Chateaubriand et son ministre des finances/04

Maurice Levaillant
Chateaubriand et son ministre des finances
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 650-670).
CHATEAUBRIAND
ET SON MINISTRE DES FINANCES
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

IV [1]


XIII. — LE PARADIS DE LA RUE D’ENFER

A peine Mme de Chateaubriand a-t-elle eu le temps, en ces derniers jours du mois de juillet 1826, d’ébaucher une installation dans sa nouvelle maison de la rue d’Enfer, — elle avait bien imprudemment juré, l’hiver dernier, de ne s’y installer jamais ! — qu’elle est ressaisie de sa maladie de poitrine habituelle. C’est que le grand homme n’est plus là pour exercer sur elle l’enchantement qui la calme ; demeuré quelques jours après elle en Suisse, il achève d’y mettre au point la quatrième livraison de ses Œuvres complètes. Elle compte les jours jusqu’à son retour ; si la lettre quotidienne qu’il lui a promise comme à une enfant venait, par hasard, à manquer, elle délirerait ; or la dernière de ces lettres, celle qu’il a dû écrire presque au moment de quitter Lausanne, n’est point parvenue ; et ce vendredi 28 juillet. Mme de Chateaubriand envoie une supplication désespérée à M. Le Moine :


Ce vendredi matin.

« Je perds la tête d’inquiétude. M. de Chateaubriand me mande dans sa dernière lettre du vendredi 21 : Je t’écrirai encore lundi 24 et mercredi 26 avant mon départ. Hier, je devais recevoir cette lettre du lundi. Ne l’ayant point, j’ai pensé que le courrier n’arrivait, comme à Lausanne, que le vendredi, et voilà l’heure passée, et point de lettre. Je ne puis croire à aucune négligence ; vous savez qu’il n’en met point, et moins que jamais me sachant malade. Si vous avez une lettre, faites-le-moi dire, je vous en prie, car je suis si malade depuis huit jours que je n’ai pas besoin de ce surcroît de tourments : ma toux est redevenue affreuse, et mes crachements de sang continuels.

« Faites-moi donner de vos nouvelles, je vous prie, cher monsieur. Si vous savez quelque chose, faites-le-moi dire, bon ou mauvais. »

Le grand homme n’était ni noyé dans le lac de Lausanne, ni fracassé sur les chemins de la montagne avec sa berline, ni massacré en quelque embuscade par des bandits masqués à la solde des ministériels ; il faisait route vers sa trop tendre épouse, et, le surlendemain dimanche soir, 30 juillet, prenait gite pour la première fois dans le petit « hermitage » de la rue d’Enfer après lequel, de loin, il avait tant de fois soupiré !...


Cette date, semble-t-il, fait époque dans sa vie. C’est avec un immense soupir, de lassitude et de satisfaction, qu’il pénétrait dans la maison choisie pour inaugurer son repos. Comme il l’avait écrit à son vieil ami, u toutes ses affaires étaient réglées, » et réglées au mieux de ses désirs.

Ses affaires financières, d’abord, étaient à peu près tirées au net. Certes, il lui restait bien des dettes, et des plus anciennes, de celles dont la barbe, comme il le disait en plaisantant, croissait avec les années ; la maison où il s’installait, il ne l’avait point payée même à moitié. Mais il avait espoir de la payer peu à peu, et de faire tomber une à une, patiemment, les autres chaînes qui le ligotaient encore. La publication de ses Œuvres complètes assurait son indépendance ; il allait toucher une assez grosse somme dans le délai d’un an, — cent cinquante mille francs environ, autant qu’on le puisse calculer, — et puis, jusqu’à sa mort, une rente viagère. Pouvait-il prévoir la faillite prochaine de son éditeur ?

Cette sécurité financière contribuait, pour une part, à assurer sa tranquillité conjugale : car Mme de Chateaubriand ne haïssait rien tant que « la pauvreté et le ménage chétif ; » beaucoup de ses méchantes humeurs venaient de la méchante vie de « panier percé » qu’elle reprochait à son mari. En Suisse, en tout cas, Chateaubriand a fait la paix définitivement avec elle ; ou plus exactement, à ce qu’il parait, c’est elle qui l’a faite avec lui. Les années orageuses sont closes : cette femme que l’on a crue longtemps indifférente sinon à la gloire, au moins à la tendresse de son mari, et qui l’a aimé aussi passionnément qu’aucune de ses amantes, vient de subir une crise de deux années ; elle a voulu s’évader, fuir un prestige qu’elle redoutait en y cédant sans cesse ; elle a souhaité la mort, qu’elle a crue proche. Mais la voilà rentrée au foyer, résignée à son sort, sinon réconciliée avec lui. Et ce foyer est transporté auprès de l’Infirmerie Marie-Thérèse, de l’œuvre à laquelle elle a demandé la diversion nécessaire à ses secrets chagrins. Est-ce à dire qu’elle ne boudera plus, qu’elle ne grognera plus, qu’elle n’entrera plus « dans ses grandes fureurs, » qu’elle ne fera plus à son grand homme de ces scènes qui le font penser aux caprices, parfois redoutables, de la mer armoricaine ? Il ne peut exiger qu’elle renonce subitement aux vivacités d’un caractère impétueux ; mais tous deux paraissent avoir conclu leur traité de paix, sur le principe de concessions mutuelles. Elle sera grande maîtresse, et surintendante à peu près absolue dans leur intérieur et à « Marie-Thérèse ; » lui, il ira, comme il l’entendra, et bientôt chaque jour, présider dans le salon de Mme Récamier, et parler d’amitié et de politique dans le boudoir de Mme de Duras...

