Chateaubriand et ses récens historiens

CHATEAUBRIAND
ET
SES RÉCENS HISTORIENS

Heureux prestige du talent littéraire ! A peine la nouvelle s’était-elle répandue que M. Jules Le maître, en l’an de grâce 1912, consacrerait à Chateaubriand une série de conférences que, de tous côtés, l’on vit surgir des articles et des livres sur l’auteur d’Atala. D’importans travaux que nous réclamions — en vain — depuis bien des années se sont hâtés devoir le jour. Quel intérêt nous offrent ces principales publications ? Qu’ajoutent-elles de nouveau à l’idée que nous nous formions jusqu’ici de René ? C’est ce que je voudrais rechercher ici.


I

« Quand on songe, — écrivions-nous il y a deux ans à peine, — avec quelle piété les Allemands ont constitué les Archives de leur Gœthe, collectionné jusqu’à ses moindres autographes, édité ses œuvres, et quel bruit, tout récemment encore, ils ont fait de la découverte d’une première version de Wilhelm Meister, on est un peu honteux, pour l’honneur littéraire de la France, que nous en soyons encore à attendre une édition quelconque de la Correspondance générale de Chateaubriand. Ignorerions-nous par hasard que Chateaubriand est, en France, un aussi grand nom que Gœthe en Allemagne ? Et serions-nous, peut-être, trop riches en chefs-d’œuvre ? » Puisque M. Louis Thomas a bien voulu s’approprier ces quelques lignes pour présenter récemment au public le premier volume de cette Correspondance générale que nous n’étions pas seul à souhaiter, nous n’aurons pas trop de scrupules à les reprendre à notre tour : elles expriment tant bien que mal le sentiment que nous éprouvions alors, que beaucoup d’autres avant nous avaient éprouvé, à constater et à déplorer la fâcheuse, la singulière lacune que le nouvel éditeur s’est proposé de combler[1].

Car d’abord, c’est bien un véritable chef-d’œuvre que la Correspondance de Chateaubriand, un chef-d’œuvre qu’il nous faudra examiner d’ensemble, et tâcher de placer à son véritable rang, quand la publication en sera terminée. De cela, à vrai dire, nous étions déjà quelques-uns à nous douter. Des « chateaubriandistes » de profession, Edmond Biré, l’abbé Pailhès, René Kerviler l’avaient dit avant moi à plus d’une reprise. M. Lanson, juge difficile, et juge peu suspect d’un excès de tendresse à l’égard de Chateaubriand, essayant un jour d’évaluer « ce trésor épistolaire, » n’hésitait pas à déclarer qu’« en ce genre encore, Chateaubriand serait au premier rang. » Je crois pour ma part, et de plus en plus, — et si je l’ai déjà dit, je le répète, — que, de toutes les correspondances du XIXe siècle français, s’il en est une qu’on puisse, dans un genre d’ailleurs fort différent, comparer ou opposer à celle de Voltaire lui-même, c’est bien celle de l’auteur du Génie du Christianisme.

Je sais les différences. On ne saurait, certes, railler avec plus de finesse, conter ou discuter avec plus d’agrément, badiner avec plus de grâce, flatter avec une plus spirituelle légèreté que Voltaire dans les quelque dix mille lettres qu’il nous a laissées, et qui sont, à n’en pas douter, l’un des monumens les plus extraordinaires du génie français. Mais aussi on ne saurait mettre plus de hautaine éloquence, de mélancolie rêveuse, de poésie sombre, délicate ou ardente que Chateaubriand dans les pages qu’il adresse à ses nombreux amis. J’ouvre absolument au hasard le premier volume de cette Correspondance, et je tombe sur ces quelques lignes à Mme de Duras (18 juin 1813) :


J’ai bien des choses dans l’âme que je voudrais dire, mais je souffre tant, que j’ai peine à voir les mots que j’écris. Bonsoir, chère sœur ! Je vais me coucher avec votre pensée et le chant d’un rossignol qui revient chaque printemps dans ma petite tour. Il est arrivé avant-hier. Je compte lui apprendre le nom de mon amie.


A Chênedollé (12 janvier 1805) :

Je vous attends… Nous irons nous ébattre dans les vents, rêver au passé, gémir sur l’avenir. Si vous êtes triste, je vous préviens que je n’ai jamais été dans un moment plus noir ; nous serons comme deux cerbères aboyant contre le genre humain. Venez donc le plus tôt possible.


Et encore une fois, je n’ai pas choisi. Les uns pourront préférer la vivacité piquante de Voltaire ; les autres l’imagination somptueuse de Chateaubriand. Littérairement, les deux se valent. On pourrait dire d’ailleurs qu’il arrive parfois à Chateaubriand de « faire du Voltaire, » j’entends par là de plaisanter avec autant d’agrément que Voltaire : je ne crois pas que Voltaire épistolier ait jamais su atteindre à certaines hauteurs où s’élève sans effort Chateaubriand.

Et je ne pense pas que l’intérêt historique ou documentaire de la Correspondance de Chateaubriand soit beaucoup moindre que celui qui s’attache à la Correspondance de Voltaire. Si le grand écrivain du XVIIIe siècle a été mêlé à toute la vie de son temps, on en peut dire autant du poète des Martyrs. Ambassadeur et ministre, celui-ci a vu de plus près, il a même manié de plus grandes affaires, et l’historien, même politique, des deux Restaurations ne saurait négliger le témoignage d’un homme qui a pu se vanter fièrement, et justement, d’avoir « fait de l’histoire. » Quand, en 1838, il publia son Congrès de Vérone, — ce livre trop peu connu aujourd’hui, et pour lequel Vinet professait une si vive admiration, — deux de ses amis, Marcellus et La Ferronays, inquiets de ces divulgations qu’ils jugeaient prématurées, vinrent le supplier de ne publier que les documens strictement indispensables à sa justification personnelle. Nullement convaincu, mais ne voulant pas contrister ses amis, Chateaubriand déféra à leur désir. « Vous me coûtez tous deux quarante mille francs, » leur dit-il. Quatre, volumes étaient imprimés : il les lit détruire, — sauf un exemplaire, — et il réduisit sa publication à deux volumes. On aurait pu, ce me semble, publier de son vivant toute la Correspondance de Voltaire sans trahir aucun secret d’Etat.

Mais, plus encore qu’un document sur l’histoire politique et sociale, morale et littéraire de son temps, la Correspondance de Chateaubriand est un document sur lui-même ; et à ce point de vue encore, elle ne le cède en rien à celle de Voltaire. Il est certain que, si nous ne le connaissions que par son œuvre, nous ne connaîtrions pas dans la vérité vivante de sa nature morale et de sa biographie le patriarche de Ferney. C’est dans ses lettres que nous le voyons tel qu’il fut, tel qu’il éblouit, émerveilla, scandalisa ses contemporains, ce prodigieux, cet unique Voltaire, ce « composé d’air et de flamme, » comme on l’a si bien appelé ; c’est là qu’il prolonge encore pour nous cet étourdissant feu d’artifice qu’il a, pendant plus d’un demi-siècle, tiré sans répit sur les tréteaux de l’histoire ; là nous le voyons rire, s’agiter, mentir, tripoter, ourdir les multiples trames de ses multiples intrigues, effacer par une caresse les égratignures de sa verve, réparer une étourderie par une flatterie, une malice, voire une polissonnerie, et tenir dans sa dépendance, intéresser à son effort, faire servir à sa fortune ses innombrables correspondais, en déployant toutes les infinies ressources de l’esprit le plus subtil, le plus souple, le plus agile qui fut jamais. Le roi Voltaire est dans sa Correspondance, et il n’est pas ailleurs. Il n’en est pas tout à fait de même pour Chateaubriand, puisque nous avons les Mémoires d’Outre-Tombe. Mais les Mémoires ne nous offrent, n’ont laissé passer jusqu’à nous qu’un René un peu arrangé, simplifié, — et même « costumé, » dirait M. Beaunier, — en vue de l’effet à produire sur la postérité. Le René amoureux n’y parait qu’à peine, et le René professeur de français et commis voyageur en bas n’y parait pas du tout. Au contraire, dans la Correspondance, si incomplète qu’elle soit encore, le Chateaubriand vrai, réel, — et sans retouches, — le « bon garçon » qu’ont tant aimé les Fontanes, les Joubert, et tout un cortège d’adoratrices, se montre à nous tel qu’il était : faible, passionné, à la fois ambitieux et détaché, enthousiaste et pourtant lucide, généreux et égoïste, toujours à court d’argent, souvent en proie aux humeurs noires, orgueilleux et vindicatif, très capable de haines violentes, mais incapable de bassesses, charmant avec tout cela, bref, une tête folle et un cœur d’or. Or, ce Chateaubriand-là, que beaucoup de ses lecteurs n’ont même pas soupçonné, il est nécessaire de le bien connaître pour comprendre exactement son œuvre. L’œuvre de Chateaubriand, en effet, n’est pas, comme celle des grands classiques, comme l’était encore celle de Voltaire, entièrement détachée de la personne morale qui l’a conçue et réalisée : elle en est un reflet direct, un prolongement naturel, une expression à peine transposée. Supposez que nous connaissions par le menu toute la vie, et jusqu’aux démarches les plus intimes de Corneille : croyez-vous que nous en soyons très avancés pour l’intelligence du Cid ou de Polyeucte ? Pareillement, Zaïre et le Siècle du Louis XIV, Candide et l’Essai sur les mœurs se suffisent fort bien à eux-mêmes : ce que nous savons de leur auteur ne saurait en rien modifier l’idée que nous avons de ces divers écrits, et le jugement que nous en portons. Mais il n’en va plus de même avec Chateaubriand : nous avons besoin de savoir avec précision ce que le poète a mis de lui-même, de son expérience personnelle de la vie dans René, dans le Génie, dans les Martyrs, pour bien entendre non seulement certains détails, mais même la signification générale de chacune de ces œuvres, et pour en porter un jugement équitable. Très intéressante donc pour nous faire connaître une personnalité extrêmement riche et complexe, aussi extraordinaire en son genre peut-être que l’était celle de Voltaire, la Correspondance de Chateaubriand nous aide encore à mieux comprendre, à mieux juger l’œuvre même de Chateaubriand. Voilà bien des raisons qui expliquent l’impatience avec laquelle, depuis une quinzaine d’années surtout, critiques et historiens littéraires en attendaient la publication.

Et, il est vrai, nous la connaissions déjà en partie, cette Correspondance, et l’on en avait déjà publié d’importantes portions. J’évaluais, il y a deux ans, à deux mille environ le nombre de lettres de Chateaubriand alors connues de moi tout au moins. Seulement, ces deux mille lettres, dont quelques-unes étaient d’ailleurs inédites, il fallait, pour les utiliser se reporter à plus de cinquante volumes, et à je ne sais combien de brochures, ou d’articles de revues. C’est dire qu’elles étaient à peu près inutilisables pour le commun des travailleurs et des lecteurs, et même pour bien des spécialistes : en dépit de leur patience et de leur bon vouloir, les arbres, trop souvent, leur masquaient la vue de la forêt. Il fallait donc, de toute nécessité, recueillir en un seul Corpus ces innombrables pages éparses, disjecti membra poetæ ; il fallait dresser, une bonne fois, un inventaire sérieux, à peu près complet, de toutes les lettres dispersées ; il fallait faire appel à tous les détenteurs de papiers inédits, et les engager à verser au trésor commun leurs richesses particulières.

