Cheikh Nefzaoui - La Prairie Parfumée - 28

La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs (الروض العاطر في نزهة الخاطر)
Traduction par Baron R***.
(p. 265-283).


Chapitre XXIe

Renfermant la conclusion de cet ouvrage
et signalant l’utilité de la déglutition des œufs,
comme favorable au coït.

Séparateur

Sache, ô Vizir, que Dieu te fasse miséricorde ! que ce chapitre contient les plus utiles enseignements pour augmenter la force dans le coït, et que ce qui suit est profitable aussi bien au vieillard qu’à l’homme fait et au jeune homme.

Voici ce que dit, à ce sujet, le Cheikh qui apporte ses conseils aux créatures de Dieu élevé ! lui le Sage, le Savant par excellence des gens de son temps ; écoute donc ses paroles :

Celui qui mangera tous les jours, à jeun, des jaunes d’œufs, sans le blanc, trouvera dans cet aliment un excitant énergique pour le coït. Il en sera de même pour celui qui, pendant trois jours, en mangera avec des oignons hachés.

Celui qui fera bouillir des asperges[nde 1] et les fera frire ensuite dans de la graisse, puis y versera des jaunes d’œufs avec des condiments pilés, et mangera tous les jours de ce mets, deviendra fort pour le coït et y trouvera un stimulant pour ses désirs amoureux.

Celui qui pèlera des oignons, les placera dans une marmite avec des condiments et des aromates, puis fera frire ce mélange avec de l’huile et des jaunes d’œufs acquerra, s’il fait usage de cette nourriture pendant plusieurs jours, une vigueur pour le coït qui dépassera toute idée et toute évaluation.

Le lait de chamelle mêlé avec du miel, quand on en boit habituellement, développe dans la copulation, une vigueur dont on ne saurait se rendre compte et qui fait que le membre viril ne dort ni le jour, ni la nuit.

Celui qui, pendant quelques jours, fera sa nourriture d’œufs cuits avec de la myrrhe, de la cannelle grossière et du poivre, verra se produire une grande vigueur dans ses coïts et dans ses érections. Son membre atteindra ce point de turgescence qu’il semblera ne plus pouvoir revenir à l’état de repos.

Celui qui désirera coïter toute une nuit et auquel ce désir, venu subitement, n’aura pas permis préalablement de faire les préparations et de suivre les régimes que je viens de mentionner, aura la ressource suivante : Il se procurera une grande quantité d’œufs de manière à pouvoir s’en rassasier, et les fera frire dans une poêle avec de la graisse fraîche et du beurre ; puis, quand ils seront bien cuits, il les immergera dans du miel en mélangeant le tout ensemble. Il en mangera le plus possible avec une petite quantité de pain et il pourra ainsi avoir la certitude que, toute la nuit, son membre n’aura pas un instant de repos.

Les vers suivants ont été composés sur ce sujet :

« Le membre d’Abou el Heïloukh est resté en érection
« pendant trente jours de suite, par la vertu des oignons.
« Abou el Heidja, de son côté, a défloré[1] en une nuit
« quatre-vingts vierges sans prendre de nourriture pendant l’opération,
« mais après avoir préalablement mangé à satiété des pois-chiches et bu
« du lait de chamelle mélangé à du miel.
« Je n’oublierai pas le nègre Mimoun, qui est arrivé, sans cesser d’éjaculer,
« à coïter sans trève pendant cinquante jours consécutifs.
« Combien il se félicitait d’avoir une pareille tâche à remplir !
« Au point qu’ayant dû fournir dix jours de plus, ce qui lui faisait soixante jours de coït[2], il ne se trouvait pas encore rassasié.
« Mais pendant cette épreuve, il ne se nourrissait que de jaunes d’œufs et de pain, ce qui entretenait ses forces[3]. »

Les faits concernant Abou el Heïloukh, Abou el Heïdja et Mimoun, que je viens de citer, sont célèbres à juste titre et leur histoire est vraiment merveilleuse. Aussi vais-je te la faire connaître, s’il plaît à Dieu ! pour compléter les services signalés que cet ouvrage est appelé à rendre à l’humanité.

Histoire de Zohra


Le Cheikh, le protecteur de la religion, que Dieu très haut lui fasse miséricorde ! raconte qu’il y avait autrefois, en remontant aux temps les plus reculés, un roi illustre, qui disposait de nombreuses armées et de richesses immenses.

