Chateaubriand et son ministre des finances/03

Maurice Levaillant
Chateaubriand et son ministre des finances
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 394-415).
CHATEAUBRIAND
ET SON MINISTRE DES FINANCES
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

III. [1]


X. — LE CONGRÈS DE VÉRONE

Le 13 octobre 1822, après s’être reposé tout un mois à Paris des fatigues que lui avait imposées, pendant son ambassade à Londres, une activité véritablement merveilleuse, Chateaubriand arrive à Vérone où il aura enfin « son » Congrès !

Le soir même de son arrivée, à peine installé dans « la maison toute montée » où l’attendaient ses deux secrétaires de légation, il griffonne un billet à M. Le Moine ; c’est que» l’excellent ami)> doit continuer d’assurer la remise de ses lettres à Mme Récamier, et que l’ambassadeur a quitté celle-ci sur un léger dissentiment. Une fois de plus, il l’a mise en demeure « d’arranger » un peu mieux leur vie, de lui donner un peu plus de son temps ; il semble qu’elle ait parlé d’aller faire une retraite de plusieurs mois en Italie ; il lui a juré qu’il l’y suivrait, dès la clôture du Congrès : il l’a laissée indécise : elle doit lui écrire là-bas sa résolution. Il insère donc une lettre pour elle [2] dans ce billet pour M. Le Moine :


Vérone, ce 13 octobre 1822.

« Me voilà arrivé, me portant très bien, et comptant vous revoir bientôt. Tout fait croire que le Congrès sera court. Je vous embrasse, et vous prie de porter la lettre à l’Abbaye et de mettre l’autre à la petite poste. Tout à vous [3]. »

L’autre lettre ? On aimerait à connaître le destinataire, — la destinataire peut-être, — de cette « autre lettre » que, régulièrement, pendant son séjour à Vérone, Chateaubriand va enfermer dans le paquet de M. Le Moine, avec la lettre destinée à l’Abbaye. A Mme Récamier, — si jalouse, et avec raisons, — il jure qu’il ne rêve que d’attacher plus étroitement sa vie à la sienne : quels autres serments fait-il voisiner avec celui-là ? Au reste, comme chaque fois qu’il vient de quitter Paris, l’éloignement, d’abord, lui est pénible :


Vérone, 18 octobre.

« J’ai grande envie de recevoir une lettre de vous. Depuis le jour de mon départ, je n’ai pas entendu parler de Paris !... Vous me verrez à la fin du mois prochain. Je voudrais bien finir mes corvées, et vivre désormais avec et pour mes amis.

« Voilà une lettre pour l’Abbaye, et une autre pour la petite poste. »


Vérone, ce 29 octobre.

«… Je me porte bien et m’ennuie fort. Je voudrais être auprès de ma femme et de vous !... »

Il s’ennuie ; et pourtant il tient un rôle sur la première scène diplomatique du monde, où il a tant rêvé de monter ; il fraie avec Metternich, avec le roi de Prusse, avec l’Empereur ; et il a entrepris la conquête du Tsar !... Il s’ennuie parce qu’il s’est heurté, les premiers jours, à quelques obstacles qu’il n’avait pas prévus dans les négociations, parce que Mme Récamier ne lui écrit pas, ni d’autres sans doute, non plus, et parce que c’est son destin de mépriser tout ce qu’il vient de conquérir. Mais l’ivresse succède vite à la dépression : «... J’ai vu tous les souverains ; j’ai été enchanté des deux empereurs, qui m’ont reçu à merveilles. J’espère bien vous embrasser à la fin de novembre... »

Il vit trois semaines de négociations vertigineuses ; et puis, tout de suite, il parle de départ :


Vérone, ce 19 novembre.

«... M. de Montmorency nous quitte après-demain 21, et moi j’espère partir dans les premiers jours de décembre. Je suis très coulent ici, et quant aux rumeurs de Paris, vous savez le cas que j’en fais. Amis et ennemis sont souvent très peu raisonnables... Voilà les deux lettres : ne vous trompez pas : portez l’une à l’Abbaye, l’autre à la petite poste... »

Diable ! il faut que « l’autre lettre » soit bien redoutable, — pour Mme Récamier s’entend ; — car la même recommandation est renouvelée plus explicitement encore dès le lendemain : «... Voilà les deux petites lettres. Prenez bien garde aux adresses et ne faites pas de confusion... »

Ce 20 novembre, d’ailleurs, bien qu’il écrive dolemment à Mme Récamier : « ... J’attends un mot de vous avec la plus vive impatience pour régler ma marche et ma destinée, » il est plein de satisfaction sur lui-même : « ... Je n’ai rien à vous dire de nouveau, sinon que je suis de plus en plus content, et que je m’applaudis fort d’être venu ici. Je crois que je pourrai partir vers le 10 du mois prochain [4]... »

Même et meilleure note encore quelques jours plus tard, lorsque, par suite du départ de Mathieu de Montmorency, Chateaubriand est resté le seul plénipotentiaire français : « J’ai reçu votre lettre... . [5] dont vous me parlez, est ici à mes pieds, et je n’ai point à me plaindre de lui. On vous fait mille fagots et ragots. — Attendez-moi. Je suis fort gai et bien portant. Je ne sais trop quel jour j’arriverai, mais je ne puis être longtemps ici. — Voilà les deux petites lettres [6]. »

Le Congrès cependant se traîne encore quelque quinze jours. C’est seulement le « jeudi soir 12 décembre » que Chateaubriand peut griffonner son dernier « communiqué. »

«... Je pars demain, et serai le 20 à Paris. Je suis ici à mer- veilles, et on m’emploie pour grande affaire. »

A « merveilles » en effet, car le tsar Alexandre a convenu de prolonger leurs bonnes relations ; il va entretenir avec lui une correspondance personnelle. Le plénipotentiaire, en partant, emporte ainsi une consécration inespérée de son prestige et de ses qualités politiques !


XI. — UNE FUGUE DE Mme DE CHATEAUBRIAND

Brusquement, devant les pas de Chateaubriand, la scène s’élargit encore. Il est ministre des Affaires étrangères. Après « son » Congrès, il a « sa » guerre, — la guerre d’Espagne. Il a gravi la cime : comme jadis dans les bois de Combourg, il y livre son front aux caresses et aux menaces de tous les orages... C’est presque avec indifférence, — à cause de vous, ô piquante Mme de Castellane, ô exigeante Mme Hamelin ! — c’est peut-être même avec soulagement qu’il voit Mme Récamier partir pour l’Italie le 2 novembre 1823, — pour l’Italie, où elle devait s’enfermer plus de dix-huit mois...