Lui aussi, d’ailleurs, le grand homme, il a perdu, à partir de ces années-là un peu de sa fougue apparente et de son impétuosité. Dans l’été de 1826, quand il rentre à Paris, il est au sommet de sa double gloire : la littéraire et la politique. Ecrivain, il se voit salué avec admiration dans son œuvre complète ; homme d’Etat, il est reconnu par tous comme le plus grand nom de l’opposition. Ainsi qu’il s’en vante dans ses Mémoires, il est « devenu, à l’intérieur, le dominateur avoué de l’opinion. » Chef moral de l’opposition qui va hâter la chute du ministère Villèle, il peut, s’il le veut, en devenir le chef actif et effectif. Le veut-il ? Il semble qu’il ne le sache pas trop lui-même... Il donne, en tout cas, à ses amis, l’impression, plus ou moins nette, qu’il ne le veut pas. L’un des plus dévoués, Villemain, l’a justement noté : « Sa retraite dans un lointain quartier de Paris, sa maison et son jardin abrités par une infirmerie pour de vieux prêtres, furent bientôt isolés. Il était un drapeau plutôt qu’un chef... De près, il attirait peu. Une habitude de fierté polie, trop souvent glaciale, de longs silences, une sorte de rêverie ou de distraction apparente au milieu du plus vif intérêt s’agitant autour de lui, c’étaient là comme autant d’obstacles à ce caractère de chef de parti... » [2]. Bref, il laisse entrevoir désormais une espèce de dédain ou de lassitude de l’ambition. Est-ce la faute de la vieillesse dont l’ombre commence d’envahir son chemin ? Est-ce mépris des mille agitations par où il faut acheter un pouvoir trop éphémère ?... Chateaubriand, en tout cas, n’a pas renoncé encore à être ambitieux ; mais il est ambitieux presque à son corps défendant. Il ne se satisferait que de la première place ; et l’on dirait qu’il laisse un peu indolemment au destin le soin de l’y porter. Plus que dans les années précédentes, il se dédouble ; il se regarde vivre : on dirait qu’une source intérieure de poésie, longtemps comprimée, a recommencé de jaillir brusquement en lui, et qu’à certains moments, elle le submerge tout entier...

C’est dans ces dispositions que le surprennent la chute du ministère Villèle où il a pris tant de part, l’avènement du ministère Martignac qui, sans la répugnance peut-être fatale de Charles X, aurait pu être un ministère Chateaubriand ; malgré les supplications, ou les imprécations assourdies de ses amis, il refuse le moindre portefeuille ; et, comme, en 1821, il avait accepté l’exil de Berlin, il se précipite vers l’exil de Rome. Ambassadeur à Rome ! Ces mots le grisèrent dès qu’on les lui prononça : « Je me sentis saisi du désir de fixer mes jours, de l’envie de disparaître (même par calcul de renommée) dans la ville des funérailles, au moment de mon triomphe politique !. . » Sur quoi Villemain observe que ce poète n’est guère sérieux de se plaire à de tels « jeux d’esprit ; » il dogmatise que « la vie publique a des devoirs plus graves et des prévoyances plus laborieuses ; » que « l’ambition du service public, si elle est élevée et sincère, n’a pas de meilleure apologie que sa persévérance et sa ténacité... » A-t-il tellement tort ?

Chateaubriand n’en ferme pas moins sérieusement l’oreille à toutes les récriminations dont ces graves lignes du grave Villemain nous ont transmis l’écho ; il accepte d’être ambassadeur à Rome ; Mme de Chateaubriand n’est pas moins grisée à l’idée de devenir ambassadrice auprès du Pape. Elle laisse le gouvernement de l’Infirmerie Marie-Thérèse à la sainte et maladive sœur Reine ; il laisse ses Mémoires à Mme Récamier, et, comme d’habitude, le soin de toutes ses affaires temporelles à M. Le Moine ; puis tous deux, l’ambassadeur et l’ambassadrice, avec une joie un peu fastueuse, ils partent pour l’Italie, par la Suisse, le 14 septembre 1828.


XIV. — L’AMBASSADE DE ROME

Mais à peine la voiture a-t-elle roulé quelques heures sur cette route deux fois déjà parcourue par lui, — en 1803 et en 1822, — que Chateaubriand aperçoit mille fantômes en train de se lever pour saluer son passage ; dès l’Yonne, c’est le fantôme de Joubert ; puis celui de Pauline de Beaumont, dont les cendres là-bas, — hic jacent cineres... — dorment au terme du voyage dans l’église Saint-Louis des Français ; que va-t-il faire à Rome, sinon s’« entomber » sans doute parmi tant de sépulcres ? Il voudrait retourner ; il courbe le front sous le faix des souvenirs ; il gémit, dans sa première lettre à Juliette Récamier, après lui avoir parlé de Pauline : « Si vous ne me restiez pas, que deviendrais-je ?... » Dans toute sa correspondance, va percer comme l’accent d’un secret désespoir ; et en même temps l’accent d’une tendresse plus affectueuse pour les quelques amis sûrs dont le dévouement est toujours une consolation. Jamais il n’a montré tant de bienveillants égards au vieux M. Le Moine, embarrassé alors de quelques soucis de famille, et désireux de faire liquider sa pension de fonctionnaire par le redoutable ministre des Finances. Il lui écrit de sa première halte importante en Suisse :


Lausanne, dimanche, 21 septembre 1828.

« Me voilà à Lausanne, mon vieil ami. Mme de Chateaubriand â un peu souffert, et souffre encore ; mais au dernier résultat, le voyage lui a fait du bien, et à moi aussi. La grande affaire est maintenant le Simplon : nous le passerons le 25 ou le 26.

« J’ai un extrême désir d’apprendre le résultat de votre visite au ministre des Finances. Je ne serai heureux que quand vous le serez.

« Depuis mon départ (et il y a déjà huit jours) j’ignore absolument la politique. Je m’en vais chercher mes nouvelles destinées sans y prendre le moindre intérêt, et en n’aspirant qu’à finir le plus tôt possible cette vie errante. Ne manquez pas de nous écrire le plus tôt possible à Rome. Nous y serons du 10 au 14 du mois prochain. Nous avons trouvé ici le joyeux abbé de Bonnevie [3]. »

Un fantôme de plus, ce prêtre au nom duquel tant de mélancoliques souvenirs sont associés, et qui, depuis un quart de siècle, n’en garde pas moins cette appellation homérique : le « joyeux abbé ! » Peut-être est-ce de l’avoir rencontré au seuil des montagnes qui renforce la morosité du voyageur : du haut de leur dernière cime, après avoir passé le Simplon, il aperçoit l’Italie « encore plus décolorée que lors de son voyage à Vérone, en 1822... »

Il ne l’aime point davantage, d’abord qu’il y a posé le pied ; c’est un billet encore désabusé qu’il expédie de Milan, le jour même sans doute que, « de la fenêtre de son auberge, » il se désola de « compter en un quart d’heure dix-sept bossus qui passaient dans la rue, » — dix-sept bossue dont la gibbosité lui parut le symbole de la « déformation » que « la schlague allemande infligeait à la jeune Italie. »


Milan, ce 29 septembre 1828.

