Œuvres complètes de Alfred de Vigny, Texte établi par Fernand Baldensperger, ConardThéâtre, II (p. 247-272).


ACTE PREMIER.


Un vaste appartement ; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. À gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. À droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux, on aperçoit une riche boutique ; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.
Le quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. À droite est assise Kitty Bell ; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret ; une jeune fille debout à côté d’elle.


SCÈNE PREMIÈRE.

LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL.
KITTY BELL, à sa fille qui montre un livre à son frère.

Il me semble que j’entends parler monsieur ; ne faites pas de bruit, enfants.

Au quaker.

Ne pensez-vous pas qu’il arrive quelque chose ?

Le quaker hausse les épaules.

Mon Dieu ! votre père est en colère ! certainement, il est fort en colère ; je l’entends bien au son de sa voix. — Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel.

Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.

Il me semble qu’il s’apaise, n’est-ce pas, monsieur ?

Le quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.

N’essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher… Mais qui donc vous a donné ce livre-là ? C’est une Bible ; qui vous l’a donnée, s’il vous plaît ? Je suis sûre que c’est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois.

RACHEL.

Oui, maman.

KITTY BELL.

Oh ! mon Dieu ! qu’a-t-elle fait là ! — Je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme. — Quand donc l’avez-vous vu, mon enfant ? Je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l’embrasser dans sa chambre. Pourquoi êtes-vous entrés chez lui, mes enfants ? C’est bien mal !

Elle les embrasse.

Je suis certaine qu’il écrivait encore ; car depuis hier au soir sa lampe brûlait toujours.

RACHEL.

Oui, et il pleurait.

KITTY BELL.

Il pleurait ! Allons, taisez-vous ! ne parlez de cela à personne. Vous irez rendre ce livre à M. Tom quand il vous appellera ; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que, depuis trois mois qu’il loge ici, je ne lui ai même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n’est pas bien. — Allez… allez embrasser le bon quaker. — Allez, c’est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.

Les enfants courent s’asseoir sur les genoux du quaker.
LE QUAKER.

Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi bien. — Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est simple, pur et véritablement chrétien, mais qu’elle est plus enfant que vous dans sa conduite, qu’elle n’a pas assez réfléchi à ce qu’elle vient de vous ordonner, et que je la prie de considérer que rendre à un malheureux le cadeau qu’il a fait, c’est l’humilier et lui faire mesurer toute sa misère.

KITTY BELL s’élance de sa place.

Oh ! il a raison ! il a mille fois raison ! — Donnez, donnez-moi ce livre, Rachel. — Il faut le garder, ma fille ! le garder toute ta vie. — Ta mère s’est trompée. — Notre ami a toujours raison.

LE QUAKER, ému et lui baisant la main.

Ah ! Kitty Bell ! Kitty Bell ! âme simple et tourmentée ! — Ne dis point cela de moi. — Il n’y a pas de sagesse humaine. — Tu le vois bien, si j’avais raison au fond, j’ai eu tort dans la forme. — Devais-je avertir les enfants de l’erreur légère de leur mère ? Il n’y a pas, ô Kitty Bell, il n’y a pas si belle pensée à laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, un des soupirs de ton âme tendre et modeste.

On entend une voix tonnante.
KITTY BELL, effrayée.

Oh ! mon Dieu ! encore en colère ! — La voix de leur père me répond là.

Elle porte la main à son cœur.

Je ne puis plus respirer. — Cette voix me brise le cœur. — Que lui a-t-on fait ? Encore une colère comme hier au soir…

Elle tombe sur un fauteuil.

— J’ai besoin d’être assise. — N’est-ce pas comme un orage qui vient ? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur.

LE QUAKER.

Ah ! je sais ce qui monte à la tête de votre seigneur et maître ; c’est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique. — Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une députation pour demander la grâce d’un de leurs compagnons. Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied ! — Retirez-vous tous les trois… Vous êtes inutiles ici. — Cet homme-là vous tuera… c’est une espèce de vautour qui écrase sa couvée.