Pendant ce temps, dans le somptueux logis du ministère, ou dans le petit appartement de la rue de l’Université, le fidèle Le Moine, plus « gentilhomme de la chambre » que jamais, venait chaque soir verser à Mme de Chateaubriand ses consolations et ses encouragements « somnifères... »

Soudain, le soir du 6 juin 1824, le ministre, précipité du faîte d’où il n’aspirait guère à descendre, vient choir tout étourdi encore, auprès d’eux. Il avait, pour ce soir-là, au ministère, « un immense diner prié ; » il amène avec lui marmitons et casseroles, — « trois grands services préparés pour quarante personnes » ; et en place des ambassadeurs et des hommes d’État, il régale sa femme et son « vieil ami [7]. » A eux trois, ils firent sans doute un beau concert d’imprécations et d’anathèmes contre l’ingratitude du prince, et la trahison de Villèle.

Mais enfin, les premiers éclats jetés, il fallut arrêter quelques résolutions. Et les difficultés commencèrent.

Il semble que Mme de Chateaubriand, jusqu’alors aussi ambitieuse que son mari, lui ait conseillé de répondre à l’ingratitude par le dédain, de secouer sur la tête des royalistes la poussière de ses sandales, de se faire, ainsi, désirer et rappeler, au moyen d’une abstention systématique et, pour mieux souligner son mépris, de vivre quelques mois à l’étranger.

Elle est malade, d’ailleurs... Faut-il s’en étonner ? Dos maladies incessantes qui agitèrent sa femme, sans l’empêcher cependant de vivre jusqu’à soixante-treize ans, Chateaubriand, dans ses Mémoires, a fait entrevoir le secret, qu’il a livré tout au long dans une lettre intime : elle n’était malade que de lui. « Timide et tremblante pour lui seul, ses inquiétudes renaissantes lui étaient le sommeil et l’envie de guérir ses maux ; il était sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes…[8] » Ne se vante-t-il point, avec une fatuité cruelle, d’avoir le pouvoir terrible « de lui faire cracher le sang à volonté pendant deux jours de suite ? » Après quoi, comme tous les égoïstes, il était épouvanté des conséquences de ses légèretés ou de ses obstinations ; il cédait ; il promettait un nouveau sacrifice pour l’Infirmerie Marie-Thérèse ; ou bien il achetait, sans trop savoir s’il réussirait à la payer, la petite maison, contiguë à la chère infirmerie, où un spéculateur menaçait d’installer un café et des « montagnes russes… »

La maison achetée, explique-t-il avec bonhomie dans ses Mémoires, le mieux était de l’habiter ! Certes ; et Mme de Chateaubriand le lui conseillait vivement. Quelques mois d’exil en Suisse, pendant lesquels on mettrait la petite maison en état de recevoir ses futurs propriétaires ; et puis une installation paisible, à la porte même de l’Infirmerie, en plein faubourg verdoyant et fleuri. C’était le mieux vraiment, — surtout pour les finances du grand homme. Il sortait du ministère les poches à peu près vides ; et voilà qu’on s’arrangeait pour ne point lui rendre son titre ni son traitement de ministre d’État !… M. Le Moine, consulté, ne pouvait qu’approuver.

Mais le grand homme, lui, n’était point du tout d’humeur à recevoir ces trop sages avis. D’abord, il brûlait de reprendre aussitôt sa place à la tête de l’opposition politique, de tendre de nouveau l’arc de son éloquence au Journal des Débats, et d’enfoncer quelques dards aigus en pleine chair du triomphant Villèle ; et puis quitter Paris, pour la Suisse ou même pour le faubourg… : il y avait mille raisons pour que cette perspective lui fit horreur, — mille raisons dont il ne pouvait exposer une seule à sa femme.

Excédée, celle-ci fit un coup d’État ; elle partit dans les derniers jours de juin, et loua « une cabane » au bord du Lac de Neuchâtel.

Ce départ ouvre une ère de difficultés conjugales qui ne se clora que deux ans plus tard par la capitulation de Chateaubriand. Sa femme, pendant ces deux ans, nourrit à l’égard de « Paris-Babylone » une sorte de phobie ; elle en fuit chaque fois que sa bronchite lui en fournit le prétexte...

En 1824, à peine est-elle partie que Chateaubriand court après elle ; il regagne seul Paris, précédé par cette lettre de Mme de Chateaubriand à M. Le Moine ; l’intransigeante fugitive y donne bien la mesure, — en même temps que les raisons, — de son obstination :

« Il faut convenir, mon cher monsieur, que M. de Chateaubriand a de bons conseillers autour de lui. Venir me voir pour trois jours ! encore ne voulait-il pas me les donner ! Il s’en retourne à Paris, Dieu sait pourquoi ! Mais ni vous ni lui n’en savez rien, si ce n’est que ni lui ni vous ne voulez me laisser aucun repos. Il part donc sans que rien puisse l’arrêter ; pour moi, je n’ai pu me résoudre à le suivre.

« Je sais à combien de tourments et d’inquiétudes je me livre ; mais je ne dois attendre la paix que lorsqu’on voudra bien me permettre d’arranger ma vie comme bon me semblera ; et la sienne aussi, car je m’y entends mieux que lui !... Rien ne m’amuse autant que d’entendre chacun de ses amis dire : « Il faudrait que M. de Chateaubriand n’écoutât pas ainsi tout ce qu’on vient lui dire. » Mais en même temps chacun veut lui dicter la conduite qu’il doit tenir. Tout cela nous jette dans la rivière, et avant me cause une véritable agonie.

« Je ne vous en veux pas à vous plus qu’aux autres ; mais j’en veux bien assez à tout le monde pour tenir mon pauvre esprit dans une agitation et irritation qui ne me rend pas ma solitude fort agréable. Il n’est plus question de repos : ma vie n’est plus assez irrévocablement fixée.

« Adieu, sans rancune ; vous me devez au contraire de la reconnaissance, puisque vous me mandez que ce qui vous fait tant plaisir, c’est que je trouve le moyen de vous gronder ici comme à Paris.

« Mille tendresses au milieu de mes fureurs. »

Ne pouvant d’abord triompher de tant de fureurs, Chateaubriand se résigna donc à s’aller ennuyer tout l’été à Neuchâtel ; mais dès les premiers jours de septembre, la nouvelle de la maladie de Louis XVIII lui fournit une fort opportune raison de repartir pour Paris. A peine a-t-il pris le temps d’inaugurer le nouveau règne par une brochure retentissante, que le voilà de nouveau, en quête de sa femme ; il a loué pour l’hiver un nouvel appartement rue du Regard ; il faut absolument que la « patronne » vienne l’organiser. Le voilà cheminant vers elle : la ramènera-t-il ? Un billet qu’il dépêche, en route, à M. Le Moine, ne le montre point trop rassuré :


Pontarlier, ce mercredi, 7 heures du soir, 6 octobre.