C’est ce qu’a fait le nouvel éditeur. Et il semble, d’après sa Préface, qu’il a déjà été bien payé de sa peine. Nombre de portes, qu’on aurait pu croire plus jalouses, se sont ouvertes devant lui ; d’aimables et précieuses communications lui ont été faites qui, jointes à ses propres recherches, lui permettront d’augmenter singulièrement le nombre de lettres connues ou simplement soupçonnées du grand écrivain. Il serait sans doute bien prématuré de vouloir, dès maintenant, donner des chiffres un peu précis. Je ne serais pourtant pas étonné que M. Louis Thomas pût porter à trois mille, — et peut-être au-delà, — le total des lettres que nous possédons de Chateaubriand. Et, bien entendu, il ne rassemblera pas tout.

Car les Correspondances les plus complètes, le plus pieusement conservées, le plus scrupuleusement publiées, ne représentent jamais qu’une partie, parfois assez minime, de tout ce qui s’est écrit de lettres durant une vie d’homme ou de femme. Le hasard et la volonté, pour sauvegarder comme pour détruire, ne s’inspirent pas toujours des vrais intérêts du mort illustre, et bien moins encore de ceux de la postérité. C’est ainsi que nous ne possédons aucune des lettres de Chateaubriand à son père, à sa mère, à son frère, à sa sœur Mme de Farcy, à sa sœur Lucile. Il semble bien qu’il ait détruit lui-même sa correspondance avec Mme de Beaumont[2], et même, ce qui s’explique moins, presque toutes ses lettres à Joubert. Toute sa correspondance avec Bonald a disparu des papiers de l’auteur de la Théorie du Pouvoir. Et nul doute enfin qu’il n’y ait bien des lacunes dans sa correspondance avec Lamennais, avec Ballanche, même avec Mme de Staël et avec Fontanes, avec combien d’autres encore ! Ces lacunes sont assurément regrettables, mais elles sont inévitables, et, d’ailleurs, quelques-unes seront peut-être comblées un jour. La première édition de la Correspondance de Voltaire comprenait six mille lettres : nous en possédons dix mille aujourd’hui, — et, jusqu’au Jugement dernier, l’on en retrouvera de nouvelles.

Des publications comme celle qu’a entreprise M. Louis Thomas sont donc nécessairement provisoires. Il ne s’ensuit pas qu’elles ne doivent être exécutées avec les scrupules de précision et d’exactitude qu’aujourd’hui plus que jamais, — car ces scrupules sont de date récente, — on exige des travaux de cette nature. Un premier point, sur lequel nous ne transigeons guère, c’est le parfait établissement des textes qu’on nous livrer. Il semble bien que, sur cet article, le nouvel éditeur nous donne très suffisante satisfaction, et il y avait peut-être d’autant plus de mérite que quelques-uns de ses prédécesseurs lui avaient, à cet égard, légué d’assez mauvais exemples. Il indique toujours la source ou les sources où il puise, et, presque toutes les fois qu’il en a la possibilité, il collationne le texte sur les originaux. Certaines lettres, dont il avait déjà publié le texte fautif ou incomplet d’après les imprimés, lui ayant été communiquées en cours d’impression, il a pris le parti de les reproduire, en leur teneur exacte, dans un Supplément. Et à ce propos, j’ai bien envie de chercher une petite querelle à M. Louis Thomas. Il reproduit dans son Supplément la Lettre écrite chez les sauvages de l’Amérique, et il s’excuse de ne pas l’avoir publiée à sa date dans le cours de la Correspondance. « J’avais toujours pensé, nous dit-il, que cette lettre était une composition littéraire à mettre en dehors de la correspondance, mais certains habitués de l’œuvre de Chateaubriand ayant une opinion contraire, je m’incline devant leurs raisons. » Soit ; mais il a publié sans sourciller dans la Correspondance la fameuse Lettre au citoyen Fontanes sur la seconde édition de l’ouvrage de Mme de Staël[3], et les lettres non moins célèbres écrites de Turin, de Milan et de Rome à Joubert et à Fontanes et extraites du Voyage en Italie : or ce sont bien là, — et il s’en avise lui-même, — des « compositions littéraires » au premier chef, puisque ce sont, à proprement parler, des articles. Et je n’ai garde de me plaindre de les retrouver dans la Correspondance ; mais j’ai quelque peine à comprendre les scrupules du nouvel éditeur dans le premier cas, et son absence de scrupules dans le second.

J’aurais voulu aussi qu’il prit un parti plus net sur la question de l’orthographe. Il me semble qu’il a mêlé dans ce premier volume les orthographes les plus diverses : celle des imprimés, celle des autographes, celle aussi des copies qui lui ont été communiquées. Puisqu’il était impossible d’atteindre, et de reproduire d’une manière constante l’orthographe de Chateaubriand, — laquelle était des plus fantaisistes, et ne présente, à mon gré, aucun intérêt véritable, — mieux valait, si je puis dire, tout réduire au même dénominateur, et adopter franchement, et uniformément, l’orthographe actuelle. Personne ne se fût plaint de ce « modernisme, » A quoi bon hérisser de difficultés la lecture de nos grands écrivains, et, sous prétexte de littéralité ou d’exactitude, donner à leur prose je ne sais quel aspect d’archaïsme, ou même de barbarie ?

Mais ce sont là fautes bien vénielles. M. Louis Thomas n’en a-t-il pas commis une plus grave en reculant, comme il l’a fait, devant la tâche, considérable et ingrate, je le sais, difficile et délicate, j’en conviens, d’annoter cette Correspondance ? « J’ai réduit les notes, nous dit-il, et m’en suis passé la plupart du temps. Je sais combien il est facile, avec un dictionnaire biographique comme celui de Michaud, de se donner l’air d’un grand érudit. D’ailleurs, à mon avis, sauf dans le cas spécial d’une édition philologique, l’appareil de notes gêne le lecteur dans sa recherche d’un plaisir intellectuel. » — Ah ! le bon billet ! suis-je ici tenté de dire. Qu’on me montre le lecteur qui sera « gêné » « dans sa recherche d’un plaisir intellectuel » par des notes sobres, précises, lui éclaircissant telle allusion, lui rappelant tel fait qu’il a sans doute oublié ou qu’il ignore, et lui fournissant toutes les indications essentielles pour replacer une lettre dans ce cadre de vie morale et sociale en dehors duquel elle n’est rien que la plus morte des abstractions ! S’il s’en trouve un seul, — et ce n’est pas pour celui-là que nous travaillons, — qu’à cela ne tienne ! Puisque la poussière du rez-de-chaussée l’incommode, il n’a qu’à rester au premier étage !… Mais, sans doute, M. Louis Thomas a voulu plaider coupable. Convaincu, trop convaincu peut-être que son travail ne saurait être définitif, il a tenu à limiter son effort ; il s’est interdit l’ambition de rivaliser, par exemple, avec les admirables éditeurs de la Correspondance de Bossuet, dans la Collection des Grands Ecrivains de la France, MM. E. Levesque et Ch. Urbain[4], ou encore avec les éditeurs tout récens de la Correspondance de Manzoni, MM. Giovanni Sforza et Giuseppe Gallavresi[5]. Il m’est difficile de le lui reprocher trop sévèrement. Quand on n’a pas eu soi-même le courage, la patience ou le loisir, en ayant eu quelquefois l’intention ou le désir, d’entreprendre et de pousser jusqu’au bout une édition complète et annotée de la Correspondance de Chateaubriand, et d’engloutir dans cet absorbant travail une dizaine d’années de sa vie, on se doit d’être indulgent pour les autres. Imparfaite, assurément, et nécessairement provisoire, l’édition de M. Louis Thomas, à en juger par le premier volume, témoigne d’un labeur très méritoire et, telle qu’elle est, nous rendra les plus grands services ; elle a d’ailleurs ce mérite éminent d’exister, puisque, soixante-quatre ans après la mort de Chateaubriand, elle est la première en date. Il faut souhaiter qu’elle continue à recevoir les encouragemens efficaces des travailleurs, des lettrés, de tous ceux qui possèdent encore des lettres autographes ou des copies de lettres de René[6]Comme le dit très bien M. Louis Thomas, « Chateaubriand appartient au patrimoine de la France : » il est d’un intérêt général que cette première édition de sa Correspondance, — que sans doute on ne refera pas de sitôt, — soit aussi complète que possible.

Le premier volume de cette Correspondance comprend trois cent quarante-quatre lettres, ou fragmens de lettres, — car quand certaines lettres ne lui sont connues que par des catalogues d’autographes, le nouvel éditeur, en attendant mieux, reproduit les indications et citations, presque toujours trop fragmentaires, des catalogues[7], — et il nous conduit jusqu’au 27 juillet 1817. C’est donc près de cinquante années de la vie de Chateaubriand qu’il embrasse ; et l’on pourrait, à l’aide de ce premier volume, esquisser la biographie et la psychologie du grand écrivain durant toute cette importante période. Je résiste à la tentation : la personnalité de Chateaubriand n’est pas, selon moi, de celles que l’on puisse morceler sans inconvénient ; pour en apprécier avec équité les divers aspects, il faut d’abord en bien voir l’ensemble ; et c’est ce que l’on ne pourra faire sérieusement, je veux dire avec une suffisante précision, que lorsque la Correspondance générale sera à peu près complètement exhumée et publiée. D’ici là, tout jugement de fond sur le caractère et sur la destinée de Chateaubriand aura quelque chose de vague, d’approximatif et de provisoire. S’il est vrai, comme je le crois, et comme Brunetière le déclarait déjà, voici plus de quinze ans, que « le jugement de la postérité sur Chateaubriand est encore à prononcer, » aucun travail ne contribuera plus à la lente formation de ce jugement que la publication de sa Correspondance.


II

Tel doit être aussi, j’imagine, l’avis de AI. Albert Cassagne, l’auteur d’un livre curieux dont le titre[8], évidemment inspiré d’un roman de Mme Tinayre, la Vie amoureuse de François Barbazanges, a peut-être le tort, l’heureux tort de promettre moins qu’il ne tient. Car, s’il est bien question surtout de « la vie politique de François de Chateaubriand » dans ce gros volume, il est question de beaucoup d’autres choses qui n’ont avec la vie politique de René qu’un rapport quelquefois lointain. Même, des critiques superficiels, observant que ce premier volume nous conduit jusqu’aux Cent-Jours, pourraient dire que ce livre s’arrête au moment où la vie politique commence. Ils se tromperaient ; car, s’il est exact que la vraie vie politique de Chateaubriand s’ouvre après l’Empire, la longue période qui précède n’est pourtant pas qu’une simple introduction à cette carrière publique. En tout cas, c’est la thèse que soutient M. Cassagne : pour lui, la vie politique de René s’ouvre un quart de siècle avant la date où on la fait généralement commencer.

Vivent les livres à thèse ! Ils nous empêchent de nous endormir sur le mot oreiller des opinions courantes et des idées toutes faites. Ils bousculent les préjugés à la mode. Ils éveillent, ils tiennent en haleine l’inquiétude d’esprit, seule condition de tout progrès intellectuel. Quand la thèse est vraie, elle emporte toutes les résistances. Quand elle est fausse, elle nous force, pour la combattre et la ruiner, à descendre jusqu’au fond de notre pensée, à préciser, à renouveler, à rajeunir les raisons que nous pouvons avoir de ne pas nous y rallier et de maintenir notre opinion première. Quand elle est simplement enfin paradoxale ou excessive, — ce qui est le cas le plus fréquent, — elle remet en honneur ou en lumière, elle fait rentrer dans la circulation générale bien des vérités secondaires sans doute, mais intéressantes, importantes même quelquefois, et trop inaperçues.