« Un mot, mon vieil ami. Nous allons pas mal, surtout ma femme qui engraisse ; mais elle est mortellement inquiète de l’infirmerie et de la sœur Reine. Nous regrettons tous les jours notre hermitage et nos amis. J’ai eu quelques atteintes de mon mal, mais la haute Italie achèvera d’enlever tous ces rhumatismes. J’ai grande envie de savoir où vous en êtes avec le ministre des Finances... »

Enfin, voici Rome, avec l’immensité de sa paix et de ses ruines, et « la croix de Saint-Pierre sur la ville des Césars. »

La première impression n’est point enivrante ; et Chateaubriand ne la dissimule ni à Mme Récamier, ni à M. Le Moine, à qui il écrit aussi par le premier courrier, puisque c’est lui qui continue, comme jadis, de porter à l’Abbaye-aux-Bois les lettres les plus importantes :


Rome, ce 11 octobre 1828.

« Je suis arrivé avant-hier 9, mon vieil ami. Je vous ai écrit plusieurs fois de la route. J’espérais trouver un mot de vous ici : il n’y est pas et cela m’a fait de la peine...

« Ma femme est souffrante. Moi je suis fort triste et fort dégoûté de mes grandeurs. Ce n’est pas ici que je dois être. J’espère vous servir bientôt. Hyacinthe se rappelle à votre souvenir. A vous pour la vie. »

Comme au début de toutes ses autres ambassades, Chateaubriand sent d’abord l’amertume du dépaysement et la crainte qu’on ne l’oublie à Paris ; ni Rome, ni le soleil n’y peuvent rien ; il s’ennuie. Il l’a confessé dans ses Mémoires : « A mon arrivée dans la ville éternelle, je sens une certaine déplaisance, et je crois un moment que tout est changé... » « Déplaisance... » ce n’est point assez dire ; les lettres rendent le son de l’inquiétude et d’une véritable tristesse :


Rome, ce 21 octobre 1828.

« Votre lettre du 29 septembre, mon vieil ami, m’a fait une grande peine et un grand plaisir. Je regrette autant que vous notre petite solitude de la rue d’Enfer. Aussi, malgré l’excellent accueil qu’on m’a fait ici, j’espère ne pas y demeurer longtemps. J’espère aussi que Martignac tiendra sa parole, quoique je me défie beaucoup des paroles de ministre [4]. Enfin, le pis-aller sera de finir nos jours ensemble à l’Infirmerie, quand je vous aurai fait bâtir au bas du jardin la maison du jardinier. J’aurais bien désiré que vous eussiez placé votre fils, et qu’ensuite vous fussiez venu me chercher avec ma cousine Bonne [5]. Ce serait là la perfection. Je m’ennuie fort, et si bientôt on ne me rappelle, il faudra bien que je me rappelle moi-même. Au reste, il est impossible d’avoir plus de modération, de bienveillance et de douceur que le Gouvernement romain, et il est bien loin de toutes les furibonderies de ces dévots de la Gazette, naguère des espions de police et piliers de thé [6].

« Donnez-moi souvent de vos nouvelles ; elles font toute ma joie ainsi que celle de Mme de Chateaubriand...

« Informez-vous de mon petit perruquier. Le pauvre diable doit avoir besoin de quelque secours. Ma femme vous dit mille choses, et moi à mes bonnes cousines. »

Deux jours plus tard, cependant, aucune lettre de M. Le Moine n’est encore arrivée ; que fait-il à Paris ? Que devient l’Infirmerie sous sa garde indolente ? Mme de Chateaubriand elle-même s’arroge de le relancer et, presque, de le tancer :


Rome, 23 octobre 1828.

« Nous attendons avec impatience la poste d’aujourd’hui, espérant qu’elle nous portera un mot de la petite société, qui s’entend à merveille pour mettre ses œufs dans un sac, puis nous laisser des siècles sans nouvelles. J’ai cependant reçu une lettre de vous qui m’a fait grand plaisir : il me semble qu’elle m’a rapprochée de nos amis. Je vous en prie, cher monsieur Le Moine, continuez vos visites rue d’Enfer ; je les reçois de cœur et d’esprit ; nos bonnes sœurs causeront pour moi. Ces pauvres filles ont grand besoin de voir nos amis, qui sont les leurs.

« Je vous écris dans mon lit, où je suis avec un de mes catarrhes parisiens que le beau ciel de Rome n’adoucit point. Je n’ai donc encore vu que Saint-Pierre et le Colisée. Que vous dirai-je de ces deux chefs-d’œuvre de l’ancienne et de la nouvelle Rome ? Il faut les voir ; ils vous attendent avec deux vieux amis qui ont bien aussi leur mérite.

« Je crois qu’il n’est pas permis de dire qu’on regrette quelque chose ici ; cependant il ne se passe pas et, grâce à Dieu, il ne se passera pas de jours que je ne regretterai ce dont j’avais l’air de faire si bon marché. Il me semble à présent que toutes « es graines amères qui venaient trop souvent se mêler aux douceurs de notre solitude n’étaient rien auprès de ces quatre cents lieues qui se déroulent entre moi et la rue d’Enfer. Nos bonnes sœurs, les excellentes cousines, M. Henry, ces Jouberts (sic) et vous, cher monsieur... l’Infirmerie... et la Chaumière. Je ne comprends pas que nous ayons pu vouloir d’autres biens et d’autres intérêts dans la vie ; surtout à notre âge, où un jour n’est pas comme mille ans, mais au moins comme un an devant Dieu. Je voudrais et ne voudrais pas vous dire (à tous) de venir nous voir : vous sentirez mes raisons. Ne vaudrait-il pas mieux ? Mais hélas !... il y a bien des choses à dire là-dessus : mais ce n’est pas le moment ! »

Et, quelques heures plus tard, au moment de plier la lettre et de l’inclure en son diplomatique courrier. Chateaubriand, d’une haute écriture presque irritée, l’orne de ce rappel à l’ordre :

« P. -S. — Voilà la poste arrivée. Rien devons, ni de personne. Cela nous désole ! Tâchez donc de régulariser votre correspondance !... »

Un deuil de famille, cependant, était la seule cause du silence où le vieillard un instant s’était enfermé. Nouvelle occasion, pour Chateaubriand, de lui envoyer des paroles affectueuses, et d’évoquer l’oasis de la rue d’Enfer :


Rome, 28 octobre 1828.

