Chateaubriand et ses mémoires
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 133-167).
2  ►

CHATEAUBRIAND


ET SES


MÉMOIRES.




Quelques mois avant la révolution de février, un petit groupe de six personnes, toujours les mêmes, se réunissait chaque matin chez M. de Chateaubriand. Quand le groupe était au complet, la porte se fermait, et, silencieux, recueillis, nous écoutions la lecture de ces Mémoires dont la publication devait être un deuil pour la France, car le jour où paraîtra le monument posthume, la France aura perdu le noble et fier génie, l’altissimo poeta qui depuis près d’un demi-siècle fait sa gloire et son orgueil, le monde aura vu disparaître la dernière, la plus belle peut-être de ces quatre grandes figures qui ont donné leur nom et leur empreinte à la littérature des âges nouveaux, Byron, Goethe, Walter Scott, Chateaubriand.

Cette sévère image de la mort qui apparaît au frontispice d’un livre dont la première page est une préface testamentaire avec l’épigraphe suivante tirée de Job : Sicut nubes… quasi naves… velut umbra ; cette voix harmonieuse et grave qui semble sortir du tombeau ; ces chants délicieux de jeunesse et d’amour entrecoupés parfois d’accens lugubres, comme ceux-ci par exemple : « Ceux qui seraient troublés par ces peintures se doivent souvenir qu’ils n’entendent que la voix d’un mort ; lecteur, que je ne connaîtrai jamais, songe que de l’énergie de ma jeunesse rien n’est demeuré ; il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m’a jugé ; » cette longue histoire d’un grand homme et d’un grand siècle se déroulant, se précipitant rapide et fugitive comme la parole du lecteur ; et enfin l’impression produite par cette pensée : Voici une glorieuse existence qui finit, et qui, comparaissant en quelque sorte devant elle-même, se passe en revue une dernière fois à la veille de l’immortalité ; tout cela donnait à ces réunions intimes je ne sais quel caractère de solennité triste, émouvante, imposante.

Ce n’était plus l’aspect de ces brillantes lectures de l’Abbaye-aux-Bois que peignait ici même, dans ce recueil, il y a quatorze ans, le pinceau délicat et gracieux de M. Sainte-Beuve. C’était un autre genre de poésie que notre cœur sentait vivement, mais que notre plume ne saurait rendre. Le temps, le lieu, l’auditoire, l’homme même, tout était plus ou moins changé. Quatorze ans, à la vérité, n’avaient fait qu’ajouter à la majesté olympique de cette tête de penseur et de poète si admirablement sculptée par David, de cette tête que nul n’a vue une fois sans se dire à l’instant comme Dante à Virgile : Chi è quel grande ? quel est ce grand ? Mais, sous la pression des années, la nature du vieux aigle s’était de plus en plus dessinée avec ses attributs caractéristiques : la passion de la solitude sur les hauteurs, l’indifférence pour tous les bruits de la terre, la taciturnité croissante, et, pour dernier amour, le soleil, dont les rayons attiraient et charmaient ce regard si ferme encore. C’est ainsi qu’un autre oiseau de Jupiter, Goethe, en mourant, disait : Mehr Licht ! plus de lumière ! laissez entrer plus de lumière !

Après une carrière de quatre-vingts ans, agitée par tant d’orages, la robuste organisation de l’auteur de René résistait vaillamment aux étreintes du temps, ce grand destructeur. Refoulée des extrémités, la vie chez lui semblait se concentrer, se condenser en quelque sorte dans la tête et dans le cœur. Pour remuer ce noble cœur et le faire palpiter comme un cœur de vingt ans, il suffisait d’un de ces mots qui portent, d’une parole émue par une pensée fière ou touchante, de quelques beaux vers de Corneille ou de Racine récités avec ame, ou mieux encore d’un retour vers les souvenirs d’autrefois, d’une lecture des Mémoires, Alors rien de plus saisissant que le spectacle de cette vibration de jeunesse, de ces tressaillement, de ces palpitations de sensitive chez un vieillard ; rien qui prouvât mieux à quel degré ces natures choisies de poètes ont été douées par Dieu de délicatesse et de sensibilité[1].

Désirant voir encore une fois, avant la séparation, défiler devant lui sa vie tout entière, M. de Chateaubriand avait convoqué à ces adieux de Fontainebleau quelques intimes, parmi lesquels l’auteur de ces lignes n’ose se compter, n’ayant, à une bienveillance qui est l’honneur de sa vie, d’autre titre que des sentimens d’admiration et de vénération qui en vérité ne sont point un titre ; car est-il en France un seul être pensant qui ne les partage pas, qui ne professe le culte de ce grand nom, qui n’aime ce fils des preux chanté par Béranger, ce patricien démocrate qu’un jour le peuple

Porta comme un trophée entre ses bras meurtris ?

Dans un temps où le respect des talens et des supériorités de tout genre est assez rare, parce qu’il n’est pas rare de rencontrer des talens et des supériorités qui ne se respectent point, dans un temps où le public accorde souvent sa faveur ou son adhésion en refusant son estime, qui n’a vu, lorsque par hasard cette renommée en cheveux blancs, sortant de sa solitude, se trouvait face à face avec la foule, qui n’a vu la foule se presser, avide et frémissante d’un enthousiasme contenu par le respect ? Le sentiment de la véritable gloire fait la force et la grandeur des peuples, et, Dieu merci, de tout temps en France, on a pensé qu’il n’y avait rien au monde de plus auguste qu’un vieillard couronné par trois générations de la plus belle des couronnes, celle du génie et de l’honneur. Sous le poids de ce sentiment, nous éprouvions une émotion que ne nous inspira jamais l’appareil de la puissance, en nous dirigeant chaque jour vers ce solitaire appartement de la rue du Bac, où l’illustre écrivain, attristé par un deuil récent (la mort de Mme de Chateaubriand), conviait ses amis à une lecture des Mémoires d’outre-tombe.

A la suite d’un grand salon au rez-de-chaussée, figurez-vous une chambre à coucher simple et modeste comme une cellule ; au fond de la chambre, à gauche en entrant, un petit lit en fer drapé de rideaux blancs ; entre les rideaux, un crucifix appendu au mur ; en face du lit, deux fenêtres donnant sur un petit jardin ombragé et silencieux qui domine le vaste et beau jardin des Missions étrangères ; vis-à-vis la cheminée, un des plus beaux tableaux de Raphaël, la Sainte Famille de François Ier, copié par Mignard : c’est le principal, ou mieux, l’unique ornement de cette chambre ; sur la cheminée, deux statuettes représentant, l’une M. de Fitz-James, et l’autre Velléda ; des livres épars sur quelques meubles, et enfin, entre le pied du lit et le mur, une caisse en bois blanc avec une serrure détraquée qui ne fermait pas.

Cette caisse contenait l’unique trésor de l’homme qui fut ministre et ambassadeur, qui, de sa plume, fit et défit des ministères, releva et ébranla des trônes, de l’homme qui, après avoir ouvert à la littérature un champ nouveau, a voulu lui laisser le noble exemple d’un génie propre à tous les genres de spéculations, hormis celles qui ont la richesse pour objet. « Ma vie, dit l’auteur des Mémoires, rangée parmi celles qu’on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en a fait le caractère et l’honneur : le combat, la pauvreté, l’indépendance. » Cette caisse à serrure détraquée contenait donc non pas de l’or, mais des papiers qui, à la vérité, valent de l’or, car ces papiers, renfermés dans des cartons verts, sont tout simplement les Mémoires, c’est-à-dire un ouvrage en dix ou douze volumes, dans lequel l’auteur de René semble avoir voulu concentrer tout ce que son génie avait de charme, de variété et de puissance.

Nous aimons à nous rappeler cette scène d’intérieur, qui sera toujours présente à notre mémoire. En attendant l’auditoire convié à cette fête intellectuelle, l’illustre vieillard est assis dans son fauteuil, à la gauche de la cheminée ; sa large tête est légèrement penchée sur son épaule droite, et il rêve, la face tournée vers la fenêtre, à je ne sais quel voyage aux astres sur l’hippogriffe, ce fringant coursier de l’Arioste qu’il préféra toujours au vieux Pégase. La porte s’ouvre. Voici d’abord la Béatrix du moderne Alighieri ; elle s’avance, toujours belle de cette beauté immortelle et suave de la grace ; mais elle s’avance d’un pas timide, les bras un peu étendus en avant, car sur ses yeux, dont le regard était si doux, pèse un nuage que la main de l’art n’a pu dissiper encore. Voici venir ensuite une autre amie de M. de Chateaubriand, une personne aussi distinguée par l’esprit que par le cœur, portant un des beaux noms de l’empire, Mme la comtesse Caffarelli. Voici maintenant M. de Noailles, M. Ampère, et enfin voici le meilleur des hommes, un de ces êtres rares desquels on dit familièrement : « Il est fait de la rognure des anges, » un grand penseur orné de la simplesse et de la candeur d’un enfant. C’est le bon, le digne Ballanche, cet ami de quarante ans que l’auteur de René nommait son vieux compagnon de route. Celui-là aussi, on peut le louer sans gêne, car il n’est plus de ce monde ; il a devancé son ami dans les régions éternelles. Nous n’avions pas encore fini nos lectures, auxquelles il assistait heureux, souriant, ému, que déjà l’harmonieux théosophe, l’auteur d’Antigone et d’Orphée, n’était plus ; il s’était éteint doucement, entouré de tout ce qui lui était cher, sa main dans la main de celle qui fut aussi pour lui une Béatrix tutélaire, de celle qui fut l’étoile, la providence de sa pure et paisible vie.

