Chateaubriand romanesque et amoureux

Chateaubriand romanesque et amoureux
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 868-883).
CHATEAUBRIAND
ROMANESQUE ET AMOUREUX

Il y a une vingtaine d’années, dans un article sur Chateaubriand et les Mémoires d’outre-tombe[1], j’ai publié ici même, au complet pour la première fois, une confession amoureuse de René vieilli, que j’avais découverte parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale. Ce superbe et curieux morceau ne pouvait manquer de provoquer d’ingénieux commentaires. Emile Faguet, Eugène-Melchior de Vogué, l’abbé Pailhès, Maurice Masson se sont jadis successivement appliqués au petit problème littéraire et sentimental que soulevait cette publication. Tout récemment, M. Gabriel Faure a repris la question dans une charmante plaquette. Je voudrais y revenir brièvement à mon tour et, en m’aidant de ces divers travaux, indiquer la solution que j’en aperçois aujourd’hui, — très différente, je dois en convenir, de celle que je proposais autrefois.


Sur la foi de certaines indications du manuscrit, — ou plutôt de la copie qui y était jointe, — j’avais admis fort simplement que ces pages brûlantes et douloureuses devaient faire primitivement partie des Mémoires d’outre-tombe, et qu’elles se rattachaient à un épisode particulier du célèbre livre. Je rappelle en quelques mots cette piquante anecdote. En 1829, — Chateaubriand avait alors soixante et un ans, — il était aux eaux de Cauterets, quand une jeune « Occitanienne, » qui, depuis deux ans, lui écrivait sans qu’il l’eût jamais vue, se présenta à lui. Il lui rendit sa visite : « Un soir, dit-il, qu’elle m’accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n’ai été si honteux… La brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d’une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m’a su gré de m’être rendu justice : elle est mariée. » Mais, tout en se « rendant justice, » pensais-je, René n’en avait pas moins écrit les pages de « folie, » de regret et de désir inassouvi qu’un secrétaire semble lui avoir dérobées.

Emile Faguet accepta tout d’abord cette double hypothèse, à laquelle il n’a du reste jamais complètement renoncé. Mais, à la suite d’un brillant article d’Eugène-Melchior de Vogué sur le même sujet, il ne tarda pas à en envisager une autre, qui d’ailleurs n’était point celle de l’auteur du Roman russe.

Celui-ci, sans s’être, à vrai dire, reporté au manuscrit, se refusait à identifier l’Occitanienne des Mémoires avec l’héroïne de la confession. Pour lui, l’Occitanienne n’était autre que la marquise de Vichet, une femme de cinquante et un ans qui, de 1827 à 1829, correspondait avec René sans l’avoir jamais vu et qui, dans ses lettres, à plusieurs reprises, exprime le désir de le rencontrer aux eaux des Pyrénées. Et quant à la « fleur charmante » dont parle la confession, il inclinait, sans en être absolument sûr, à l’identifier, à cause de certaines analogies de pensées et de sentiments, avec une « inconnue » à laquelle, en 1823, au plus fort de sa guerre d’Espagne, Chateaubriand avait écrit des lettres extrêmement passionnées, et qui nous ont été conservées, au moins en partie.

Le roman de Mme de Vichet nous a été révélé par Teodor de Wyzewa[2]. Il est bien joli. Née en 1779, Marie-Élisa d’Hauterive avait épousé à quinze ans le marquis Bruno de Vichet qui, sous l’Empire et la Restauration, fut inspecteur des douanes à Toulouse. De ce mariage, elle avait eu un unique enfant, un fils, officier de chasseurs, qui tenait garnison à l’autre bout de la France. « Victime d’une obscure tragédie de famille, » nous dit Vogué, elle vivait presque toujours seule dans un château du Vivarais. Elle était fort jolie, — Vogué va jusqu’à préférer son portrait à ceux de Mme Récamier, — elle avait, avec un peu de candeur, une extrême distinction d’esprit et de cœur. Comme tant d’autres de ses contemporaines, elle avait adoré Chateaubriand à travers ses livres. « Le style de M. de Chateaubriand, disait Mme de Beaumont, me fait éprouver une sorte de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres. » — « En vous lisant, disait presque pareillement Mme de Vichet, on éprouve une admiration passionnée qui vous détourne de tout, et l’âme s’abreuve d’une sorte de tendresse vague qui ne trouve rien digne d’elle et ne sait où s’attacher. » En 1816, des relations avaient failli se nouer entre eux, à Paris : par timidité, scrupule, Mme de Vichet les laissa tomber.