« J’ai appris, mon vieil ami, la mort de votre beau-fils, et la peine que cette mort vous a faite. Venez nous trouver ; nous tâcherons de vous consoler ; ou plutôt, faites, que nous rentrions bien vite dans notre solitude de l’Infirmerie. C’est là qu’il nous faut achever nos vieux jours ensemble. Je vous bâtirai pour vous et Adélaïde [7], un joli petit appartement dans la maison du jardinier, au bas du jardin. Je suis si las de courir le monde que si on ne me rappelle pas, bientôt, je reviendrai moi-même au gite... »

Il est las, bien las, si las !... Bientôt, cependant, comme il l’écrit dans ses Mémoires, « il reprend au soleil et aux fleurs ; peu à peu la fièvre des ruines le gagne et il finit, comme mille autres voyageurs, par adorer ce qui l’avait laissé froid d’abord... » Novembre le trouve plus en train et même en train de politique : il commence de rédiger un grand mémoire sur la question d’Orient et ses répercussions possibles sur le Rhin. Mais, hélas ! de mauvaises nouvelles surviennent de Paris : la sœur Reine, la supérieure de l’Infirmerie, est mourante ; une ou deux sœurs menacent de quitter la maison : que de soucis ménagers, et qui ne vont point adoucir le caractère de l’ambassadrice !


Rome, ce 8 novembre 1828.

« Continuez de m’écrire ; vos joies et vos peines me plaisent également. Votre compte est très exact ; et je vous continue votre portefeuille des finances.

«... Maintenant, voici un détail plus triste et plus important. Si nous perdons la pauvre sœur, ma femme désire vivement qu’elle soit enterrée dans le petit caveau, sous la chapelle de Sainte-Thérèse. Mais pour cela, il faut obtenir une permission de je ne sais quelle autorité (peut-être le préfet de Paris. ) Demandez, je vous prie, en mon nom, et en celui de ma femme, cette autorisation.

« Si nous avions perdu cette pauvre sœur lorsque vous recevrez cette lettre, et qu’elle fût enterrée quelque part, faites bien marquer la fosse, parce que, dans quelques années, si nous vivons, nous voulons faire exhumer cette compagne de la fondatrice de l’Infirmerie, et la reporter dans le petit caveau.

« Dites de plus, je vous prie, à la sœur Sophie, que je la prie de rester, que sa retraite détruirait l’ouvrage de la sœur Reine, qu’elle doit faire un sacrifice à sa mémoire et à l’attachement de Mme de Chateaubriand pour elle, que Mme de Chateaubriand serait déjà partie si elle n’était malade, pour aller au secours de ses bonnes sœurs et de ses malheureux ; que nous ne tarderons pas à revenir ; que tout s’arrangera ; que nous finirons nos jours ensemble en paix et priant pour notre sainte Reine... Tout à vous, mon vieil ami. »

La sœur Reine, en effet, était morte à la date de cette lettre ; la sœur Sophie était retournée dans son couvent, et M. Le Moine proposait de promouvoir une certaine sœur Mathieu à leur succession. Catastrophe que cette seule perspective !


Ce jeudi, 20 novembre 1828.

« Mille remerciements de tous les détails que vous me donnez de l’Infirmerie. J’en communiquerai à Mme de Chateaubriand tout juste ce qu’il faut lui communiquer. Elle ne veut pas entendre parler de la sœur Mathieu. Cette sœur lui a fait, à je ne sais quelle époque, une réponse impertinente, qu’elle ne lui pardonnera jamais. Il faut aussi à tout prix que la sœur Sophie rentre. Au surplus, soyez sûr que nous ne serons pas longtemps ici : mon parti est pris. Je veux finir mes voyages, et aller mourir dans mon coin auprès de mes vieux amis... . »

Par bonheur, quelques excellentes nouvelles politiques tempèrent les soucis diplomatiques inspirés par tant de remuantes cornettes :


Ce jeudi, 25 novembre.

« ... Pourvu que sœur Sophie rentre à l’infirmerie, tout ira bien, j’espère. Vous nous reverrez très certainement au printemps, et nous achèverons la réorganisation. Voilà enfin mes amis nommés au Conseil d’État et dans les préfectures : Dieu soit loué ! On m’a tenu parole ! Cela est rare dans ce siècle. Mais vous, n’obtenez-vous rien de Roy [8] ?... Je veux lui écrire : je ne mourrai content que quand vous le serez... »

La tristesse, cependant, revient, comme par vagues. Point d’autres distractions que le projet de monument à élever au peintre Poussin : que les promenades, ou parmi les ruines, qui, même sous les fleurs, parlent de la cruauté du temps, ou parmi les souvenirs, qui se transforment en regrets pour parler de vieillesse et de mort ; qu’une correspondance avec une certaine marquise de Vichet, qu’on croit jeune, et qui, de son château du Vivarais, écrit « ami chéri ; » ou que les grands ricevimenti diplomatiques, hantés « par tous les cardinaux de la terre. » Ah ! René, que les jours de cet hiver sont pesants à Rome ; et qu’ils seraient plus légers à Paris !

D’autant qu’à Paris une intrigue se prépare au cœur du ministère ; le ministre des Affaires étrangères, M. de la Ferronnays, est bien souffrant ; plusieurs fois déjà l’on a parlé de sa démission : quel sera son successeur ? Tout le parti libéral désire Chateaubriand ; des journaux ont imprimé son nom... Mais le moment venu, lorsqu’au 2 janvier 1829, M. de la Ferronnays, vaincu par le mal, eut enfin déposé son portefeuille, on s’est contenté de lui donner un successeur « intérimaire, » M. de Portalis, peu désigné pour diriger les grandes affaires... Chateaubriand se dépite ; il peut espérer cependant qu’on lui garde la place pour le printemps. La désire-t-il, au fond ? Il n’en sait rien ; sa grande lassitude le reprend : avec cela, depuis la mort de la sœur Reine, les affaires de l’Infirmerie vont au pis. Que de motifs de maudire Rome, et d’aspirer à Paris ! Mais Paris, sera-ce le repos, ou bien l’activité ? A M. Le Moine, Chateaubriand affirme qu’il n’a soif que de celui-là :

« Ne faites plus qu’un vœu pour moi, celui de mon prompt retour à l’Infirmerie, pour m’y ensevelir à jamais... Grand merci de l’article de la Gazette ; c’est un mensonge, ou une bêtise, voilà tout ! » (27 décembre 1828. )

