Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Madame Guibert


MADAME GUIBERT.


Madame Guibert (Élisabeth) est née à Versailles en 1725 et morte en 1788. Elle était pensionnaire du roi. Ses poésies et œuvres diverses ont été imprimées à Amsterdam en 1764.


ÉPÎTRE À ARISTE.


Ne viens point troubler ma retraite,
J’ai sçu me faire, en ce séjour,
Une félicité parfaite.
J’ai tous les bons auteurs, des fleurs et ma musette,
Et j’y badine avec l’Amour.
Je ne me pare point des fleurs que m’offre un traître
Tu célébras ma fête, elle n’est plus pour toi.
J’étois fidelle, il falloit l’être,
Et je n’aurois jamais vécu que sous ta loi.
J’allarmai, dis-tu, ta tendresse
Par ma coquetterie et ma légèreté.
Aurois-je vu durer, deux lustres, ta foiblesse ;
Sans tes rivaux, mon inégalité ?
Avec tous les talens, la candeur, la jeunesse,
La beauté, même la sagesse,
On voit s’enfuir la volupté
Si l’on ne sçait mêler, avec un peu d’adresse,
L’amour, la jalousie et la fidélité
Un nœud formé par le caprice

Ne sçauroit subsister sans un peu d’artifice :
L’enfant ailé t’avoit mis dans mes fers,
Aveugle garant de ta flamme !
Tes sermens, sur son aile, ont passé dans les airs,
Et l’affreux souvenir en reste dans mon âme.
Tu n’étois point bizarre et n’étois que jaloux ;
Tu le dis… toi, jaloux ! un jaloux est sincère,
Et ta fierté m’a toujours fait mystère
De ce qui put allumer ton courroux.
Ah ! plût au ciel que souvent ta tendresse
T’eût fait faire l’aveu de ce défaut heureux !
L’Amour auroit comblé nos vœux
En éternisant notre ivresse.
Nos cœurs étoient également épris :
Nos soupçons ont troublé cette union si rare.
Quand elle a disparu, l’on en connoit le prix ;
Mais la nature en est avare
Qui ? moi ? j’aurois rompu nos nœuds !
Ah ! tu sçavois trop bien me plaire !
Un vainqueur tel que toi n’est jamais malheureux
Quand il offre un amour sincère ;
Mais, être inconséquent, dissimulé, fougueux,
Il me falloit mourir ou devenir légère ;
Et le Ciel exauça mes vœux !
Tu me nommes cruelle et parles de tes laimes
Quand tu rampes sous d’autres lois !
Je dois me défier de tes perfides charmes ;
Quand on a su vaincre une fois,
On peut séduire avec les mêmes armes.
Quoi ! pour un infidèle oses-tu soupirer ?
Cœur lâche et que je désavoue ;
Peut-être à présent il te joue
Et ne voudroit que t’égarer.


L’HOMME HEUREUX POSSIBLE


La vie est un instant, il en faut profiter ;
Rejeter avec soin tout préjugé nuisible,
Croire un Dieu bienfaisant, croire un ami possible,
Et connoître le prix du bonheur d’exister.
Caresser la folie, estimer la sagesse ;
Aimer un seul objet, en être un peu jaloux ;
Être toujours fidèle et jamais n’être époux ;
Effleurer les talens, les aimer sans foiblesse.
Paroître indifférent sur le mépris des sots,
Avoir le cœur ouvert sur ses propres défauts ;
Être content de soi, mais sans trop le paroître :
Enfin, se croire heureux, c’est le moyen de l’être.


MON PORTRAIT.


Vive jusqu’à l’étourderie,
Folle dans mes discours, mais sage en mes écrits,
Ils sont presque toujours remplis
Par des traits de philosophie.
Sensible pour l’instant, mais facile à changer,
J’oublie, et quelquefois on peut me croire ingrate ;
Je cherche à m’éclairer, je crois ce qui me flatte ;
Je fuis les envieux sans vouloir m’en venger ;
Mon esprit est solide et mon cœur est léger.
Air gai, peau blanche, œil noir et grandeur ordinaire :
Mes traits sont chiffonnés, ma taille est régulière.


MORALITÉ.


Deux amis sont chose rare ;
On les vit dans les vieux tems
La nature en est avare ;
Bientôt l’intérêt sépare
Les amis et les parens.

Chez le sexe, hélas ! que dire ?
L’amitié vient promptement ;
Mais un rien sait la détruire.
Il suffit, pour qu’elle expire,
D’un pompon ou d’un galant.

L’amitié seroit parfaite
Pour deux sexes différens ;
Mais, d’un coup de sa baguette,
Le fripon d’Amour, qui guette,
Confond le cœur et les sens.


À M. G*** DE F***,
âgé de seize ans.


Le monde vous est peu connu,
Faites-vous des amis, mais dans votre patrie.
Tout climat est mêlé de vice et de vertu
N’adoptez point l’anglomanie

Ni l’égoïsme et la cosmopolie ;
N’allez point, en auteur du jour,
Faire des vers galans sans avoir de l’amour,
Et partout, sans honneur, remporter la victoire.
Aimez la véritable gloire :
Soyez amant sans art, élégant sans fadeur
Il faut être savant, mais sans pédanterie ;
Aimer les arts sans frénésie ;
Croire aux amis, croire au bonheur :
Il faut, pour le grand nombre, étaler son génie ;
Pour les amis, laisser parler son cœur.


ÉPÎTRE A MADAME DE BAYARD.


Quoi ! tu veux être mon amie !
Tu fais taire la calomnie.
Ah ! devois-je espérer encor,
Au siècle de la jalousie,
De trouver ce rare trésor.
Quoi ! Bayard, toi, jeune et jolie,
Toi, qui soumets tout à tes vœux,
Tu ne porterois point envie
À cet art enchanteur que j’ai reçu des cieux,
À l’art des vers, à ce mensonge heureux
Qui fait le bonheur de la vie ?
Tu méprises les agrémens
Que donnent les pompons, le fard, le ton frivole.
Tu sais que leur essaim s’envole
Comme font nos beaux jours sur les ailes du tems
Oui, tu sais dédaigner tout utile avantage,
Tu pourrois t’amuser de l’orgueil d’un grand nom.
Qui peut, mieux que Bayard, en vanter l’étalage ?

Mais au plus pur éloge, enfant de la raison,
À ceux qu’exigeroient tes attraits, ton bel âge,
Je te vois préférer la plus simple leçon.
Viens et tâche d’être immortelle,
C’est un songe assez séduisant ;
On n’est rien quand on n’est que belle,
On existe par le talent.
Viens donc, jeune Bayard, que mes foibles lumières
Puissent aider ton goût, qu’il m’éclaire à mon tour.
Viens, plaignons les Ninons et caressons l’Amour ;
Mais, comme faisoit Deshoulières.
Viens embellir nos cercles amusans
D’où nous chassons l’ennui, le jeu, la médisance,
Où nous sommes presque savans
En faisant tous vœu d’ignorance ;
Où nous joignons à quelques agrémens
L’aimable gaîté, la décence ;
Où nos amis rougissent d’être amans,
Où le désir enfin, que la raison balance,
Nous procure des jours charmans
Entre l’amour et l’innocence.
Viens souvent embellir le tranquille tableau
De mon réduit philosophique ;
Quand le cœur est content et que l’esprit s’applique,
Chaque moment offre un plaisir nouveau.