En 1827, l’annonce d’une indisposition de Chateaubriand la mit dans un tel émoi, qu’elle se décida à écrire au grand homme : celui-ci répondit avec le charme souverain dont il était coutumier dans ses lettres, surtout dans ses lettres à des femmes. Et une correspondance s’engagea entre eux, qui dura près de deux années. La spirituelle et sentimentale marquise, moins, ce semble, par amour-propre littéraire que par piété, avait gardé des copies de toutes ses lettres et les avait jointes à celles de René : de sorte qu’aucune des nuances de ce dialogue épistolaire ne nous échappe. Manifestement très honnête, mais aussi passionnée qu’honnête, Mme de Vichet s’efforce, sans y bien parvenir, de contenir dans les bornes d’une affection purement « fraternelle » « l’attachement » qu’elle éprouve pour l’auteur d’Atala : elle l’appelle « mon cher maître, » et quelquefois « mon maître chéri, » « mon frère choisi et donné ; » elle écrit : « Adieu, mon cher maître, mon étoile toujours belle, toujours chérie, laissez-moi vous assurer de mon respect ; vous ne savez pas combien ce mot est tendre, quand je vous l’adresse. » Mais il est visible qu’elle aime d’amour. Elle signe « Marie ; » elle n’insiste pas sur son mari et sur son fils ; sans vouloir tromper son « maître trop aimé, » et même en essayant de lui faire entendre la vérité, elle laisse planer sur son âge un doute complaisant ; la crainte de provoquer une douloureuse désillusion entre évidemment pour beaucoup dans le peu d’empressement qu’elle met à se rendre à Paris, pour y voir Chateaubriand, qui, lui, souhaite passionnément de la rencontrer. « Dans ma jeunesse, lui écrit-il dès sa seconde lettre, je m’étais fait une image de femme que je n’ai rencontrée nulle part. Ce fantôme charmant, qui me suivait partout, qui était toujours invisible à mes côtés et que j’aimais a l’idolâtrie, si vous m’apparaissiez, je le reconnaîtrais… » Nous connaissons le thème : dans chaque femme nouvelle, René croyait retrouver sa « sylphide. »

Enfin, ils se virent à Paris trois ou quatre fois, aux mois de mai et juin 1829. Que se passa-t-il exactement dans ces entrevues ? René s’y est-il montré, comme l’a dit Emile Faguet, « un peu plus jeune qu’il ne fallait, un peu moins platonicien qu’évidemment la marquise ne désirait qu’il fût, » et fallut-il le rappeler aux convenances ? Il est possible, et la lettre de Mme de Vichet qui suivit la première visite peut certainement être interprétée dans ce sens : « Mon frère… vous êtes plus jeune que je ne croyais ; vous paraissez plus jeune que vous n’êtes, et mes lettres sont inconvenantes. Mon orgueil en souffre, vous me consolerez aisément en me traitant comme une femme qui voit ce qu’elle est et sent ce qu’elle vaut. » Quant à René, il est possible aussi, quoique non prouvé, que les scrupules, — et l’âge, — de « Marie » l’aient vite rebuté. On admet généralement que le roman s’arrêta là, et qu’après cette déception réciproque, Mme de Vichet retourna s’enfermer dans son Vivarais. Elle mourut en 1848, presque en même temps que Chateaubriand.

Mais il n’est pas sûr que l’idylle ait pris fin au mois de juin 1829. M. Gabriel Faure nous rapporte un témoignage de la détentrice actuelle des papiers de Mme de Vichet, qui nous fait supposer que la correspondance avec Chateaubriand a été « en partie » détruite ; et d’autre part, on a l’adresse d’une lettre de René à la marquise, datée du 24 mars 1831. Peut-être un jour nous en apprendra-t-on davantage, et saurons-nous si, comme le supposait Vogué, « Marie » est allée rejoindre « son maître chéri » aux eaux de Cauterets, et doit être confondue avec « l’Occitanienne. » Dans l’état actuel de notre information, l’hypothèse, je l’avoue, me parait toute gratuite. Mme de Vichet était « Occitanienne, » c’est-à-dire méridionale, et en 1829, elle écrivait depuis près de deux ans à Chateaubriand, sans l’avoir jamais vu. Mais à cela se bornent les analogies. « Marie » n’a pas « seize ans, » mais cinquante, et, si généreux qu’il fût, je doute que Chateaubriand, pour la faire figurer dans ses Mémoires, ait poussé la galanterie jusqu’à la rajeunir de plus de trente ans[3]. J’aimerais mieux croire, avec Faguet, que l’héroïne des Mémoires, — si elle n’est pas inventée de toutes pièces, — est une simple « grisette. » Vogué lui-même, pour justifier son hypothèse, est obligé d’invoquer « les transpositions imaginatives » de Chateaubriand. Dans cet ordre d’idées, avec un poète comme René, tout est possible ; et peut-être, — nous y reviendrons, — le seul tort de Vogué est-il de n’avoir pas été assez hardi dans ses conjectures.


* * *

Que faut-il maintenant penser de l’autre hypothèse de Vogué, la confession délirante de la Bibliothèque nationale inspirée par la destinataire des lettres plus délirantes encore de 1823 ?