« Ma pauvre femme est toujours dans le désespoir de son Infirmerie ; elle ignore pourtant en partie combien les choses ont été encore plus désastreuses qu’elle ne le croit. Il faut la laisser dans cette ignorance jusqu’à ce que la prospérité soit revenue. Au reste, nous sommes toujours merveilleusement bien traités à Rome, où j’ai eu le bonheur de faire assez bien les affaires du Roi. J’aurai le grand plaisir de vous embrasser après Pâques, mais cela sans rupture, sans bruit, sans toutes ces bêtises et sottises de nouvelles de journaux, tout simplement par un congé en règle, et après que les principaux orages de la session seront passés... » (12 janvier 1829. )


Et voici, quelques jours plus tard, une renonciation aux grandeurs de ce monde, plus catégorique que toutes les précédentes, — où la colère et le dépit font un peu plus que de se laisser entrevoir : c’est que l’intérim de M. de Portails aux Affaires étrangères se prolonge, et qu’on a écrit de Paris que la désignation provisoire aurait des chances de se transformer en nomination définitive :


Rome, ce 27 janvier.

« J’ai reçu votre lettre du 8 avec le petit morceau de la Gazette ; tout cela ne m’importe plus. Je songe à vous, à mes amis, et à moi-même. Je viens d’écrire à Roy. Je donnerais, je vous assure, de mon sang, pour que vous eussiez ce que vous désirez. Une fois votre vie arrangée, vous viendriez la finir avec nous. Il faut aussi songer à vous retirer, à soigner votre santé, et ne plus troubler votre repos des sottises de ce bas monde. Pour moi, j’en suis si las que je ne prends plus à rien. Je vois par les journaux combien on s’occupe de moi ; on ne sait pas à quel point toute idée d’ambition est loin de mon esprit, combien je suis indifférent aux changements de ministre : que ce soit Pierre ou Paul, peu m’importe. Je ne veux que ma solitude de la rue d’Enfer. J’y reviendrai, mais je ne ferai ni scène ni bruit. Je n’ai l’intention de rien brusquer, de ne blesser aucune conscience ; un simple congé en bonne forme me ramènera presque après la session à Paris ; alors, toutes les grandes questions seront décidées ; on ne pourra plus dire que je suis venu pour intriguer, pour entrer au Conseil ; je serai venu pour arranger les affaires de la pauvre Infirmerie, pour soigner ma santé qui n’est guère bonne, et surtout pour vous embrasser, comme je le fais aujourd’hui de tout mon cœur. »

Peut-on mieux rédiger une abdication en règle ? Et sans doute, en la rédigeant, l’ambitieux mal corrigé pensait au singulier incident survenu à l’une de ses dernières réceptions ; une Anglaise bizarre, un peu magicienne sans doute, ni jeune ni jolie au surplus, lui avait lancé ce mot, « après l’avoir regardé entre les deux yeux : « Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux ; je vous plains... » Et elle avait aussitôt disparu dans la foule...

Mais le Pape meurt, le frêle et ascétique Léon XII, qui vivait comme un doux anachorète, dans un coin du Vatican, entre son chat et un plat de polenta. Le Pape meurt ; et voilà aussitôt ragaillardi le dolent ambassadeur ; René, qui vient de renoncer à toutes les grandeurs, se réjouit de pouvoir tendre la main vers une grandeur nouvelle. Comme il a eu « sa » guerre, six ans plus tôt, il est sur le point d’avoir « son » Conclave ; il a refait un Roi ; il va « faire un Pape » ; quelle besogne ! Il s’y précipite tout entier.

Au milieu des intrigues et des luttes, il n’a plus le temps d’écrire à M. Le Moine que de brefs billets, mais combien significatifs de son activité !


Rome, 12 février.

« Ma dépêche télégraphique de Lyon vous aura appris la mort de cet excellent Pape, dont j’avais gagné toute la confiance. Me voilà à présent dans les embarras d’un conclave ; mais il sera fini avant Pâques et par conséquent ne m’empêchera pas de vous embrasser à cette époque. J’ai écrit pour vous à M. Roy. »

P.-S… ―

Comment ne pas reproduire ce post-scriptum ? Il est de la plus belle et cérémonieuse écriture d’Hyacinthe Pilorge, et marque bien les égards et l’estime que l’on avait, autour de l’ambassadeur, pour son plus vieux et plus fidèle confident :

« M. de Chateaubriand me permet d’offrir tous mes respects à M. Le Moine, ce que je suis tenté de faire toutes les fois que je ploye une lettre pour lui, et même plus souvent encore, et ce que je n’ose, dans la crainte de l’importuner. Nous ne sommes pas un jour ici sans nous entretenir du meilleur ami que je connaisse à mon excellent patron.

« Mes civilités les plus empressées à M. Le Moine fils, et mes obéissances accoutumées à leur père.

« HYACINTHE. »


Quelques jours plus tard, Chateaubriand ne griffonne qu’un billet, mais qui définit nettement la partie à engager :


17 février.

« Les journaux vont radoter de moi à présent, de nouveau et d’une autre manière. Il s’agira du Pape que je vais faire nommer ou que l’on nommera sans moi et malgré moi. Laissez dire ; l’essentiel est que rien ne sera changé à ma position. »

Sans doute jusqu’à l’élection pontificale ne trouverait-il plus même le loisir d’écrire à son vieil ami, si les affaires de l’Infirmerie ne s’embrouillaient tout d’un coup, autant que celles du Saint-Siège. L’indispensable sœur Sophie, revenue pour quelques semaines, est repartie de nouveau.


5 mars 1289.

«... Quant à ma politique, elle ressemble à la vôtre : je ne demande rien ; je ne me mêle de rien, je laisse dire de moi et de mes projets tout ce que l’on veut : je n’ai jamais varié pour mon avenir... Alors [9], quand je serai avec vous, nous verrons ce qu’il sera bon de faire pour en finir de ma vie errante. En attendant, je m’occupe de vous donner un Pape aussi bon, et qui m’aime autant que celui que nous avons perdu. J’ai toujours l’espoir que nous l’aurons pour la Semaine sainte, et peut-être avant.

« J’ai été, et je suis encore bien souffrant. Dites à ma cousine Bonne que j’ai reçu sa lettre du 18 février relative à la sortie de la sœur Sophie, que je tâcherai de le dire à Céleste tout doucement... »

Cette affaire de la sœur Sophie se mêle bien curieusement à celles du Conclave :


Rome, 14 mars.