La thèse que soutient M. Albert Cassagne me paraît être de cette dernière catégorie. Il renonce lui-même avec une hardiesse, une netteté qui ne laissent rien à désirer, dès les premières lignes de son Avant-propos : « Je la résumerai d’un mot, écrit-il, en disant qu’il (Chateaubriand) fut homme d’action par essence, et poète par accident. » Et tout son livre est, en elle ! , la démonstration, ou plutôt l’illustration de cette idée générale qui surprendra et même choquera, — il s’en rend fort bien compte, et il n’est pas loin de s’en réjouir, — un certain nombre de ses lecteurs.

Pour ma part, je n’en suis ni choqué, ni scandalisé, et, persuadé depuis fort longtemps qu’il y a dans Chateaubriand autre chose qu’un pur et simple poète, je suis tout prêt à reconnaître qu’elle contient une assez large part de vérité. Mais, réduite à ces termes un peu trop simples, elle me semble ne pas correspondre exactement à la réalité des faits, à la vraisemblance psychologique et historique.

Chateaubriand « homme d’action par essence et poète par accident : » la formule est ingénieuse, mais elle a le tort d’opposer et de séparer deux choses qui, dans l’espèce, doivent être étroitement unies. Les facultés d’homme d’action et de poète ou d’écrivain s’opposent, en effet, chez la plupart des hommes ; elles s’opposent même si bien qu’elles sont très rarement réunies chez le même homme ; et, par exemple, nous ne voyons ni Taine, ni Renan costumés en ambassadeurs ou même en ministres. Mais ce qui est vrai du commun des mortels, et même de quelques individualités supérieures, ne l’est pas de toutes. Le génie politique et le génie militaire s’opposent aussi le plus souvent ; et pourtant, Napoléon n’a été, que nous sachions, dénué ni de l’un, ni de l’autre. Pareillement, et toutes proportions gardées, Chateaubriand a su concilier en lui deux « ordres » différens. Ne parlons pas, j’y consens, de son génie politique : si le génie n’est qu’une longue patience, en politique plus peut-être qu’ailleurs, cette vertu suprême lui a fait étrangement défaut. Mais, cette réserve faite, plus on étudiera sa vie et son rôle publics, plus on reconnaîtra, je crois, qu’il a fait, en son temps, sérieuse figure d’homme d’État. En tout cas, il est indéniable qu’il ait eu le tempérament et quelques-unes des plus rares qualités de l’homme d’action, et qu’on lui fasse tort de toute une partie de sa personnalité et de son œuvre en le réduisant à n’être qu’un rêveur et un poète. La vérité est qu’il était par essence une grande force indéterminée, capable de s’appliquer, ensemble ou successivement, mais avec une égale intensité, à des objets fort différens, et qui tantôt fusait en rêveries et en phrases harmonieuses, et tantôt en désirs précis, en volontés bien arrêtées de faire passer dans les faits un peu de son propre idéal. Mais il n’a jamais sérieusement sacrifié l’un de ses dons à l’autre. S’il était très fier de « sa » guerre d’Espagne, il ne l’était pas moins du Génie du Christianisme et des Mémoires d’Outre-Tombe. Et même, quand on le poussait, — il y a là-dessus de curieuses pages dans les Mémoires, — il déclarait volontiers qu’il est infiniment plus aisé d’être un bon diplomate qu’un bon poète.

Il m’est d’autant plus difficile de souscrire pleinement à la thèse de M. Albert Cassagne que la méthode qu’il emploie pour la démontrer me paraît assez souvent sujette à caution. Il use et abuse des conjectures. Je sais bien que nous faisons tous, plus ou moins, ainsi. Si consciencieux que nous soyons, — et l’enquête de M. Cassagne a été très consciencieuse, — nous n’atteignons jamais, en histoire, que des lambeaux de certitude ; l’entre-deux nous échappe, et bon gré, mal gré, nous le remplissons par des hypothèses. Encore faut-il cependant que ces hypothèses aient un certain air de vraisemblance et reposent sur des faits minutieusement prouvés et contrôlés. Or les hypothèses de M. Cassagne ne sont pas toujours de cette espèce. Il a sa thèse à établir et, pour la faire triompher, rien ne lui coûte. Il a vite fait de transformer une vague possibilité en probabilité, puis en certitude ; il dit volontiers : peut-être à la première ligne, probablement à la seconde, et sûrement à la troisième ; et à la quatrième, il dégage de ce soi-disant fait d’imposantes et imprévues conséquences. Donnons au moins un exemple de cette disposition d’esprit quelque peu dangereuse.

Peltier, dans son Paris du 15 avril 1799, insère un curieux article anonyme sur la Guerre des Dieux de Parny : l’article est visiblement d’un incroyant. M. Cassagne l’attribue, sans en apporter la moindre preuve, à Chateaubriand, et il voit dans cet article le point de départ du Génie du Christianisme conçu tout d’abord, d’après lui, comme étant essentiellement une œuvre non pas d’apologétique, mais d’ « opportunisme » littéraire et politique. La conversion n’aurait eu lieu qu’ensuite, à la nouvelle de son double deuil, « entre la fin d’août et la fin d’octobre. » « Donc, le livre n’est pas le fruit de la conversion. Le contraire sérait plus vrai. L’ouvrage était auparavant conçu, élaboré, et, sous sa première forme, terminé. » Et tout cela, parce qu’il s’agit de montrer que Chateaubriand, même dans ses œuvres en apparence les plus spontanées et les plus sincères, n’a jamais été qu’un homme politique, et, si je l’ose dire, un « arriviste » supérieur I Il n’y a qu’un malheur : c’est que l’article sur Parny ne parait pas être de Chateaubriand ; qu’à cette date (15 avril 1799), et selon toutes les vraisemblances, Chateaubriand connaissait déjà depuis plusieurs mois la nouvelle de la mort de sa mère, et, qu’ayant pleuré et ayant cru, il avait déjà conçu et esquissé son grand livre sous la forme d’une Apologie esthétique et morale du christianisme. Je crois donc devoir maintenir les dates et conclusions que j’ai, il y a un an, proposées ici même, et que M. Cassagne a écartées sans les avoir discutées.

J’insisterais moins si nous ne saisissions ici sur le vif l’un des défauts d’une méthode historique fort en honneur de nos jours, et où je voudrais bien, moi qui écris ceci, n’être jamais tombé ! Nous n’attachons aucune importance aux déclarations que les hommes du passé nous font sur eux-mêmes. Nous avons la prétention de mieux les connaître qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, de mieux démêler qu’eux-mêmes les mobiles secrets de leurs actes, et quand nous n’incriminons pas leur sincérité, nous leur prêtons généreusement une prodigieuse inconscience. À force de les voir et de les étudier en fonction de leur époque, de restituer autour d’eux les innombrables circonstances, presque toujours inaperçues d’eux-mêmes, de leur vie morale et de leur action, nous finissons par oublier leur existence propre, et par dissoudre le plus clair de leur personnalité dans l’impersonnalité ambiante ; la richesse du cadre nous fait perdre de vue non seulement la beauté, mais parfois jusqu’à la réalité du portrait. Rien de plus facile, à la distance où nous sommes, que de voir les raisons utilitaires qu’a eues — finalement — Chateaubriand d’écrire le Génie du Christianisme ; rien de plus aisé que de noter les signes précurseurs d’une renaissance religieuse qui semblait appeler et rendre comme nécessaires une Apologie nouvelle et un nouvel apologiste. Mais quand, la plume à la main, nous nous livrons à cette analyse, ne sommes-nous pas la dupe d’une sorte de mirage rétrospectif ? N’oublions-nous pas, ne négligeons-nous pas, de propos délibéré, tous les signes, tous les faits contraires, toutes les virtualités divergentes ? Il y a dans l’histoire comme dans la nature une foule de germes qui avortent. Cette renaissance religieuse s’est produite, soit : mais s’est-elle produite sans résistance ? et si le Concordat n’avait pas été promulgué, aurait-elle pu se produire ? Le Concordat lui-même était-il un fait nécessaire ? Et la volonté de Napoléon n’a-t-elle pas eu à briser bien des difficultés qui auraient pu paraître insurmontables ? La réalité de l’histoire est plus mêlée, plus complexe, plus enchevêtrée, plus obscure que nous ne la construisons après coup. Aucun de ceux qui s’y sont fait un nom n’a pu, à un moment donné, avoir la certitude, en agissant d’une certaine manière, que son action aura l’avenir pour elle. En fait, au moment de la « conversion » de Chateaubriand, en 1798 ou 1799, il était impossible de prévoir le Concordat, le rétablissement du culte, la renaissance religieuse : le contraire même était beaucoup plus vraisemblable. Des vœux de persécutés, des espérances d’émigrés ne pouvaient constituer, pour un esprit prudent et « politique, » une base d’action suffisante ; il fallait, pour s’en contenter et pour y asseoir sa fortune, un acte de foi singulièrement hardi et d’ailleurs invérifiable ; il fallait parier, pour tout dire. Plus simplement, il fallait suivre l’inspiration de sa conscience, et, sans se désintéresser assurément des conséquences pratiques, pour le reste, « laisser l’aire aux dieux. » C’est ce qu’a fait Chateaubriand : il nous le dit, et nous n’avons aucune raison, — psychologique et historique, — de ne pas l’en croire. En concevant le Génie, il ne pouvait pas, — raisonnablement, — espérer être servi comme il l’a été, par les circonstances ; et il désirait, certes, passionnément le succès, et il n’a rien négligé pour l’assurer, mais il ne pouvait espérer celui qu’il a eu. Acte de foi et de bonne foi, acte de désintéressement, de générosité et de conscience, le Génie du Christianisme, n’est, originairement, rien autre chose ; la politique n’est venue qu’ensuite, après le retour en France. Et dans les difficultés mêmes que Chateaubriand rencontrait pour réaliser son œuvre, je vois, s’il en était besoin, une preuve nouvelle, et non pas peut-être la moins parlante, de sa parfaite sincérité.

M. Cassagne me répondra sans doute qu’il ne conteste pas la sincérité de l’auteur du Génie du Christianisme, et qu’au surplus la sincérité n’est pas du tout inconciliable avec une certaine dose d’esprit politique, ce qui est du reste tout à fait mon avis. Il n’en est pas moins vrai qu’à insister comme il le fait, et d’une manière selon moi exagérée, sur la politique ou la diplomatie de Chateaubriand, il ne peut s’empêcher de laisser planer un certain doute sur la franche spontanéité de ses convictions : trop d’habileté nuira toujours dans notre esprit à ceux qui veulent être ou paraître sincères. Et cela est si vrai que M. Cassagne, première victime, après son héros, de sa propre thèse, n’a peut-être pas, et, en tout cas, ne suggère pas, pour le poète des Martyrs, toute la sympathie qu’on peut sans doute lui refuser, mais qu’il me parait, généralement, mériter : il parle de lui sur un ton de désinvolture un peu tranchante qui choquera, je le crains, beaucoup de lecteurs, et qui, à plus d’une reprise, semble assez peu conforme à la stricte équité. S’il apprécie en fort bons termes le célèbre article du Mercure en 1807, et la courageuse provocation qu’il contenait, il est plus froid pour la non moins courageuse démission de 1804 : « Dans cette quasi unanime passivité ou servilité, l’acte de Chateaubriand, sans vouloir en exagérer le retentissement ni la portée, fit son effet. Le geste avait belle allure ; il avait même, en un sens, de l’à-propos. » Un « à-propos » qui pouvait couler terriblement cher à son auteur : voilà ce que l’ingénieux historien aurait dû ne pas oublier, et ce qui aurait dû lui interdire certaines insinuations, inutiles, et d’ailleurs incontrôlables, sur la diversité des mobiles qui ont pu, selon lui, dicter à Chateaubriand sa lettre de démission. Ailleurs encore, M. Cassagne dit de lui : « Son cœur était bien placé. Si la rancune et la sottise de l’émigré y pénétraient, elles n’y abolissaient pas la qualité française et le sentiment de l’honneur national. » La phrase est assez contradictoire, et il ne me parait pas que les expressions un peu bien vives qu’elle renferme s’appliquent réellement à railleur de la Monarchie selon la Charte.