Cet épisode de la vie amoureuse de Chateaubriand ne nous est pas connu dans le dernier détail. Quelques commérages mondains, une dizaine de lettres d’amour de René[4], si ardentes que j’hésiterais à en reproduire ici tous les termes, c’est à quoi nous en sommes réduits actuellement sur cette aventure. Que les amateurs de ces sortes d’histoires se consolent : il se trouvera bien quelqu’un pour leur en révéler, un jour, sans réticences, tous les « dessous. »

A en juger par le ton de ses lettres à Mme de C… (c’est Sainte-Beuve qui, le premier, a livré à la publicité le nom, ou plutôt l’initiale de cette « fort jolie et spirituelle dame »), Chateaubriand semble avoir été très pris et violemment secoué par cette passion soudaine : le « démon de midi, » — d’un midi un peu déclinant, car il a cinquante-cinq ans, — aurait fait des siennes. Vogué, dans une fort belle page, nous représente « le puissant homme d’Etat, » sous la lampe allumée dans son cabinet du boulevard des Capucines, « repoussant d’un geste impatient les dépêches, les lettres des rois et des ambassadeurs » et écrivant à la femme aimée des lettres enflammées, « naïves et folles comme les épîtres amoureuses d’un collégien. » Je ne suis pas très sûr que les choses se soient passées d’aussi romantique façon. J’ai sous les yeux les épreuves du 5e volume de la Correspondance de Chateaubriand, que publie M. Louis Thomas : je constate que la plus vive et la plus « folle » des lettres de Chateaubriand à Mme de C… — et dans laquelle d’ailleurs il ajourne un rendez-vous, pour une « raison de service, » — s’y trouve encadrée, sous la même date du 5 octobre 1823, de deux lettres : une lettre charmante, mais parfaitement sage et correcte à… Mme Récamier, et une autre, « confidentielle, » longue, pleine, parfaitement lucide et nullement impatiente au prince de Polignac, notre ambassadeur à Londres. René avait du temps pour tout ; et ses heures de folie n’empiétaient pas sur ses heures de sagesse. Ses folies mêmes étaient peut-être plus verbales que réelles.

Lebrun, dans la fureur d’un paisible délire,

disait Buffon de celui qu’au XVIIIe siècle on considérait comme notre grand lyrique. Le mot doit s’appliquer à Chateaubriand. J’incline en tout cas à croire que la bagatelle ne l’a jamais sérieusement détourné des affaires sérieuses.

Et assurément il avait le tort, — impardonnable pour un homme qui se disait, et qui peut-être se croyait chrétien, — de ne pas paraître se douter qu’« on ne badine pas avec l’amour, » que les malheureuses femmes qui s’attachaient à lui étaient des êtres de chair et de sang, et qu’elles engageaient non seulement leur honneur, mais leur bonheur, parfois leur vie même, dans les aventures de leur sensibilité. Toutes celles qui se sont laissé prendre à la grâce de son sourire ou à l’enchantement de son verbe ont souffert profondément par lui. Mme de C… n’a pas du faire exception à cette règle. Et quant à Mme Récamier, l’intrigue avec Mme de C… qu’elle n’ignorait point, lui fut si douloureuse, qu’elle partit pour l’Italie afin de faire diversion à sa peine : quand elle revint/elle avait les cheveux tout blancs. La justice immanente lui faisait ainsi payer les larmes que sa beauté avait coûtées à Mme de Duras, — et à Mme de Chateaubriand.

Et Mme de C… elle-même ne devait pas rester longtemps sans rivale. « Soyez sûre, lui écrivait Chateaubriand le 16 mars 1824, que tout ce qu’on a pu vous dire de cette Mme H… est faux ; et vous pouvez être aussi sûre que je ne la reverrai de ma vie. » Rapprochons ces lignes d’un passage du Journal du maréchal de Castellane qui, très bien renseigné évidemment, nous apprend que « sous son ministère, Chateaubriand écrivait tous les matins à Mme Hamelin sur les affaires politiques. » Uniquement sur « les affaires politiques ? » Nous n’avons pas les lettres de René à Mme Hamelin en 1823-1824 ; mais nous en avons une, datée du 11 décembre 1844, et qui est suffisamment explicite : « Aimez-moi toujours, lui disait-il, — il a soixante-seize ans, — comme quand vous veniez me chercher aux Affaires Etrangères. » Et concluons que le ministre de Sa Majesté le Roi Très Chrétien multipliait les « divertissements[5]. »

Concluons aussi qu’en 1823, malgré ses cinquante-cinq ans, Chateaubriand n’avait point désarmé et qu’il était assez loin de se considérer comme un vieillard. Comme d’autre part Mme de C… n’était ni une jeune fille, ni même une toute jeune femme, il suit de là, semble-t-il, que la confession délirante, si elle est l’écho fidèle de l’exacte réalité, ne saurait se rapporter à l’aventure de 1823. Tel était l’avis de Faguet ; et il paraît bien difficile de ne pas lui donner raison.