Ce roi avait sept filles, remarquables par leur beauté et leurs perfections. Toutes les sept étaient venues au monde les unes à la suite des autres, sans qu’un enfant mâle fût né entre elles.

Elles furent demandés en mariage par les rois de l’époque, mais elles refusèrent de se marier. Elles portaient des vêtements d’hommes, montaient des chevaux magnifiques couverts de harnachements brodés d’or, savaient manier le sabre et la lance et l’emportaient sur les hommes en combat singulier. Chacune possédait un palais magnifique, pourvu des serviteurs et des esclaves nécessaires pour le service, la préparation de la nourriture et de la boisson et les autres besoins de cette nature.

Lorsqu’une demande de mariage parvenait au roi pour l’une d’entre elles, il ne manquait pas de l’envoyer consulter, mais toutes répondaient invariablement : « Cela ne sera jamais ! »

On tirait diverses conclusions de ces refus ; les uns en pensaient du bien, les autres du mal.

Pendant longtemps on ne put avoir de renseignements positifs sur les causes d’une pareille conduite, et ces filles persévérèrent dans leur manière d’agir jusqu’à la mort de leur père. L’aînée d’entre elle fut alors appelée à lui succéder et reçut, de tous ses sujets, le serment de fidélité. Cet avènement au trône eut un grand retentissement dans tous les pays.

L’aînée des sœurs s’appelait Fouzel Djemal فـوز الجمال (la supériorité de la beauté ) ; la deuxième Soltana el Agmar سلطانة الاغمار (la reine des lunes) ; la troisième Bediâat el Djemal بديعة الجمال (l’incomparable comme beauté) ; la quatrième Ouarda وردة (la rose) ; la cinquième Mahmouda محمودة(la digne d’éloge) ; la sixième, Kamela كـاملة (la parfaite) et enfin la septième Zohra زهـرة (la beauté).

Zohra, qui était la plus jeune, était aussi celle de toutes qui avait l’esprit le plus développé et le jugement le plus sûr.

Elle aimait passionnément la chasse et, un jour qu’elle courait la campagne, elle rencontra, sur la route, accompagné d’une vingtaine de serviteurs, un cavalier qui lui adressa le salut ; elle le lui rendit. Le cavalier crut reconnaître la voix d’une femme ; mais, comme la figure de Zohra était recouverte par un pan de son haïk[4], il resta dans l’incertitude et se dit en lui-même : « Je voudrais bien savoir si c’est un homme ou une femme ! » Il s’adressa à un des serviteurs de la princesse qui dissipa ses doutes. S’approchant alors de Zohra, il s’entretint d’une façon aimable avec elle jusqu’au moment où ils firent halte pour déjeuner. Il s’assit près d’elle pour prendre ce repas.

Contrairement à l’espoir qu’avait conçu le cavalier, la princesse ne découvrit pas son visage et refusa même de prendre aucune nourriture, prétextant qu’elle jeûnait. Il ne put qu’apprécier à la dérobée la beauté de sa main, la grâce de sa taille et l’expression amoureuse de ses yeux. Son cœur en fut saisi d’un violent amour.

La conversation suivante s’engagea entre eux :

Le Cavalier. — Ton cœur est-il sensible à l’amitié ?

Zohra. — Il ne convient pas à l’homme d’avoir de l’amitié pour la femme ; car, si leurs cœurs arrivent à avoir du penchant l’un pour l’autre, les désirs libidineux ne tardent pas à les envahir et, Satan venant alors à les entraîner au mal, leur chute est bientôt connue de tous.

Le Cavalier. — Il n’en est pas ainsi lorsque l’affection est véritable et que les relations sont pures, sans infidélité, ni trahison.

Zohra. — Si une femme se laisse aller à l’affection qu’elle ressent pour un homme, elle devient l’objet des médisances de tout le monde et du mépris général, d’où découlent pour elle les peines et les chagrins.

Le Cavalier. — Mais notre amour restera secret et nous trouverons en cet endroit retiré, qui pourra être notre lieu de rendez-vous, les moyens d’avoir ensemble des relations qui seront ignorées de tous.

Zohra. — Cela ne peut être. Ce ne serait point d’ailleurs chose facile à réaliser, car nous serions bientôt l’objet de soupçons et tous les yeux se tourneraient vers nous.

Le Cavalier. — Mais l’amour, c’est la source de la vie ! Le bonheur, ce sont les rendez-vous, les étreintes, les caresses des amants ! c’est le sacrifice de la fortune et de la vie pour l’objet aimé !