On le voit, il arrive à M. Albert Cassagne de méconnaître parfois le véritable caractère de Chateaubriand. Il lui arrive aussi de se méprendre un peu sur la nature du rôle qu’il a joué dans l’histoire morale et politique de son temps. Il le représente quelque part comme « un ennemi implacable de la Révolution, de ses principes, de son esprit, » comme « acquis à la réaction religieuse et monarchique, » comme « l’homme du parti catholique » ou « clérical, » il dit même, en s’en excusant un peu, « du parti prêtre. » Je n’aime pas tout d’abord ces expressions qui sentent la polémique, et qu’un véritable historien devrait impitoyablement renvoyer aux journaux de la Restauration ou du second Empire. Et ce dont je suis plus sûr encore, c’est qu’elles nous donnent de Chateaubriand une idée très inexacte, et, peu s’en faut, tout à fait fausse. Si Chateaubriand avait été cet « ennemi implacable de la Révolution » qu’on nous dépeint à plusieurs reprises, il n’aurait pas écrit la Monarchie selon la Charte, il n’aurait pas réclamé ni défendu la liberté de la presse, il n’aurait pas, parmi les royalistes de son temps, — et même du nôtre, — excité des inimitiés redoutables : la vérité est qu’il était un « libéral, » et qu’il a voulu, de tout son esprit et de tout son cœur, réconcilier « les deux Frances, » celle de l’ancien régime et celle du régime moderne. Et enfin, c’est le diminuer étrangement, — et le travestir, — que de voir en lui « l’homme du parti prêtre ; » c’est là une conception un peu simpliste héritée des « jacobins » ou des « idéologues : » il n’était pas de ceux qui limitent leur horizon à celui d’une sacristie. Comme s’il avait pu, d’ailleurs, prévoir le reproche, il y a répondu d’avance dans une de ses lettres à Fontanes (1er juin 1803) : « Quand le Consul a rétabli la religion, il a fait l’acte d’un grand homme ; mais il ne se dit pas, ou plutôt on cherche à lui cacher tout ce qu’il a fait pour lui-même. On parle de partis ? Mais, certes, 24 millions de chrétiens sont, je pense, un assez grand parti ! Eh bien ! ce parti-là est décidément à celui qui a relevé les autels. » Et c’est à ce parti-là qu’appartenait Chateaubriand.

Il est fâcheux qu’une idée générale juste, mais poussée trop loin et développée avec trop de raideur, fasse du livre de M. Cassagne un guide parfois assez dangereux dans l’étude de Chateaubriand et donne à son information même quelque ; chose d’un peu tendancieux. Car je n’ai pas assez dit de combien de recherches à travers les imprimés, les journaux et les documens d’archives témoigne ce premier volume sur la Vie politique de Chateaubriand, et tout ce qu’on y peut puiser d’indications intéressantes et utiles pour écrire la biographie de son héros. Par exemple, M. Cassagne a, sur la manière dont a été lancé le Génie du Christianisme, tout un chapitre très neuf, très curieux, et qui, s’il n’est peut-être pas définitif, sera sans doute une révélation pour bien des lecteurs. Pareillement, la vie, assez mal connue jusqu’ici, de Chateaubriand sous l’Empire, est, sinon complètement débrouillée, tout au moins serrée d’assez près, et, notamment en ce qui concerne les rapports du grand écrivain avec Napoléon, elle s’enrichit d’un certain nombre de détails assez nouveaux. Et enfin, quand l’auteur en arrive à la chute de l’Empire, c’est-à-dire au début de la vraie vie politique de Chateaubriand, — c’est-à-dire, déclarera quelque malveillant, à son vrai sujet, — les objections que j’ai cru devoir présenter tout à l’heure n’ont presque plus ici de raison d’être. Soit qu’il maîtrise mieux son sujet et sa matière, soit que la vraie physionomie de Chateaubriand homme politique s’impose à lui avec plus de force et de relief, il voit désormais son héros assez bien tel qu’il est, et il lui rend une justice plus pleine et plus exacte. Il y a là près d’une centaine de pages qui sont, à n’en pas douter, à tous égards, et même pour la forme, les meilleures du volume. Si, comme il y a tout lieu de l’espérer, le ou les volumes qui suivront celui-ci[9], — car j’ai peine à croire, surtout s’il se pique d’établir quelque proportion entre les différentes parties de son œuvre, que M. Cassagne puisse réaliser son dessein et faire tenir en un seul volume tout ce qui lui reste à nous dire, — si, dis-je, les volumes qui suivront sont écrits dans la note de ces dernières pages, nous aurons enfin le Chateaubriand politique que nous attendions depuis si longtemps, et nous pourrons alors, dans un article d’ensemble, essayer de reprendre à notre tour un très beau sujet que l’auteur des Lundis jadis n’a même pas effleuré.


III

Je viens de faire allusion à Sainte-Beuve. Il est difficile de ne pas songer à lui et aux deux volumes qu’il a consacrés au « Sachem du romantisme, » quand on s’apprête à parler du Chateaubriand de M. Jules Le maître[10]. Les deux ouvrages, en effet, ont entre eux bien des analogies : ils ont eu tous deux pour origine des conférences publiques ; leurs auteurs respectifs se ressemblent par divers aspects de leur œuvre et par plus d’un trait de leur tempérament moral et littéraire ; enfin, tous deux n’ont pas été précisément conçus « dans une pensée d’extrême bienveillance » pour le grand écrivain qu’ils étudiaient. On pourrait poursuivre le parallèle…

On retrouvera, — est-il besoin de le dire ? — dans le livre de M. Jules Lemaître les qualités de grâce, de finesse légère, de souple nonchalance, de souriante malice qui ont fait sa juste, réputation. Le dirai-je pourtant ? Il me semble que l’auteur des Impressions de théâtre a écrit des livres qui l’expriment plus complètement, qui mettent plus heureusement en lumière les dons si rares de son prestigieux talent, et qui remplissent aussi plus entièrement leur objet. Si quelqu’un par exemple voulait sur un seul ouvrage juger M. Jules Lemaître, bien plutôt que celle de ce Chateaubriand, je lui conseillerais la lecture du sixième volume des Contemporains, celui qui contient les études sur Veuillot et sur Lamartine, et les délicieuses Figurines. Et, d’autre part, à ceux qui voudraient apprendre à bien connaître Chateaubriand, tout en limitant leurs lectures, bien plutôt que le livre de M. Lemaître, je conseillerais l’article divinateur qu’Eugène-Melchior de Vogüé, ici même, a consacré, il y a vingt ans, à l’auteur du Génie du Christianisme, ou la belle étude, si complète et si lucide, de M. Faguet dans son Dix-neuvième Siècle, ou encore l’admirable petit volume classique d’Extraits de Chateaubriand que nous devons à Brunetière.

C’est que M. Jules Lemaître a beau s’en défendre, — par ironie, ou par prudence ? — il n’aime pas Chateaubriand. Il n’aime en lui ni l’homme, ni le style, ni les idées. Et cela, certes, est son droit. Et ne dites pas : Pourquoi donc l’auteur des Contemporains, n’aimant pas l’auteur d’Atala, a-t-il voulu quand même parler de lui ? Car où en serait la critique, juste ciel ! si nous ne devions jamais parler que des auteurs que nous aimons ? Et ne dites même pas que M. Lemaître aurait dû faire effort pour sortir de soi, pour entrer dans une personnalité étrangère, pour tâcher de la voir telle qu’elle est, en elle-même, et pour lui rendre pleine et entière justice. Car d’abord, il n’est pas sûr qu’il eût intérêt à faire cet effort de sympathie critique, et vous connaissez de reste les objections de la critique impressionniste. Mais surtout, c’était son droit strict, et peut-être même son devoir de critique, — de critique impressionniste, — de ne pas abdiquer sa personnalité devant celle de Chateaubriand, de réagir au contraire vigoureusement contre elle, de heurter son tempérament propre contre un tempérament opposé, et de noter avec une franchise passionnée et même violente les impressions qu’il recevrait de ce contact. Bien loin, pour ma part, de reprocher à M. Jules Lemaître d’avoir fait cela, je lui reprocherais plutôt… de ne l’avoir pas fait assez, je veux dire avec assez de résolution, de continuité et d’audace, bref, et, en dépit de certaines vivacités et de certaines rudesses, d’être resté, encore et jusqu’au bout, « l’homme des coteaux modérés. » Il est vrai que c’était encore là une manière de marquer son opposition, et le fond intime, irréductible de sa véritable nature.

Mais, idéalement, on aurait pu souhaiter autre chose. « Pour avoir étalé l’adoration de soi aussi naïvement qu’un enfant ou une femme, écrit M. Jules Lemaître, cet homme d’un si grand génie nous donne à tous, si peu de chose que nous soyons, le droit de sourire. » Ce droit au sourire, M. Lemaître l’a exercé copieusement, pendant plus de trois cents pages, et je ne crois pas qu’aucun autre écrivain, aujourd’hui, aurait pu, aussi impunément, soutenir pareille gageure. Il a fait à Chateaubriand une petite guerre continue et sans merci d’épigrammes, d’ironies, de malices et de sourires. Il a, je crois bien, épuisé contre lui toutes les liée lies de son carquois. Avouerai-je qu’à cette guerre à coups d’épingle j’aurais préféré la lutte corps à corps, — devant laquelle Sainte-Beuve avait déjà reculé, — et que M. Lemaître était assez grand écrivain pour se permettre ? Songez donc ! Un combat singulier entre ces deux esprits adverses, entre ces deux âmes différentes et peut-être ennemies, entre ces deux maîtres de la langue française, un duel en champ clos, enseignes déployées, mais il n’y aurait rien eu de plus intéressant, de plus suggestif, de plus passionnant ! On ne se comprend pas toujours, on frappe quelquefois à côté des coups d’estoc et de taille, on a des partis pris et des injustices : mais qu’importe ? On finit bien par s’étreindre ; et voilà qui est l’essentiel. Chacun révèle alors le fond de son être et de sa nature morale. Savez-vous rien de plus instructif que les Remarques de Voltaire sur les Pensées de Pascal, ou son Commentaire sur Corneille ? que les pages de Rousseau contre Molière ? que celles de Taine sur Napoléon ? que celles de M. Faguet sur Voltaire ? que celles enfin de Brunetière sur Flaubert ou sur Zola ? Chateaubriand méritait peut-être, — au moins autant que M. Georges Ohnel, — l’honneur d’une discussion en règle, d’une critique sérieuse, directe, approfondie, motivée, et qui l’embrassât une bonne fois tout entier.