Kitty Bell sort, la main sur son cœur, en s’appuyant sur la tête de son fils, qu’elle emmène avec Rachel.


SCÈNE II.

LE QUAKER, JOHN BELL, un groupe d’ouvriers.
LE QUAKER, regardant arriver John Bell.

Le voilà en fureur… Voilà l’homme riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi.

JOHN BELL. Vingt ouvriers le suivent en silence
et s’arrêtent contre la porte.
Aux ouvriers, avec colère.

Non, non, non, non ! — Vous travaillerez davantage, voilà tout.

UN OUVRIER, à ses camarades.

Et vous gagnerez moins, voilà tout.

JOHN BELL.

Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l’autre.

LE QUAKER.

Bien dit, John Bell ! tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.

JOHN BELL.

Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous ; mais, si je savais lequel de ceux-là vient de parler ! Ah ! l’homme sans foi que celui qui a dit cette parole ! Ne m’avez-vous pas tous vu compagnon parmi vous ? Comment suis-je arrivé au bien-être que l’on me voit ? Ai-je acheté tout d’un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique ? Si j’en suis le seul maître à présent, n’ai-je pas donné l’exemple du travail et de l’économie ? N’est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j’ai nourri mon année ? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite ? — Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt ; mais j’ai acheté les mécaniques avec l’argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux, et surtout économes. Rappelez-vous bien ce sage proverbe de nos pères : Gardons bien les sous, les shellings se gardent eux-mêmes. Et à présent, qu’on ne me parle plus de Tobie : il est chassé pour toujours. Retirez-vous sans rien dire, parce que le premier qui parlera sera chassé comme lui de la fabrique, et n’aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village.

Ils sortent.
LE QUAKER.

Courage, ami ! je n’ai jamais entendu au Parlement un raisonnement plus sain que le tien.

JOHN BELL revient encore irrité et s’essuyant le visage.

Et vous, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour troubler tout, partout où vous êtes. — Vous parlez rarement, mais vous devriez ne parler jamais. — Vous jetez au milieu des actions des paroles qui sont comme des coups de couteau.

LE QUAKER.

Ce n’est que du bon sens, maître John ; et quand les hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n’en ai pas de remords ; l’impression d’un mot vrai ne dure pas plus que le temps de le dire : c’est l’affaire d’un moment.

JOHN BELL.

Ce n’est pas là mon idée : vous savez que j’aime assez à raisonner avec vous sur la politique ; mais vous mesurez tout à votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même une exception parmi les quakers. — Vous avez partagé tous vos biens entre vos neveux ; vous ne possédez plus rien qu’une chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans l’immobilité et la méditation. — Cela vous convient, je le veux ; mais ce que je ne veux pas, c’est que, dans ma maison, vous veniez, en public, autoriser mes inférieurs à l’insolence.

LE QUAKER.

Eh ! que te fait, je te prie, leur insolence ? Le bêlement de tes moutons t’a-t-il jamais empêché de les tondre et de les manger ? — Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n’envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines ? Quelle maison ne t’appartient pas et n’est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t’est pas donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un shelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. — Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.

JOHN BELL.

C’est vrai, mais c’est juste. — La terre est à moi, parce que je l’ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je le paie. Je suis juste selon la loi.

LE QUAKER.

Et ta loi est-elle juste selon Dieu ?

JOHN BELL.

Si vous n’étiez quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.

LE QUAKER.

Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j’ai pour toi une amitié véritable.

JOHN BELL.

S’il n’était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.

LE QUAKER.

Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. — Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier. — Je ne te le demande pas, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.

JOHN BELL.