Zohra. — Ces paroles sont imprégnées d’amour et ton sourire est séduisant ; mais tu agiras mieux en t’abstenant de pareils discours.

Le Cavalier. — Ta parole, à toi, est de l’émeraude, et tes conseils sont sincères ! Mais maintenant, l’amour a pris racine dans mon cœur et rien n’est capable de l’en arracher. Si tu m’éloignes de toi, certainement j’en mourrai !

Zohra. — Il faut pourtant que tu retournes vers ta demeure et moi vers la mienne. S’il plaît à Dieu nous nous reverrons[nde 2] !

Ils se séparèrent alors en se disant adieu et chacun d’eux retourna à sa demeure.

Le cavalier se nommait Abou el Heïdja ابو الهيجاء. Son père, qui portait le nom de Kheïroun خــيرون, était un négociant très considéré et immensément riche, dont l’habitation était isolée et située hors des états de la princesse, à une distance d’une journée entière de marche du château de celle-ci.

Abou el Heïdja, rentré chez lui ne put se résigner et, lorsque la nuit fut arrivée, il revêtit son temeur[5], prit un turban noir et ceignit son sabre sous son temeur. Puis, montant à cheval et prenant avec lui son nègre favori Mimoun, il partit secrètement à la faveur de l’obscurité.

Ils marchèrent toute la nuit sans s’arrêter, jusqu’à ce que, le jour approchant, l’aurore vint les surprendre en vue du château de Zohra. Ils s’arrêtèrent alors dans la montagne et entrèrent avec leurs chevaux dans une caverne qu’ils découvrirent dans les environs.

Abou el Heïdja, ayant recommandé au nègre d’avoir soin des chevaux, s’éloigna dans la direction du château afin d’en examiner les abords : il le trouva entouré d’un mur très élevé. Ne pouvant y pénétrer, il se posta à une certaine distance afin d’observer ceux qui en sortiraient. Mais le jour entier s’écoula sans qu’il en vît sortir qui que ce fût.

Après le coucher du soleil, il s’assit à l’entrée de la caverne et y resta en observation jusqu’au milieu de la nuit. À ce moment le sommeil le gagna.

Il s’était endormi, la tête appuyée sur les genoux de son serviteur Mimoun, lorsque tout à coup celui-ci le réveilla. « Qu’y a-t-il donc ? » lui demanda-t-il. « Ô mon maître, répondit Mimoun, j’ai entendu du bruit dans la caverne et j’y ai vu briller une faible lumière. » Il se leva aussitôt, examina avec attention et aperçut en effet de la lumière sur laquelle il se dirigea et qui le conduisit à un enfoncement de la caverne. Ayant ordonné au nègre de l’attendre pendant qu’il allait reconnaître d’où elle provenait, il prit son sabre et s’enfonça dans la caverne. Il y trouva un souterrain dans lequel il descendit.

La route était presque impraticable à cause des pierres qui l’encombraient. Il finit cependant, après beaucoup d’efforts, par atteindre une espèce de crevasse par laquelle rayonnait la lumière qu’il avait aperçue. Il y appliqua l’œil et la princesse Zohra lui apparut entourée d’environ cent vierges. Elles étaient dans un


Ils marchèrent toute la nuit sans s’arrêter jusqu’à ce que, le jour approchant, l’aurore vint les surprendre en vue du château de Zohra.

palais superbe creusé dans le cœur de la montagne, qui était

meublé magnifiquement et où l’or brillait sous toutes les formes. Ces vierges mangeaient, buvaient et s’adonnaient aux plaisirs de la table.

Abou el Heïdja se dit en lui-même : « Hélas ! je n’ai point de compagnon pour m’aider dans ce moment difficile ! » Sous l’influence de cette réflexion, il quitta cet endroit, retourna près de son serviteur Mimoun et lui dit : « Va vers mon frère devant Dieu[6]Abou el Heïloukh ابو الهيلوخ, et dis-lui qu’il vienne me trouver le plus promptement possible. » Le serviteur monta aussitôt à cheval et marcha tout le reste de la nuit.

De tous ses amis, Abou el Heïloukh était celui qu’Abou el Heïdja affectionnait le plus ; il était fils du vizir. Ce jeune homme, Abou el Heïdja et le nègre Mimoun, passaient tous trois pour les hommes les plus forts et les plus intrépides de leur temps, et personne ne parvenait à l’emporter sur eux dans les combats.