Or, cette « libre promenade à travers la vie et l’œuvre de Chateaubriand » que l’on nous propose est décidément un peu bien rapide, incomplète et capricieuse pour justifier toutes les sévérités que M. Jules Lemaître prodigue avec une inlassable complaisance à René. « Il a écrit, — nous dira son biographe, — beaucoup de choses dont je n’ai pu vous parler : des Etudes historiques, des lettres de voyage, une histoire de la littérature anglaise, et combien d’articles politiques et de brochures, et combien de vastes dépêches diplomatiques. » Ajoutons-y les Mélanges littéraires, la traduction du Paradis perdu et toute la Correspondance dont M. Lemaître n’a rien dit non plus. Et voilà, n’est-il pas vrai ? bien des lacunes. J’ai quelque peine, je l’avoue, à concevoir une étude d’ensemble sur Chateaubriand où l’on passerait complètement sous silence, et les admirables Etudes historiques, qui ne sont pas du tout la besogne de librairie qu’on s’imagine trop souvent, et la fameuse Lettre sur la campagne romaine : ne parlons même pas de la Correspondance, puisqu’elle n’est pas entièrement recueillie, encore que… Quant aux œuvres qu’il a plu au critique d’examiner, la plus aimable fantaisie a présidé aux développemens qu’il leur a consacrés. Il n’a que quatorze pages sans grand relief sur le Génie du Christianisme proprement dit ; il en a sept sur le Dernier Abencérage qu’il a découvert « un jour de soleil » et qui lui a paru « délicieux ; » et il en a dix-huit un peu inégales sur les Natchez. D’une manière générale, les analyses qu’il nous présente des divers ouvrages qu’il étudie sont, pour lui emprunter un aimable euphémisme, « d’un intérêt un peu languissant : » c’est que, précisément, elles sont des analyses, au lieu d’être des transpositions rapides et vivement commentées. Comme à l’époque de ses premiers Contemporains, il se laisse, si je puis dire, imposer par le livre qu’il apprécie la marche et la suite de son exposition. Et il lui arrive, peut-être parce qu’il veut être trop consciencieux, d’être souvent incomplet et parfois infidèle. Par exemple, dans l’analyse qu’il en donne, toute « simplifiée » qu’elle soit, je ne reconnais guère ce que M. Faguet appelait les « délicieux » Natchez, « cet étrange roman » qu’on lit peut-être plus, oui, même de nos jours, que ne le pense M. Lemaître, lequel déclare que « ce n’est pas une joie. » L’ingénieux écrivain s’extasie, — peut-être ironiquement, — sur le « tube enflammé, surmonté du glaive de Bayonne, » sur « les caisses d’airain que recouvre la peau de l’onagre » et qui « se taisent au signe du géant qui les guide ; » mais quand il nous représente Fénelon s’entretenant avec Chactas, il néglige de relever cette phrase étonnante sur la parole de l’auteur du Télémaque : « Ce qu’il faisait éprouver n’était pas des transports, mais une succession de sentimens paisibles et ineffables : il y avait dans son discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces qu’aucune expression ne peut rendre. » Et il ne signale pas non plus tels paysages polaires qu’on pourrait croire détachés de Pêcheur d’Islande, et qui nous rappellent fort à propos que les Natchez ont enchanté les dix-huit ans de Pierre Loti. Pareillement enfin, dans l’Essai sur les Révolutions, dans le Génie, dans les Martyrs, dans l’Itinéraire, les pages que cite et commente le conférencier ne sont pas toujours, elles sont même assez rarement celles que l’on attendait, colles qui mettent le mieux en valeur l’originalité d’artiste, le génie d’écrivain de Chateaubriand. Je suis bien convaincu que M. Lemaître ne l’a pas fait exprès, qu’il n’a pas, de propos délibéré, voulu rabaisser Chateaubriand, qu’il n’a pas un instant songé à le saisir et à le peindre en posture d’infériorité. Mais cette partialité involontaire n’est-elle pas d’autant plus significative, et ne nous est-elle pas une preuve que le biographe n’avait pas l’esprit entièrement libre quand il s’est mis à l’étude de son sujet ?

Cette partialité inconsciente se traduit par mille autres signes ! C’est Laubardemont qui disait que, pour pendre un homme, il ne fallait que dix lignes de son écriture ? Il n’en faut pas tant à M. Jules Lemaître ! Il a un art de « solliciter » les textes les plus innocens, de les amener, de les extraire, de les enchâsser, de les commenter, que, si je le possédais, je me garderais bien d’appliquer, fut-ce même à de grandes œuvres littéraires. Car qui sait si l’Iliade et Athalie elles-mêmes résisteraient à une telle opération ? Par exemple, à propos des opérations de l’armée des Princes devant Thionville, on nous cite cette phrase de Chateaubriand : « Je me souviens d’avoir dit à mon camarade Ferron que le roi périrait sur l’échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d’accusation contre Louis XVI. » Et M. Lemaître de s’écrier : « Il avait donc, s’il faut l’en croire, le sentiment de tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la foire, auprès du camp. » « Ces choses-là sont rudes, » comme dit Victor Hugo, et comme répète M. Lemaître. Ailleurs, à propos du premier ouvrage de Chateaubriand : « Mais en 1826, en pleine Restauration, sans nécessité, il me semble, et même au risque de troubler des âmes en faisant connaître davantage un livre qu’il réprouvait, il donne lui-même une réédition de l’Essai sur les Révolutions. » Si cette réédition annotée de l’Essai a pu « troubler » une seule âme, je voudrais bien la connaître ; et quant aux raisons, fort légitimes, sinon « nécessaires, » qu’avait Chateaubriand de réimprimer son livre, il nous les a données assez clairement pour qu’on n’ait pas l’air de les ignorer. Ailleurs enfin, — car j’abrège, et je ne suis pas sûr, parmi tant d’exemples que m’offre le livre de M. Lemaître, de choisir les plus forts, et les plus surprenans, — parlant de la naissance, de René et du « bruit de la tempête qui berça son premier sommeil, » il ajoute : « Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité. » Et le mot est drôle ; mais la tempête est authentique ; et M. Lemaître devait le savoir, non pas, je pense, pour avoir lu le Grand Bey, mais pour avoir feuilleté l’édition Biré : pourquoi donc ne l’a-t-il pas dit ? Pourquoi a-t-il insinué le contraire ? Puisque la nature, pour une fois, était complice, est-ce que la vraie « simplicité, » pour le critique, ne consistait pas à dire tout simplement la simple vérité ?

« Ernest Renan, a écrit M. Faguet, est le plus grand esprit qui ait paru en France depuis Chateaubriand. » C’est dire le cas qu’il fait de ce dernier. Tel n’est pas précisément l’avis de M. Jules Lemaître : « Senancour est bien autrement intelligent (au sens strict du mot) que Chateaubriand. Il a donné du mal de René des définitions autrement précises et profondes. Je regrette de trouver en lui un anticatholicisme si marqué (nullement intolérant d’ailleurs et qui ne voudrait enlever à personne l’aide ou la consolation d’une foi religieuse) : mais c’est un esprit vigoureux et vraiment libre. Il est plein de pensées… Senancour, je le dis nettement, me semble un roi de l’intelligence… » J’ai cru rêver en entendant, puis en lisant et relisant cette phrase. Senancour, ce raté, d’ailleurs curieux et intéressant, proclamé « un roi de l’intelligence ! » Mais qu’est-ce que M. Jules Lemaître dira donc d’un Pascal, d’un Gœthe, d’un Renan ? Notez que, de son propre aveu, Senancour ne comprend rien au catholicisme, ce qui prouve, — entre autres choses, — que son intelligence a des limites, et ce qui est sans doute fâcheux pour « un roi de l’intelligence. » Je crois, pour ma part, y ayant regardé de fort près et durant de longues années, que Chateaubriand est une intelligence autrement « royale » que Senancour, et je trouve au total fort peu de choses qu’il n’ait vraiment pas comprises. M. Jules Lemaître serait-il donc un idéologue ? Croit-il donc que la capacité de former des idées abstraites, qui n’est qu’une des formes, et non pas la plus haute, ni lapins profonde, de la faculté de comprendre, soit le tout de l’intelligence ? Il y aurait beaucoup à philosopher là-dessus, en psychologue, et même en métaphysicien… Mais je m’aperçois, un peu tard, que M. Lemaître a dû prévoir l’objection : s’il déclare Senancour plus intelligent que Chateaubriand, c’est « au sens strict du mot » qu’il l’entend. Précisons encore : disons : au sens le plus étroit, — et n’en parlons plus.


Allons maintenant au fond des choses, et tachons, de ces dix conférences ou causeries, de dégager l’ « impression » totale que la personne et l’œuvre de Chateaubriand ont faite sur l’auteur des Contemporains. Et d’abord, comment conçoit-il la « psychologie » de René ? « Orgueil, désir, ennui, nous dit-il, c’est toute son âme. » Et cela est vrai. Mais encore, comment le critique justifie-t-il et développe-t-il cette juste formule ?

A l’égard de Chateaubriand, « romanesque et amoureux, » M. Jules Lemaître est peut-être plus indulgent qu’on ne l’est assez souvent. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un trop vif reproche ! Je ne déteste pas le ton de vivacité amusée ; et de malice souriante avec lequel il parle de ces choses. Je conçois d’ailleurs qu’on puisse se montrer plus sévère ; et sans aller jusqu’à trouver « odieuse, » — le mot a été prononcé, comme si, de son vrai nom, René s’appelait… Robert Greslou, ainsi que le « disciple » du roman de M. Bourget, — la conduite de Chateaubriand envers Charlotte Ives, je conviens que, sur cet article, l’auteur du Génie du Christianisme a pris d’étranges libertés, et décidément trop peu conformes à son rôle d’apologiste. C’est là un des côtés les plus désobligeans de sa nature et de son œuvre, car jusque dans la Vie de fiancé, jusque dans les Etudes historiques, je sais des traces bien fâcheuses de cette disposition regrettable. Si grands pourtant qu’ils aient été, n’exagérons pas les écarts de René, et ne le chargeons pas, lui tout seul, de tous les « crimes d’amour. » Que n’a-t-on pas dit de « ces femmes exquises, dont il humait le charme, l’esprit, l’admiration, faisant passer ces fantômes d’amour à travers son ennui, sans se douter assez que c’étaient là des êtres de chair et de sang qui le berçaient dans leur angoisse[11] ! » qui, peut-être, encore que, dans ces affaires de cœur, il soit bien difficile de connaître l’exacte vérité, et de répartir équitablement les torts[12]. « Eh ! mon ami, disait cet autre, comment faites-vous pour être si sûr de ces choses-là ? » Je veux bien admettre que, à l’égard des femmes qui l’ont aimé, l’auteur d’Atala ait été l’égoïste féroce qu’on nous a si souvent dépeint. Je me demande cependant s’il l’a été beaucoup plus, hélas ! que presque tous les « grands amoureux. » Et puis, n’y a-t-il pas une contre-partie qu’il faudrait une bonne fois mettre en lumière ?… O vous, touchante Pauline de Beaumont, et vous, ardente Delphine de Custine, et vous, douloureuse Nathalie de Noailles, et vous toutes, ombres charmantes, légères et plaintives qui avez adoré René, je ne puis m’associer pleinement aux larmes très littéraires que tant de mes galans confrères ont versées sur votre sort. N’avez-vous pas demandé à l’Enchanteur surtout des sensations voluptueuses ? Il vous en a donné : n’étiez-vous pas à peu près quittes ? Pouviez-vous sincèrement croire qu’il vous aimerait éternellement ? Vous n’avez pu lire Paul Bourget sans doute, et vous ne saviez pas que toute femme qui se donne à un homme dans des conditions nécessairement un peu dégradantes, lui confère, par cela même, le droit de la mépriser, et presque de la trahir ; mais cette loi des amours coupables, ne pouviez-vous pas la pressentir ? Il vous a trompées, et il faut l’en blâmer ; mais vous, n’aviez-vous donc trompé personne ? Ignoriez-vous donc que vous l’enleviez d’abord à sa femme, et parfois même à une autre amante ? Si vous avez souffert par lui, d’autres n’ont-elles pas souffert par vous ? Vous-même, spirituelle et tendre duchesse de Duras, je persiste à croire, — n’en déplaise à M. Paul Souday, ce journaliste stendhalien qui n’avait certainement vu aucun de vos portraits, — que vous n’avez été que la « chère sœur » de René. Mais quoi ! votre amitié amoureuse en était-elle beaucoup plus légitime ? N’avez-vous rien pris à Mme de Chateaubriand, et, dans le fond de votre cœur de chrétienne, vous êtes-vous toujours sentie sans reproche ? Et plus d’une fois enfin, n’avez-vous pas dû vous dire que vos souffrances étaient une expiation ?…