Ce qui est fait est fait. — Que n’agissent-ils tous comme moi ? — Que tout travaille et serve dans leur famille. — Ne fais-je pas travailler ma femme, moi ? — Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour ; et, tout en baissant les yeux, elle s’en sert pour travailler beaucoup. — Malgré mes ateliers et fabriques aux environs de Londres, je veux qu’elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du Parlement, de la chasse ou de Hyde Park. Cela me fait de bonnes relations que j’utilise plus tard. — Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. — Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d’inutile autour de lui. — Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. — La terre est féconde, l’argent est aussi fertile, et le temps rapporte l’argent. — Or, les femmes ont des années comme nous ; donc, c’est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. — Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c’est un malheur très grand pour lui, mais je n’en suis pas responsable.

LE QUAKER.

Il s’est rompu le bras dans une de tes machines.

JOHN BELL.

Oui, et même il a rompu la machine.

LE QUAKER.

Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d’acier comme tes mécaniques. — La société deviendra comme ton cœur, elle aura pour Dieu un lingot d’or et pour souverain pontife un usurier juif — Mais ce n’est pas ta faute, tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en venant sur la terre : je ne t’en veux pas du tout, tu as été conséquent, c’est une qualité rare. — Seulement, si tu ne veux pas me laisser parler, laisse-moi lire.

Il reprend son livre et se retourne dans son fauteuil.
JOHN BELL ouvre la porte de sa femme avec force.

Mistress Bell ! venez ici.


SCÈNE III.

Les Mêmes, KITTY BELL.
KITTY BELL avec effroi, tenant ses enfants par la main.
Ils se cachent dans la robe de leur mère par crainte de leur père.

Me voici.

JOHN BELL.

Les comptes de la journée d’hier, s’il vous plaît ? — Ce jeune homme qui loge là-haut n’a-t-il pas d’autre nom que Tom ? ou Thomas ?… J’espère qu’il en sortira bientôt.

KITTY BELL.
Elle va prendre un registre sur une table et le lui apporte.

Il n’a écrit que ce nom-là sur nos registres en louant cette petite chambre. — Voici mes comptes du jour avec ceux des derniers mois.

JOHN BELL.
Il lit les comptes sur le registre.

Catherine ! vous n’êtes plus aussi exacte.

Il s’interrompt et la regarde en face avec un air de défiance.

Il veille toute la nuit, ce Tom ? — C’est bien étrange. — Il a l’air fort misérable.

Revenant au registre, qu’il parcourt des yeux.

Vous n’êtes plus aussi exacte.

KITTY BELL.

Mon Dieu ! pour quelle raison me dire cela ?

JOHN BELL.

Ne la soupçonnez-vous pas, mistress Bell ?

KITTY BELL.

Serait-ce parce que les chiffres sont mal disposés ?

JOHN BELL.

La plus sincère met de la finesse partout. Ne pouvez-vous pas répondre droit et regarder en face ?

KITTY BELL.

Mais enfin, que trouvez-vous là qui vous fâche ?

JOHN BELL.

C’est ce que je ne trouve pas qui me fâche, et dont l’absence m’étonne…

KITTY BELL, avec embarras.

Mais il n’y a qu’à voir, je ne sais pas bien.

JOHN BELL.

Il manque là cinq ou six guinées, à la première vue j’en suis sûr.

KITTY BELL.

Voulez-vous m’expliquer comment ?…

JOHN BELL, la prenant par le bras.

Passez dans votre chambre, s’il vous plaît, vous serez moins distraite. — Les enfants sont désœuvrés, je n’aime pas cela. — Ma maison n’est plus si bien tenue. Rachel est trop décolletée : je n’aime pas tout cela…

Rachel court se jeter entre les jambes du quaker. John Bell poursuit en s’adressant à Kitty Bell, qui est entrée dans sa chambre à coucher avant lui.

Me voici, me voici ; recommencez cette colonne et multipliez par sept.

Il entre dans la chambre après Kitty Bell.


SCÈNE IV.

LE QUAKER, RACHEL.
RACHEL.

J’ai peur !

LE QUAKER.