« Me voilà mon cher monsieur Le Moine, à Pontarlier. Mais la nuit est si noire et si pluvieuse, malgré la lune, que j’arriverai trop tard auprès de notre pauvre pèlerine. Je ne passerai donc la montagne que demain à 4 heures du matin. Vous pouvez me regarder comme arrivé. Dites-le à mes cousines. Je voudrais bien vous ramener la voyageuse, mais je ne sais si je réussirai mieux cette fois que la première. Attendez-moi au plus tôt le 19 ou le 20, au plus tard le 22. Je voudrais bien que tout fût prêt dans notre nouvel appartement pour cette époque. Je vous embrasse, et vais me coucher. »

Deux jours après, c’est un bulletin de triomphe.


Neuchâtel, le 8 octobre 1824.

« Allons, mon cher M. Le Moine, nous avons vaincu ! Ma femme revient. Je serai à Paris du 18 au 21, et Mme de Chateaubriand le 25 ou le 26. Pressez le tapissier et que tout soit fini pour mon arrivée. S’il y a quelque chose à redresser, je le ferai dans les quatre ou cinq jours qui s’écouleront entre mon arrivée et celle de ma femme... »

En signe de concorde, Mme de Chateaubriand a voulu tracer elle-même l’adresse de ce billet... car elle avait beaucoup d’esprit, au témoignage même de son mari...


XII. — LA PUBLICATION DES « ŒUVRES COMPLÈTES » (1826)

C’est l’année 1826 qui, pendant ses premiers mois, vit surgir entre les deux époux le dissentiment le plus prolongé. Depuis le début de l’hiver, et jusqu’en février, Mme de Chateaubriand fut « violemment » malade. Est-ce parce qu’au mois de mai précédent, Mme Récamier, vaincue de loin par les prestiges de René,, était revenue à Paris ? Dès qu’elle lut sortie du lit où elle avait été tenue des semaines, Mme de Chateaubriand, en tout cas, n’eut qu’une idée : fuir.

Elle s’enfuit d’abord, sur le conseil des médecins, vers les régions du soleil et passa les mois de mars et d’avril à la Seyne, près de Toulon. Là elle s’enfonça dans une tristesse plus sombre que jamais ; elle abandonna même le projet, accepté cependant par son mari, d’une installation dans la petite maison proche de l’Infirmerie ; elle légua l’Infirmerie à Mme Récamier : « Il paraît, lui écrivait-elle, que le bon Dieu ne veut pas que cette œuvre tombe, puisqu’elle est remise entre vos charitables mains… » Bref, elle parut se détacher non seulement du monde, mais des raisons mêmes de vivre qu’elle s’était jusqu’alors laborieusement créées. Et, sans discuter davantage, Chateaubriand accepta d’aller séjourner auprès d’elle, en Suisse, où les médecins la voulaient voir apaiser ses nerfs et fortifier sa poitrine. Leurs perspectives n’étaient point rassurantes : ils parlaient d’un séjour de deux ans !

Deux ans ! Chateaubriand sans doute avait renoncé à l’espoir de revenir prochainement aux affaires ; mais il tenait à jouer son rôle à la Chambre des Pairs, à ne point briser sa plume des Débats ! Et surtout, désabusé des grandeurs politiques, il venait de se retourner avec une avidité juvénile vers la gloire littéraire.

Il avait conclu avec le libraire à la mode, Ladvocat, l’éditeur des jeunes romantiques, un traité, d’ailleurs avantageux, pour l’édition de ses Œuvres complètes ; celles-ci devaient paraître, enrichies de préfaces diverses, à partir de l’été de 1826, en livraisons, échelonnées sur plusieurs années, et calculées pour former une trentaine de volumes. Revoir les œuvres anciennes, les classer, choisir parmi les œuvres récentes, et particulièrement parmi les articles et les discours, les morceaux dignes de passer à l’avenir, mettre au point les œuvres nouvelles comme l’Abencerage et les Natchez, c’était une besogne sérieuse, absorbante ; et, pour la mener à bien, l’écrivain avait besoin d’avoir autour de lui du recueillement, de la sérénité, ses dossiers, ses livres, et Paris, ou la proximité de Paris. On ne pouvait choisir plus mal le temps d’une retraite en Suisse.

C’était bien l’avis secret de Chateaubriand ; c’était aussi l’avis de tous ceux qui l’aimaient. Il parut assez embarrassé de leur expliquer sa décision ; il la motiva par ses difficultés financières, par les économies qu’il était contraint de faire, — qu’il ferait certainement en Suisse ; et cette raison-là avait bien quelque valeur ; elle semblait, cependant, discutable et spécieuse. Pour réduire son train, fallait-il que Chateaubriand quittât la France, et même Paris ? Le traité Ladvocat, au surplus, allait assurer son avenir : ne pouvait-il hypothéquer cet avenir ? emprunter, — ce ne serait pas la première fois, — sur les droits d’auteur qu’il devait prochainement recevoir ?...

Le comte Louis de Chateaubriand fit toutes ces réflexions, et quelques autres, lorsque son oncle, vers la mi-février, l’eut informé du projet qu’il venait d’arrêter. Il était l’aîné des neveux du grand homme, le représentant de la branche aînée des Chateaubriand, le chef d’armes de la famille ; de son oncle il venait de recevoir la survivance de la pairie [9] ; de son frère Christian, entré dans les ordres, la donation de biens patrimoniaux importants. Il ne pouvait oublier que ce même Christian, en 1817, avait généreusement conjuré la « tempête d’automne » qui, déjà avait failli jeter l’écrivain à l’exil. Il avait l’âme haute ; il admirait et vénérait son oncle. Le devoir, tous les devoirs, ne lui conseillaient-ils pas d’intervenir ?

A peine rentré à Amiens, où il tenait garnison comme colonel du 4e régiment de chasseurs, il intervint en effet. Mais il connaissait la susceptibilité ombrageuse de celui qu’il voulait obliger ; après plusieurs hésitations, il prit comme truchement le vieillard honnête et scrupuleux qui, en 1817, avait déjà fait aboutir les obligeants desseins de Christian ; et, dans cette lettre, noblement délicate, il le laissa juge de transmettre ou non ses offres à l’exilé par persuasion.


Amiens, le 24 février 1826.

« Monsieur, j’ai été vivement affecté de la dernière résolution de mon oncle et de ma tante de quitter leur pays pour un temps indéterminé. Je l’ai été d’autant plus que je crains que ce parti extrême n’ait pas été nécessaire autant qu’ils l’ont cru.