Lorsque le nègre Mimoun ميمون fut arrivé près de l’ami de son maître et qu’il lui eut fait part de ce qui se passait, celui-ci s’écria « Certes ! nous appartenons à Dieu et nous retournerons à lui[nde 3] ! » puis il monta à cheval après avoir pris son sabre et, emmenant avec lui son nègre favori, il fit route avec Mimoun jusqu’à la caverne.

Abou el Heïdja sortit pour aller à sa rencontre et le saluer, et l’ayant mis au courant des suites qu’avait eues son amour pour Zohra, il exprima l’intention qu’il avait de pénétrer de force dans le palais, n’omettant pas de relater les circonstances dans lesquelles il avait trouvé asile dans cette grotte souterraine et les choses merveilleuses dont il avait été témoin lorsqu’il s’y était enfoncé. Abou el Heïloukh ne revenait pas de sa surprise.

Dès que la nuit fut venue ils entendirent des chants, des rires bruyants et des conversations animées. Abou el Heïdja dit à son ami : « Pénètre jusqu’au fond du souterrain et vois. Tu excuseras alors l’amour de ton frère. » Abou el Heïloukh, s’étant glissé à la partie inférieure de la grotte, jeta ses regards dans l’intérieur du palais et resta en effet émerveillé à la vue de ces vierges et de leurs attraits. « Ô frère, dit-il, laquelle est Zohra parmi ces femmes ? »

Abou el Heïdja lui répondit : « C’est celle qui a une tournure dont rien n’approche, dont le sourire est irrésistible, qui a des joues roses et un front éclatant de blancheur, qui a la tête ceinte d’une couronne de perles, dont les vêtements sont étincelants d’or. Elle est assise sur un trône incrusté de pierreries et constellé de clous d’argent et sa bouche repose appuyée sur sa main. »

« Je l’ai remarqué entre toutes, dit Abou el Heïloukh, comme si c’eût été un étendard ou un flambeau éclatant. Mais, ô mon frère, je dois appeler ton attention sur une chose qui ne t’a pas frappé. » « Laquelle ? » dit Abou el Heïdja. « C’est que, reprit son ami, bien certainement, ô mon frère, la licence règne dans ce palais. Remarque, en effet, qu’on n’y vient que la nuit et que c’est un endroit retiré. Il y a lieu de croire qu’il est exclusivement consacré aux festins, aux libations et à la débauche, et s’il t’était venu à l’idée qu’il te fût possible d’arriver à celle que tu aimes par une autre route que celle où nous sommes, tu serais tombé dans l’erreur, et cela lors même que tu aurais trouvé un moyen de communiquer avec elle par des intermédiaires. » « Et pourquoi donc ? », dit Abou el Heïdja. « Parce que, lui répondit son ami, Zohra, d’après ce que je vois, recherche l’affection des jeunes filles, ce qui tend à prouver qu’elle ne doit avoir aucun penchant pour les hommes, ni être sensible à leur amour[7]

« Ô Abou el Heïloukh, dit Abou el Heïdja, je connais la sûreté de ton jugement et c’est pour cela que je t’ai envoyé chercher. Tu n’ignores pas que je n’ai jamais hésité à suivre tes avis et tes conseils ! » « Ô mon frère, repartit le fils du vizir, si Dieu très élevé ne t’avait mis sur la voie de l’entrée de ce palais souterrain, tu n’aurais jamais pu arriver à Zohra. Mais par ici, s’il plaît à Dieu ! nous pourrons nous ouvrir un passage. »

Le lendemain, dès que brilla l’aurore, ils ordonnèrent à leurs serviteurs de faire une brèche à cet endroit, et ils parvinrent à faire disparaître tout ce qui faisait obstacle au passage. Cela fait, ils cachèrent leurs chevaux dans une autre caverne à l’abri des bêtes féroces et des voleurs ; puis tous les quatre, Abou el Heïloukh et son serviteur, Abou el Heïdja et son serviteur, entrèrent dans la caverne et pénétrèrent dans le palais, chacun étant porteur de son sabre et de son bouclier. Puis ils refermèrent la brèche et la mirent dans l’état où elle était auparavant.

Ils se trouvèrent alors dans l’obscurité, mais Abou el Heïloukh, ayant battu le briquet, alluma une des bougies, et ils se mirent à parcourir le palais dans tous les sens. Il leur parut être la merveille des merveilles. L’ameublement en était magnifique. Ce n’était partout que lits et coussins de toutes sortes, riches candélabres, lustres splendides, tapis somptueux et tables couvertes de mets, de fruits et de boissons.