« Un mot, un seul mot, mon vieil ami. Ce que vous dites de votre santé me désole. Soignez-vous pour nous : nous allons bientôt revenir. Je suis plongé dans les affaires les plus importantes pour la France et pour l’Europe. J’espère déjouer bien des intrigues que j’ai découvertes. Les cardinaux français sont descendus chez moi, au grand mécontentement des brouillons et des artisans de discorde. Dieu veuille que nous ayons bientôt un Pape pacifique comme Léon XII ! J’aurai bien mérité du Roi et de mon pays.

« Dites à l’excellente cousine Bonne que j’ai annoncé en partie la sortie de sœur Sophie ! je file la carte le plus doucement que je puis. Je remets toutes mes affaires pécuniaires entre vos mains : tout ce que vous ferez sera bien fait... »

, Le lendemain, enfin, Mme de Chateaubriand connaît l’étendue de la catastrophe ; elle la supporte sans trop de lamentations, à en juger par cette lettre.


Rome, ce lundi 16 mars 1829.

« Notre bon et ancien ami, vous ne m’écrivez pas, parce que je ne vous écris pas. Hélas ! en ai-je le temps ? Demandez à la pauvre Bonne, comme je lui parle de vous et comme je lui parle peu d’elle dans mes lettres ! Cette Infirmerie, que Dieu m’a donnée comme pour expier tous mes péchés, m’occupe tellement que je suis obligée d’envoyer à Paris des in-folio sur son compte, toujours croyant avoir oublié quelque chose qui pût ^ui être utile. Ensuite ma santé, qui est détestable, et ici des occupations dont on ne peut se faire l’idée, doivent rendre tous mes amis indulgents. Vous devriez m’écrire un mot tous les courriers, mais sans exiger de réponse.

« Qu’est-ce qui a donc pu nous enlever une seconde fois notre pauvre Sophie ? Cela me fait presque autant de peine que la mort de notre chère Reine. Je suis fâchée que Bonne m’ait caché ce nouveau guignon : j’ai dans l’idée que c’est sœur Mathieu qui l’a causé, et moi je ne tenais à sœur Mathieu que par tout le bien qu’on m’en disait...

« Je pense que vous ne songez pas encore à marier le Dauphin [10] ; cependant, d’après ce qu’on me mande, je ne 

serais pas étonnée de le voir arriver un jour ici en courrier ; si cela arrive, je le prie de ne pas laisser son grand-père derrière lui. Au vrai, dites-moi donc si vous ne pourriez pas, — comme souffrant, — obtenir un congé et vous mettre en second dans la calèche d’un de nos attachés ? Le voyage ne vous coûterait rien, et vous retourneriez à Paris toujours avec quelqu’un de l’ambassade.

« Je crois qu’une des choses qui me font mal à Rome, c’est de n’avoir pas quelqu’un à quereller ; à Paris, comme 

c’était une habitude journalière avec vous, cela me faisait faire la digestion : venez donc quand ce ne serait que pour me guérir. Après cela, en vous y prenant bien, vous verriez peut-être encore, sinon l’exaltation, au moins le couronnement du Pape, qui se fait plusieurs jours après ; puis, les fêtes, qui sont, dit-on, superbes. A l’avènement du pontife, on illumine trois jours, et les illuminations sont ici magnifiques.

« Vous aurez été bien affligé de la mort de notre excellent Pape. Pour moi, je ne m’en console pas, et j’en ai bien sujet par toute la bienveillance qu’il me portait, et l’attention qu’il avait pour M. de Chateaubriand. Vous savez que nous avons le pauvre petit chat qu’il aimait, mais qu’il faisait jeûner, car on ne connaissait de mets plus recherchés au Vatican que la morue et des haricots.

« Adieu, cher monsieur, ressouvenez-vous un peu plus des absents. »

Enfin, le 31 mars au soir, le nouveau Pape est élu, qui va s’appeler Grégoire XVI ; et peu importe qu’à la minute il ait choisi pour secrétaire d’Etat le cardinal Albani contre qui Chateaubriand a fait prononcer l’exclusive au nom de la France ; Chateaubriand ne l’en croit pas moins tout français ; il crie victoire, le soir même, à Mme Récamier, et puis, le surlendemain, à M. Le Moine :


Rome, ce 2 avril 1829.

« Je viens de remporter l’éclatante victoire que vous connaissez déjà J’ai fait nommer un Pape tout à moi, tout français, le Pape qui, sous le nom du cardinal Castiglioni, a répondu à mon discours dans le Conclave, en me donnant ces éloges que vous aurez vus dans les journaux. Les cardinaux français qui arrivèrent comme mes ennemis sont devenus mes amis, et ont voté à mon gré. Maintenant, je demande un congé, mais je ne m’en servirai qu’en temps utile, selon l’état des choses. Votre avis est fort bon, et je verrai venir. Je dicte, les pieds dans la moutarde, accablé de fatigue et de souffrances, cette lettre pour vous à Hyacinthe. Surtout guérissez-vous. »

Voilà donc Chateaubriand content de soi ; c’est le principal. L’accessoire, qui lui importerait un peu, serait qu’on ne fût point trop mécontent à Paris, et qu’on le fit ministre. En attendant, il s’enchante de Rome et de tous les charmes qu’il y peut rencontrer. Il assiste dans la chapelle Sixtine à l’office des Ténèbres, estime que « Rome est une belle chose pour tout oublier, mépriser tout et mourir ; » il prépare la grande fête qu’il doit donner le 29 avril en l’honneur de la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de son ami le tsar Alexandre... Et il continue d’affirmer qu’il se prépare à partir ;


Rome, 16 avril.

« Mon bon vieil ami, j’ai appris que vous aviez été malade. Vous ne sauriez croire combien j’ai été affligé. J’aurais voulu partir sur le champ pour aller vous soigner. Maudit soit l’éloignement ! Maudit soit ce ministre qui, en ne faisant pas votre affaire, vous a empêché de venir vivre près de moi !