« Si mon oncle a eu l’intention d’être absolument seul pendant quelques mois pour terminer ses ouvrages, ou bien si les dégoûts qu’il éprouve tous les jours lui ont donné le désir de quitter momentanément son pays, je n’ai rien à lui objecter pour l’en détourner. Mais si cette résolution vient d’une gêne dans ses affaires, ainsi qu’il nous l’a fait entendre, je suis, je vous le dirai franchement, bien peiné qu’il n’en ait rien dit à son neveu. J’ai été abasourdi de sa résolution le jour qu’il me l’a confiée ; nous n’étions pas seuls ; je n’ai pas pu m’ouvrir à lui. Mais je me suis promis aussitôt à mon retour ici de le faire. Depuis deux jours, j’ai pris plusieurs fois la plume pour lui écrire. Je n’ai pas osé. Vous, monsieur, qui connaissez sa position, et le motif qui a principalement décidé sa résolution, veuillez vous charger de lui exprimer combien je suis tout à lui, et combien j’aurais de bonheur si je pouvais lui rendre quelques légers services.

« Si mon oncle veut s’absenter par les motifs dont je vous ai parlé d’abord, ne lui parlez de rien. Mais si sa position de fortune en est la cause, veuillez lui observer combien cela était facile à arranger. Il lui faut cinq ou six mois, dit-il, pour achever la collection de ses ouvrages, après lequel temps il vendra cette collection un bon prix, paiera les dettes qu’il a été obligé de contracter, et fixera son avenir. Eh bien ! mon oncle m’aurait demandé ce qui lui était nécessaire pour gagner ces cinq ou six mois, et tout se serait arrange comme il le dit, facilement, et sans qu’il fût obligé de quitter son pays, sa famille et ses amis. Mais, au reste, il en est temps aujourd’hui, comme il y a huit jours. Que mon oncle veuille bien écouter un avis d’aussi facile exécution, qu’il écrive à ma tante de revenir, et qu’il reste avec nous.

« Si mon oncle hésitait à accepter cette proposition, veuillez, monsieur, lui rappeler que je lui dois assez pour qu’il puisse accepter de moi un peu de reconnaissance ; qu’il m’a transmis sa pairie et, il paraît (d’après ce que ma tante a dit dernièrement à ma femme, ce que nous avions ignoré), la pension attachée à cette pairie ; et que m’ayant donné ainsi honneur et fortune, il peut bien me permettre de l’aider momentanément. Soyez donc donc assez bon, monsieur, pour lire attentivement cette lettre, en bien peser le contenu. Si par la connaissance que vous avez des affaires de mon oncle et de ses vues, vous croyez inutile de lui en parler, veuillez la brûler. Si, au contraire, vous pensez que je puisse être assez heureux pour lui rendre quelques services, veuillez lui faire part de mes dispositions, qui sont telles qu’elles ont toujours été, absolument à lui. Que mon oncle ait la bonté de les recevoir avec cette amitié franche et confiante qu’un neveu aussi dévoué que je le suis a droit d’attendre de son oncle.

« Je m’en rapporte entièrement à votre discrétion, à votre prudence et à votre attachement sincère à mon oncle pour traiter cette petite négociation comme elle devra l’être... [10] »


Certes, le 26 ou le 27 février, M. Le Moine montra aussitôt à son perplexe « patron » cette lettre si digne et si affectueuse... Si Chateaubriand n’accepta pas tout de suite la proposition de son neveu, — au fond si naturelle et si simple, — sans doute en admit-il le principe ; elle lui fournissait un argument d’importance pour combattre les dégoûts de sa femme et démontrer à l’assoiffée d’exil que les embarras pécuniaires ne feraient point obstacle à son retour à Paris...

Mais quoi ! Les « dégoûts » de Mme de Chateaubriand étaient d’un autre ordre. Le comte Louis s’en doutait peut-être ; ni M. Le Moine, ni son oncle ne pouvaient lui en faire l’aveu. C’est loin des « madames » de son mari, — quelques mois plus tôt n’avait-elle point écrit nettement : loin de ses « amantes ? » — qu’elle prétendait fuir ; elle était forte des faiblesses mêmes de ses nerfs et de sa poitrine, puisque la Faculté ratifiait son arrêt.

Chateaubriand soupira donc, mais il se résigna ; il prépara dans deux grandes caisses des papiers et des livres pour un ou deux ans ; et puis il partit pour Lyon où il devait rencontrer « sa pauvre malade ; » de là il la mènerait à Lausanne, où elle ferait lentement sa cure.

Que se passa-t-il à Lyon ? Sans doute le sortilège de Chateaubriand opéra-t-il une fois de plus sur le cœur qui lui était enchaîné : c’était le meilleur de tous les remèdes. Aussitôt, narguant le verdict du médecin lyonnais Prunelle qui venait, positivement, de la condamner à une mort prochaine. Mme de Chateaubriand se sentit un peu réconfortée, et elle accepta l’idée de revenir à Paris vers la fin de l’été... Chateaubriand ne se tient pas de joie ; il avise sur le champ le vieil ami :


Lyon, jeudi 4 mai 1826.

« Mon cher M. Le Moine, Mme de Chateaubriand a eu une maladie différente de ses maux ordinaires : elle est maintenant sans fièvre. Mais nous ne pouvons partir pour Lausanne avant une huitaine de jours. J’espère vous ramener notre pauvre voyageuse au mois de septembre : elle en a un grand désir qu’elle ne montre pourtant qu’à demi. »

Au reste, les Lyonnais, gens de foi et de loyauté royaliste, font mille caresses à l’auteur du Génie et au ministre déchu :


Lyon, le 6 mai.

« Mon cher M. Le Moine, vous seriez bien heureux si vous étiez ici, et si vous voyiez la manière dont j’ai été reçu par la seconde ville du royaume : les journaux sans doute vous en parleront. Je vous apprendrai de plus que Mme de Chateaubriand est déterminée à revenir au mois de septembre, et qu’elle ne rêve que l’Infirmerie. Pour preuve de ceci, je vous prie de vous transporter dans notre vieille maison, rue du Regard. Vous trouverez sous la remise une balle de livres que j’avais préparée pour deux ans. Je n’en ai plus besoin. Veuillez la faire porter à la, petite maison de l’Infirmerie et déposer auprès des autres caisses dans le salon.