Ces lectures, commencées à la suite d’un deuil, interrompues par un autre deuil et reprises par nous seul avec l’agrément de M. de Chateaubriand, nous ont laissé de profonds souvenirs. Les prodigieux événemens qui se sont accomplis depuis n’ont pas peu contribué à raviver ces souvenirs.

Quand nous assistions aux lectures de la rue du Bac, la monarchie de juillet était debout, appuyée sur une force matérielle qui semblait défier les tempêtes. Ses ennemis, même les plus déterminés, jugeant la victoire impossible, ajournaient tout combat à un changement de règne. Presque seul, M. de Chateaubriand, assis à son foyer solitaire, s’obstinait à prononcer la déchéance de Louis-Philippe, et le condamnait à tomber du trône, « après avoir achevé de discréditer la royauté aux yeux des peuples. » En lisant ce Mane, Thekel, Pharès, inscrit sur toutes les pages de la dernière partie des Mémoires, en écoutant l’illustre écrivain parler du gouvernement de juillet comme d’un « hors-d’œuvre insignifiant dans l’histoire, » dénier toute chance de vitalité à ce qui avait coûté tant de calculs, et prophétiser incessamment la ruine d’un pouvoir dont toute l’habileté semblait employée à se conserver, nous nous surprenions parfois à nous demander s’il n’y avait pas quelque témérité dans ces vaticinations opiniâtres, nous redoutions pour les Mémoires un démenti de l’avenir qui aurait amoindri la valeur intrinsèque de ce beau livre.

Le 24 février au soir, stupéfait d’avoir vu en quelques heures ce pouvoir armé de pied en cap disparaître comme un vaisseau sombrant sous voiles, nous vînmes annoncer à M. de Chateaubriand que la France entrait en république. Il nous reçut avec un sourire qui voulait dire : Je le savais ; je ne devais pas mourir avant d’avoir vu cela.

Ainsi il a été donné à M. de Chateaubriand de toucher aux deux points extrêmes de l’histoire contemporaine. Né à la fin de l’ancien monde, il meurt à l’entrée du monde nouveau, après avoir traversé, en les reflétant dans sa vie et dans ses œuvres, toutes les crises d’une société en travail d’enfantement. C’est pourquoi il a pu dire avec raison, dans la préface de ses Mémoires : « Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes Mémoires, les principes, les idées, les événemens, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement de monde se trouvent mêlés dans mes opinions ; je me suis rencontré entre les deux siècles comme un confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. »

Mais quel sera l’effet d’un tel livre, s’il est publié dans le moment où nous sommes ? Au milieu d’une crise qui ébranle toutes les existences, quand chacun vit dans l’anxiété du lendemain, y aura-t-il un public pour goûter dignement un chef-d’œuvre d’art composé avec amour, et qui, au lieu d’être présenté dans son ensemble, sera peut-être morcelé en feuilletons ? Cette pensée que son œuvre de prédilection pourrait paraître sous un mauvais jour, à une mauvaise heure, est une de celles qui ont le plus assombri les dernières années du grand artiste.

Commencés en 1811, continués, revus et corrigés sans cesse jusqu’à ces derniers temps, les Mémoires de M. de Chateaubriand ont été écrits en divers lieux et dans les situations les plus différentes, ce qui fournit à l’auteur, chaque fois qu’il se remet à l’œuvre, l’occasion de prologues charmans, d’un tour imprévu et d’une variété piquante. L’ouvrage peut se partager en cinq grandes divisions : une première partie, qui va depuis la naissance de l’auteur jusqu’au retour d’Angleterre, c’est-à-dire depuis 1768 jusqu’en 1800 ; c’est cette première partie dont le public a ouï parler à la suite des lectures de l’Abbaye-aux-Bois en 1834 ; cette partie était la seule qui fût alors rédigée, sauf quelques fragmens de la dernière, et, depuis cette époque, tout ce qui était fait a subi d’assez notables changemens. La seconde partie comprend la vie de l’auteur sous le consulat et sous l’empire ; c’est, je crois, une de celles dont la rédaction est la plus récente, et c’est certainement une des plus animées. Les dernières lignes donneront une idée de cette jeunesse éternelle du génie : « Maintenant le récit que j’achève rejoint les premiers livres de ma vie politique, précédemment écrits à des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon édifice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le fils de Cœlus ne vît se changer en truelle de plomb la truelle d’or du bâtisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mémoire, chargée de me verser mes souvenirs, ne m’a pas trop failli. Avez-vous beaucoup senti la glace de l’hiver dans ma narration ? Trouvez-vous une énorme différence entre les poussières éteintes que j’ai essayé de ranimer et les personnages vivans que je vous ai fait voir en vous racontant ma première jeunesse ? Mes années sont mes secrétaires ; quand l’une d’entre elles vient à mourir, elle passe la plume à sa puînée, et je continue de dicter : comme elles sont sœurs, elles ont à peu près la même main. »

La troisième partie des Mémoires n’est rien moins qu’une vie de Napoléon, dessinée à grands traits à la manière de Bossuet et peinte à la manière de Chateaubriand ; le poète prend son héros au berceau et le conduit jusqu’en 1814. Il y a là un magnifique tableau de la campagne de Russie, que l’on aimera à comparer aux pages fort belles aussi de M. de Ségur. A partir de 1814, l’auteur rentre dans l’histoire de sa propre vie, associée à l’histoire de son temps. Ce récit, depuis 1814 jusqu’en 1830, forme la quatrième partie des Mémoires ; ici se trouvent, entre autres beaux morceaux, un véritable chant sur Sainte-Hélène, et un jugement définitif de Napoléon, empreint de toute l’attraction que l’infortune exerce sur ce grand cœur rebelle au culte du bonheur et de la gloire foulant aux pieds la liberté. Enfin, la cinquième partie est l’histoire de la dernière époque de la vie de M. de Chateaubriand depuis 1830, couronnée par une conclusion générale sur les Mémoires et un beau travail sur l’Avenir du monde dont cette Revue a publié autrefois un fragment[2].

Si l’on demandait maintenant à quelle catégorie, à quelle famille de productions littéraires appartiennent les Mémoires de M. de Chateaubriand, nous serions fort embarrassé pour répondre à la question. Nous avons beau chercher dans le passé, nous ne trouvons aucun monument à l’aide duquel nous puissions donner une idée même approximative d’un ouvrage tout-à-fait à part, sans précédens, et dans lequel se mélangent, se fondent harmonieusement toutes les formes de composition imaginables, tous les genres, tous les styles. C’est de l’histoire dans toute sa majesté, y compris même ce qu’on appelle aujourd’hui la philosophie de l’histoire ; c’est de la biographie, c’est de la polémique, c’est de la poésie en prose dans toutes ses variétés, depuis le dithyrambe jusqu’à l’élégie ou l’idylle ; c’est de la fantaisie, c’est de la rêverie, c’est une galerie de tableaux de genre, de portraits et de marines ; c’est aussi une suite de magnifiques paysages, c’est de la satire la plus mordante ; enfin, il y a même un peu de caricature, et de la meilleure. Callot a fourni son contingent tout aussi bien que Michel-Ange, Claude Lorrain ou Raphaël. Essayez de vous représenter par la pensée un panorama qui vous offrirait successivement et sans discordance l’aspect d’un temple grec avec ses fonds lumineux, d’une basilique chrétienne, d’un palais de Venise, d’une villa des bords de l’Arno, d’un castel féodal juché sur le Taunus, d’une ferme des bords de la Meuse, d’une mosquée, d’une pagode indienne et d’un kiosque chinois ; que chaque portion du tableau soit animée par une scène et des accessoires appropriés ; donnez pour cadre à tout cela la mer, l’immense mer, la grande passion de M. de Chateaubriand, qui la nomme quelque part « ma vieille maîtresse, la mer, » et vous n’aurez encore qu’une idée très imparfaite de l’effet produit par une œuvre dont la séduction est celle de la grandeur et de la beauté unies à l’infinie variété.