Lorsqu’ils eurent admiré toutes ces richesses, ils passèrent à l’examen des chambres, qu’ils comptèrent. Elles étaient en grand nombre et, dans la dernière, une porte dérobée, très petite, qui était fermée à clef, attira leur attention. Abou el Heïloukh dit : « Il est fort probable que c’est là la porte par laquelle on communique avec le palais. Viens, ô mon frère ; nous allons attendre les événements dans une de ces chambres. Ils s’établirent donc dans un cabinet d’un accès difficile, élevé et d’où on pouvait voir sans être vu.

Ils attendirent là jusqu’à la tombée de la nuit. À ce moment la porte dérobée s’ouvrit pour donner passage à une négresse qui portait un flambeau et qui alluma tous les lustres et les candélabres, arrangea les lits, disposa les couverts, garnit les tables de toutes espèces de mets, aligna les coupes, avança les bouteilles et enfin parfuma l’air des odeurs les plus suaves.

Peu après parurent les vierges. Leur démarche respirait à la fois l’innocence et la langueur. Elles s’assirent sur les divans et la négresse leur présenta la nourriture et la boisson : elles mangèrent, burent et chantèrent d’une voix mélodieuse.

Lorsqu’ils les virent étourdies par le vin, les quatre hommes sortirent de leur cachette, ayant le sabre à la main et le brandissant sur la tête des vierges. Ils avaient eu préalablement le soin de se voiler la figure avec la partie supérieure de leur haïk.

« Quels sont, s’écria Zohra, ces gens, qui envahissent notre demeure à la faveur de l’obscurité de la nuit ? Sortez-vous des entrailles de la terre ou êtes-vous descendus du ciel. Que voulez-vous ? »

« Le coït ! » répondirent-ils.

« Avec laquelle ? » reprit Zohra.

« Avec toi, ô prunelle de mes yeux, » dit alors Abou el Heïdja en s’avançant.

Zohra. — « Qui es-tu donc ? »

Abou el Heïdja. — « Je suis Abou el Heïdja. »

Zohra. — « Mais d’où me connais-tu ? »

Abou el Heïdja. — « C’est moi qui t’ai rencontrée à la chasse en tel endroit. »

Zohra. — « Mais qui donc a pu t’amener ici ? »

Abou el Heïdja. — « La volonté de Dieu très élevé ! »

Sur cette réponse, Zohra garda le silence et se mit à réfléchir au moyen qu’elle pourrait bien employer pour se débarrasser de ces importuns.

Or, parmi les vierges qui se trouvaient là, il y en avait plusieurs qui étaient barrées[nde 4] et que personne n’avait pu parvenir à déflorer ; il y avait aussi une femme nommée Mouna منى (celle qui satisfait les désirs), que personne ne pouvait rassasier de coït. Elle pensa alors en elle-même : « Un stratagème peut seul me délivrer de ces gens. Au moyen de ces femmes je vais leur imposer des conditions qu’il leur sera impossible de réaliser et je les éconduirai ainsi. » et s’adressant à Abou el Heïdja, elle lui dit : « Tu ne me posséderas que si vous remplissez les conditions qu’il me plaira de vous imposer. » Les quatre cavaliers s’empressèrent de les accepter d’avance, et elle continua : « Mais si vous ne les remplissez pas, vous engagez-vous à vous constituer mes prisonniers, chez moi, et à vous mettre à mon entière discrétion ? » « Nous nous y engageons ! » répondirent-ils.

Elle exigea d’eux le serment d’être fidèles à leur parole, puis, mettant sa main dans celle d’Abou el Heïdja, elle lui dit : « En ce qui te concerne, je t’impose la tâche de déflorer quatre-vingts vierges sans éjaculer. Telle est ma volonté ! » Il répondit : « J’accepte. »

Elle le fit alors entrer dans une chambre où se trouvaient plusieurs espèces de lits et lui envoya successivement les quatre-vingt vierges. Abou el Heïdja les déflora toutes et ravit ainsi, dans une seule nuit, la virginité de quatre-vingts jeunes filles, sans que son membre laissât échapper la moindre goutte de sperme. Une vigueur aussi extraordinaire remplit d’étonnement Zohra, ainsi que tous ceux qui étaient présents.