« J’attends mon congé à la fin du mois. J’ai eu tous les succès possibles ; il est impossible qu’on ne consente pas à m’accorder un moment de repos. J’irai alors vous revoir, vous embrasser, et ce sera un des beaux jours de ma vie. »

Pâques est venu ; il ne dit pas : Je pars ; ni même : Je vais partir, mais, plus vaguement : Je partirai. Il a bien raison de dire qu’il a eu « tous les succès possibles. » Il les a eus, ou il va les avoir. Le 18 avril, le Samedi-Saint, il reçoit, en son cabinet, la visite de la jeune, jolie, insidieuse Hortense Allart, qui a vingt-huit ans, « un col de déesse [11], » peu de scrupules, et un évident désir de lui plaire. Il lui rendra visite, dès le lendemain, en plein après-midi du jour de Pâques.

En conséquence, il ne pense plus aussi vivement à quitter Rome ; il pense même que Mme de Chateaubriand pourrait bien retourner sans lui à Paris pour dénouer les embarras de l’Infirmerie. Il se persuade qu’il se nuirait, pour la politique, en affectant d’accourir chercher sa récompense... Bref, en cette fin d’avril, il est fort incertain ; la vérité, c’est que, grâce à la jolie Hortense, il ne s’ennuie plus du tout à Rome ; son état d’âme, un peu embarrassé, un peu embarrassant surtout, il le découvre à peu près à M. Le Moine :


Rome, 28 avril 1829.

« Quand cesserez-vous, mon bon M. Le Moine, de vous occuper de la Gazette et de toutes ses balivernes ? Ne croyez que moi ; lorsque vous n’aurez pas de lettre de moi, riez de tout ce que vous entendez dire. Ne voyez-vous pas qu’il s’agit de m’enlever, si l’on peut, dans le moment, un succès incontestable à cause des suites qu’il pourrait avoir plus haut ? Il a donc fallu faire jouer toutes les batteries ; mais elles n’y feront rien, rien du tout. Je suis content, très content. J’ai lieu de l’être. J’attends le courrier qui m’apportera mon congé ; quand j’aurai ce congé, j’en ferai ce que je jugerai à propos d’en faire. Moi, ou ma femme, ou tous deux ensemble, nous vous embrasserons avant un mois : voilà ce qu’il y a de certain. Guérissez-vous bien surtout, et croyez à ma vieille et tendre amitié. Vos comptes sont toujours excellents.

« P. -S. — Tandis qu’on me fait parti, mécontent, etc. , je donne ici des fêtes où toute Rome assiste. »

Belle fête en effet que celle du lendemain où triompha, autour de la grande-duchesse Hélène, un essain de jolies femmes, parmi lesquelles brillait sans doute Hortense ! En les regardant, l’ambassadeur songeait avec ivresse à leur beauté ; avec rage à son « automne, » à son « monceau d’années ; » et puis, mêlant l’amour et la mort, il trouvait comme une consolation désespérée dans la méditation suivante : « Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres toujours ouverts ici, dans ces anciens sarcophages qui servent de bassins à des fontaines suspendues à des portiques ; elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes !... » Au bout de la route !... Songeait-il que lui-même touchait au terme de sa carrière politique ? et se pouvait-il douter que cette fête était la dernière où il lui serait donné de goûter réunies, les ivresses de l’amour, du luxe, de la puissance et de la gloire ?...

Mme de Chateaubriand, cependant, se refuse à retourner seule à Paris ; il faut donc l’accompagner. M. de Laval, au reste, vient d’être nommé ministre des Affaires étrangères ; le dernier fantôme d’espoir est évanoui. Chateaubriand annonce à M. Le Moine, redevenu, cette fois, son «vieil ami, » qu’il est tout près de fermer ses malles :


Rome, ce 15 mai 1829.

« Je me félicite, mon vieil ami, d’avoir usé de mon congé avec lenteur, et de n’être pas arrivé à Paris au milieu de la bagarre. Voilà assure-t-on, M. le duc de Laval nommé ; alors, rien ne s’oppose plus à mon retour ; il me reste encore quelques arrangements à prendre, et nous ne pourrons guère nous mettre en route que du 20 au 25 de ce mois. Mon cher et vieil ami, il ne faut plus nous quitter. L’infirmerie est assez grande pour vous loger tous les deux avec votre Dauphin et ma pauvre femme. Je vous embrasse tendrement. »

Tous les arrangements pris, et particulièrement celui qui permettrait à Hortense Allart d’être aussi à Paris vers la mi-juin, M. le vicomte de Chateaubriand, beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait pensé, dès le lendemain soir 16 mai, quitta son ambassade. Il comptait la venir retrouver après quelques mois, au milieu de l’été. On sait comme, au mois d’août, fidèle à l’honneur politique, il démissionna noblement de sa charge, pour ne point servir le ministère Polignac, et pour éviter de collaborer au malheur de la France.


Depuis l’année 1826, où la publication de ses Œuvres complètes lui avait rendu quelque indépendance, il avait échappé à peu près aux ennuis financiers ; cette démission héroïque l’y allait replonger. De Rome, il ne rapportait que des dettes ; il s’y était installé fastueusement pour plusieurs années ; non moins fastueusement il avait hébergé, pendant le Conclave, les cardinaux français, leurs secrétaires, leurs domestiques ; il avait payé jusqu’aux notes de leurs tailleurs et de leurs voituriers. Au service du Roi, il avait hypothéqué ses appointements d’ambassadeur pour un an, pour plusieurs années peut-être.

Quelques mois encore, et la faillite de son éditeur Ladvocat l’allait priver du bénéfice légitime et régulier promis par la vente de ses Œuvres complètes ; et la révolution de 1830, en l’obligeant à se dépouiller par honneur de toutes ses dignités, même de son titre de pair que l’orage de 1817 ne lui avait pas enlevé, l’allait laisser « nu comme un petit saint Jean… »

Pour réparer les funestes conséquences de tant de catastrophes, le secours de son « ministre des Finances » lui eût été bien nécessaire. Mais, par une cruauté du destin qui semble annoncer toutes les autres et, d’avance, les combler, son « ministre des Finances » lui manque juste au seuil du plus pressant besoin. Leur correspondance s’était inaugurée à Rome, en 1803, près du lit de mort de Pauline de Beaumont ; c’est à Rome, près de son tombeau, qu’elle se termine en 1829.