De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d’esclave. Peur de ton père, peur de ton mari un jour, jusqu’à la délivrance.

Ici on voit Chatterton sortir de sa chambre et descendre lentement l’escalier. Il s’arrête et regarde le vieillard et l’enfant.

Joue, belle enfant, jusqu’à ce que tu sois femme ; oublie jusque-là, et, après, oublie encore, si tu peux. Joue toujours et ne réfléchis jamais. Viens sur mon genou. — Là ! — Tu pleures ! tu caches ta tête dans ma poitrine. Regarde, regarde, voilà ton ami qui descend.


SCÈNE V.

LE QUAKER, RACHEL, CHATTERTON.
CHATTERTON, après avoir embrassé Rachel,
qui court au devant de lui, donne la main au quaker.

Bonjour, mon sévère ami.

LE QUAKER.

Pas assez comme ami, et pas assez comme médecin. Ton âme te ronge le corps. Tes mains sont brûlantes et ton visage est pâle. — Combien de temps espères-tu vivre ainsi ?

CHATTERTON.

Le moins possible. — Mistress Bell n’est-elle pas ici ?

LE QUAKER.

Ta vie n’est-elle donc utile à personne ?

CHATTERTON.

Au contraire, ma vie est de trop à tout le monde.

LE QUAKER.

Crois-tu fermement ce que tu dis ?

CHATTERTON.

Aussi fermement que vous croyez à la charité chrétienne.

Il sourit avec amertume.
LE QUAKER.

Quel âge as-tu donc ? Ton cœur est pur et jeune comme celui de Rachel, et ton esprit expérimenté et vieux comme le mien.

CHATTERTON.

J’aurai demain dix-huit ans.

LE QUAKER.

Pauvre enfant !

CHATTERTON.

Pauvre ? oui. — Enfin ? non… J’ai vécu mille ans !

LE QUAKER.

Ce ne serait pas assez pour savoir la moitié de ce qu’il y a de mal parmi les hommes. — Mais la science universelle, c’est l’infortune.

CHATTERTON.

Je suis donc bien savant !… Mais j’ai cru que mistress Bell était ici. — Je viens d’écrire une lettre qui m’a bien coûté.

LE QUAKER.

Je crains que tu ne sois trop bon. Je t’ai bien dit de prendre garde à cela. Les hommes sont divisés en deux parts : martyrs et bourreaux. Tu seras toujours martyr de tous, comme la mère de cette enfant-là.

CHATTERTON, avec un élan violent.

La bonté d’un homme ne le rend victime que jusqu’où il le veut bien, et l’affranchissement est dans sa main.

LE QUAKER.

Qu’entends-tu par là ?

CHATTERTON, embrassant Rachel, dit de la voix la plus tendre.

Voulons-nous faire peur à cette enfant ? et si près de l’oreille de sa mère ?

LE QUAKER.

Sa mère a l’oreille frappée d’une voix moins douce que la tienne, elle n’entendrait pas. — Voilà trois fois qu’il la demande !

CHATTERTON, s’appuyant sur le fauteuil où le quaker est assis.

Vous me grondez toujours ; mais dites-moi seulement pourquoi on ne se laisserait pas aller à la pente de son caractère, dès qu’on est sûr de quitter la partie quand la lassitude viendra ? Pour moi, j’ai résolu de ne me point masquer et d’être moi-même jusqu’à la fin, d’écouter, en tout, mon cœur dans ses épanchements comme dans ses indignations, et de me résigner à bien accomplir ma loi. À quoi bon feindre le rigorisme, quand on est indulgent ? On verrait un sourire de pitié sous ma sévérité factice, et je ne saurais trouver un voile qui ne fût transparent. — On me trahit de tout côté, je le vois, et me laisse tromper par dédain de moi-même, par ennui de prendre ma défense. J’envie quelques hommes en voyant le plaisir qu’ils trouvent à triompher de moi par des ruses grossières ; je les vois de loin en ourdir les fils, et je ne me baisserais pas pour en rompre un seul, tant je suis devenu indifférent à ma vie. Je suis d’ailleurs assez vengé par leur abaissement, qui m’élève à mes yeux, et il me semble que la Providence ne peut laisser aller longtemps les choses de la sorte. N’avait-elle pas son but en me créant ainsi ? Ai-je le droit de me roidir contre elle pour réformer la nature ? Est-ce à moi de démentir Dieu ?