En un autre endroit de ce livre, M. de Chateaubriand dit, en parlant de sa nature contenue et réservée : « Je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. » On peut ajouter que c’est aussi dans les Mémoires seulement qu’il a laissé passer son génie complet. C’est là, qu’on nous permette cette expression, c’est là qu’il donne toute sa gamme ; c’est là qu’on pourra juger, non-seulement de l’éclat, qualité depuis long-temps connue, mais de l’étendue, de la flexibilité, de la délicatesse de cette voix.

Personne n’ignore que M. de Chateaubriand a été un révolutionnaire en littérature, que la couleur de ses écrits a déteint sur presque tous les écrits de son temps ; que tout ce qui s’est fait ou essayé de nouveau en France depuis quarante ans relève plus ou moins directement de lui, et qu’enfin il lui est arrivé ce qui arrive à tous les grands novateurs : imité d’abord précisément dans ce qu’il pouvait avoir d’excessif, dépassé ensuite, exagéré, défiguré, il n’est déjà plus à la hauteur des pindariques du jour, tandis que les esprits délicats, qui ne peuvent s’accommoder du genre actuel, le rendraient volontiers responsable du pathos universel qui nous déborde. Quant à lui, il en prend assez gaiement son parti. « Épouvanté, dit-il, j’ai beau crier à mes enfans : N’oubliez pas le français ! ils me répondent, comme le Limosin à Pantagruel, qu’ils viennent de l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce. » Que répondrait, en effet, aujourd’hui à Pantagruel l’escholier limosin qui cuydoit pindariser ? Il répondrait : « Je viens de la grande cité qui, dans ses larges flancs, élabore l’avenir, de la cité où l’on monte sur la montagne de l’idée et où l’on voit passer le souffle de l’esprit. » N’est-ce point à peu près ainsi que nous pindarisons actuellement ? La maladie de l’enflure, de l’hyperbole, cette maladie des peuples enfans et des vieux peuples, des Iroquois et des Chinois, a-t-elle jamais été en France plus dominante qu’aujourd’hui ? Notre langue n’est-elle pas menacée d’hydropisie ? Qu’avons-nous fait de cette justesse délicate de l’esprit, de ce sentiment de la mesure que l’on nommait autrefois le goût, et qui correspond à la justesse de l’oreille en musique ? D’où nous vient cette rage de discordance et de fracas qui tend de plus en plus à dénaturer la langue ? Plusieurs pensent que c’est là un des attributs essentiels de la littérature des âges démocratiques ; qu’une littérature à l’usage des masses ne peut plus avoir les caractères d’une littérature à l’usage des esprits cultivés et qui ont des loisirs. L’observation est juste quant au présent ; mais pourquoi faudrait-il désespérer de l’avenir ? Pourquoi la démocratie françriise ne brillerait-elle pas un jour par la finesse de goût qui distinguait la démocratie d’Athènes ? Mais les anciens, dira-t-on, avaient des esclaves dont le travail procurait aux hommes libres les loisirs nécessaires à la culture de l’esprit. Eh bien ! nous aurons des machines qui, dans les sociétés futures, rempliront le rôle de l’esclave antique. En attendant, il est certain que nous sommes tous plus ou moins, auteurs ou lecteurs, dans la situation de ce commis des bureaux de Versailles dont parle Voltaire, qui, né avec beaucoup d’esprit, disait : « Je suis bien malheureux, je n’ai pas le temps d’avoir du goût. »

Nous n’avons pas le temps d’avoir du goût ; nous écrivons très vite pour gagner le plus d’argent possible, et nous sommes lus très vite par des gens très occupés. Dans cette presse, c’est à qui frappera le plus fort pour appeler et retenir un instant l’attention distraite du lecteur, et, comme il en coûte d’ailleurs beaucoup moins de temps et de peine pour frapper fort que pour frapper juste, l’abus du style à effet offre ce double avantage des tissus brillans et peu serrés, d’être d’une fabrication plus prompte et d’un débouché plus facile. Il est tel livre contenant de bonnes parties, qui ne doit son succès qu’à tout ce qu’il y a en lui de détestable. Qui n’a entendu dire vingt fois d’un ouvrage, même de ceux qui ont des prétentions au sérieux : C’est absurde, c’est faux, c’est de mauvais goût, c’est ridicule, c’est incohérent, mais c’est amusant ! Et cette dernière qualité assurait le débit du livre. Or, il est déplorable qu’il en soit ainsi ; il est déplorable que l’art d’écrire, destiné autrefois à charmer, à élever, à diriger les esprits, devienne un accessoire de l’art de danser, par exemple, et n’ait plus d’autre but que de distraire, pendant une heure ou deux, par des pirouettes étourdissantes, des gens affairés qui pensent à autre chose. Cela est d’autant plus déplorable, que la nécessité d’écrire vite et de compenser par du clinquant l’absence de toute qualité solide n’exerce pas seulement son influence sur la littérature courante ; elle a fini par peser de tout son poids sur un ordre de productions où elle entraîne des inconvéniens bien plus graves encore que la dépravation du goût.

Quand Paul-Louis Courier disait : « Dieu nous garde du malin et de la métaphore ! » il exprimait en riant une pensée profonde. C’est la même pensée qui faisait dire à Napoléon : « Il y a des gens qui mettraient le feu à leur pays plutôt que de se refuser le plaisir d’une antithèse. » Si l’on voulait, en effet, énumérer tout ce que peut produire de mal la fièvre de la phrase, le pindarisme appliqué à cette littérature philosophique, historique ou politique, qui exige impérieusement précision, exactitude, justesse, maturité d’esprit ; si l’on voulait montrer comment l’amour désordonné des effets de style peut répandre dans le public les notions les plus fausses, dénaturer les faits, transposer les temps, décomposer les caractères, transformer les hommes en idées, les idées en hommes ou en choses, altérer le sentiment du vrai, du juste et de l’injuste, obscurcir cette lumière intérieure de la conscience qui illumine chaque homme venant en ce monde, introniser la fausse grandeur au détriment de la vraie ; si l’on voulait enfin détailler toutes les abominations qui ont commencé par n’être que de mauvaises figures de rhétorique, on pourrait, sous ce titre : « Des abus de la métaphore en France et de ses funestes effets depuis soixante ans, » composer un livre qui ne manquerait ni d’utilité ni d’à-propos.

Lorsque l’abbé Raynal, le modèle et le type le plus complet de ce genre déclamatoire qui a pris naissance à la fin du dernier siècle et qui règne encore aujourd’hui ; lorsque l’abbé Raynal, effrayé des premiers résultats de l’anarchie, écrivit à l’Assemblée nationale sa fameuse lettre du 31 mai 1791, dans laquelle, en protestant contre des excès, il protestait contre lui-même, dont la plume n’avait été qu’un excès continuel, l’abbé Raynal oubliait que ses métaphores n’avaient pas peu contribué à pervertir la cause de la justice et de la liberté ; il oubliait que c’était lui, bonhomme du reste, qui, par pur amour de l’effet, dans un livre dont on ne parle plus, mais qui fit fureur comme tant d’autres livres, avait écrit, entre mille phrases de même calibre, celle-ci, par exemple : « Quand donc viendra cet ange exterminateur qui abattra tout ce qui s’élève et qui mettra tout au niveau ? » Pour le digne abbé philosophe, ce n’était là qu’une figure de rhétorique accommodée au goût du jour. En la voyant se transformer en réalité, il en eut horreur. « Serait-il donc vrai, écrivait-il naïvement à des hommes sur qui pesait le poids de ses déclamations, serait-il donc vrai qu’il fallût me rappeler avec effroi que je suis un de ceux qui, en éprouvant une indignation généreuse contre le pouvoir arbitraire, ont peut-être donné des armes à la licence ? » Cela était parfaitement vrai ; les bonnes causes se gâtent et se perdent par l’exagération et l’enflure des mauvais avocats, et la révolution n’eut pas d’avocat plus enflé, plus exagéré et d’abord plus goûté, plus admiré que Thomas Raynal. Égarée par lui-même, elle lui emprunta sa mauvaise phraséologie ; elle fit plus, elle la mit en action, elle méprisa ses conseils, se moqua de son repentir, l’obligea plus tard de cacher sa tête, et la postérité a fini par lui infliger la peine qu’elle réserve à l’emphase dénuée de talent ou au talent dénué de bon sens, de raison et de goût : elle lui a infligé l’oubli. Combien parmi les écrivains du jour devraient méditer l’exemple de Raynal !

Un esprit délicat et raffiné, difficile pour lui-même et pour les autres, et que la haine de la déclamation poussait jusqu’au fanatisme de la subtilité, un ami de M. de Chateaubriand duquel on a publié des pensées qui rappellent et continuent La Rochefoucauld et La Bruyère ; un Limosin enfin, bien différent de celui de Rabelais, M. Joubert, disait : « Il n’y a point de beau et bon style qui ne soit rempli de finesses délicates ; la délicatesse et la finesse sont seules les véritables indices du talent. » Il y a quelque exagération dans la dernière partie de cette maxime, et nous préférons la première ; mais, s’il étail vrai que la délicatesse et la finesse sont l’unique indice d’un vrai talent, combien serait petit le nombre des élus parmi les appelés de notre siècle !