« Quant aux lettres, je vous ai prié de les décacheter toutes, excepté les lettres d’Italie[11]. Vous ne m’enverrez pas celles qui vous paraîtront inutiles. Les autres, vous aurez la bonté de les adresser poste restante à Lausanne. Nous partirons lundi prochain, 8, pour la Suisse. Nous irons à petites journées à cause de la pauvre malade qui va pourtant de mieux en mieux, et nous arriverons à Lausanne mercredi, 10 de ce mois. — Mille amitiés et mille hommages à votre belle-fille[12].

« Mme de Chateaubriand me charge de toutes ses tendresses pour vous. Ecrivez-lui et dites-lui merveilles de sa petite maison. »

Cette fois. Chateaubriand n’habite point une « cabane » comme deux ans plus tôt à Neuchâtel ; il a ses aises dans de confortables appartements meublés ; locataire tour à tour de Mme de Sivry et de Mme de Cottens, il travaille avec l’aide du fidèle Hyacinthe Pilorge qui l’a suivi dans sa retraite, comme il l’accompagna dans ses prospérités. Tandis qu’il rédige les notes à son Essai sur les Révolutions, et qu’il relit les pages où débordait jadis son admiration pour Rousseau, il a sous les yeux le lac, les montagnes, et, au loin, les rochers de Meillerie qu’immortalisa la Nouvelle Héloïse. Paysage merveilleux, et dont la première impression enchante les voyageurs ; Mme de Châteaubriand, au reste, a « supporté très bien la route : »


Lausanne, 11 mai.

« Je vous ai annoncé hier notre arrivée par un petit mot, mon ancien ami. Mme de Chateaubriand est mieux ; elle (est) gaie et ne parle que de son retour… Il y a quinze jours que je n’ai lu un journal, ni entendu parler de politique. Je m’en trouve à merveille. J’ai été reçu partout de la manière la plus populaire. Cela flatterait ma vanité, si je pouvais me séparer de celle de notre beau et malheureux pays.

« Mille amitiés, et venez nous voir. Nous avons appris qu’on fait le voyage pour 47 francs. Cela ne vaut pas la peine de rester chez soi ! »

Ainsi, Mme de Chateaubriand dont la maladie dépend des nerfs bien plus que de la poitrine, se rétablit de jour en jour ; c’est qu’elle a près d’elle son grand homme, que Mme Récamier et Mme de Duras sont loin ; il la reconquiert ; il l’endort de promesses ; mi-souriante, mi-grondeuse, elle se laisse persuader : la petite maison de la rue d’Enfer sera le havre du repos et de la mutuelle sérénité ; elle l’avoue, non sans un soupir encore, à M. Le Moine, heureux complice de la stratégie conjugale :


Lausanne, 13 juin.

« … Chaque fois que M. de Chateaubriand reçoit des lettres de Paris (y compris les vôtres) il rapproche tout doucement le terme de son retour dans cette détestable ville. Le prétexte ? son travail qu’il aura Uni plus tôt qu’il ne le croyait ; la difficulté de faire passer les livraisons achevées sûrement à son libraire, et celle de faire voyager ses épreuves… J’ai bien réponse à toutes ces raisons ; mais le voici pris d’un rhumatisme qu’il attribue à l’air de Lausanne, qui est en effet très humide : tout le monde se plaint, excepté moi, qui ne me plains de rien que de la triste nécessité de reprendre encore un joug que je croyais avoir secoué pour toujours, et qui me semble plus pesant que jamais, ce qui prouve bien que ce n’est pas le joug du Seigneur… »

Peu de jours après l’arrivée à Lausanne, elle a pris son parti ; elle regagnera Paris avant son mari, afin qu’il trouve en débarquant, « la maison toute meublée. » Mais, pour qu’on la meuble, encore faut-il qu’elle soit habitable. M. Le Moine est chargé de presser les ouvriers, — et aussi l’excellente cousine d’Acosta, si dévouée depuis longtemps à Mme de Chateaubriand ; celle-ci l’a constituée sa mandataire auprès de la supérieure de l’Infirmerie, la sœur Reine. Les instructions de Chateaubriand sont nettes et détaillées ; du milieu de ses travaux littéraires, il pense à tout : à la pompe qu’il faut installer dans le jardin, après avoir bouché le puits ; à la cuisine dont il faut repeindre les planches, — et repeindre à l’huile surtout… Certain mur le préoccupe particulièrement : c’est celui qui sépare le jardin de la petite maison du grand jardin de l’Infirmerie ; Chateaubriand tient à le supprimer pour agrandir son horizon d’arbres ; avant de partir il a donné des ordres :


15 mai.

« … Le père Niel est chargé de faire une petite barrière peinte en blanc, qui doit remplacer le mur qui ferme notre jardin du côté de l’Infirmerie. Il faudra, aussitôt que cette barrière sera faite et prête à être posée, qu’on jette bas le mur, et que les pierres en soient transportées au bas du potager de l’Infirmerie. Cette besogne, pour bien faire, devrait être achevée vers la fin du mois prochain… »

Mais la cousine, au nom de l’Infirmerie, montre un grand amour pour le mur condamné : Chateaubriand s’étonne :


26 mai.

« … Il n’y a point à dire, il faut que le mur tombe : pourquoi ma cousine voudrait-elle le conserver ? Pour deux ou trois espaliers de l’Infirmerie ? ou pour m’enclore ? L’Infirmerie peut bien me sacrifier deux ou trois mauvais arbres, et je ne veux pas être enfermé. Faites donc abattre le mur ; c’est à quoi je tiens le plus. La petite barrière marquera seulement la propriété, et sera un vrai bijou… »

Mais la supérieure de l’Infirmerie, la sœur Reine, élève mille objections ; Chateaubriand envoie un ordre de sursis :


5 juin.

« ... Qu’on n’abatte pas le mur du jardin, et qu’on attende, puisqu’on ne nous comprend pas ! Nous ferons faire cela, nous présents ; mais qu’on transporte toujours les pierres entassées au bout de la chapelle au bas du potager de l’Infirmerie, pour relever le mur tombé en cet endroit... »

Seulement, la terrible sœur Reine déploie toute une diplomatie de temporisation où M. Le Moine se laisse prendre ; le grand patron, à distance, sourit non sans un peu d’agacement :


14 juin.