LE QUAKER.

En toi, la rêverie continuelle a tué l’action.

CHATTERTON.

Eh ! qu’importe, si une heure de cette rêverie produit plus d’œuvres que vingt jours de l’action des autres ? Qui peut juger entre eux et moi ? N’y a-t-il pour l’homme que le travail du corps, et le labeur de la tête n’est-il pas digne de quelque pitié ? Eh ! grand Dieu ! la seule science de l’esprit, est-ce la science des nombres ? Pythagore est-il le Dieu du monde ? Dois-je dire à l’inspiration ardente : « Ne viens pas, tu es inutile ? »

LE QUAKER.

Elle t’a marqué au front de son caractère fatal. Je ne te blâme pas, mon enfant, mais je te pleure.

CHATTERTON.
Il s’assied.

Bon quaker, dans votre société fraternelle et spiritualiste, a-t-on pitié de ceux que tourmente la passion de la pensée ? Je le crois ; je vous vois indulgent pour moi, sévère pour tout le monde ; cela me calme un peu.

Ici Rachel va s’asseoir sur les genoux de Chatterton.

En vérité, depuis trois mois, je suis presque heureux ici : on n’y sait pas mon nom, on ne m’y parle pas de moi, et je vois de beaux enfants sur mes genoux.

LE QUAKER.

Ami, je t’aime pour ton caractère sérieux. Tu serais digne de nos assemblées religieuses, où l’on ne voit pas l’agitation des papistes, adorateurs d’images, où l’on n’entend pas les chants puérils des protestants. Je t’aime, parce que je devine que tout le monde te hait. Une âme contemplative est à charge à tous les désœuvrés remuants qui couvrent la terre : l’imagination et le recueillement sont deux maladies dont personne n’a pitié ! — Tu ne sais seulement pas les noms des ennemis secrets qui rôdent autour de toi ; mais j’en sais qui te haïssent d’autant plus qu’ils ne te connaissent pas.

CHATTERTON, avec chaleur.

Et cependant, n’ai-je pas quelque droit à l’amour de mes frères, moi qui travaille pour eux nuit et jour ; moi qui cherche avec tant de fatigues, dans les ruines nationales, quelques fleurs de poésie dont je puisse extraire un parfum durable ; moi qui veux ajouter une perle de plus à la couronne de l’Angleterre, et qui plonge dans tant de mers et de fleuves pour la chercher ?

Ici Rachel quitte Chatterton ; elle va s’asseoir sur un tabouret aux pieds du quaker et regarde des gravures.

Si vous saviez mes travaux !… J’ai fait de ma chambre la cellule d’un cloître, j’ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée ; j’ai raccourci ma vue, et j’ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge ; j’ai fait mon cœur plus simple : je me suis appris le parler enfantin du vieux temps ; j’ai écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en vers à demi saxons et francs ; et ensuite, cette Muse du dixième siècle, cette Muse religieuse, je l’ai placée dans une châsse comme une sainte. — Ils l’auraient brisée s’ils l’avaient crue faite de ma main : ils l’ont adorée comme l’œuvre d’un moine qui n’a jamais existé, et que j’ai nommé Rowley.

LE QUAKER.

Oui, ils aiment assez à faire vivre les morts et mourir les vivants.

CHATTERTON.