Regardons-y d’un peu plus près cependant. Il y a, dans les œuvres complètes de Chateaubriand, une pièce de vers intitulée A Lydie, « imitation d’Alcée, poète grec, » et datée, soi-disant, de Londres, 1797. Or, cette pièce figure, datée, de la main même de la destinataire, du 22 septembre 1823, parmi les lettres à Mme de C… Chateaubriand, en l’antidatant pour l’édition de 1828, a supprimé deux ou trois strophes un peu vives et corrigé ou atténué un certain nombre de vers. La pièce originale est intitulé A Délie. On y lit :

Au matin de tes ans, et du monde chérie,
Tout est pour toi, joie, espérance, amour :
Et moi, vieux voyageur, sur ta route fleurie
Je marche seul et vois finir le jour.

Irais-je, me flattant dans mes tendres folies,
Quand tout me fuit, que tu me resteras ?
Vénus échappe aux mains par le temps affaiblies,
Pour l’enchaîner, il faut de jeunes bras.

Tout à la fois honteux et fier de ton caprice,
Sans croire à toi, je m’en laisse enivrer ;
Oui, je brûle pour toi, mais je me rends justice ;
Je sens l’amour et ne puis l’inspirer.

Je n’ai point le talent de Virgile et du Tasse :
Mais quand le ciel m’eût fait cet heureux don,
Le talent ne rend point ce que le temps efface ;
La gloire, hélas ! ne rajeunit qu’un nom.


Ce n’est pas seulement le même thème que dans la confession ; ce sont parfois les mêmes mots, et presque les mêmes phrases :

Te devais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour t’être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur ?… Si tu te laissais aller aux caprices où tombe quelquefois l’imagination d’une jeune femme… tu irais te purifier dans des jeunes bras d’avoir été pressée dans les miens… Les passions ne rendent point ce que le temps efface : la gloire ne rajeunit que notre nom.


Ces ressemblances verbales, que Maurice Masson a le premier signalées et très finement commentées, et qui ne sauraient être fortuites, peuvent suggérer une double hypothèse. Ou bien ce sont des formules littéraires qui s’imposaient a la mémoire de René, et qu’il retrouvait tout naturellement sous sa plume toutes les fois qu’il avait à exprimer le même sentiment[6] : il serait donc un peu arbitraire de s’en autoriser pour dater la confession en prose. Ou bien, on peut admettre, — avec Vogué et Maurice Masson, — qu’une partie tout au moins de la confession en prose est contemporaine de la pièce A Délie, et qu’elles ont été toutes deux inspirées par la même femme. Une chose en tout cas est sûre, et très caractéristique des habitudes de rêverie et d’art de Chateaubriand. En 1823, tout jeune qu’il fût encore de cœur et d’allures, en dépit de ses cinquante-cinq ans, dès qu’il lui arrive de transformer en « littérature » une aventure personnelle, et, si je puis dire, de « styliser » sa vie sentimentale, c’est l’idée, douloureuse et voluptueuse tout ensemble, de l’amour fuyant la vieillesse, qui se présente spontanément à sa pensée et à sa plume. Son imagination anticipe sur la réalité de l’avenir. Dès maintenant, ce trait curieux de sa nature est à noter avec soin.


* * *

Consulté sur les questions d’identification que soulevait la publication de tous ces textes, l’abbé Pailhès, qui connaissait si bien son Chateaubriand, et qui avait révélé les lettres à Mme de C… avait été amené à donner son avis dans une série de lettres et de notes qu’Emile Faguet a résumées de la manière suivante : « M. Pailhès, écrivait-il, ne croit pas que l’Occitanienne des Mémoires authentiques et la personne à qui se rapporte la confession délirante soient la même personne ; mais il ne croit pas non plus que l’Occitanienne soit Mme de Vichet ; et il croit que c’est Mme de Vatry née Hainguerlot ; et d’autre * part, il croit que la confession délirante doit se rapporter à l’année 1834 et n’est du reste qu’un exercice littéraire. »

Pour identifier l’Occitanienne avec Mme de Vatry, l’abbé Pailhès se fondait sur une lettre écrite le 6 août 1841, par Chateaubriand, à Mme Récamier, et que voici : « A propos, ne connaissez-vous pas une Mme de Vatry, Mlle Hainguerlot ? Elle prétend que je l’ai fait danser sur mes genoux lorsqu’elle était petite fille. Mes genoux sont bien glorieux. Je crois l’avoir rencontrée autrefois aux eaux de Cauterets, lorsqu’elle était une vraie lionne, alors que je donnai stupidement ma démission pour plaire à des hommes qui sont devenus mes ennemis. » Vogué n’avait pas de peine à observer que Mme de Vatry, ayant en 1829 vingt-six ans, et non seize, étant d’ailleurs, à ce moment-là, mariée depuis neuf ou dix ans, enfin n’étant pas occitanienne, ne peut pas être « l’étrangère » des Mémoires. Vogué a raison, sous la réserve pourtant que la page des Mémoires ne nous offre pas une de ces « transpositions imaginatives » auxquelles Vogué lui-même est forcé d’avoir recours pour identifier l’Occitanienne avec M, ne de Vichet. Car, n’est-ce pas ? nous ne jurerons pas qu’en 1829, René n’ait pas noué, à Cauterets, une intrigue ou un commencement d’intrigue avec la piaffante baronne de Vatry.