La « petite maison du jardinier » qu’il avait rêvé de faire aménager auprès de sa « chaumière » et de son « hermitage » pour y loger son vieil ami, Chateaubriand n’a pas même le loisir d’en déterminer l’emplacement. En arrivant à Paris, dans les derniers jours de mai, il trouve M. Le Moine au lit : les incommodités dont le vieillard avait souffert pendant tout l’hiver s’étaient subitement aggravées : il meurt dans le courant du mois de juin. Et le dossier des lettres, soigneusement classées, qu’il avait reçues du grand homme, se termine et se complète par ce simple certificat, épingle sur la dernière liasse : « Je soussigné, reconnais avoir reçu de M. Auguste Le Moine un compte exact de l’emploi fait par M. Le Moine, son père, des sommes qu’il a reçues pour moi en vertu de ma procuration. — Approuvé l’écriture ci-dessus, CHATEAUBRIAND [12]. »

Et puis, quelques jours après, l’ambassadeur s’en va prendre les eaux de Cauterets. Mélancolique ? on aimerait à le croire. Cette année 1829 a été fatale à ses plus vieilles amitiés : au mois de janvier, sa « sœur, » la duchesse de Duras, est morte à Nice, après lui avoir envoyé un dernier et symbolique présent : un laurier grimpant de pleine terre, qui ne craint point l’hiver, un laurier « éternel » comme la gloire, et dont la fleur est rouge, — rouge comme le sang d’un cœur.

Mais, bah ! l’été rayonne, en ce mois de juin, sur Paris : Hortense Allart est arrivée de Rome : René court les guinguettes avec elle ; la marquise de Vichet est, enfin, accourue de son Vivarais : René s’enchante de connaître son inconnue ; elle a cinquante ans, mais elle est encore belle ; à ses pieds il déplore que tous deux se soient rejoints trop tard. Et il goûte cependant la renaissante illusion [13]...

Plus tard seulement, rendu par l’échec définitif de sa politique, aux soucis de la solitude et de l’argent, il reporte sa pensée vers le vieux M. Le Moine, dont le dévouement lui épargna de si nombreux tracas.

C’est au printemps de 1833. Il a connu, en 1831, une situation voisine de la ruine ; il se débat parmi des difficultés financières sans cesse renouvelées ; il n’est plus rien qu’une sorte d’exilé grandiloquent, exilé du pouvoir, exilé de sa propre gloire ; l’incertitude de son sort, l’incertitude plus grande encore du sort de la chère, — de la trop chère ! — Infirmerie, rejettent Mme de Chateaubriand à ses mauvaises humeurs de 1824 et de 1826 ; elle ne parle plus de s’en aller, au diable ou à Dieu ; mais elle emplit les pièces de ses lamentations, de ses imprécations, de ses malédictions. C’est alors que Chateaubriand se rappelle avec reconnaissance l’ami légué par la douce Pauline de Beaumont, qui, en des heures critiques, l’aida à maintenir la paix à son foyer. Il sort dans la rue d’Enfer ; quelques pas, et le voilà dans le cimetière neuf tout voisin, — le cimetière Montparnasse d’aujourd’hui, — où M. le Moine est enterré ; il lui rend là quelques-unes des visites quotidiennes qu’il en a si longtemps reçues. Et rentré, il inscrit un soir, dans le cahier ouvert de ses Mémoires : « Je parcours souvent ce cimetière, moins vieux que moi, où les vers qui rongent les morts ne sont pas encore morts... Dans cet exil nouveau, j’ai déjà d’anciens amis. M. Le Moine y repose. Secrétaire de M. de Montmorin, il m’avait été légué par Mme de Beaumont. Il m’apportait presque tous les soirs, quand j’étais à Paris, la simple conversation qui me plaît tant quand elle s’unit à la bonté du cœur et à la sûreté du caractère. Mon esprit, fatigué et malade, se délasse avec un esprit sain et reposé. J’ai laissé les cendres de la noble patronne de M. Le Moine au bord du Tibre... » C’est tout ; malgré l’harmonieuse noblesse des phrases, on jugera que c’est trop peu. Les services rendus pendant quinze ans méritaient davantage ; ils valaient mieux que cette mention trop hautaine, trop succincte et trop brève. Mais l’égoïsme a sa fausse pudeur.

Et dans ces années-là dépourvu du soutien des vieilles amitiés, portant au cou le carcan chaque jour un peu plus resserré de ses dettes, soutenu seulement sur la route par les deux passions rivales, mais apaisées, de sa femme et de Mme Récamier, inquiet, morose et seul, M. de Chateaubriand vivait face à face avec sa gloire ; il s’enfonçait de plus en plus dans ces régions arides où cesse l’enchantement des apparences, où le soleil des songes pâlit, où la musique des mots décroît, où l’ombre qu’on traînait sur ses pas, soudain on la voit devant eux qui vous guette, — où il allait être contraint de ne plus demander qu’à lui-même tout réconfort, et toute consolation.


MAURICE LEVAILLANT.

  1. Voyez la Revue des 1er juin, 15 juin, et 15 juillet 1922.
  2. Villemain, La Tribune moderne : M. de Chateaubriand. Paris, 1858, pp. 438 et suivantes.
  3. Cette lettre permet de rectifier la date du passage à Lausanne donnée par les Mémoires «... Arrivé à Lausanne le 22... » ; c’est le 21 qu’il faut lire.
  4. Quelle parole ?... On ne voit nulle part, et pas même dans le livre de Villemain, fort au courant cependant des intrigues politiques qui accompagnèrent la formation du ministère, que Chateaubriand soit parti pour Rome avec une promesse ou à une condition quelconque. Il semble donc que la phrase s’applique soit à son correspondant, qui voudrait obtenir une retraite administrative, soit au fils aîné de celui-ci, qui tentait alors d’entrer dans la carrière diplomatique.
  5. La seconde des « bonnes cousines d’Acosta, » la première, Jenny, étant morte en 1823.
  6. Les ordonnances du 16 juin 1828 sur les écoles secondaires ecclésiastiques, et les petits séminaires avaient provoqué en France, parmi certains évêques, et dans les partis d’extrême-droite, une grande effervescence ; quelques exaltés avaient même parlé, après une lettre de protestation publiée par les évêques, d’une rupture menaçante entre le Saint-Siège et le Gouvernement.
  7. La servante de M. Le Moine, semble-t-il.
  8. Le ministre des Finances, assez lié avec Chateaubriand.
  9. C’est-à-dire vers Pâques : Chateaubriand a repris sur son congé les explications du billet précédent.
  10. Le petit-fils de M. Le Moine.
  11. André Beaunier, Trois amies de Chateaubriand, p. 233 et suivantes.
  12. Paris, le 4 juillet 1829.
  13. Voir : Gabriel Faure, Les Amours de Chateaubriand et de Mme de Vichet. 1921.