Cependant on a su que ce livre était fait par moi. On ne pouvait plus le détruire, on l’a laissé vivre ; mais il ne m’a donné qu’un peu de bruit, et je ne puis faire d’autre métier que celui d’écrire. — J’ai tenté de me ployer à tout, sans y parvenir. — On m’a parlé de travaux exacts ; je les ai abordés, sans pouvoir les accomplir. — Puissent les hommes pardonner à Dieu de m’avoir ainsi créé ! — Est-ce excès de force, ou n’est-ce que faiblesse honteuse ? Je n’en sais rien, mais jamais je ne pus enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les débordements tumultueux de mon esprit, qui toujours inondait ses rives malgré moi. J’étais incapable de suivre les lentes opérations des calculs journaliers, j’y renonçai le premier. J’avouai mon esprit vaincu par le chiffre, et j’eus dessein d’exploiter mon corps. Hélas ! mon ami ! autre douleur ! autre humiliation ! — Ce corps, dévoré dès l’enfance par les ardeurs de mes veilles, est trop faible pour les rudes travaux de la mer ou de l’armée ; trop faible même pour la moins fatigante industrie.

Il se lève avec une agitation involontaire.

Et d’ailleurs, eussé-je les forces d’Hercule, je trouverais toujours entre moi et mon ouvrage l’ennemie fatale née avec moi : la fée malfaisante trouvée sans doute dans mon berceau, la Distraction, la Poésie ! — Elle se met partout ; elle me donne et m’ôte tout ; elle charme et détruit toute chose pour moi ; elle m’a sauvé… elle m’a perdu !

LE QUAKER.

Et à présent que fais-tu donc ?

CHATTERTON.

Que sais-je ?… J’écris. — Pourquoi ? Je n’en sais rien… Parce qu’il le faut.

Il tombe assis et n’écoute plus la réponse du quaker. Il regarde Rachel et l’appelle près de lui.
LE QUAKER.

La maladie est incurable !

CHATTERTON.

La mienne ?

LE QUAKER.

Non, celle de l’humanité. — Selon ton cœur, tu prends en bienveillante pitié ceux qui te disent : « Sois un autre homme que celui que tu es » ; moi, selon ma tête, je les ai en mépris, parce qu’ils veulent dire : « Retire-toi de notre soleil ; il n’y a pas de place pour toi. » Les guérira qui pourra. J’espère peu en moi ; mais, du moins, je les poursuivrai.

CHATTERTON, continuant de parler à Rachel, à qui il a parle bas
pendant la réponse du quaker.

Et vous ne l’avez plus, votre Bible ? où est donc votre maman ?

LE QUAKER, se levant.

Veux-tu sortir avec moi ?

CHATTERTON, à Rachel.

Qu’avez-vous fait de la Bible, miss Rachel ?

LE QUAKER.

N’entends-tu pas le maître qui gronde ? Écoute !

JOHN BELL, dans la coulisse.

Je ne le veux pas. — Cela ne se peut pas ainsi. — Non, non, madame.

LE QUAKER, à Chatterton,
en prenant son chapeau et sa canne à la hâte.

Tu as les yeux rouges, il faut prendre l’air. Viens, la fraîche matinée te guérira de ta nuit brûlante.

CHATTERTON, regardant venir Kitty Bell.

Certainement cette jeune femme est fort malheureuse.

LE QUAKER.

Cela ne regarde personne. Je voudrais que personne ne fût ici quand elle sortira. Donne la clef de ta chambre. — Elle la trouvera tout à l’heure. Il y a des choses d’intérieur qu’il ne faut pas avoir l’air d’apercevoir. — Sortons. — La voilà.

CHATTERTON.

Ah ! comme elle pleure ! Vous avez raison… je ne pourrais pas voir cela. — Sortons.


SCÈNE VI.

KITTY BELL entre en pleurant, suivie de JOHN BELL.
KITTY BELL, à Rachel,
en la faisant entrer dans la chambre d’où elle sort.

Allez avec votre frère, Rachel, et laissez-moi ici.

À son mari.