Pour dater de 1834 la confession délirante, et pour n’y voir qu’un simple « exercice littéraire, » l’abbé Pailhès s’appuyait sur des raisons peut-être moins fragiles. D’abord, il remarquait assez justement que certains détails du paysage qu’évoque Chateaubriand dans ces pages ne s’appliquent guère à Cauterets, et se rapporteraient bien plutôt à Fontainebleau. Or, en novembre 1834, Chateaubriand est précisément à Fontainebleau, et il écrit de là à Mme Récamier, le 5 : « C’est dans le délicieux désert de Henri IV. J’ai peur qu’au lieu de faire du vieux [les Mémoires d’outre-tombe] je ne me mette en frais d’élégie. Je suis déjà assiégé de douze ou quinze muses. » Et le 6 :

La pluie n’a pas cessé de toute la journée. Le château, ou les châteaux, c’est l’Italie dans un désert. J’étais si en train et si triste que j’aurais pu faire une seconde partie à René, au vieux René ! Il m’a fallu me battre avec la muse pour écarter cette mauvaise pensée ; encore ne m’en suis-je tiré qu’avec cinq ou six pages de folie, comme on se fait saigner quand le sang porte au cœur ou à la tête. Les Mémoires, je n’ai pu les aborder ; Jacques [de George Sand], je n’ai pu le lire. J’avais bien assez de mes rêves. A vous seule, il appartient de chasser toutes les fées de la forêt qui se sont jetées sur moi pour m’étrangler. Je devrais mourir de honte d’être comme cela. Je mets ma honte et ma tendresse à vos pieds.

Et l’abbé Pailhès pensait que ces « cinq ou six pages de folie, » ce sont précisément celles qui nous ont été conservées par le manuscrit de la Bibliothèque nationale.

La conjecture était si engageante qu’Emile Faguet en a été très ébranlé dans ses convictions premières. Tout en formulant certaines objections de détail, tout en déclarant que la confession délirante peut encore fort bien se rapporter à l’Occitanienne des Mémoires, il admettait qu’elle peut fort bien aussi avoir été écrite à Fontainebleau, en novembre 1834. Mais il se refusait à n’y voir, avec l’abbé Pailhès, qu’ « un simple exercice de style. » « Tout cela, disait-il, est écrit avec du sang qui coule du cœur. Tout cela, c’est cris furieux de passion enragée. » Et affirmant avec force que la « confession délirante se rapporte à un objet très précis, » il ajoutait : « Chateaubriand est à Fontainebleau ; il rend compte jour par jour à Mme Récamier de ce qu’il fait. Il y a quelques entrevues avec une fillette. Il en est très troublé et redevient René pour huit jours. Il écrit cinq ou six pages d’élégie sur cela. Et il raconte tout cela à Mme Récamier, bien entendu, moins la fillette. » Je ne suis pas sûr que ces « rapides amours platoniques et du reste très tragiques, » aient été aussi platoniques et aussi tragiques que paraît le croire Faguet. Mais ceci mis à part, j’interprète exactement comme lui les deux lettres à Mme Récamier.


* * *

Et tandis que ces divers écrivains discutaient et entrechoquaient leurs hypothèses respectives, se reportant, lui tout seul, au manuscrit de la Bibliothèque nationale, Maurice Masson, dans un pénétrant et solide article que l’on ferait bien de recueillir en volume, s’efforçait de serrer la question de plus près que nous ne l’avions tous fait avant lui. Etudiant à la loupe l’écriture, l’encre, la couleur, le grain, le format, l’état de conservation de ces différentes feuilles manuscrites, il en arrivait à conclure, — Vogué avait eu un peu l’intuition de cela, — que la confession « n’a pas été écrite en une seule fois, » et il en répartissait les fragments en trois ou quatre groupes différents, qu’il proposait de rapporter à des dates différentes. L’un de ces groupes ramasse et concentre toutes les ressemblances verbales que nous avons notées plus haut avec la pièce A Délie : il le datait avec infiniment de vraisemblance de 1823. Et quant aux autres, il s’abstenait de les dater. Mais ce morcellement même le mettait sur la voie d’une observation très générale dont nous allons voir l’intérêt.