La princesse, se tournant alors vers le nègre Mimoun, demanda : « Et celui-là, quel est son nom ? » Ils répondirent : « Mimoun ! » « Pour ce qui est de toi, lui dit-elle en lui indiquant Mouna, tu vas coïter cette femme pendant cinquante jours de suite, sans te reposer ; tu pourras, si tu le veux, ne pas éjaculer, mais dans le cas où l’excès de la fatigue te forcerait à t’arrêter, tu n’aurais pas rempli tes obligations. » Tous se récrièrent sur la dureté d’une pareille condition, mais le nègre Mimoun protesta, disant : « J’accepte la condition et je m’en tirerai à mon honneur ! » Ce nègre avait, en effet, une passion insatiable pour le coït. Zohra lui ordonna d’entrer dans la chambre de Mouna, avec celle-ci, à laquelle elle recommanda de l’avertir dès qu’elle s’apercevrait de la moindre trace de fatigue chez le nègre.

« Et toi, quel est ton nom ? » dit-elle en s’adressant à l’ami d’Abou el Heïdja. « Abou el Heïloukh, » répondit-il. « Eh bien ! Abou el Heïloukh, j’exige de toi que tu restes devant ces femmes et ces vierges pendant trente jours consécutifs, sans que pendant ce temps ton membre cesse d’être en érection, le jour comme la nuit ! »

Enfin elle dit au quatrième : « Quel est ton nom ? » « Felah فـلاح (bonheur), » fut sa réponse. « Eh bien, Felah, termina-t-elle, tu seras à notre disposition pour tous les services que nous aurons à réclamer de toi. »

Toutefois Zohra, voulant ne leur laisser aucun motif d’excuse et ne pas leur donner sujet de l’accuser de mauvaise foi, les avait consultés préalablement sur le régime qu’ils désiraient suivre pendant le temps de leur épreuve. Abou el Heïdja avait demandé comme unique boisson, à l’exclusion de l’eau, du lait de chamelle avec du miel, et comme nourriture des pois-chiches cuits avec de la viande et une grande quantité d’oignons, et c’est à l’aide de cette alimentation qu’il avait pu accomplir, avec la permission de Dieu ! son remarquable exploit. Abou el Heïloukh exigea comme nourriture de l’oignon cuit avec de la viande, et comme boisson le jus qu’il faisait exprimer d’oignons préalablement pilés et qu’il mélangeait avec du miel. Mimoun, de son côté, demanda des jaunes d’œufs et du pain.

Cependant Abou el Heïdja réclama à Zohra la faveur de la coïter, s’appuyant sur ce fait qu’il avait rempli son engagement. Elle lui répondit : « Oh ! c’est impossible ! la clause à laquelle tu as satisfait est inséparable de celles dont l’accomplissement est exigé de tes compagnons. Que le traité reçoive en entier son exécution et tu me verras fidèle à ma promesse ! Mais, qu’un seul d’entre vous manque à sa tâche, et vous serez tous mes prisonniers par la volonté de Dieu ! » Devant cette fermeté, Abou el Heïdja se résigna à s’asseoir au milieu des femmes et des jeunes filles, avec lesquelles il se mit à manger et à boire en attendant le terme de l’épreuve de ses compagnons.

Au début, Zohra, qui avait la conviction qu’ils seraient bientôt tous à sa merci, était d’une amabilité et d’une prévenance qui augmentaient chaque jour, en même temps que sa joie. Mais, lorsqu’arriva le vingtième jour, elle commença à donner des marques de tristesse, et au trentième elle ne put plus retenir ses larmes. C’était, en effet, le terme de l’épreuve imposée à Abou el Heïloukh qui, s’en étant tiré à son avantage, prit place à côté de son ami, au milieu des femmes et des jeunes filles qui continuaient à manger tranquillement et à boire abondamment.

Dès lors la princesse, qui n’avait plus d’espoir que dans le nègre Mimoun, compta que celui-ci se fatiguerait et ne pourrait arriver au bout de l’épreuve. Elle envoyait chaque jour prendre des nouvelles près de Mouna, qui répondait que la vigueur du nègre allait toujours en s’accroissant, et elle se désespérait, voyant déjà Abou el Heïdja et ses compagnons sortir vainqueurs de leur entreprise. Un jour elle leur dit : « J’ai envoyé prendre des nouvelles du nègre, et Mouna m’a fait savoir qu’il était épuisé de fatigue. » À ces paroles, Abou el Heïdja s’écria : « Par Dieu ! s’il ne mène pas sa tâche à bonne fin, et même s’il ne dépasse pas de dix jours le délai convenu, il ne mourra que de la plus vilaine mort ! »

Mais le zélé serviteur n’eut pas, pendant cinquante jours, un seul instant d’arrêt dans son travail de copulation, et fournit, en sus, les dix jours que lui avait imposés son maître. Mouna, de son côté, en éprouvait une grande satisfaction, parce que cela avait enfin apaisé son ardeur pour le coït[nde 5]. Mimoun, ayant subi victorieusement son épreuve, put donc venir s’asseoir avec ses compagnons.