« Vous écoutez trop la sœur Reine, mon vieil ami. Elle est plus fine que vous et que moi. Vous ne voyez pas qu’elle veut que les pierres restent là pour que je lui bâtisse la sacristie ? Il est pourtant plus que temps que je borne mes générosités pour l’Infirmerie, si je ne veux manger mon édition. Mais ne parlons plus de cela. Attendez-moi pour tout ce qui est extérieur de la maison ! »

«... Achevons seulement la maison : le reste après !... »

Chateaubriand ne devait avoir gain de cause que présent ; il fit abattre le mur sous ses yeux ; le père Niel se remit à fignoler sa barrière ; grâce à elle, des fenêtres de son pavillon, l’auteur des Mémoires put jouir de la perspective reposante dont il a tracé le tableau : « ... La démolition d’un mur m’a mis en communication avec l’Infirmerie de Marie-Thérèse : je me trouve à la fois dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc... [13] ». « De son lit ou de son fauteuil, » sa vue glissait, au delà de sa pelouse à l’anglaise, « par-dessus un mur d’appui que surmonte une barrière blanche losangée » sur un champ d’herbes fourragères ; puis, franchissant » un autre mur d’appui à claire-voie verte, entrelacé de viornes et de rosiers du Bengale, » elle se reposait sur les paisibles et religieux spectacles offerts par le parc de l’Infirmerie ; les jours ordinaires, « des sœurs de charité en robe d’étamine noire, et en cornette de basin blanc, des femmes convalescentes, de vieux ecclésiastiques » erraient par les allées, rajeunissant leurs souvenirs au contact du soleil et des fleurs ; aux jours de fêtes, des processions promenaient leurs chants et leurs bannières à travers les arbres, et, muette pour une heure, Mme de Chateaubriand les suivait, le chapelet à la main... Quel cadre aux dernières rêveries de René ! Et comme on comprend qu’après avoir accepté l’idée de vieillir en ce havre religieux, il était pressé d’éprouver s’il y rencontrerait l’apaisement, et si les visions intérieures qui, depuis sa jeunesse, faisaient à la fois son ravissement et sa torture, s’y réduiraient enfin à l’inoffensive « insubstance des fantômes ! »


Cette vie paradisiaque, il fallait d’abord l’assurer laborieusement ; l’édition des Œuvres complètes en devait payer les frais ; et sans doute la perspective d’élever de ses mains ce monument à sa gloire flattait l’orgueil du grand homme ; mais il était surtout reconnaissant à l’entreprise d’établir son indépendance sur un fondement qu’il avait toutes raisons alors de croire solide. Depuis dix ans, il avait demandé à la politique, outre des satisfactions pour lui plus essentielles, une apparence de sécurité financière ; et la politique, en le promenant de cimes en précipices, lui avait refusé cette sécurité-là. Pour la première fois, grâce à un éditeur intelligent, à l’heure propice où une génération nouvelle parvient à la vie littéraire et tourne une curiosité sympathique vers ses jeunes disciples roman- tiques, il va monnayer abondamment sa renommée ; il peut espérer que celle-ci, enfin capitalisée, assurera « la paix du reste de sa vie ; » il ne devra plus rien à d’autres puissances qu’à la sienne ; il en sourit d’aise, un instant, dans sa fierté épanouie ; et il n’a point manqué, dans ses Mémoires, de citer un billet du comte Molé, qui l’en félicite, et qui résume tant d’autres billets reçus alors de ses amis : «... Ce qui vaut mieux que tout cela (la politique), c’est l’arrangement que vous avez fait avec vos libraires. Il est beau de retrouver par son talent tout ce que l’injustice et l’ingratitude des hommes vous avaient ôté [14]... » A Lausanne donc, séquestré du monde et réconcilié avec sa femme, Chateaubriand n’a plus qu’un souci : travailler. Le « prospectus » lancé par Ladvocat a annoncé que ses œuvres paraîtront par « livraisons » comportant la matière tantôt d’un volume, tantôt de deux, et se suivant à des intervalles aussi rapprochés que possible ; avant de quitter Paris, Chateaubriand a remis à l’imprimeur la « copie » de deux livraisons. On doit lancer, d’abord, le 30 mai, la première qui contient la Préface générale, dont l’auteur attend un grand effet, Atala, René, ses deux romans les plus populaires, et le fameux Abencerage, si souvent promis au public, si souvent repris, trop célèbre avant que d’être connu, et connu d’ailleurs, depuis 1811, par un trop grand nombre de « madames » et d’initiés ; le second fascicule renferme, sous le titre Mélanges littéraires, « un choix des articles de critique » éparpillés, depuis 1800, dans le Mercure, le Conservateur, le Journal des Débats... Les livraisons suivantes, de la troisième à la septième incluse, seront plus compactes ; elles offriront au public, dans un texte définitivement arrêté, et orné de préfaces inédites, de notes nouvelles, d’appendices, toutes les grandes œuvres de l’auteur : l’Itinéraire, le Génie, les Martyrs, et cette épopée hybride et magnifique, les Natchez qu’il a tirée, l’an passé, du manuscrit de son ouvrage de jeunesse retrouvé, par un miracle, à Londres...

II a hâte de voir tous ces ouvrages paraître avant la fin de l’année ; il est impatient de constater si la puissance de leur sortilège reste intacte sur la génération nouvelle : va-t-il moissonner le regain abondant de sa gloire, lire encore, dans les journaux, quelques-uns de ces articles si doux à son orgueil ? Mais une menace plane sur la liberté de la presse ; depuis le mois de février on sait que le ministère a conçu, en ses méditations orageuses, le projet d’une loi qui bâillonnerait à peu près les journalistes ; loi « de justice et d’amour ! » comme le garde des sceaux allait bientôt le déclarer en une phrase téméraire ; aux Débats, au Constitutionnel, dans toutes les feuilles suspectes, que pourra-t-on dire des ouvrages d’un homme devenu aussi suspect au pouvoir que Chateaubriand ? Pourra-t-on même les annoncer ? Le temps presse... Il n’y a pas quinze jours que Chateaubriand est à Lausanne ; il a terminé à peu près son travail de mise au point ; il voudrait voir la même activité à l’éditeur Ladvocat ; il lance contre lui le dévoué M. Le Moine :


Lausanne, 22 mai 1826.

« ... Cherchez Ladvocat. Je n’entends plus parler de lui. Demandez-lui quand paraîtra la première livraison annoncée pour le 30 de ce mois. Dites-lui qu’il ferait bien, si l’on doit rétablir la censure, de donner immédiatement la seconde livraison, avant que cette censure soit établie, et je suppose qu’elle le sera à la clôture de la session, vers le 25 du mois prochain. Alors, les annonces dans les journaux indépendants deviendront impossibles, et on lâchera contre l’ouvrage la meute des journaux ministériels. Il faut que Ladvocat, dans son intérêt, songe sérieusement à cela. Dites-lui de m’écrire, et de me tenir au courant de son travail... Dites-lui encore que la troisième, la quatrième, la cinquième, la sixième, et la septième livraisons sont prêtes ; ainsi, que les retards ne viendront pas de moi...