« Ainsi, écrivait-il, les pages autographes de la Bibliothèque nationale appartiennent très vraisemblablement à des moments et peut-être à des romans divers. » Et rappelant combien ces romans de Chateaubriand avaient été nombreux « entre cinquante et soixante ans, » — et peut-être même au-delà, — combien de femmes « ont dû passer dans cette vie finissante, qui ne se lassait pas de désirer l’amour et d’en souffrir, » il multipliait les rapprochements, et il constatait que tous les passages, — y compris la confession délirante, — où nous percevons l’écho, direct ou affaibli, de ces amours d’automne, expriment la même pensée de folle ardeur désolée et rendent, pour ainsi dire, le même son. Voici, par exemple, prise entre beaucoup d’autres, une page des Mémoires, écrite en 1832 :


Que de vie cependant je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je pourrais le faire en ce moment… Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? As-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage : toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde et j’y entrais quand je te créai dans un moment d’extase et de délire… Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre ; qu’ils rembrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n’assagissent point, est tout aussi folle qu’elle l’était, lorsque je te donnai l’être, fille aînée de mes illusions, deux fruit des mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur les nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain. Viens, emporte-moi comme autrefois, mais ne me remporte plus[7].


N’est-ce pas l’inspiration, le mouvement, et, parfois, la forme verbale de la fameuse confession ?

De tous ces romans vécus de la vieillesse de Chateaubriand, celui que nous connaissons le mieux nous a été raconté par la principale intéressée dans un livre qui serait illisible, s’il ne contenait quelques anecdotes sur certains hommes de lettres du XIXe siècle. Ce livre, moitié roman, moitié mémoires, intitulé les Enchantements de Prudence, signé du pseudonyme de Mme P. de Saman, orné d’une préface enthousiaste de George Sand, a pour auteur Hortense Allart, qui, après diverses aventures, épousa M. de Méritons[8]. Elle était fort jolie, paraît-il, avait de la grâce, du piquant, de la vivacité ; elle n’avait aucune espèce de préjugé : elle aimait la littérature et les littérateurs, et, femme de lettres jusqu’au bout des ongles, en aimant les littérateurs, elle obtenait des conseils et des articles. En 1829, elle avait vingt-huit ans, et Chateaubriand, ambassadeur à Rome, en avait soixante et un. Elle vint un jour à l’ambassade, avec une lettre d’introduction de Mme Hamelin. Chateaubriand, qui faisait la cour à une certaine comtesse del Drago, tout en écrivant de belles lettres à Mme de Vichet et à Mme Récamier, Chateaubriand eut vite fait d’oublier et de faire oublier son âge. Quand il retourna peu après en congé à Paris, Hortense ne tarda pas à le suivre ; elle s’installa rue d’Enfer, à la porte de l’Infirmerie Marie-Thérèse. Ils se voyaient souvent, tantôt chez Hortense, tantôt en de galantes promenades, agrémentées de fins dîners en cabinet particulier. On demandait du Champagne, et Hortense chantait des chansons de Béranger, que René admirait fort :


Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le temps !


Du moins, c’est Hortense qui nous raconte tout cela. Et nous voulons bien l’en croire sur parole, encore que, quand une femme, et une femme de lettres, raconte certaines choses… Un court séjour à Cauterets, — agrémenté de l’épisode de l’Occitanienne, — la démission de Chateaubriand ne rompirent point cette idylle. René était aimable et tendre, souvent ardent, parfois rêveur et mélancolique ; et Hortense s’accommodait fort bien de cet illustre amoureux, jusqu’au jour où elle s’éprit d’un jeune Anglais du nom de Henry Bulwer Lytton, en attendant Sainte-Beuve. Chateaubriand ne lui tint pas trop rigueur : il la revit souvent et lui écrivit jusqu’à la veille de sa mort de fort aimables lettres, dont Sainte-Beuve eut communication et dont il a publié quelques fragments. Elles forment, quoique tronquées, le plus joli ornement des Enchantements de Prudence.

On lit dans l’une d’elles, datée de mai 1831 : « Ma vie n’est qu’un accident ; je sens que je ne devais pas naître ; acceptez de cet accident la passion, la rapidité et le malheur. Surtout, répondez-moi. Écrivez-moi de ces lettres qui réchauffent, comme vous m’en avez tant écrit, aux premiers temps de notre amour. Que je me sente encore aimé, j’en ai si grand besoin ! Je vous donnerai plus dans un jour qu’un autre dans de longues années… » On retrouve ce « motif » dans la confession : « Souviens-toi seulement des accents passionnés que je te lis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s’il te parle comme je te parlais, et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. » Et l’on peut se demander, avec plus de vraisemblance que pour Mme de Vichet, et avec autant de vraisemblance que pour Mme de C… si la bonne Hortense ne serait pas l’inspiratrice, ou l’une au moins des inspiratrices de la célèbre confession..

