre du guichet l’argent du voyage ! Ce que le plus normand de nos paysans juge superflu, l’Arabe le tente : il marchande son billet. Dans les petites gares de l’intérieur, il n’est pas rare d’assister à une scène qui rappelle les dialogues les plus savoureux de la vie des souks : « Pas de sous, répète l’indigène obstiné. — Alors, va-t’en, tu iras à pied, » riposte la voix derrière le guichet. L’indigène rentre la main sous ses draperies, sort deux sous, quatre sous. Ce n’est pas le compte. L’Arabe proteste : il se déclare complètement dépouillé. La voix du roumi s’impatiente. Nouvelle incursion sous le burnous. Enfin le compte y est, mais au prix de quelles difficultés !

Voici un autre client, le colon français ; mais il y a plusieurs variétés de colons, trois pour le moins.

Le colon du Nord-Tunisien, des plaines à céréales de Mateur et d’Utique, du Cap Bon et de Téboursouk, est souvent titré, pourvu de la particule et d’un nom historiquement français. Un peu sans doute par atavisme féodal, il a édifié sa demeure cubique et blanche, castel, ferme ou cottage, sur la seule éminence dont s’égaie la plaine avoisinante. Les feuilles pansues du cactus, le laurier-rose et l’olivier sauvage mettent à l’entour un étroit cercle vert. À trois kilomètres, il y a le chemin de fer, à dix kilomètres le voisin. Gentleman-farmer d’allure, le colon du Nord-Tunisien a déjà eu le temps de faire souche. Le pluriel « les » précède souvent son nom de famille, indiquant que la race prospère, s’implante. Plus novateur en agriculture qu’en politique, il forme le « parti colon, » notoire par son esprit conservateur.

Le colon du Centre ou du Sud-Tunisien a quelquefois des attaches avec notre monde parlementaire ou, ce qui étonne plus, académique. C’est assez dire qu’il réside rarement sur ses terres. Mais sénateur ou ministre en même temps que propriétaire d’olivettes, viticulteur ou alfatier, les grands intérêts du pays exigent sa venue périodique sur la terre tunisienne. Français ou Tunisien, il ressuscite au reste par ses efforts suivis l’immense forêt d’oliviers de la Province romaine d’Afrique. Tel recommandera à son gérant, afin de ne point fatiguer la terre, l’usage de la charrue arabe, coutre sommaire que les paysans de l’ancienne France eussent dédaigné ; mais il n’est pas prouvé que ce colon-là réussisse moins bien que celui de la première espèce, dont les machines aratoires sont aristocratiquement perfectionnées.

Une troisième sorte, qu’il faut mentionner pour mémoire, n’est pas la moins curieuse. La famille française de bonne bourgeoisie qu’inquiète la nonchalance de son fils adolescent, consulte volontiers l’oncle célibataire ou le professeur de géographie coloniale qui savent le pourquoi de la supériorité des Anglo-Saxons. Le conseil est péremptoire : « Votre fils n’est bon à rien, faites-en un colon. » La Tunisie, — vingt-huit heures de Marseille, — est vite choisie, un petit capital rassemblé, et le jeune homme étonné promu, comme on disait, pionnier de la civilisation. Il va reconnaître son bordj, dans l’intérieur, puis un an ou plus, suivant les ressources et la crédulité familiales, on le verra six jours sur sept, à Tunis, humer les cocktails au Bar Américain, ou promener son costume khaki et ses bottes jaunes sur l’Avenue de France, que ses aînés arpentaient, dit-on, carabine en bandoulière. La famille se renseigne, coupe les vivres, et la Tunisie compte un colon de moins.

L’industriel tunisien, autre client du chemin de fer. C’est un homme dont fréquemment la compétence est universelle ; il le faut bien, car l’industrie tunisienne, encore à ses débuts, et d’ailleurs desservie par l’absence de gisemens houillers, nourrit inégalement ses fidèles. Aussi tel passe pour industriel qui est surtout prospecteur de mines, lanceur d’affaires, homme politique, voire journaliste. Si l’on excepte quelques grosses entreprises solidement assises, beaucoup d’affaires tunisiennes ont présenté l’exemple de variations brusques de prospérité. L’industrie métallurgique est à sa période d’essai : l’obligation de faire venir son combustible d’Europe la limitera vraisemblablement au traitement des minerais chers, et lui rendra toujours difficile l’établissement de hauts fourneaux. L’industrie de constructions métalliques fait preuve de plus de vitalité. Installée à Tunis, elle trouve à s’alimenter dans les grands travaux publics du Protectorat. Quant à l’industrie extractive, c’est elle qui fournit le plus clair des recettes des chemins de fer. En 1910, plus de treize cent mille tonnes de phosphate transportées par la Compagnie de Gafsa et la Compagnie Bône-Guelma et environ quatre cent mille tonnes de fer et de minerais divers transportées par la seule Compagnie Bône-Guelma, donnent un aperçu de sa prospérité, qui est croissante.

L’appoint que les richesses naturelles du pays fournissent aux Compagnies tunisiennes de chemins de fer ne leur fait pas négliger une autre marchandise précieuse que les grands réseaux d’Europe et d’ailleurs s’efforcent aujourd’hui, par toutes les séductions de l’image et de la promesse, d’attirer sur leurs rails : le touriste. Une grande Compagnie de navigation ne nous laisse pas ignorer que « tout bon Français doit visiter l’Algérie et la Tunisie. » Mais s’il était vrai que uni bene ibi patria — le confortable, voilà la patrie ! — la libre patriotique du Français risquerait peut-être souvent d’être désagréablement froissée de l’autre côté de la Méditerranée. En dehors des grandes villes, en Algérie comme en Tunisie, une hospitalité quelquefois rudimentaire s’offre au voyageur de passage. Il hésite à s’écarter des sites connus, il hésite surtout à prolonger son séjour, n’ayant le choix qu’entre le palace dispendieux des grandes villes ou l’hôtellerie insuffisante des petites. Le médiocre développement du tourisme algéro-tunisien n’a point jusqu’ici d’autre cause. Le Français traverse l’Algérie et la Tunisie, à Pâques et à l’automne ; il y séjourne rarement. L’Allemand y vient, de plus en plus nombreux comme partout, en caravanes pressées. L’Anglais ne s’écarte guère d’Alger, port d’escale des paquebots nationaux vers l’Extrême-Orient, quai de déchargement des charbonniers de Cardiff et de Swansea, presque anglaise en certains coins de sa banlieue de Mustapha. L’Egypte, « à cinq jours de Paris, » a beaucoup nui, le snobisme aidant, à la Tunisie, qui n’en est qu’à deux. Mais si le courant d’émigration hivernale vers l’Egypte ne fait que croître, il est impossible que tôt ou tard la Tunisie, dont les admirables oasis du Sud, Gabès, Nefta, Tozeur, vont devenir des buts de voyage fort accessibles, ne bénéficie pas de semblable fortune. N’a-t-elle pas pour elle le plus vivant tableau d’Orient, « Tunis la Blanche, » l’air le plus transparent et le mieux dépouillé des brumes occidentales, tous les amoncellemens de pierres rouges qui commémorent la grandeur romaine, toute la luxuriance des palmeraies sahariennes, une colline où Carthage a eu sa citadelle et saint Louis son lit de mort, et ne vaudrait-elle pas déjà d’être connue par la seule réussite d’un des plus beaux efforts français ?


JACQUES LACOUR-GAYET.