Je vous le demande mille fois, n’exigez pas que je vous dise pourquoi ce peu d’argent vous manque : six guinées, est-ce quelque chose pour vous ? Considérez bien, monsieur, que j’aurais pu vous les cacher dix fois en altérant mes calculs. Mais je ne ferais pas un mensonge, même pour sauver mes enfants, et j’ai préféré vous demander la permission de garder le silence là-dessus, ne pouvant ni vous dire la vérité, ni mentir, sans faire une méchante action.

JOHN BELL.

Depuis que le ministre a mis votre main dans la mienne, vous ne m’avez pas résisté de cette manière.

KITTY BELL.

Il faut donc que le motif en soit sacré.

JOHN BELL.

Ou coupable, madame.

KITTY BELL, avec indignation.

Vous ne le croyez pas !

JOHN BELL.

Peut-être.

KITTY BELL.

Ayez pitié de moi ! vous me tuez par de telles scènes.

Elle s’assied.
JOHN BELL.

Bah ! vous êtes plus forte que vous ne le croyez.

KITTY BELL, se levant.

Ah ! n’y comptez pas trop… Au nom de nos pauvres enfants !

JOHN BELL.

Où je vois un mystère, je vois une faute.

KITTY BELL.

Et si vous n’y trouviez qu’une bonne action, quel regret pour vous !

JOHN BELL.

Si c’est une bonne action, pourquoi vous être cachée ?

KITTY BELL.

Pourquoi, John Bell ? Parce que votre cœur s’est endurci, et que vous m’auriez empêchée d’agir selon le mien. Et cependant, qui donne au pauvre prête au Seigneur.

JOHN BELL.

Vous feriez mieux de prêter à intérêts sur de bons gages.

KITTY BELL.

Dieu vous pardonne vos sentiments et vos paroles !

JOHN BELL, marchant dans la chambre à grands pas.

Depuis quelque temps, vous lisez trop ; je n’aime pas cette manie dans une femme… Voulez-vous être une bas-bleu ?

KITTY BELL.

Oh ! mon ami ! en viendrez-vous jusqu’à me dire des choses méchantes parce que, pour la première fois, je ne vous obéis pas sans restrictions ? — Je ne suis qu’une femme simple et faible ; je ne sais rien que mes devoirs de chrétienne.

JOHN BELL.

Les savoir pour ne pas les remplir, c’est une profanation.

KITTY BELL.

Accordez-moi quelques semaines de silence seulement sur ces comptes, et le premier mot qui sortira de ma bouche sera le pardon que je vous demanderai pour avoir tardé à vous dire la vérité. Le second sera le récit exact de ce que j’ai fait.

JOHN BELL.

Je désire que vous n’ayez rien à dissimuler.

KITTY BELL.

Dieu le sait ! il n’y a pas une minute de ma vie dont le souvenir puisse me faire rougir.

JOHN BELL.

Et cependant jusqu’ici vous ne m’aviez rien caché.

KITTY BELL.

Souvent la terreur nous apprend à mentir.

JOHN BELL.

Vous savez donc faire un mensonge ?

KITTY BELL.

Si je le savais, vous prierais-je de ne pas m’interroger ? Vous êtes un juge impitoyable.

JOHN BELL.

Impitoyable ? Vous me rendrez compte de cet argent.

KITTY BELL.

Eh bien, je vous demande jusqu’à demain pour cela.

JOHN BELL.

Soit ! jusqu’à demain je n’en parlerai plus.

KITTY BELL lui baise la main.

Ah ! je vous retrouve. — Vous êtes bon. — Soyez-le toujours.

JOHN BELL.

C’est bien ! c’est bien ! mais songez à demain.

Il sort.
KITTY BELL, seule.

Pourquoi, lorsque j’ai touché la main de mon mari, me suis-je reproché d’avoir gardé ce livre ? — La conscience ne peut pas avoir tort.

Elle rêve.

Je le rendrai.

Elle sort à pas lents.