Abou el Heïdja dit alors à Zohra : « Vois ! nous avons satisfait à toutes les conditions que tu nous as imposées ! C’est à toi maintenant à m’accorder la faveur qui devait, suivant nos conventions, être le prix de notre réussite. « C’est trop juste ! », répondit la princesse, et elle s’abandonna à lui. Il la trouva l’excellente des excellentes[nde 6].

Quant au nègre Mimoun, il épousa Mouna. Abou el Heïloukh choisit, parmi toutes, celle des vierges à laquelle il trouva le plus d’attraits.

Ils restèrent tous dans ce palais, se livrant à la bonne chère et à tous les plaisirs, jusqu’au moment où la mort vint mettre un terme à leur heureuse existence et dissoudre leur réunion, que Dieu leur fasse miséricorde[8], ainsi qu’à tous les musulmans ! Amen !

C’est à cette histoire que font allusion les vers que j’ai cités[nde 7]. Je l’ai racontée parce qu’elle témoigne de l’efficacité des mets et des remèdes dont j’ai recommandé l’emploi pour rendre vigoureux dans le coït, et dont tous les gens instruits s’accordent à reconnaître les effets salutaires.

Il est encore d’autres boissons dont l’usage est excellent. Je signalerai la suivante. On mélange une mesure de jus exprimé de l’oignon pilé, avec deux mesures de miel débarrassé de son écume. On les fait chauffer sur un feu doux jusqu’à ce que le jus d’oignon ait disparu et que le miel reste seul. On retire du feu ce résidu qu’on laisse refroidir et qu’on conserve pour s’en servir au moment voulu. On en mélange alors un aoukia[nde 8] avec trois aouak d’eau, et on y met macérer des pois-chiches pendant un jour et une nuit.

Cette boisson s’absorbe pendant l’hiver et le soir, au moment de se coucher. Elle ne doit être prise qu’en petite quantité et pendant un jour seulement. Le membre de celui qui en boit ainsi ne lui laisse aucun repos pendant la nuit qui suit l’absorption. Quant à celui qui en prend plusieurs jours de suite, son membre ne cesse pas d’être dressé et raide, et ses érections ne lui laissent aucun repos. L’homme d’un tempérament ardent ne doit pas en faire usage parce qu’elle aurait l’inconvénient de lui donner la fièvre. On ne doit pas non plus suivre ce régime pendant trois jours de suite, à moins d’être vieux ou d’un tempérament froid. Enfin on ne doit pas en user pendant l’été.

اسأتُ والله فيما قد جمعتُ فيه

فاستقل مستقيل المستقلينا
يا رب لا تخزني يوم الحساب بـه

يا قارئ الخط باللّٰه قل امينا

J’ai certes ! commis un péché en composant ce livre.
Mais pardonne-moi, ô toi qu’on n’implore pas en vain !
Ô Dieu ! ne me couvre pas de confusion pour cela au jour du jugement dernier !
Et toi, ô lecteur, je t’en conjure ! dis : « Ainsi soit-il ! »[nde 9]

  1. (f’’) Note de l’éditeur. Le texte arabe porte heïloun هيلـون. Or, le dictionnaire de médecine d’Abd er Rezeug dit à l’article helioun هيلـون asperge : هيلـون و في تقديم الياء في كتب الطب لا في اللغة هو السكوم — « helioun, et en plaçant le ia (i) en avant, ce qui donne heïloun, dans le langage des médecins (technique), mais non dans le langage général, c’est l’asperge, » nous avons donc adopté le sens asperge, de préférence à celui de bouillie de farine, fourni par la traduction et qu’il a été impossible de trouver malgré toutes les recherches faites dans les ouvrages arabes.

    (i) Note de l’éditeur. — L’auteur cite ici deux noms de vêtements de luxe : l’Ouchahane الوشاحان et le Djelbab الجلباب. Il a paru préférable, pour la clarté de la traduction, de ne pas s’attacher à la lettre et de donner le vrai sens, qui est le sens général de « vêtements luxueux et parures ».