M. de Chateaubriand résisterait encore à cette terrible pierre de touche. Lui qui a innové avec tant de puissance sous le rapport des grands effets de couleur, lui qui, dans une langue élégante, correcte, précise, brillante de grâce, de finesse et de vivacité, mais un peu dédaigneuse, un peu abstraite, réfléchissant des idées plus que des images, a fait pénétrer à grands flots les harmonies, les beautés de la nature tropicale et le souffle ardent de la révolution, lui-même suffirait encore à charmer une postérité de sens rassis et de goût délicat, qui, en fait de style, préférerait la grâce à la pompe, la précision à l’éclat, la vigueur à l’abondance et l’élégance au luxe.

Dans le style de M. de Chateaubriand, il y a presque toujours, comme le dit très bien M. Sainte-Beuve, « un fonds de droit sens mêlé même au faste, de la sobriété dans l’audace, de la mesure et de proportion dans la grandeur. » Il y a de plus une richesse inépuisable de tons et de couleurs. On savait déjà comment la même plume pouvait écrire les trois proses si diftèrentes des Martyrs, de l’Itinéraire et de la Monarchie selon la Charte ; mais ce qu’on ne saura bien qu’après la publication des Mémoires, c’est à quel point le patriarche de notre littérature se distingue de ses enfans et petits-enfans par l’élégance, la variété, la souplesse des formes, et se rattache, quoique novateur, aux plus saines traditions de l’esprit français. C’est dans ses Mémoires qu’on verra avec quelle puissance M. de Chateaubriand dispose à la fois de toutes les richesses et de toutes les délicatesses de notre langue ; comment, sans cesser d’être lui-même, il compose, ainsi que l’abeille, son miel avec toutes les fleurs de notre littérature, depuis la naïveté piquante des fabliaux du moyen-âge jusqu’à la rhétorique chaleureuse ou l’élégance raffinée du dernier siècle ; comment il s’assimile tour à tour Froissart, Joinville, Rabelais, Montaigne, La Bruyère, Bossuet, Pascal, Saint-Simon, Rousseau et Voltaire lui-même. Oui, Voltaire, ce type de finesse et de clarté, s’il revenait au monde, fort désorienté au milieu de nos patois qui lui sembleraient du Brébeuf tout pur, se retrouverait encore dans certaines pages des Mémoires, dans certains portraits, où la verve mordante le dispute à la sobriété et à la grâce. Voltaire, et il va sans dire que nous ne parlons ici que de la question de forme. Voltaire n’admettrait probablement pas toutes les pages des Mémoires d’outre-tombe, mais que de parties dans cette œuvre qui le charmeraient ! Supposons-le lisant le portrait qui suit : c’est le portrait de ce même M. Joubert dont nous parlions tout à l’heure, tracé par M. de Chateaubriand.

Plein de manies et d’originalité, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit et sur le cœur, et, quand une fois il s’était emparé de vous, son imagination était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession que l’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme, et personne n’était plus troublé que lui ; il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’ame qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d’être ému de leur tristesse ou de leur joie : c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui pendant ce silence et ce repos qu’il s’ordonnait ! Il changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahôter au grand trot sur les chemins les plus rudes ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant de la sorte une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés renfermés dans des couvertures trop larges. Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne qui rend quelque beau son et qui n’exécute aucun air. » Mme Victorine de Châtenay prétendait qu’il avait l’air d’une ame qui avait rencontré par hasard un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait ; définition charmante et vraie. »

Voltaire ne retrouverait-il pas là quelque chose de cette langue qu’il parlait si bien et qu’on ne parle plus ? N’est-ce pas lui, Voltaire, qui a dit : « La perfection consisterait à savoir assortir toujours son style à la matière qu’on traite ; mais qui peut être le maître de son habitude et ployer son génie à son gré ? » Or, c’est précisément là le problème que semble s’être proposé l’illustre auteur des Mémoires : ployer à son gré un génie multiple qui n’est étranger à aucun ordre de sentimens ou d’idées, trouver sans effort pour chaque ton la note juste, pour chaque nuance de couleur la touche voulue, pour chaque variété de pensées le style approprié. Si M. de Chateaubriand n’a pas résolu ce problème insoluble de la perfection, s’il est probable que, dans cette immense symphonie, il se trouvera quelques parties faibles, quelques exagérations, quelques crudités, quelques dissonances, on peut affirmer hardiment qu’il a assez approché du but pour que son œuvre de prédilection reste comme un des monumens les plus étonnans de notre langue, et comme un sujet inépuisable d’admiration et d’étude pour les hommes d’imagination et de goût.

Le public a déjà quelque idée de la première partie des Mémoires ; il a entendu parler plus d’une fois de ces belles pages où M. de Chateaubriand décrit son enfance à la Du Guesclin sur les grèves de Saint-Malo, son adolescence inquiète, ardente et rêveuse, sous les tourelles ou dans les bois de Combourg. Qui ne s’est déjà figuré ce vieux castel de la Bretagne, avec sa ceinture de forêts, ce châtelain morose et redouté, cette mère aimable et craintive, cette sœur qui, « par sa mélancolie et sa vénusté, ressemblait à un génie funèbre, » cet enfant qui sera Chateaubriand, et toutes ces scènes d’intérieur, derniers vestiges de la vie féodale aux approches de la révolution ?

A côté de ces tableaux, peints avec les couleurs sévères de Van-Dyck par l’auteur des Mémoires, il en est un qui nous a surtout frappé : c’est sa vie d’enfant au village de Plancouët, chez Mme de Bédée, sa grand-mère maternelle.

Ma grand-mère, dit-il, occupait dans la rue du hameau de l’Abbaye une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Mme de Bédée ne marchait plus ; mais, à cela près, elle n’avait aucun des inconvéniens de son âge : c’était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l’air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l’antique et une vieille coiffe noire de dentelle nouée sous le menton. Elle avait l’esprit orné, la conversation grave, l’humeur sérieuse. Elle était soignée par sa sœur, Mme de Boistilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigond, ayant dû l’épouser ; il avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s’était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de lui avoir entendu souvent chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu’elle brodait pour sa sœur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi :

Un épervier aimait une fauvette,
Et, ce dit-on, il en était aimé ;

ce qui m’a paru toujours singulier pour un épervier ; la chanson finissait par ce refrain :

Ah ! Trémigond, la fable est-elle obscure ?
Ture, lure, lure, etc.

Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma pauvre tante : Ture, lure, lure !

Ma grand-mère se reposait sur sa sœur du soin de sa maison ; elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste ; à une heure, on la réveillait, on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa sœur, de ses enfans et petits-enfans. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité ; aujourd’hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand’mère dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; Mme de Boistilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et, quelques instans après, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l’appel de ma tante. Ces trois sœurs se nommaient les demoiselles Ville-de-Nœuds. Filles d’un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s’étaient jamais quittées, n’étaient jamais sorties du village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand-mère, elles logeaient à sa porte, et venaient tous les jours au signal convenu dans la cheminée faire la partie de quadrille de leur amie ; le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient : c’était le seul élément de leur vie, le seul moment où l’égalité de leur humeur fût altérée. A huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bédée, avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l’aïeule. Celle-ci faisait mille récits des vieux temps ; mon oncle racontait à son tour la bataille de Fontenoy, où il s’était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux, Mme de Boistilleul disait à haute voix la prière. A dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand-mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu’à une heure du matin. Cette société, que j’ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J’ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre, puis une autre qui ne se rouvrait plus. J’ai vu ma grand-mère forcée de renoncer à sa quadrille, faute des partners accoutumés ; j’ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies jusqu’au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa sœur s’étaient promis de s’entr’appeler aussitôt que l’une aurait devancé l’autre ; elle se tinrent parole, et Mme de Bédée ne survécut que peu de mois à Mme de Boistilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois depuis cette époque j’ai fait la même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s’empare de notre tombe et s’étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l’isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d’eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu’elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l’on a couverte de baisers, et que l’on voudrait tenir éternellement sur son cœur ! »

Nous nous trompons peut-être, mais il nous semble que le génie du grand prosateur auquel on a le premier appliqué la qualification de poète est presque tout entier dans cette page, qu’il y est avec les qualités si rarement unies qui le distinguent et le caractérisent, simplicité, finesse, sentiment exquis de la gradation des nuances, grâce enchanteresse, verve moqueuse, mélancolie touchante, délicatesse, éclat et grandeur.