A défaut d’une réponse précise à cette question, l’auteur des Enchantements nous fournit du moins une indication dont Maurice Masson le premier a vu toute l’importance :


Souvent, — nous dit-elle, — en me parlant de mes jeunes ans et de son imprudence, de son inquiétude, du charme qu’il trouvait en moi, et de l’entraînement qu’il subissait sans s’aveugler, disait-il, sur lui-même et sur l’avenir, il me parlait d’un roman qu’il projetait, où il voulait peindre cet amour, et le caractère que lui prêtait son âge. Il y mettrait la passion, la vérité ; souvent je le vis plein de son sujet et de son talent


Rapprochons ces lignes curieuses des deux lettres de 1834 à Mme Récamier que nous avons citées plus haut, et qui semblent avoir échappé à Maurice Masson, mais qui renforcent sa thèse. « Les fragments de la Bibliothèque nationale, écrivait-il, ne seraient-ils pas les ébauches, rédigées en des années différentes, de ce roman d’amour inquiet et imprudent ? Et, ce qui achèverait de me confirmer dans cette dernière hypothèse, c’est que ces fragments semblent par endroits déjà tout prêts pour l’impression : « Quand… de la natte de ma couche je promène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma fenêtre rustique… Non ! je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière… » On n’écrit pas ainsi dans une confession qu’on veut garder pour soi ou dans un chapitre de Mémoires. Ce sont des formules littéraires, qui trahissent déjà la transposition romanesque. Nous aurions donc là les morceaux épars d’un second René inachevé, où il aurait mis toute sa vieillesse ardente et triste, comme le premier René nous avait livré à demi-mot le secret de ses jeunes amours ennuyées. »

L’hypothèse n’est pas seulement fort ingénieuse et séduisante ; elle se présente avec un tel cortège de vraisemblances convergentes, qu’il est bien difficile, ce me semble, je ne dis pas à « l’esprit géométrique, » — lequel n’a d’ailleurs rien à voir en pareille matière, — mais à « l’esprit de finesse, » de lui refuser son adhésion. On notera qu’elle a été comme pressentie de presque tous ceux qui se sont préoccupés de la question[9]. Quand Vogué nous parle de « transpositions imaginatives, » l’abbé Pailhès d’ « exercice littéraire, » quand Faguet admet que les « cinq ou six pages de folie, » écrites à Fontainebleau en novembre 1834, pourraient bien être la confession autographe de la Bibliothèque nationale, ne sont-ils pas tous les trois sur la voie de la solution que nous suggère notre enquête ? Et l’on observera enfin qu’elle concilie et réconcilie toutes les interprétations qui ont été successivement proposées, pour expliquer l’origine de ces pages brûlantes. Le « fantôme de femme » qu’on y voit apparaître, ce n’est ni l’Occitanienne, ni Mme de Vichet, ni Mme de C… ni Mme de Valry, ni Mme Hamelin, ni Hortense Allart, ni tant d’autres dont le nom nous échappe ; ou plutôt, ce sont toutes ces femmes qui sont venues se fondre ensemble dans une sorte d’allégorie romanesque. D’assez bonne heure, — au plus tard en 1823, — Chateaubriand aurait conçu une manière de roman qui eût été comme la synthèse poétique des expériences amoureuses de sa vieillesse commençante. Et au fur et à mesure que ces expériences se multipliaient, suivant les caprices de son inspiration ou de sa fantaisie, il écrivait quelques « pages de folie, » développant toutes ou diversifiant le même thème fondamental. Quelques-unes de ces pages sont parvenues jusqu’à nous. Les autres ont sans doute été détruites. Car l’auteur d’Atala n’a pas réalisé complètement son dessein ; et ce second René nous manque ; mais peut-être, à y regarder d’un peu près, en avons-nous la menue monnaie dans maint passage des Mémoires d’outre-tombe et de la Vie de Rancé.

Ce projet de roman est-il né spontanément chez Chateaubriand ? Ou bien aurait-il une origine littéraire ? Le thème que développe la confession n’est pas sans analogie avec le roman vécu de Gœthe et de Bettina. Et sans doute la correspondance du poète allemand et de son adoratrice n’a paru qu’en 1835, deux ans après la mort de Gœthe. Mais Chateaubriand a pu en entendre parler auparavant. Et de même qu’en écrivant René, il avait eu la secrète pensée de refaire Werther, il n’est pas impossible qu’en songeant au roman de sa vieillesse amoureuse, il ait encore été tenté par l’idée de rivaliser avec Gœthe. La question a été discrètement posée par M. Gabriel Faure. Elle est probablement insoluble ; mais elle mérite qu’on la soulève.