« Chateaubriand, — dit très joliment M. Jules Lemaître, — Chateaubriand ne saurait être rendu responsable de toutes les souffrances de ses amies. D’abord, elles étaient trop. VA puis, elles savaient d’avance ce qu’il était, ce qu’il ne pouvait pas ne pas être. » Il me semble qu’il y a là bien du bon sens.

« Ce qu’il ne pouvait pas ne pas être. » Insisterons-nous à notre tour sur ce que M. Jules Lemaître appelle drôlement « le Chateaubriand de guinguette » qu’il découvre, sans d’ailleurs en triompher trop bruyamment, derrière le Chateaubriand officiel ? Je veux bien croire que ce Chateaubriand-là a existé, puisque M. Lemaître et Sainte-Beuve l’affirment, et puisque, aussi bien, on peut çà et là, l’entrevoir dans son œuvre. Mais peut-être Sainte-Beuve, qui en a surtout voulu à René de son don de séduction, — les deux volumes qu’il lui a consacrés sont, tout au fond, la vengeance du peu séduisant et jaloux Joseph Delorme, — peut-être Sainte-Beuve n’a-t-il pas été sans exagérer ce trait désobligeant, Car ce que nous savons là-dessus de plus positif, nous le savons par Hortense Allart : or, comme chacun sait, quand une femme, — et surtout une femme de lettres ! — se met à raconter certaines choses sur elle-même, elle ne peut s’empêcher de faire son métier de femme, je veux dire de broder un peu.

« L’homme de désir, » en Chateaubriand, a trouvé son expression, sans doute immortelle, dans l’épisode et dans le personnage de René. M. Jules Lemaître, comme il convenait, a parlé longuement de l’un et de l’autre. Ainsi que les Mémoires d’Outre-Tombe semblaient, à vrai dire, l’y inviter, il a établi, entre Chateaubriand et sa sœur Lucile, d’une part, et les deux héros du célèbre poème, d’autre part, une identification qu’il s’est refusé à pousser jusqu’au bout, mais qu’il a tout de même poussée un peu bien loin. Car enfin, à ne prendre que les Mémoires, il n’y aurait rien eu que de parfaitement innocent dans l’affection qui unissait le frère et la sœur : et jusqu’à quel point sommes-nous autorisés à rapprocher René des Mémoires ? J’avoue d’ailleurs qu’un doute est permis, et que, par la faute de Chateaubriand, on peut être très tenté de trancher la question dans le sens de M. Lemaître ; j’y ai moi-même fort longtemps incliné. J’ai pourtant été bien surpris de voir l’ingénieux critique assimiler Lucile non seulement à Amélie, mais… à Velléda. Je conçois très bien que M. Le Braz trouve dans Charlotte Ives l’original de Cymodocée, et je crois même qu’il a raison, — M. Lemaître, qui ne mentionne pas ce rapprochement, ne serait-il pas de notre avis ? — Mais j’avoue humblement qu’entre Velléda et Lucile les rapports m’échappent. Qui est Velléda ? Une simple fiction ? ou l’image, plus ou moins idéalisée et, transformée, de l’une des femmes que Chateaubriand a aimées ? ou encore une sorte de symbole où il aurait comme fondu les traits de plusieurs de ses amoureuses ? Cette dernière hypothèse me séduirait assez ; mais je ne la donne que comme une hypothèse, et sur le fond des choses, jusqu’à plus ample information, ignoramus, ignorabimus

Sur la question de savoir si l’Amélie de René n’est pas, à peine transposée, la Lucile de l’histoire, M. Jules Le maître, qui est, comme toujours, la loyauté et la sincérité mêmes, apporte un document considérable, et qui, j’en ai peur, ruine à peu près complètement les rapprochemens auxquels il s’est lui-même livré. C’est une lettre de Louis de Chateaubriand, le neveu du grand écrivain, à sa tante, Mme de Marigny : elle est datée du 10 octobre 1848 ; et l’on y lit ceci : « Ce qui, dans ce que je connaissais de l’ouvrage (les Mémoires d’Outre-Tombe) m’affligeait le plus était ce qui concernait ma tante Lucile. J’étais si fortement inquiet à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques années pour lui exprimer que le tableau que son imagination traçait compromettrait une sœur très pure. Il m’a demandé, lorsqu’il m’a revu le lendemain, si j’étais devenu fou, m’assurant qu’il n’y avait rien dans ses écrits qui fût de nature à donner atteinte à la pureté de sa sœur et à la sienne… » Voilà, ce me semble, un témoignage décisif, et qui nous donne heureusement tort à tous, ou presque tous. Si les soupçons ou les craintes que le récit des Mémoires rapproché de celui de René nous faisaient concevoir avaient eu dans la réalité le moindre fondement, quelque grande qu’on fasse en Chateaubriand la part de l’inconscience, il ne me parait pas possible qu’il ait eu, en face de son neveu, l’attitude énergiquement indignée que celui-ci nous rapporte. Qu’il ait prêté à son héroïne quelques traits du caractère de sa sœur, cela me semble non seulement probable, mais certain[13] ; mais le « cas » d’Amélie reste une fiction poétique, une fiction d’ailleurs malsaine, mais une fiction. Chateaubriand reste moralement coupable de l’avoir écrite, et, peut-être, de l’avoir conçue ; il l’est encore de nous avoir, sans du reste le vouloir, donné le change à cet égard ; mais il l’est, au total, moins que nous ne le pensions. Quand je lisais jusqu’ici sous la plume de M. Lanson : « Chateaubriand s’y donne (dans René) le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux, » je pensais, à part moi, que M. Lanson était bien optimiste : je suis aujourd’hui bien obligé de reconnaître que c’est M. Lanson qui avait raison.

Je voudrais bien donner raison aussi à M. Jules Lemaître dans l’analyse qu’il nous présente de l’ennui chateaubrianesque. Après avoir, en des pages qui sont une merveille de pénétration, de subtilité psychologique, et de virtuosité verbale, démêlé et défini les diverses formes de la tristesse qu’a connues Chateaubriand, il ajoute :


Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans doute l’ennui, je doute qu’il en ait fait sérieusement l’expérience. Il a beau dire partout qu’il « bâille sa vie, » ce n’est qu’une phrase. Il me paraît impossible qu’un homme d’un si fort tempérament, si « bon garçon » et d’une gaîté si facile avec ses amis ; qui a tant écrit et qui a été tellement possédé de la manie d’écrire ; dont la vie est une si superbe « réussite ; » qui a tant joui, non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de ses honneurs ; qui a joui avec tant de surabondance et si naïvement d’être ministre ou ambassadeur ; et qui d’ailleurs a exprimé son ennui par un choix de mots et avec un éclat dont il se savait si bon gré ; il me paraît impossible que cet homme-là se soit ennuyé beaucoup plus que le commun des hommes.


J’ose ne pas être de l’avis de M. Lemaître, et je voudrais avoir un peu de sa finesse d’esprit et de style pour justifier mon opinion. Je crois comme lui qu’il ne faut être la dupe de personne, et de Chateaubriand pas plus que d’un autre. Mais quoi ! n’est-ce pas simplifier un peu trop René que de le ramener au « commun des hommes ? » M. Jules Lemaître ne croit guère à l’angoisse métaphysique ; évidemment, Montaigne lui a légué un peu de son scepticisme goguenard à l’endroit des grands gestes et des grandes phrases, des états d’âme rares ou quintessenciés. Pour ma part, il m’est difficile de ne voir que « de la littérature » dans les innombrables pages où Chateaubriand nous a étalé son ennui. Eh oui ! il a désiré tout, l’amour et la gloire, les grandeurs de chair, comme les autres, et il a joui de tout, non seulement avec passion, mais avec frénésie. Mais le surgit amari aliquid lui est monté aux lèvres plus vite qu’aux autres hommes. Que dis-je ! tous ces « divertissemens » qu’il convoitait et qu’il épuisait ne lui étaient qu’un moyen, toujours inefficace, de tromper et de fuir, et d’user son inexorable ennui. On peut s’ennuyer, assurément, à la manière grise, monotone, — et ennuyeuse, — de Senancour ; on peut s’ennuyer aussi à la manière somptueuse, ardente, poétique de Chateaubriand. Qui sait même si celui qui a tout connu, tout éprouvé, tout épuisé dans les innombrables jouissances qu’ont inventées, pour échapper à leur propre misère et pour se fuir eux-mêmes, les malheureux enfans des hommes, n’a pas, lorsqu’il s’ennuie, un ennui plus profond, plus absolu, plus irrémédiable et plus vécu que celui qui, voué à une vie mesquine, resserrée, inglorieuse, ignore tout ce que les soi-disant heureux de ce monde poursuivent de l’inlassable ardeur de leur désir ? Et pourquoi ne s’ennuierait-il pas, ce privilégié de l’existence, s’il est né, ce qui arrive, avec une âme à la fois ardente et désenchantée, inquiète et un peu haute ? Il aura si vite fait de faire le tour de la vie et des hommes, de voir l’envers du décor, de mesurer à son juste prix la friperie lamentable des oripeaux humains ! Chacune de ses nouvelles expériences le confirmera dans sa conviction native du vide et du néant de tout, et cette conviction native à son tour empoisonnera chacune de ses expériences, mêlera comme un goût de cendre à chacun des divertissemens auxquels il se laissera séduire. Comment ne s’ennuierait-il pas de trouver l’existence si désespérément plate, monotone et vide ? Comment ne bâillerait-il pas une vie dont il sait d’avance tous les secrets ressorts, et dont l’imprévu même ne l’a jamais trompé ? Il faut une grande puissance d’illusion sur les autres et sur soi-même pour jouer son bout de rôle dans la comédie humaine ; quand cette puissance d’illusion manque, on le joue toujours imparfaitement. C’est bien ce qui est arrivé à Chateaubriand. La meilleure preuve que son éternel ennui n’était pas une simple phrase, c’est qu’il n’a jamais su être un homme d’action complet.