  2. (h’’) Note de l’éditeur. La plus grande partie de ce dialogue est en prose rimée.
  3. (j) Note de l’éditeur. Formule Musulmane de résignation (Voir le Coran, chapitre II, verset 151).
  4. (i″) Note de l’éditeur. Littéralement « enferrées » مصفحات mousefahate.
  5. (j’’) Note de l’éditeur. On trouve dans certains textes la version suivante : Mouna, une fois les cinquante jours écoulés, fut heureuse d’avoir atteint le terme de l’épreuve, car elle était exténuée de coït, mais comme Mimoun ne se retirait pas, elle envoya dire à Zohra : « Ô ma maîtresse, le délai est écoulé, et il ne se sépare pas de moi ! Je t’en conjure par Dieu le magnifique ! tire-moi de cette fâcheuse situation. Mes cuisses sont brisées et il m’est impossible de rester couchée ! » Mais Mimoun jura qu’il ne se retirerait pas que les dix jours ordonné par son maître ne fussent accomplis, et il tint parole.
  6. (k’’) Note de l’éditeur. Autre version de ce qui précède : L’exploit de Mimoun remplit tout le monde d’admiration. Ils prirent alors possession de tout ce que renfermait le château en fait de richesses, de filles, de serviteurs, de femmes et d’entourage. Ils firent de tout des parts égales qu’ils se distribuèrent entre eux, puis Abou el Heïdja coïta Zohra, qu’il trouva, etc.
  7. (l’’) Note de l’éditeur. Il est à remarquer que certains détails donnés dans les vers ne sont pas d’une concordance parfaite avec ceux de l’histoire qui leur correspondent.
  8. (m’’) Note de l’éditeur. Aoukia اوقية vient du grec ουγγιά, once. Sa valeur a différé suivant les pays et les époques. En pharmacopée elle est de douze drachmes.
  9. (n’’) Note de l’éditeur. Ces deux vers terminent le manuscrit le plus complet que nous ayons eu entre les mains. En voici la traduction littérale :

    J’ai péché par Dieu ! en composant ce livre.
    Pardonne-moi, ô toi qui nous pardonnes quand nous implorons ton pardon !
    Ô Dieu ! ne me couvre pas de confusion pour cela au jour du jugement dernier !
    ô lecteur, par Dieu ! dis : « Ainsi soit-il ! »

  1. (161) Le texte porte que Abou el Heidja avait défloré quatre-vingts vierges droitement, c’est-à-dire par devant, par l’orifice naturel.
    Observation de l’éditeur. Les textes consultés portent entièrement عــن تمام.
  2. (162) « Depuys luy, Aristoteles, » etc… (Rabelais, livre 3, chapitre XXVII.)
  3. (g’’) Note de l’éditeur. Il y a lieu d’observer que, dans cette pièce de vers, comme dans toutes celle qui figurent dans le corps de l’ouvrage, il a été mis à la ligne à chaque hémistiche et non à chaque vers, la poésie arabe comportant, dans le vers, deux parties parfaitement distinctes, qui sont égales au moins théoriquement, comme mesure.
  4. (163) Le haïk est une longue pièce d’étoffe légère et blanche, généralement en laine et soie, dont les Arabes s’enveloppent le corps et la tête et par dessus laquelle ils portent leurs burnous.
  5. (164) Le Temeur est un vêtement de laine dont les Orientaux se servent pour se préserver du froid dans leurs voyages.

    Observation de l’éditeur. Ce sont généralement les vêtements usés qui sont employés à cet usage et qui sont appelés ainsi.

  6. (165) Le nom de frère se donne, chez les Arabes, entre amis.
  7. (166) Consulter à ce propos la note 121, relative au penchant honteux que les femmes ont quelquefois les unes pour les autres. Voir aussi le Chapitre VII à la note (n) relative aux tribades مساحقات.

    121 Il n’est pas douteux que l’auteur ait voulu désigner ici par crête la partie des organes sexuels de la femme nommée Clitoris, d’un mot grec, κλειτορισειν, qui veut dire chatouiller, titiller. Le clitoris est le siège de la volupté, il s’allonge et se durcit par le chatouillement.

    (n) Note de l’éditeur. L’auteur se sert ici de l’expression Mousahakate.

  8. (167) En prononçant le nom d’un coreligionnaire mort, les musulmans ne manquent jamais d’ajouter : Que Dieu lui fasse miséricorde ! (Allah irahmou الله يرحمـه) !