En tout état de cause, le Chateaubriand romanesque, dont la physionomie nous semblait assez bien fixée, se dessine désormais à nos yeux avec une netteté et une continuité un peu imprévues. Atala, René, les Natchez, sont les romans ou poèmes en prose où il a chanté les amours de son adolescence et de sa jeunesse. Les Martyrs, le Dernier Abencerage, sous une forme tantôt un peu voilée, tantôt assez vive, sont l’écho symbolique des passions de sa maturité. Et enfin, nous ignorons pourquoi il « a finalement renoncé à évoquer en un dernier roman la longue liste de ses amours d’automne. Mais qu’il en ait eu le dessein, et qu’il en ait même, à divers intervalles, jeté sur le papier de rapides ébauches, cela même est bien caractéristique du tour de son génie et de sa nature morale. René a passé sa vie, ou du moins une partie de sa vie, à désirer, à aimer, — si l’on appelle cela aimer, — et à traduire en des phrases voluptueuses et troublantes, et d’ailleurs immortelles, les fantaisies de son imagination et les caprices de son cœur.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1899 et notre Chateaubriand, études littéraires, 2e édition, Hachette, 1912. — Cf. Emile Faguet, Amours d’hommes de lettres, Société française d’imprimerie et de librairie, 1907 ; — Eugène-Melchior de Vogué, les Inconnues de Chateaubriand (Gaulois, 2 décembre 1904) ; — P. Maurice Masson (Revue d’histoire littéraire de la France, janvier-mars 1905) ; Paul Gautier, Une Enigme littéraire (Ibid. octobre-décembre 1920) ; — Gabriel Faure, Chateaubriand et l’Occitanienne, L. Carteret, 1920.
  2. Un dernier amour de René : Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V… avec un portrait de la marquise de V… Perrin, 1903.
  3. Un « chateaubriandiste » de Bagnères de Bigorre, le Dr P. Gandy, m’écrit qu’ « il n’y a pas trace de son passage à Cauterets, » ce qui d’ailleurs « ne prouve rien, » les archives de Cauterets étant inexistantes.
  4. XXX [l’abbé Pailhès], Chateaubriand ; Faiblesses et confession de Châteaubriand (Annales romantiques, août-septembre 1904 ; juillet-octobre 1907) ; — Souvenirs du baron de Frénilly, publiés par Arthur Chuquet, 1 vol. Plon, p. 495. — Cf. Sainte-Beuve, Lundis, t. XIV, p. 377 ; A. Beaunier, Chateaubriand, Plon, t. II.
  5. Voyez le livre de M. André Gayot, Une ancienne muscadine : Fortunée Hamelin, Paris, Émile-Paul, 1911, in-8.
  6. « La pensée de gâter une vie qui est à toi, à toi à qui je dois de la gloire pour me faire aimer, peut seule m’empêcher de jeter tout là et de t’emmener au bout de la terre, » lit-on dans une lettre à Mme de C*** (5 octobre 1823). On reconnaît une expression qui figurait dans un passage primitif des Mémoires d’outre-tombe relatif à Mme de Mouchy, et qui nous a été conservé par Sainte-Beuve : « Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémone et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait, je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer… » L’authenticité de cette page, — qui a été écrite en 1833, — a été jadis contestée, pour des raisons assez puériles, et des flots d’encre ont inutilement coulé pour embrouiller cette toute petite question.
  7. Cf. dans la confession : « Viens, ma bien-aimée, montons sur ce nuage. Que le vent nous porte dans le ciel… » — Les belles pages sur Cynthie, plus enveloppées et plus poétiques, doivent avoir une origine analogue. Rappelons-nous ce que disait si joliment Sainte-Beuve de la « Sylphide » : « Qu’était cette Sylphide ? C’était un composé de toutes les femmes qu’il avait entrevues ou rêvées… c’était l’idéal et l’allégorie de ses songes ; c’est quelquefois sans doute, le dirai-je ? un fantôme responsable, un nuage officieux, comme il s’en forme, dans les tendres moments, aux pieds des déesses. »
  8. Les Enchantements de Prudence, par Mme P. de Saman, 3e édition avec Préface de George Sand, Paris, Michel Lévy, 1873, in-16.— Voyez aussi Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 158-163 ; — Léon Séché, Hortense Allart de Méritens, Mercure de France, 1908, in-8 ; — André Beaunier, Trois amies de Chateaubriand, Fasquelle, 1910, in-16 ; — et Comte d’Haussonville, Ma jeunesse, 1814-1830, Calmann-Lévy, 1885, in-8.
  9. M. Gabriel Faure, qui semble avoir ignoré l’article de Maurice Masson, mais qui a lu les Enchantements de Prudence, et qui en a confronté le texte avec celui qu’en donne Sainte-Beuve à la fin de son Chateaubriand, aboutit à une conclusion peut-être un peu moins poussée, mais très voisine de la nôtre. Il nous dit même, après Léon Séché, que Chateaubriand « voulait appeler ce roman Valentine. » C’est mal interpréter le texte d’une lettre de Chateaubriand à Hortense (13 janvier 1833) : « M. Béranger, écrit Chateaubriand, m’a envoyé son petit volume ; je l’ai dévoré ; jamais il n’a rencontré tant de talent et de charme. Je vais commencer Valentine. » Il s’agit évidemment de la Valentine de George Sand, qui a paru en décembre 1832. — Sainte-Beuve, on le sait, a connu, au moins en partie, la confession, puisqu’il la cite et la commente dans ses Nouveaux Lundis (t. II, pp. 258-260). Mais il ne nous dit pas comment elle lui est parvenue. Ne serait-ce pas Hortense qui la lui aurait communiquée ?