Et qu’il y ait eu quelque chose de morbide dans cette disposition d’âme, comme d’ailleurs dans celle qui le livrait en proie à tous ses désirs, c’est ce que je crois très volontiers. Pareillement, — et M. Jules Lemaître l’a fort bien vu, — il y a eu, — sans métaphore, — quelque chose de maladif dans l’orgueil dont il a, toute sa vie durant, donné des preuves si multipliées. C’est là, ce semble, le défaut que l’auteur des Contemporains a le plus de peine à pardonner à Chateaubriand, et sur lequel il exerce le plus volontiers sa verve ironique. En un certain sens, ce sentiment est tout à l’honneur du critique, mais je crains cependant qu’il ne l’ait plus d’une fois entraîné à de réelles injustices. A chaque instant, il nous parle de la « vanité monstrueuse, » « unique, » du grand écrivain ; il y voit la marque d’une « véritable niaiserie. » À propos des pages des Mémoires où Chateaubriand constate le grand succès du Génie du Christianisme : « Il peut y avoir du vrai dans ces vantardises : mais je trouve misérable de parler ainsi de soi-même. » — Oh ! que voilà, n’est-il pas vrai ? de bien grands, et presque de gros mots ! Admirons, vénérons, pratiquons la modestie ; mais, hommes de lettres nous-mêmes, soyons un peu plus indulgens à ce grand homme de lettres ! Et certes, nous aussi, nous voudrions qu’il eût laissé à d’autres le soin de constater le succès et les heureuses conséquences du Génie ; mais si pourtant ce qu’il en dit est la rigoureuse vérité historique ? Vous vous rappelez aussi les célèbres pages des Mémoires où Chateaubriand oppose ses années de misère à Londres aux honneurs qui, en 1822, pleuvent sur l’ambassadeur du Roi Très Chrétien. M. Jules Lemaître cite et commente ces pages, qui lui paraissent un « affligeant » témoignage de la plus sotte vanité : « Qu’il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeunesse, et qu’il y retourne, dans son âge mûr, comme ambassadeur, Chateaubriand n’en revient pas… Jamais bourgeois n’a été à ce point ébloui d’être ambassadeur ou ministre… Une de ses plus grandes joies est d’être appelé Votre Excellence. » Mais est-ce que je me trompe à mon tour ? Je ne vois là, je l’avoue, rien de semblable ; j’y vois au contraire un sentiment très naturel exprimé avec la verve amusée, l’humour hautain, la virtuosité d’un grand artiste. Je sais des gens très modestes et qui, après des débuts difficiles, étant parvenus à une fort belle situation, s’amusent assez souvent à opposer leur passé à leur présent, et, nullement dupes des rites de leur position nouvelle, s’égayent volontiers des changemens d’attitude qu’ils observent autour d’eux : il y a, certes, dans leurs propos, plus d’ironie que de vanité ; et, s’ils avaient du talent de style, ils seraient fort capables de récrire les pages des Mémoires d’Outre-Tombe. M. Jules Lemaître aura quelque peine, je le crains, à transformer René en bourgeois gentilhomme. Pour mon compte, je ne crois pas du tout qu’il ait été « ébloui » de ses décorations et de ses titres ; peut-être même ne les a-t-il pas pris toujours suffisamment au sérieux ; son nihilisme, avant de s’appliquer aux autres, s’appliquait tout d’abord à lui-même. En tout cas, — les témoignages de ses subordonnés sont formels à cet égard : voyez en particulier ceux de M. de Marcellus et du chevalier de Cussy, — les péchés mignons du parvenu « ébloui, » l’infatuation, la morgue, lui ont été, cela paraît certain, véritablement étrangers. « N’est-ce pas, monsieur, écrivait-il à son ancien secrétaire d’ambassade, le chevalier de Cussy, que vous aviez un peu peur de moi, lorsque j’arrivai à Berlin ? Et moi aussi, j’étais tout effrayé de vous. Je désire que la peur vous ait passé, comme à moi, et que vous n’ayez conservé, pour moi, que le sincère attachement que j’ai pour vous. Si vous m’avez trouvé bon garçon, je suis heureux. J’ose croire que, si nous avions passé de plus longs jours ensemble, vous n’auriez plus su, au bout de quelque temps, quel était le ministre, de vous onde moi. » Fasse le ciel que les ambassadeurs et les ministres de la troisième République écrivent souvent sur ce ton et de ce style !

Et, bien entendu, je ne vais pas m’aviser de prétendre que Chateaubriand ait été modeste. Mais quand M. Lemaître le proclame « l’écrivain le plus vaniteux de la littérature française, et probablement de toutes les littératures, » il m’est difficile de l’en croire. René, que je sache, n’a jamais écrit la Préface de la Légende des siècles que cite M. Jules Lemaître lui-même : « L’auteur… a esquissé dans la solitude une sorte de poème d’une certaine étendue où se réverbère le problème unique, l’Etre, sous sa triple face : l’Humanité, le Mal, l’Infini ; le progressif, le relatif, l’absolu… » Et je ne sache pas non plus que Chateaubriand se soit, comme Victor Hugo, fabriqué une généalogie. Le voilà, le véritable bourgeois gentilhomme : c’est Victor Hugo, et non pas Chateaubriand. « Hugo, dit M. Lemaître, paraît plutôt orgueilleux que vaniteux. » Tel ne doit pas être, j’imagine, l’avis de M. Lanson qui a, sur « l’immense vanité » de Hugo, une demi-page assez dure, et, selon moi, trop juste ; mais la formule s’appliquerait assez bien à Chateaubriand. Celui-ci, ce me semble, était trop orgueilleux pour être vaniteux ; ou, si l’on préfère, son orgueil a dévoré ses vanités[14]. Il me paraît qu’il a eu fort modérément en partage les petitesses trop communes aux gens de lettres : il n’a point, comme Victor Hugo, poursuivi d’une rancune inexpiable ceux qui discutaient son talent ou ses idées ; il était très docile à la critique, et non pas seulement, — ses éditions successives en témoignent, — à celle de ses amis. « Je n’ai pas la moindre confiance en moi, écrivait-il ; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me donner ; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que l’on juge et que l’on voit mieux que moi. » Il ne me semble pas ici qu’il se vante.

Et enfin, son immense orgueil n’était-il pas la rançon, et, qui sait ? peut-être la condition d’une vertu assez rare, et sur laquelle, décidément, M. Lemaître n’insiste pas assez : je veux panier de ce haut sentiment, de ce culte de l’honneur qui lui a inspiré plus d’un acte de renoncement et de courage ? L’avouerai-je ? Je suis, pour ma part, disposé à beaucoup pardonner à celui qui, au milieu de la servilité générale, a tenu tête, très bravement, et non sans danger, à Napoléon.

Fort sévère, comme l’on peut voir, et peu sympathique à l’homme, M. Jules Lemaître a-t-il eu pour l’œuvre plus d’indulgence ? Si l’on met à part Atala, « qui peut se relire encore avec délices, » René, peut-être, le Dernier Abencérage, — bref, les trois courtes « nouvelles, » — et les admirables Mémoires d’Outre-Tombe, — il ne nous dissimule pas que tous les autres ouvrages de Chateaubriand l’ont profondément ennuyé. Ennuyeux donc l’Essai sur les Révolutions ; ennuyeux, les Natchez ; ennuyeux, le Génie du Christianisme ; ennuyeux, les Martyrs ; ennuyeux, l’Itinéraire. A cela il n’y a rien à répondre : il est évident que l’auteur des Contemporains a cherché dans ces divers écrits l’espèce d’intérêt et le plaisir qu’il demande aux œuvres d’imagination d’aujourd’hui, et qu’ils ne le lui ont pas procuré. Seulement, que répondrons-nous aussi à ceux qui viendront nous déclarer ennuyeuses l’Iliade ou l’Enéide, les Provinciales ou Athalie ? Est-ce que, à force de se cantonner dans la modernité, la critique impressionniste deviendrait incapable de jouir historiquement des œuvres du passé ? Que M. Jules Lemaître y prenne garde ! S’il faisait beaucoup de disciples, il ne se trouverait bientôt plus personne pour rêver « en marge des vieux livres. »

Mais Allah est Allah, et M. Jules Lemaître est M. Jules Lemaître. S’il a lu distraitement peut-être, et en bâillant copieusement, l’œuvre de Chateaubriand, une partie tout au moins de cette œuvre, il l’a lue pourtant, — il a même lu Moïse, ce qui n’était sans doute pas indispensable, — et, chemin faisant, il n’a pu s’empêcher d’y faire quelques découvertes intéressantes. Je discuterais volontiers quelques-unes de ses impressions et de ses hypothèses ; j’insisterai plus longuement sur celles qu’il y a, selon moi, désormais lieu de retenir.

Par exemple, on sait que la première partie des Natchez est écrite sur le mode épique, et la seconde, « sur le ton de la simple narration. » « Pourquoi cette différence ? se demande M. Lemaître. — Chateaubriand ne nous le dit pas. Je crois que, tout simplement, travaillant sur l’énorme manuscrit primitif des Natchez, il n’a eu le temps et le courage d’élever au ton de l’épopée que la première moitié de son roman peau-rouge. » Le contraire, je l’avoue, me paraîtrait beaucoup plus vraisemblable. Si en 1827, — car c’est bien là, me semble-t-il, ce que M. Jules Lemaître veut dire, — Chateaubriand avait récrit et « stylisé » la première partie de son poème, on ne s’expliquerait guère qu’il y eût laissé subsister « le tube enflammé, » le « glaive de Bayonne, » et autres métaphores, périphrases et « truculences » de jeunesse. Je crois qu’en 1791, il avait, bel et bien, commencé à écrire les Natchez dans le style pseudo-épique du temps, et qu’au cours de la rédaction primitive, s’étant lassé de cet exercice, il était, de lui-même, revenu à un ton plus simple ; et j’inclinerais à penser que le texte actuel, en dépit de certaines corrections et de certaines retouches, nous rend assez fidèlement les deux états successifs de la première version.

Il m’est difficile aussi de partager sur René l’opinion de l’exquis écrivain. « René, nous dit-il, est un petit livre bizarre de quarante pages, où il n’y a peut-être pas plus de cinquante lignes qui aient été neuves à leur moment. » Et pour le prouver, il cite une des premières pages : « Tantôt nous marchions en silence… » — « Pas une expression trouvée, — ajoute-t-il, — (sauf « collines pluvieuses, ») pas un trait qui enfonce. Cela pourrait être de n’importe qui. Tout le monde écrivait comme cela avant la Révolution. » M. Jules Lemaître n’est-il pas un peu bien sévère ? D’abord, ces lignes « sont harmonieuses, » il en convient lui-même. Et puis, je ne crois vraiment pas que, tout le monde, au XVIIIe siècle, eût trouvé non seulement « collines pluvieuses, » mais encore cette jolie phrase de poète : « Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté, d’images et d’harmonie. » « Je ne serais pas éloigné de croire, écrit M. Lemaître, que René a d’abord été crayonné par Chateaubriand dans les bois de Combourg, avant son départ pour le régiment. » Et il affirme que « René a été conçu et une première fois écrit avant les Natchez, ou plutôt était d’abord une introduction à ce roman. » Il est possible ; mais la preuve sur laquelle on établit cette hypothèse est-elle bien péremptoire ? « Dès les premières pages des Natchez, nous dit-on, l’auteur appelle René « le frère d’Amélie, » ce qui serait absolument inintelligible au lecteur, si l’histoire de René ne précédait pas celle des Peaux-Rouges. » Oui, si les Natchez, — ce que M. Lemaître nie avec raison ailleurs, — ont été publiés tels qu’ils ont été écrits ; mais René ayant vu le jour en librairie avant les Natchez, et les Natchez ayant été sûrement retouchés, qu’est-ce qui empêchait Chateaubriand, en le retouchant, de faire, dès le début de son grand poème, une allusion à la célèbre « nouvelle » de 1802 ? Bien plutôt qu’une « introduction, » René me parait, ainsi qu’Atala, avoir bien été un « épisode » primitif des Natchez, et le témoignage de Chateaubriand ne me semble pas ici devoir être sérieusement infirmé.