C’est dans cette succession, dans cette variété inépuisable d’effets que consiste l’attrait irrésistible des Mémoires. Bien des lecteurs s’attendent peut-être à ne trouver dans ce livre qu’une élégie continuelle, ils seront singulièrement surpris en s’apercevant que, de tous les génies contemporains, ce génie triste est encore celui qui possède le mieux l’art de plaisanter agréablement. Les saillies, les traits, les tableaux de genre, les pochades, tout cela abonde et fait une diversion charmante au milieu des grands aperçus philosophiques et historiques. Citons au hasard. Ici c’est Broussais, le fameux phlébotomie, Broussais enfant, condisciple de l’auteur au collège de Dinan, se baignant dans une rivière et mordu par d’ingrates sangsues imprévoyantes de l’avenir. Ailleurs, au siége de Thionville, voici Atala qui, placée dans le havre-sac de son père, reçoit une balle à l’adresse de ce dernier ; elle n’en meurt pas. Il lui restait, dit le spirituel génie, à soutenir le feu de l’abbé Morellet. Je ne vous dirai pas comment plus loin l’abbé Morellet est représenté faisant asseoir sa servante sur ses genoux, et vérifiant la justesse d’une de ses critiques, savoir : que Chactas n’avait pu tenir dans sa main les pieds d’Atala. Ceci est peut-être un peu cru. J’aime mieux reproduire le tableau de la réconciliation entre l’aristarque et le poète, au moment de la présentation de M. de Chateaubriand à l’Académie. « J’allai, dit-il, faire les visites d’usage aux membres de l’Académie. Mme de Vintimille me conduisit chez l’abbé Morellet. Nous le trouvâmes assis dans un fauteuil devant son feu ; il s’était endormi, et l’Itinéraire, qu’il lisait, lui était tombé des mains. Réveillé en sursaut au bruit de mon nom annoncé par son domestique, il releva la tête et s’écria : « Il y a des longueurs ! » Je lui dis en riant que je le voyais bien, et que j’abrégerais la nouvelle édition. Il fut bonhomme, et me promit sa voix malgré Atala. »

Quslquefois c’est une boutade brusque, imprévue, à la Chateaubriand, qui arrive au lecteur en plein visage et lui fait voir trente-six éclairs, comme dans ce passage sur un fameux philosophe oublié du dernier siècle, Delille de Sales, qui avait fait graver au bas de son buste ce vers :

Dieu, l’homme, la nature, il a tout expliqué.

« M. Delille de Sales tout expliqué ! s’écrie-t-il. Ces orgueils sont bien plaisans, mais bien décourageans. Qui se peut flatter d’avoir un talent véritable ? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l’empire d’une illusion semblable à celle de Delille de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase se croit un écrivain de génie et n’est pourtant qu’un sot. »

Le tableau de la campagne de France en 1792, de la retraite de l’auteur en Angleterre et de sa vie d’émigré, est le plus curieux mélange de gaieté, de verve et de mélancolie, qui se soit jamais trouvé sur la même palette. Tantôt c’est le soldat-poète au siège de Thionville, lavant au bruit du canon son unique chemise, et, au milieu du mouvement de la guerre, s’amusant à voir couler l’eau paisible, ou écoutant l’hymne de l’alouette qui succède aux pétillement de la mousqueterie, tandis qu’un peu plus loin un chevrier, un mendiant portant besace, récite son chapelet au pied d’une statue de Vierge cachée dans une futaie. Tantôt c’est une nuit de bivouac, nuit joyeuse où l’on fait cercle autour d’un tonneau surmonté d’une chandelle en écoutant les facéties d’un conteur inépuisable, goguenard sérieux surnommé Dinazarde, qui ne rit jamais, et que l’on ne peut regarder sans rire, tandis qu’il expose l’histoire fantastique, effroyable et drolatique du Chevalier Vert et de la Dame des Grandes Compagnies, qui était la Mort. M. de Chateaubriand n’a peut-être jamais rien écrit de plus vif, de plus animé, de plus délicieux que cette scène de bivouac et cette histoire. Plus loin, c’est la vieille France aux prises avec la nouvelle. On s’injurie à la façon des guerriers d’Homère ; les combats sont quelquefois suspendus par des duels ; chacun est là avec ses mœurs. « Un jour, dit M. de Chateaubriand, j’étais de patrouille dans une vigne ; j’avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui dans l’espoir de voir partir un patriote. »

Une jeune sourde et muette allemande, Libba, éprise d’amour pour le cousin de l’auteur, Armand de Chateaubriand, qui périra un jour fusillé dans la plaine de Grenelle, suit son amant jusqu’au milieu de la mêlée : « Je la trouvai, dit le poète, assise sur l’herbe qui ensanglantait sa robe ; son coude était posé sur ses genoux plies et relevés : sa main, passée sous ses cheveux blonds épars, appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tués, nouveaux sourds et muets, gisant autour d’elle. Elle n’avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l’effet ; elle n’entendait point les soupirs qui s’échappaient de ses lèvres, quand elle regardait Armand ; elle n’avait jamais entendu le son de la voix de celui qu’elle aimait, et, si le sépulcre ne renfermait que le silence, elle ne s’apercevrait pas d’y être descendue. »

Nous venons de dire que les combadans s’injuriaient parfois comme les guerriers d’Homère. Ce n’est pas la seule nuance de couleur homérique dont s’embellisse le tableau de ces fusillades modernes. Qui ne se souvient d’avoir été ému dans l’Iliade par ces touchans retours que fait le poète au foyer paternel de chaque guerrier qui tombe ? Écoutons maintenant l’auteur des Mémoires : « Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d’une des compagnies bretonnes ; je lui portai malheur : la balle qui lui ôta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d’une telle raideur, qu’elle lui perça les deux tempes ; sa cervelle me sauta au visage : inutile et noble victime d’une cause perdue ! Quand le maréchal d’Aubeterre tint les états de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais, le père, pauvre gentilhomme demeurant à Dinan, près Saint-Malo ; le maréchal, qui l’avait supplié de n’inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts et gronda amicalement son hôte : « Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n’ai à dîner que mes enfans. » M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la même mère. La révolution a fauché, avant la maturité, cette riche moisson du père de famille. »

On lève le siège de Thionville, l’armée prussienne bat en retraite ; la troupe française, licenciée, se disperse, et chacun se tire d’affaire comme il peut au milieu des chemins défoncés par la pluie. Notre héros, accablé sous le poids de trois maladies, une blessure à la jambe, une affreuse dyssenterie que l’on nomme le mal prussien, et une petite vérole continente qui rentre et sort alternativement, commence, la poche vide, un bâton à la main, son odyssée à travers la forêt des Ardennes. On s’attend à des lamentations, et il n’y a rien au monde de plus gai que cette partie des Mémoires. M. de Chateaubriand dit dans sa préface : « Il m’est arrivé que dans mes instans de prospérité j’ai eu à parler de mes temps de misère, dans mes jours de tribulations à retracer mes jours de bonheur. » C’est là une des causes qui contribuent à donner à ce livre indéfinissable quelque chose de ces figures de jeune fille, figures mobiles et charmantes que se disputent incessamment le sourire et les larmes. Accommodé comme nous venons de le dire, le jeune émigré s’égare dans la forêt des Ardennes. Il passe la nuit au pied d’un arbre, et, quand l’aurore se lève, il se lève à son tour pour faire sa cour à l’aurore. « Elle était bien belle, dit-il, et j’étais bien laid. » Il rencontre des bohémiens qui lui permettent de se chauffer à leur feu de brandes ; il peint les bohémiens et continue sa route ; un bouvreuil siffle, il siffle comme le bouvreuil, et va chantonnant la vieille romance de Cazotte :

Tout au beau milieu des Ardennes
Est un château sur le haut d’un rocher.

Voici maintenant des marchands forains qui passent, voici un bûcheron qui entre dans le bois avec ses genouillères de feutre et sa cognée. Ici nous rencontrons une note mélancolique : « Il aurait dû, dit le blessé, me prendre pour une branche morte et m’abattre ; » mais la mélancolie disparaît vite : des alouettes et des pinsons qui trottinent sur le bord du chemin en le regardant passer le raniment ; plus loin, on porcher sonne de la trompe, appelant ses truies et leurs petits à la glandée. Voici la hutte roulante d’un berger. « Je n’y trouvai pour maître, dit notre Ulysse, qu’un chaton qui me fit mille caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d’un parcours. » Voici des chasseurs qui traversent le sentier, voici une fontaine qui bruit sous la mousse : c’est celle où Roland inamorato aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. « Si le paladin avait du moins laissé Bride-d’or au bord de la source, il m’eût été, s’écrie le blessé, bien secourable. » Ses forces en effet s’affaiblissent de plus en plus ; la petite vérole rentre et l’étouffe. Le voilà qui se couche dans un fossé, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s’éteignaient avec les siens. Alors passent les fourgons du prince de Ligne ; on le jette sur un chariot. En traversant Namur, des femmes lui donnent du pain, du vin et une couverture de laine ; on le dépose ensuite à l’entrée de Bruxelles, et il va quêtant de porte en porte un asile. « A Bruxelles, dit-il, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le juif errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville.