« Nous sommes toujours décidés à vous revenir bientôt, et, si la censure est rétablie, je reviendrai encore plus tôt pour me battre. Mais vous, ne pourriez-vous venir, en attendant, passer quelques jours avec nous, par exemple après la publication de la première livraison ? Vous m’apporteriez les lettres et les paquets de tous nos amis, et vous me diriez où nous en sommes. »

Même impatience et mêmes appréhensions le surlendemain ; des lettres ont manqué au courrier ; et quelles lettres ! celles de Mme Récamier ! Il n’en faut pas davantage pour que Chateaubriand se sente repris par la fiévreuse nostalgie de Paris :


Lausanne, ce mercredi 24 mai.

« J’écris tous les jours à Mme Récamier ; elle ne répond pas un mot. Je suppose qu’elle a oublié d’affranchir ses lettres... Aurons-nous la censure ? Je reviens pour me battre, armé jusqu’aux dents ! »

En attendant, il complète les « remarques » dont il veut enrichir l’Essai sur les Révolutions, « le premier ouvrage de sa vie, » qu’en 1812 la perfidie de la censure impériale avait déterré de l’oubli pour le convaincre publiquement d’incrédulité. Les notes apologiques de 1826 s’allaient-elles heurter aux barrières d’une autre tyrannie ?


Lausanne, ce 2 juin.

... « Je travaille toujours à force. Dieu veuille nous garder de la censure ! Je dis nous mal à propos ; car quant à moi, la censure ne me fait rien et renverserait le ministère. Mais le Roi ! et la monarchie ! Quel mal cela ne leur ferait-il pas !...

« Tout à vous à jamais. »


Un contre-temps vient ralentir cette belle ardeur. Voilà le grand homme atteint d’un de ses maux ordinaires, « d’un rhumatisme dans la jambe qui le fait crier. » Le 7 juin, la souffrance s’est aggravée au point que Chateaubriand est forcé de recourir à l’écriture appliquée d’Hyacinthe Pilorge ; mais le matin même, par la lettre de M. Le Moine, il a appris que l’édition sera mise en vente le 10 juin ; il en est moralement tout ragaillardi ; et il expédie ses dernières recommandations :


Lausanne, 7 juin.

« ... Je reçois votre lettre, mon bon et vieil ami ; mais hélas ! je ne puis répondre. Un rhumatisme aigu, qui m’est tombé sur une jambe et sur une cuisse, me fait presque pousser des cris, et me donne, surtout la nuit, une fièvre violente. On dit que tout le monde est perclus ici ; c’est une raison pour quitter encore plus tôt le pays, pour aller mourir dans son trou. Ma pauvre femme, de son côté, est retombée dans tous ses maux, et nous nous servons mutuellement de garde-malade ; c’est bien triste...

« Je vais vous envoyer trois livraisons, c’est-à-dire la 3e, la 4e et la 5e C’est le 20 de ce mois que vous aurez à livrer la 3e à Ladvocat afin qu’elle paraisse dans le courant de juillet, si toutefois le retard de la première livraison n’a pas retardé les livraisons subséquentes.

« Cette troisième livraison, comme vous le verrez dans le contrat, n’entraîne pas encore de paiement : mais la quatrième livraison, et toutes les livraisons subséquentes à la quatrième ne doivent être données à l’éditeur que sur le paiement pour chacune d’elles d’une somme de 15 000 francs. Vous aurez la bonté de m’acheter du 5 pour 100 pour chacune de ces sommes à mesure que vous les toucherez ; mais j’espère être auprès de vous, peut-être avant la première opération.

« C’est donc samedi prochain 10 que la première livraison doit paraître. Dieu veuille qu’elle ne soit pas encore retardée ! Ladvocat a le plus grand intérêt à publier avant le rétablissement de la censure, si la censure doit avoir lieu. Mes lâches ennemis me feront outrager et interdiront aux journaux indépendants tout article sur mes ouvrages. Il ne faut pas se faire illusion sur ce point. Pour mon compte, cela m’est fort égal ; mais pour Ladvocat la vente pourrait en souffrir, non pas dans les derniers résultats, car l’édition se vendra toujours, quoi qu’on fasse, mais dans les premières conséquences... »

Et puis, les jours suivants, et surtout à partir du 10 juin, Chateaubriand accompagne par la pensée la mise en vente de son édition ; il bout sur place, comme un débutant. Il écrit le 12 :

« Vous êtes maintenant au milieu de l’orage de la première livraison. Je n’en entends encore rien d’ici... Je souffre toujours comme un damné ; Mme de Chateaubriand souffre aussi. Il nous faut quitter ce pays. Je voudrais déjà que ma femme fût en route... »

Pourtant, il se tourmente à tort ; l’édition, au dernier moment, a dû subir un nouveau retard ; la première livraison ne parait décidément que le 15 juin ; il l’apprend la veille et réitère aussitôt ses recommandations.


Lausanne, le 14 juin.

... « Peu m’importe que Ladvocat publie le 15 au lieu du 10, s’il n’y a pas de censure. Son affaire pour lui est que sa livraison paraisse avant la censure ; autrement il ne pourrait faire annoncer comme il voudrait, tandis qu’on lâcherait contre lui tous les journaux ministériels, ou qu’on ne permettrait pas même d’annoncer l’édition. Voilà ce que Ladvocat ne voit pas ; qu’il y prenne bien garde. Avec mes lâches ennemis, il ne faut attendre ni impartialité, ni générosité, ni justice. Ils ne peuvent rien désormais contre ma personne, mais ils peuvent beaucoup contre la vente, c’est-à-dire contre Ladvocat. Ne lui dites pas cela de peur de l’effrayer ; mais pressez-le. Dites-lui que cela a mauvaise grâce de retarder, ce qui est la vérité. Je vous quitte, je souffre trop pour écrire plus longtemps... »

Une semaine passe, cependant, et puis encore une autre presque entière ; par les journaux Chateaubriand sait que l’édition a bien vu les vitrines le 15 juin ; il lit dans la Quotidienne un assez long extrait de son Abencerage ; il connaît, de loin, mille émotions ; mais l’exemplaire de la première livraison qu’on devait lui expédier la veille de la mise en vente, il l’attend encore en vain ; et il exprime son dépit à M. Le Moine, en une lettre bien amusante ; il y montre au surplus, sous ses grands airs à la René, un assez habile souci de ce que l’on a coutume, présentement, d’appeler le « lancement, » ou la « publicité » :


Lausanne, ce 26 juin.

« ... Il sera assez curieux que je n’aie pas un exemplaire de mes œuvres. Ladvocat me connaît, ou m’a deviné : il sait que je ne suis pas assez bête pour me relire ; c’est bien assez d’être forcé de lire les mots à mesure que je les écris pour la première fois !...