Seulement, ce qui est non pas probable, mais certain, c’est que le René primitif devait être assez différent du René que nous connaissons. Chateaubriand a dû modifier plus ou moins profondément son œuvre et la christianiser, si l’on peut ainsi dire, pour la faire entrer dans le Génie du Christianisme, dont elle a fait tout d’abord partie. Y a-t-il toujours parfaitement réussi ? Ne pourrait-on pas, sous la version actuelle, retrouver des traces de la conception première ? « Si l’aventure d’Amélie, dit excellemment M. Jules Lemaître, faisait penser à quelque chose, ce ne serait certes pas aux histoires d’Amnon et de Thamar ou d’Europe et de Thyeste, on y verrait plutôt une recherche d’effets tragiques à la manière de Diderot, un ressouvenir de toutes les histoires de religieuses passionnées et brûlantes où se sont plu les gens du XVIIIe siècle. » Oui, tel pourrait bien être le fond primitif de René : une histoire fort peu « édifiante » dans le goût de Diderot.

Pareillement pour Atala. M. Jules Lemaître a très finement démêlé la diversité des élémens et des intentions successives que Chateaubriand a fondus dans son petit roman. Il y a si longtemps, pour ma part, que je suis convaincu qu’Atala était originairement un roman « anticlérical, » que j’ai été tout heureux de trouver cette idée fort nettement indiquée par le subtil et pénétrant critique. « L’histoire d’Atala, comme tant d’histoires du XVIIIe siècle, pouvait simplement être un exemple des dangers du fanatisme ignorant… Sans le Père Aubry, Atala pourrait être, par l’esprit, un conte de Marmontel ou de Saint-Lambert. Et il est vrai qu’il y a le Père Aubry ; mais, même avec le Père Aubry, on voit qu’après tout, si la religion console par des phrases harmonieuses Atala et Chactas, c’est elle qui a causé leurs malheurs et tué Atala. » On ne saurait, à mon avis, mieux dire : Chateaubriand a essayé de christianiser, après sa conversion, un roman d’intention voltairienne ; et je crois, comme M. Lemaître, que l’intervention du Père Aubry marque le point de suture des deux versions.

Pour rendre sa démonstration plus plausible encore, M. Jules Lemaître a justement rapproché l’histoire d’Atala et de Chactas de celle d’Alonzo et de Cora, dans les Incas de Marmontel : les deux fables présentent entre elles de telles analogies qu’il n’est pas douteux que la première en date est la « source » ou au moins l’une des « sources » de l’autre. Le récit de Marmontel, c’est presque, — et moins le style, — une Atala « philosophique, » et il est fort possible que l’Atala primitive ait ressemblé d’assez près à celle-là.


Le christianisme d’Atala, — dit encore M. Jules Lemaître, — n’est qu’une sorte de fétichisme. Si les deux amans ne rencontraient pas le vieux missionnaire, si Atala cédait pendant l’orage, et si elle mourait ensuite dans la forêt (désespérée et ravie d’avoir manqué à son vœu), l’histoire d’Atala pourrait finir comme celle de Manon Lescaut.


Il serait plaisant, et il ne serait pas impossible que telle eût été l’histoire d’Atala, quand elle se présenta pour la première fois à l’esprit de Chateaubriand jeune, incrédule, nourri de Marmontel et de Raynal, de Prévost et de Diderot.


On le voit, l’historien littéraire le plus exact, le plus « objectif, » trouvera plus d’une chose à prendre et à retenir dans le recueil des « impressions » de M. Jules Lemaître sur Chateaubriand, et il regrettera sans doute que le délicat écrivain n’ait pas appliqué avec plus de constance les merveilleuses qualités de son esprit et de son talent à ce magnifique sujet.

Au reste, si dur et, je crois, injuste, que le poète des Médaillons ait été pour le poète des Martyrs, il lui arrive parfois de se relâcher de sa sévérité, et peut-être tout n’est-il pas entièrement ironie et précaution oratoire dans les tendres protestations de sympathie qu’il prodigue de loin en loin à René :


Mais il est aimable. S’il était ici, nous l’adorerions. Je l’aime surtout vieillissant, comme j’ai aimé Racine et Fénelon, comme j’ai fini par aimer le pauvre Jean-Jacques, — parce que, à force de vivre avec les gens, on les comprend mieux, ou bien ou s’habitue à leurs défauts, et aussi parce que, si dévorante et si illusionnée qu’ait été l’âme d’un homme, elle devient forcément, dans la vieillesse, un peu plus sincère et un peu plus détachée…


Et ailleurs :


Joubert avait pour Chateaubriand une admiration amusée et une indulgence presque paternelle, malgré le peu de différence des âges (treize ans). Il connaissait Chateaubriand beaucoup mieux que celui-ci ne se connaissait lui-même ; et, tout en le jugeant et sans être jamais sa dupe, il l’aimait avec une vraie tendresse.


Peut-être a-t-il surtout manqué à M. Jules Lemaître de vivre assez longtemps avec Chateaubriand. S’il avait consenti à le faire, je crois bien qu’il aurait « fini » par l’aimer tout à fait, par éprouver à son égard les sentimens mêmes de ce délicieux Joubert. Il n’aurait pas chagriné quelques-uns de ses plus désintéressés admirateurs. Et, je ne serais pas obligé, en terminant, de copier l’auteur des Contemporains, et de me dire : « Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois, — et peut-être également, — Chateaubriand et M. Jules Lemaître ! »


VICTOR GIRAUD.

  1. Correspondance générale de Chateaubriand, publiée avec Introduction, indication des sources, notes et tables doubles, par Louis Thomas, avec un portrait inédit, t. I. Paris, Champion, 1912 ; in-8.
  2. De toute la Correspondance avec Mme de Beaumont, il ne nous reste que quelques lignes citées par Mme de Beaumont dans une lettre à Joubert (les Correspondans de Joubert, p. 142), et qui, chose assez piquante, se retrouvent en partie dans une autre lettre de Chateaubriand… au même Joubert, laquelle fait partie du Voyage en Italie. Chateaubriand y parlait des déserts « où la trace de la dernière charrue romaine n’a pas été effacée, des villes tout entières vides d’habitans, des aigles planant sur toutes ces ruines, etc. ! Le Pape a une figure admirable, pâle, triste, religieuse. Toutes les tribulations de l’Église sont sur son front. » — Cette lettre que M. Paul de Raynal n’a pas datée doit l’être de la fin de juin 1803.
  3. Pour cette Lettre, il aurait mieux valu donner le texte le plus ancien, celui du Mercure, et rejeter en notes les variantes des éditions ultérieures.
  4. Correspondance de Bossuet, par MM. E. Levesque et Ch. Urbain, 5 vol. in-8, Hachette.
  5. Carteggio di Alessandro Manzoni a cura di Giovanni Sforza e Giuseppe Gallavresi, con 12 ritratti e 2 fac simili, 1803-1821 ; Milan, Ulrico Hoepli, in-16.
  6. Pour prêcher d’exemple, voici une lettre inédite de Chateaubriand à Michelet, dont je dois la communication à feu Gabriel Monod :
    « 29 février 1840.
    « Je n’ai qu’un regret, monsieur, c’est de ne pas vous avoir rencontré chez vous ; je ne mérite point vos éloges, mais j’en suis extrêmement flatté. J’ai commencé votre quatrième volume : malgré ce que je croyais savoir du XVe siècle, j’ai vu que j’avais encore bien des choses à apprendre. Je vais continuer une lecture aussi instructive qu’attachante.
    « Je vous prie, monsieur, de parler de moi à votre fils, et d’agréer, avec l’hommage de mon admiration, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
    « CHATEAUBRIAND. »
  7. Quelques lettres ou fragmens de lettres sont mal datés. Par exemple, p. 59 le 20 prairial ne saurait correspondre au 9 janvier 1802. Dans la même lettre, au lieu de : « au mois d’août, » il faut lire, je crois : « au mois d’avril. » — Pourquoi enfin, dans ce volume, n’avoir pas mis de Table des matières ?
  8. La vie politique de François de Chateaubriand, t. I (Consulat, Empire, Première Restauration), par M. Albert Cassagne, 1 vol. in-8 ; Plon, 1911.
  9. Pour la suite de son travail, M. Cassagne trouvera d’abondans et curieux renseignemens dans le livre qui vient de paraître de M. le comte d’Antioche, Chateaubriand ambassadeur à Londres (1822), d’après ses dépêches inédites (1 vol. in-8 ; Perrin) ; il ressort de ce volume que cette courte ambassade est très loin d’avoir été inutile au point de vue des intérêts français, et que Chateaubriand s’est très vite révélé un très actif et très clairvoyant diplomate.
  10. Chateaubriand, par M. Jules Lemaître, 1 vol. in-16 ; Calmann-Lévy.
  11. Cette très jolie phrase est de M. Gustave Lanson, dans son Histoire de la littérature française.
  12. Voyez par exemple, sur la liaison de Chateaubriand et de Mme de Custine, les livres intéressans et contradictoires d’A. Bardoux, Mme de Custine, d’après des documens inédits (Calmann-Lévy, 1888) ; — de M. E. Chedieu de Robethon, Chateaubriand et Mme de Custine (Plon, 1893 ; ; — de MM. Gaston Maugras et de Croze-Lemercier, Delphine de Sabran, marquise de Custine (Plon, 1912).
  13. Il résulte d’un récent article de M. E. Herpin sur Chateaubriand et sa cousine, Mère des Séraphins (Annales romantiques, mars-avril 1912) que la scène de prise de voile d’Amélie dans René aurait été inspirée à Chateaubriand par la prise de voile de cette cousine. — Nous devons à M. E. Herpin un livre intéressant sur Armand de Chateaubriand, correspondant des Princes entre la France et l’Angleterre (1768-1809), d’après des documens inédits, 1 vol. in-8 ; Perrin, 1910.
  14. A propos des négociations relatives à son tombeau dans l’îlot du Grand-Bé, M. Jules, Lemaître incrimine encore la vanité de Chateaubriand : « Ah ! le pauvre être préoccupé d’étonner, même quand il ne le saura plus ! il est si facile pourtant d’être détaché de soi après la mort ! Lui, non. Il a même le squelette vaniteux. » — Suis-je ici trop indulgent ? Je vois là, bien plutôt qu’un dernier geste de puérile vanité, une très, naturelle idée de poète, et qui ne nie choque nullement. Ce qui me choque, c’est le corbillard des pauvres où a voulu être enterré le poète cinq fois millionnaire.