Quand il fut dans la ville
De Bruxelle en Brabant,


y fut accueilli mieux que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m’apercevant on disait : Passez ! passez ! et l’on me fermait la porte au nez. On me chassa d’un café. Mes cheveux pendaient sur mon visage, masqué par ma barbe et mes moustaches. J’avais la cuisse entourée d’un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l’Odyssée était plus insolent, mais n’était pas si pauvre que moi. »

Et il y a des jeunes gens qui se plaignent des aspérités de la vie ! Voilà où en était M. de Chateaubriand à vingt-cinq ans. A Londres, c’est bien autre chose. Ici la misère sévit avec rage ; cela va jusqu’à la faim, la faim canine, et pourtant, dans les récits de cette affreuse détresse, il entre bien plus de gaieté que de mélancoHe ; jamais on n’a ri plus agréablement au nez de la fortune. Un jour, pour visiter Westminster, l’exilé donne au gardien de ceux qui ne vivent plus le dernier shelling destiné à le faire vivre ; mais la postérité y gagne un magnifique tableau. Oublié par le gardien, ce prédestiné de la gloire passe la nuit tout seul dans le vieux Panthéon de la vieille Angleterre. Il fait la revue de ses hôtes aux rayons de la lune, et il finit par s’endormir dans le sarcophage de lord Chatam. Tournez la page, il est dans son galetas de la rue Mary-le-Bone. « Mon lit, dit-il, consistait en un matelas et une couverture. Je n’avais point de draps. Quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Mon cousin de La Bouetardaye, chassé, faute de paiement, d’un taudis irlandais, quoiqu’il eût mis un violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable. Un vicaire bas-breton lui prêta un lit de sangle. La Bouetardaye était conseiller au parlement de Bretagne, il ne possédait pas un mouchoir pour s’envelopper la tête ; mais il avait déserté avec armes et bagages, c’est-à-dire qu’il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre à mes côtés. Facétieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s’asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s’accompagnant d’une guitare qui n’avait que trois cordes. »

C’est pourtant la même plume qui trace si lestement une pochade, une charge, c’est la même plume qui a écrit ces strophes divinement harmonieuses échappées aux lèvres de Cymodocée captive : « Légers vaisseaux de l’Ausonie, fendez la mer calme et brillante ; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents ! Courbezvous sur la rame agile. Reportez-moi, sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus. » C’est la même plume qui, dans les Mémoires, a écrit ce chapitre délicieux de la Sylphide, premier rêve d’amour d’un adolescent, admirable poème de la puberté, dont vous chercheriez vainement la trace dans la littérature antérieure ; la création du Chérubin de Beaumarchais est tout ce que le passé nous a laissé en ce genre, et quelle distance entre cette esquisse de l’éveil des sens et ce large et brillant tableau de l’éveil simultané des sens et de l’ame, de l’éclosion fraternelle des deux amours s’appelant, se cherchant, s’unissant, se confondant en un hymne enthousiaste d’adoration et de volupté, auquel s’associe la nature entière avec toutes ses voix, avec toutes ses grâces, avec toutes ses pompes ; chant d’extase émané de la terre et du ciel, qui se chante une fois dans tous les cœurs bien faits, mais qui, hélas ! ne se chante qu’une fois ! Au génie seul il est donné de raviver ce beau rêve et de l’embellir encore par la magie du souvenir. Citons seulement le début de ce chapitre où l’auteur de René décrit les premières palpitations de son cœur de seize ans.

« Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues ; elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l’étrangère qui m’avait pressé contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m’avaient fourni d’autres traits, et j’avais dérobé des grâces jusqu’aux tableaux des vierges suspendues dans les églises. Cette charmeresse me suivait partout, invisible ; je m’entretenais avec elle comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie ; Aphrodite sans voile, Diane vêtue d’azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse je retouchais ma toile ; j’enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j’en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions ; puis, quand j’avais fait un chef-d’œuvre, j’éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes dans lesquelles j’idolâtrais séparément les charmes que j’avais adorés réunis. »

C’est aussi le même peintre du premier rêve d’amour qui peindra plus tard avec le même charme toutes les nuances du sentiment et de la passion. On s’émeut en lisant toutes ces délicieuses histoires de cœur qui ont chacune leur physionomie propre.

Voici un intérieur à la Goldsmith : au fond du comté d’York, dans un cottage anglais, un pasteur, sa femme, une ravissante jeune fille de quinze ans, plus belle que la plus idéale des têtes de Lawrence. Charlotte enchante de sa voix le sommeil de son vieux père, tandis qu’un jeune, obscur et pauvre exilé, nommé Chateaubriand, appuyé au bout du piano, écoute en silence, « éprouvant peu à peu, dit-il en son beau langage, le charme timide d’un attachement sorti de l’ame. » Nous ne dirons pas comment cette fleur d’amour naissant est brusquement coupée sur sa tige au moment de s’épanouir, nous ne dirons pas les douleurs, la séparation, le retour à Londres du proscrit, qui s’en va portant, comme le lui disait une spirituelle et vive Irlandaise, portant son cœur en écharpe : on lira tout cela un jour dans les Mémoires, et, merveille de l’art, on le verra peint en quelques pages. Jamais plus de grâce et de mélancolie ne furent condensées en moins de mots.

Dans un autre chapitre, nous sommes à Rome en novembre 1803. L’auteur du Génie du Christianisme ferme les yeux à une femme malheureuse de vivre et désolée de mourir. C’est encore là une bien touchante histoire avec une physionomie autre que la première, histoire douloureuse, navrante, dont la dernière scène, la scène de mort, écrite en 1838, à trente-cinq ans de distance, est comme moulée sur nature, et d’une vérité qui arrache des larmes. C’est ici une poésie où le beau n’est que la splendeur du vrai. Suivant nous, la mort d’Atala même n’a pas ce caractère de réalité saisissante.

Mais le cœur change, hélas ! comme la vie. Voici la sylphide rêvée à quinze ans qui apparaît au milieu de l’âge mûr, voici l’adolescence qui semble renaître avec tous ses prestiges. Dans cette grande basilique des Mémoires, dans cette basilique si artistement composée de sentiment, de poésie et d’histoire, il y a une petite chapelle ornée de tableaux délicieux. Vous y verrez un célèbre ministre qui, échappant aux affaires, va chercher la paix et le bonheur dans une retraite aimée. Quand tout essoufflé, dit l’auteur des Mémoires, après avoir grimpé quatre étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi, » et alors commencent les incantations de la Muse : c’est le parfum des orangers qui monte du jardin silencieux à travers lequel on voit errer des nonnes en voile blanc ; c’est la lune qui se lève à l’horizon empourpré par les derniers rayons du soleil ; c’est enfin une voix mélodieuse qui, mariée aux sons d’une harpe, chante les adieux du Roméo de Steibelt.

Au milieu des inspirations si variées de cette muse, tour à tour moqueuse, passionnée, imposante, vous entendez de temps en temps résonner la note favorite, le motif préféré, le motif de la mélancolie et de la plainte. Nous l’avons dit, on s’attend généralement à trouver dans les Mémoires beaucoup de mélancolie ; il y en a certainement ; s’il n’y en avait pas, la création de René ne serait point ce qu’elle est, une création originale et sincère, qui ne saurait porter la responsabilité de tous les pastiches émanés d’elle. Cependant on a pu reconnaître, par les citations qui précèdent, que la puissance de cette partie du clavier poétique de M. de Chateaubriand n’altérait en rien la sonorité des autres. Après cela, et toute révérence gardée envers les partisans de la vieille gaieté française, il faut bien convenir qu’il n’est pas donné à chacun de prendre la vie à la façon de Roger Bontemps ou de Joconde. Il faut bien convenir qu’il s’est trouvé de tous temps, depuis Job jusqu’à M. de Chateaubriand, des âmes tourmentées par la soif de l’immuable et de l’infini, qui ne se peuvent arranger d’un monde où tout passe, où tout se flétrit et se décolore, la jeunesse, l’amour, l’amitié, l’ambition, la richesse, la gloire elle-même ; car le néant ou l’incertitude de la gloire est un des thèmes qui fournissent au grand artiste des Mémoires les modulations les plus touchantes. Ce génie d’une époque troublée par le doute a sur ses disciples ce privilège de sincérité, qu’il ne peut parvenir à croire même à lui. L’oppression de ce sentiment est visible dans les Mémoires, et par elle s’expliquera plus d’un trait de caractère qui a pu quelquefois faire accuser M. de Chateaubriand d’égoïsme ou d’orgueil. Quant à la tristesse inspirée par les révolutions du cœur, par cette succession de félicités fragiles et éphémères qui se détruisent l’une par l’autre et ne laissent en nous que des ruines, quoi de plus vrai que ces belles paroles des Mémoires : « L’indigence de notre nature est si profonde, que, dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachemens. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu’une fois ; on les profane en les répétant. »

Ainsi va luttant contre lui-même ce cœur de poète et de chrétien, jusqu’au jour où, maîtrisant enfin l’orage, il se repose dans cette belle invocation : « Dieu de grandeur et de miséricorde, vous ne nous avez point jetés sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un misérable bonheur ! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos destinées sont plus sublimes. Quelles qu’aient été nos erreurs, si nous avons conservé une ame sérieuse et pensé à vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, dans cette région où les attachemens sont éternels. »

Mais en voilà assez sur le côté poétique et psychologique des Mémoires. Nous avons maintenant à les considérer dans leur partie historique, surtout en ce qui touche la grande ère des temps modernes, le fait générateur des sociétés futures, la révolution française.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand ne contiennent point une histoire détaillée et minutieuse de la révolution, et pas davantage un système sur la révolution ; ils contiennent seulement une série de tableaux et de portraits peints par un témoin oculaire et entremêlés d’appréciations générales.