« Voyez M. Michaud, et remerciez. Je crois seulement que la citation de l’Abencerage est un peu longue, et fait trop connaître la petite nouvelle. Cela pourrait nuire à la curiosité, et par conséquent à Ladvocat, auquel je pense toujours. Moi qui n’ai plus rien à faire dans ce monde, je suis fort indifférent à tout cela.

« Mme de Chateaubriand partira dans les premiers jours du mois prochain ; je la suivrai de près. Ainsi nous allons nous revoir, et nous embrasser de tout notre cœur dans notre Hermitage. Si la censure était mise, je précipiterais mon retour pour combattre et défendre encore une fois, tout vétéran que je suis, nos pauvres libertés. J’ai des amis qui m’aiment beaucoup à Paris, mais qui ne me donnent pas signe de vie : aussi je ne sais rien, pas même de mon édition et de son effet, que par les journaux.

« Je souffre toujours horriblement. Je marche avec une béquille, et il y a des semaines que je n’ai pas dormi un quart d’heure. Je passe des nuits debout, tant je souffre quand je veux me coucher.

« Est-ce que Ladvocat n’a pas envoyé un exemplaire à l’Aristarque, au Globe et aux autres petits journaux ? Ils n’annoncent pas ! »

Il est beau de mépriser la gloire ; mais ne la méprise pleinement que celui qui, d’abord, l’a pleinement savourée. D’évidence, Chateaubriand, en Suisse, est empêché de la mépriser à fond, faute d’en pouvoir goûter préliminairement l’ivresse. Quoi ! on le publie à Paris ; et il resterait enterré à Lausanne Il en a la fièvre ; il presse aussitôt le retour de sa femme, qui ne doit précéder le sien que de quelques jours :


Lausanne, ce 3 juillet.

u Vous êtes tombé tout à coup dans le plus profond silence : cela nous inquiéterait si nous ne pensions qu’en cas de maladie vous n’auriez pas manqué de nous faire écrire par votre fils. Nous n’en voulons donc qu’à votre paresse.

« Je vous apprends que Mme de Chateaubriand part le 12, et sera le 15 à Paris. Préparez donc son palais. Je ne tarderai pas à la suivre. La pompe va-t-elle bien ? Je crains toujours qu’elle ne soit bien rude et bien lourde[15].

« Je viens de lire l’excellent article de M. Feletz sur l’édition dans le Journal des Débats. J’ai remercié par ce courrier M. Feletz ; mais passez, je vous prie, chez lui, pour vous informer s’il a reçu ma lettre. Il demeure au palais de l’Institut, dont il est bibliothécaire.

« Vous figurez-vous que Ladvocat ne m’a pas encore envoyé un exemplaire ? Demandez-lui donc ce qu’il fait, s’il a remis des exemplaires aux journaux littéraires, particulièrement au Globe, au Mercure, et aux Annales Littéraires ? Dites-lui aussi qu’Hyacinthe lui a mandé de ma part que la troisième livraison — (Essai Historique) [16] — était prête, et que je ne savais comment la lui faire passer. Mme de Chateaubriand pourrait à présent s’en charger, et Ladvocat pourrait l’avoir le 16 de ce mois. Ce serait, je pense, tout juste ce qu’il faut aux termes du contrat, puisque cette livraison ne doit paraître qu’à la fin d’août. Je serai à Paris pour corriger les épreuves. Les choses, alors, iront beaucoup mieux. Quand parait la deuxième livraison ?

« Enfin, j’espère que Ladvocat doit être content, du moins si j’en juge du succès en France par le succès de l’étranger.

« Répondez sur tout cela avant le départ de Mme de Chateaubriand. »

Ce départ a lieu, à un jour près, dans les délais fixés :


Lausanne, ce 12 juillet.

« ... Mme de Chateaubriand part demain jeudi 13, elle sera à Paris pour dîner dimanche 16 : elle compte bien vous trouver pour sa réception. Veuillez aussi avertir Clausel, Agier, et tutti quanti. Mme de Chateaubriand vous remettra dimanche soir la troisième livraison, et des lettres pour Ladvocat. Vous voudrez bien les lui remettre lundi matin de bonne heure. Elle vous donnera aussi un petit paquet pour Berlin ; vous me ferez aussi grand plaisir de le remettre chez lui. Voilà donc toutes mes affaires en règle. Moi je serai à Paris à la fin du mois pour corriger mes épreuves. J’aurai grand plaisir à vous embrasser... »

En attendant, il reste seul, quelques jours, à soigner à la la fois son rhumatisme et sa gloire...


MAURICE LEVAILLANT.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 juin 1922.
  2. C’est la lettre publiée sous le n° 841 dans la Correspondance générale (III, p. 266), et à laquelle M. Louis Thomas suppose la date du 12 octobre : c’est le 13 qu’il faut lire. Chateaubriand est parti le 13 au matin de Milan, et arrivé à Vérone dans la soirée. Il est vrai qu’il écrit à Mme de Duras « ce mardi 15 octobre : « je suis arrivé hier... » Mais, comme il fait sa correspondance tard dans la nuit, il lui arrive parfois de se tromper d’un jour en plus ou en moins pour les dates.
  3. Rappelons, une fois pour toutes, que toutes les lettres à M. Le Moine sont inédites.
  4. Inédit.
  5. Ici, un nom propre qui n’a pu être déchiffré : Metternich peut-être... Jamais l’écriture si mauvaise de Chateaubriand n’est apparue aussi peu lisible que dans ces billets datés de Vérone, où les lettres sont à peine esquissées.
  6. Vérone, ce 28 novembre.
  7. Mémoires d’Outre-Tombe, IV, p. 287-288.
  8. Mémoires d’Outre-Tombe. II, p. 8.
  9. Chateaubriand, pendant son passage au ministère, le 23 décembre 1823, fit rendre par Louis XVIII une ordonnance qui instituait son neveu héritier présomptif de son titre.
  10. Inédit.
  11. C’étaient les lettres de Mme Récamier, qui voyageait en Italie.
  12. M. Le Moine avait marié son fils aîné, le 3 avril précédent ; et Chateaubriand avait été, par procuration, témoin de ce mariage.
  13. Mémoires d’Outre-Tombe, tome V, p. 2 et suiv.
  14. Mémoires d’Outre-Tombe, t. IV, p. 323.
  15. Il s’agit de la pompe qu’on avait installée au-dessus du puits, dont on avait obstrué l’orifice, dans le jardin de la « petite maison » de la rue d’Enfer.
  16. C’est-à-dire l’Essai sur les Révolutions.