Parlons d’abord des tableaux et des portraits. L’illustre écrivain a assisté aux derniers jours du vieux monde d’avant 89. Il avait dix-huit ans, lorsqu’il vint à Versailles, en février 1787, fournir à la Gazette de France l’occasion d’une note ainsi conçue : « Le comte Charles d’Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault et le chevalier de Chateaubriand, qui précédemment avaient eu l’honneur d’être présentés au roi, ont eu le 19 celui de monter dans les voitures de sa majesté et de la suivre à la chasse[3]. » De ces trois gentilshommes, les derniers peut-être qui aient débuté dans la vie en passant par les voitures de sa majesté, il en reste encore un. L’autre jour, au milieu de cette foule en deuil qui encombrait l’église des Missions Étrangères, nous avons remarqué un vieillard encore vert et d’une belle tournure, dont le visage trahissait une émotion profonde. C’était M. d’Hautefeuille, qui venait assister aux funérailles de l’illustre compagnon de ses débuts à Versailles[4]. Séparé de lui pendant longues années, M. d’Hautefeuille avait rédigé, de son côté, un récit de cette présentation à Louis XVI et de cette chasse, qui forment un des chapitres les plus charmans des Mémoires d’outre-tombe. Or, il s’est trouvé que, quant au fond, les deux récits concordent, dit-on, parfaitement, et cela est bon à noter pour les douteurs qui, à l’aspect des brillans tableaux de M. de Chateaubriand, seraient tentés de croire que chez lui aussi l’imagination ne se contente pas de colorer la vérité. Ceux qui ont voyagé, l’Itinéraire à la main, assurent que l’illustre peintre est du très petit nombre des artistes à la plume dont on reconnaît les paysages sur les lieux ; il est donc permis d’espérer que cette faculté d’exactitude se retrouvera dans la peinture des hommes et des choses de la révolution, et le sans-façon de plus en plus étrange avec lequel de nos jours on fait de l’histoire donnera un nouveau prix à ce mérite.

On la verra revivre dans les Mémoires, cette société élégante, frivole et caduque qui jouait au bord de la tombe ; on la verra esquissée à grands traits, mais avec ses principales figures, depuis ce roi incertain, timide, embarrassé devant un jeune officier qui devait être un jour « chargé de démêler ses ossemens parmi des ossemens, » depuis cette reine qui « semblait enchantée de la vie, et dont les belles mains, qui soulevaient avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d’être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve à la Conciergerie, » jusqu’aux derniers et chétifs représentans d’une école philosophique et littéraire, veuve de ses chefs, mais qui portait la révolution dans ses flancs.

Après avoir peint les hommes, M. de Chateaubriand peint les choses avec cette supériorité d’historien qui résume une situation en quelques lignes. « À cette époque (1787), tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs, symptôme d’une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères ; les Lamoignon, les Mole, les Séguier, les d’Aguesseau, voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les présidentes, cessant d’être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir des femmes à brillantes aventures ; le prêtre en chaire évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait plus que du législateur des chrétiens ; les ministres tombaient les uns sur les autres, le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d’être Américain à la ville. Anglais à la cour. Prussien à l’armée, tout, excepté Français. Ce que l’on faisait, ce que l’on disait n’était qu’une suite d’inconséquences. On prétendait garder des abbés commandataires, et l’on ne voulait point de religion ; nul ne pouvait être officier, s’il n’était gentilhomme, et l’on déblatérait contre la noblesse ; on introduisait l’égalité dans les salons, et les coups de bâton dans les camps. » Mais la scène change, l’édifice lézardé craque de toutes parts, et le sol commence à trembler. L’auteur des Mémoires nous transporte au sein de cette orageuse assemblée des états de Bretagne, où la démocratie, conduite par un jeune étudiant qui se fera un jour une place dans l’histoire, par Moreau, donne l’assaut au patriciat. Assiégée dans la salle des états, la noblesse bretonne est obligée de se faire jour l’épée à la rnain, non sans avoir laissé quelques-uns des siens sur le carreau. Bientôt s’ouvre l’année 1789, « si fameuse, dit M. de Chateaubriand, dans notre histoire et dans l’histoire de l’espèce humaine. » Le jeune officier breton repart pour Paris ; sur sa route, dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, il trouve le peuple debout, agité et grondant. A Versailles, où il arrive quelques jours après le serment du Jeu de Paume, l’ancienne et la nouvelle France se mesurent des yeux à travers les grilles du château de Louis XIV, l’une appuyée sur des canons, l’autre armée de la force irrésistible des idées.

La prise de la Bastille, si étrangement amplifiée, comme fait d’armes, par nos récens historiens, est réduite à sa juste valeur par M. de Chateaubriand. La révolution n’a pas besoin d’être ainsi gonflée pour paraître grande. Toutefois la portée morale du fait qui ouvre l’ère de l’émancipation n’est point méconnue. « La Bastille, dit l’illustre écrivain, était, aux yeux de la nation, le trophée de sa servitude, elle lui semblait élevée à l’entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés. »

Au milieu de l’ébranlement universel qui suit la chute de la Bastille, voici qu’apparaît déjà, sortant des bas-fonds de la société, une race de sauvages, la race des coupe-têtes et des porte-têtes, qui commence à souiller la révolution : race hideuse, qui n’aurait pu supporter les rayons de la lumière et de la liberté, si d’affreux sophistes ne l’eussent enveloppée de ténèbres et nourrie de venin. Il y a quelques jours à peine, nous nous disions que c’était l’honneur immortel de la révolution de 1830 et de la révolution de 1848 de n’avoir point connu ces horreurs qui font baisser les yeux à la civilisation. Nous avions admiré ce peuple de février, courageux dans le combat, généreux pour les vaincus, protégeant les faibles, se transformant lui-même en magistrat de l’ordre, et donnant l’exemple du respect de tous les droits. Au milieu du bouillonnement de l’Hôtel-de-Ville, le lendemain de la victoire, nous avions vu un homme, qui essayait de promener au bout de sa baïonnette cet écriteau : Mort aux ministres ! ne rencontrer autour de lui que l’improbation ; nous avions vu des ouvriers arracher et déchirer l’écriteau aux applaudissemens de la foule, et nous nous disions : Quel immense pas a fait ce peuple depuis 1789 ! Quand les masses s’élèvent à cette hauteur d’intelligence et de magnanimité, elles sont mûres pour la démocratie.

Les journées de juin ont cruellement affaibli nos espérances. Nous ne pouvons croire à tous les raffinemens de sauvagerie que l’on attribue aux insurgés ; mais il est malheureusement trop certain que la race des coupe-têtes n’a point disparu d’au milieu de nous, et que la société, en 1848, cache encore dans ses profondeurs des êtres dignes de figurer aux orgies sanglantes dont l’affreux souvenir a si long-temps arrêté la marche de la révolution. Toutefois ne méconnaissons pas le contraste : ce qui s’est fait hier, dans la fièvre du combat, est l’œuvre de quelques misérables reniés par ceux-là même qui combattaient avec eux. Ce qui se faisait autrefois en ce genre se faisait à froid, trouvait des applaudisseurs, et malheureusement trouve encore aujourd’hui des apologistes, comme si le culte de la barbarie dans le passé n’était pas propre à éterniser la barbarie dans l’avenir. Que l’historien se garde donc d’associer le crime à la noble cause qu’il a souillée ; la liberté fut, la liberté sera toujours la victime et jamais la complice de l’assassinat.

L’illustre auteur des Mémoires ne s’est jamais senti aucun faible pour les égorgemens de la révolution ; quand bien même son esprit droit n’aurait pas suffi à discerner l’absurdité, l’injustice et le danger de certaines réhabilitations, son caractère lui aurait rendu impossible ce genre de capitulation avec la popularité, et M. de Chateaubriand mit toujours dans ses écrits, même les plus différens, quelque chose de son caractère, parce qu’il avait un caractère. Ce je ne sais quoi d’arrêté et de fixe qui s’appelle un caractère devient infiniment rare ; on ne voit guère, depuis cinquante ans, que des esprits battus par les quatre vents du ciel, qui s’en vont à la dérive sur les flots changeans de l’opinion. L’esprit de M. de Chateaubriand a eu certainement sa part, et une grande part, des fluctuations de son temps : il a été plus d’une fois secoué, ballotté même par la tempête ; mais il n’a jamais perdu son ancre. En l’étudiant de près dans ses évolutions, il est facile d’y reconnaître des points immuables, des opinions, ou plutôt des limites dans les opinions, qui ne changent pas. Or, ces limites infranchissables, ce n’est pas l’esprit, c’est le caractère qui les trace. Le même sentiment délicat et ferme de liberté, de dignité et de justice qui maîtrise et contient les idées aristocratiques de l’auteur de la Monarchie selon la Charte, domine et dirige également les idées plus démocratiques de l’auteur des Mémoires. On verra ce sentiment éclater à l’aspect des scènes hideuses dont il fut le témoin, et produire des tableaux où non seulement le crime n’est pas beau, mais où le criminel partage la laideur du crime.

Ces tableaux noirs sont heureusement mélangés de tableaux d’un autre genre. De 1789 à 1791, la violence et le meurtre ne paraissent encore qu’à l’état d’accident. Les âmes généreuses peuvent se livrer à l’espérance de voir la révolution triompher de l’esprit de vertige et de fureur qui la menace, et cet évangile de 1789, évangile de liberté, d’égalité et de fraternité, qui ne sera bientôt plus qu’une dérision sanglante, devenir l’évangile béni de la France et du genre humain. Les Mémoires de M. de Chateaubriand nous montrent, saisie au vif, la physionomie animée, mobile, de cette société émancipée d’hier, confiante dans l’avenir, et où se mêlent en une sorte de cohue joyeuse tes anciennes et les nouvelles mœurs. Partout des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles ; dans les rues passent et repassent des députations populaires, des piquets de cavalerie et des patrouilles d’infanterie ; auprès d’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, on voit marcher un homme cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Au théâtre, les acteurs publient les nouvelles, le parterre entonne des couplets patriotiques ; des pièces de circonstance attirent la foule ; un abbé paraît sur la scène, le peuple lui crie : Calotin ! calotin ! l’abbé répond : Messieurs, vive la nation ! On court à l’Opéra buffa entendre Viganoni, après avoir vu pendre Favras. Le boulevard des Italiens, surnommé Coblentz, les allées des Tuileries, sont inondés de femmes pimpantes, au milieu desquelles brillent les trois jeunes nièces de Grétry, blanches et roses comme leurs parures. Une multitude de voitures sillonnent les carrefours où barbottent les sans-culottes, et l’on trouve la belle Mme de Buffon assise seule dans le phaéton du duc d’Orléans, stationné à la porte de quelque club. Au milieu des élégances de la société aristocratique subsistante, M. de Chateaubriand nous montre le cordonnier, en uniforme d’officier de la garde nationale, prenant à genoux la mesure de votre pied ; le moine qui, le vendredi, traînait sa robe noire ou blanche, portant le dimanche le chapeau rond et l’habit bourgeois ; le capucin rasé lisant le journal à la guinguette ; dans un cercle de femmes folles, assise gravement, quelque religieuse expulsée de son couvent, et la foule visitant ces couvens ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent à Grenade les salles abandonnées de l’Alhambra.

Les Mémoires nous conduisent ensuite aux séances de l’Assemblée constituante, et nous offrent une esquisse de ce grand atelier social où se détruisait et se reconstruisait un monde. M. de Chateaubriand s’attache particulièrement à une figure qui domine toutes les autres, à la figure de Mirabeau, avec lequel il a dîné deux fois, et il consacre au grand orateur, au grand homme d’état de la Constituante, un portrait en pied où resplendit ce coloris éclatant qu’il a le premier introduit dans la littérature française. C’est trois jours après la mort de Mirabeau, en avril 1791, que M. de Chateaubriand partit pour l’Amérique. Il était stimulé à ce voyage par l’illustre et courageux vieillard Malesherbes, dans l’intimité duquel les Mémoires nous introduisent, et qui disait au jeune rêveur, devenu son parent et son ami : « Si j’étais plus jeune, je partirais avec vous, je m’épargnerais le spectacle que m’offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies ; mais, à mon âge, il faut mourir ou l’on est. » Le récit de ce voyage en Amérique, refait en grande partie, a été orné de détails intimes que ne comportait pas la publication déjà connue.

Un an après, en juin 1792, M. de Chateaubriand se retrouve à Paris, en présence de la révolution, et les Mémoires, après un résumé historique des faits accomplis pendant l’absence du voyageur, nous font assister derechef à toutes les scènes de ce nouvel acte d’un drame où déjà tout est changé, car les années y comptent pour des siècles. « Paris, dit M. de Chateaubriand, n’avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790, ce n’était plus la révolution naissante, c’était un peuple marchant, ivre, à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. L’apparence du peuple n’était plus tumultueuse, curieuse, empressée ; elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons, afin de n’être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie, des regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d’âpres regards se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer Dans la population parisienne se mêlait une population étrangère de coupe-jarrets du Midi. L’avant-garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de septembre, se faisait reconnaître à ses haillons, à son teint bruni, à son air de lâcheté et de crime, mais de crime d’un autre soleil. »

Dans ce cadre général se viennent grouper les nouvelles figures que la tempête révolutionnaire a élevées à la surface de la société, Marat, Danton, Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, Fouché, Chaumette, tous meneurs du club des Cordeliers, la plus redoutable alors des deux assemblées populaires qui déjà maîtrisaient la France par la peur. M. de Chateaubriand n’a point vu, en 1792, le club des Jacobins, où commençait à régner Robespierre. Cette dernière célébrité ne lui est apparue que deux ans auparavant, dans la Constituante, au commencement de 1790, à une époque où elle ne comptait pas encore ; et, comme à cette époque il ne s’est point aperçu qu’elle eût cet air formidable dont ses admirateurs d’aujourd’hui la gratifient rétroactivement, il lui accorde dans sa galerie tout juste la somme d’importance qu’elle avait en 1790, c’est-à-dire, qu’il la dessine en deux coups de crayon. « A la fin d’une discussion violente, je vis, dit-il, monter à la tribune un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux : on ne l’écouta pas ; je demandai son nom, c’était Robespierre. »

Dans la galerie de portraits de 1792, nous ne retrouvons plus Robespierre, ou du moins il n’y figure qu’accessoirement ; ainsi, un grand portrait de Danton nous offre ce passage : « Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donné son nom à ses crimes… Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul qu’elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans les actions des hommes : les coupables à imagination comme Danton semblent, en raison même de l’exagération de leurs dits et déportemens, plus pervers que les coupables de sang-froid, et, dans le fait, ils le sont moins. »

Nous assistons ensuite aux séances du club des Cordeliers. N’admettant point que le salut de la patrie soit intéressé à ce qu’on peigne en rose cet assemblage de figures très foncées, M. de Chateaubriand les reproduit telles qu’il les a vues, et il faut convenir qu’elles ne sont point belles. Marat est laid, le lecteur en devra prendre son parti ; Chaumette est laid, Danton est laid, Fouché est laid ; Camille Desmoulins lui-même n’est pas beau ; pour ce dernier, qui était plus fou que méchant, si funeste qu’ait été parfois sa folie, nous aurions désiré un peu moins de rigueur avant d’arriver à la conclusion où M. de Chateaubriand parle, d’ailleurs, avec une équité si éloquente de l’auteur du Vieux Cordelier, dont la belle mort a presque amnistié la vie. « Il serait injuste, dit-il, d’oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre et racheter par son courage ses égaremens. Il donna le signal de la réaction contre la terreur. Une jeune et charmante femme pleine d’énergie, en le rendant capable d’amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L’indignation inspira l’éloquence à l’intrépide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d’un grand air les échafauds qu’il avait aidé à élever. » Voilà de l’histoire, de la véritable histoire à opposer à ces récits étranges, qui, transformant le mal en bien, et le bien en mal, feraient presque un crime à Camille Desmoulins du seul acte qui protégera son nom devant la postérité.

Quant au parterre du club des Cordeliers, il est encore plus laid que les acteurs. Pour peindre au naturel ce laboratoire d’énormités où se manipulèrent les massacres de septembre, M. de Chateaubriand ne craint pas de tremper son pinceau dans la couleur même du lieu, et de donner parfois à son beau style une allure sans-culottique dont s’offensera peut-être la pudeur des raffinés. Quoi qu’il en soit, ces tableaux à la Ribeira auront du moins l’avantage de trancher assez heureusement sur les peintures à la Watteau qu’on nous fait depuis quelque temps des mêmes sujets.

Après avoir peint la révolution en artiste, l’auteur des Mémoires la juge en penseur. Nous ne voulons point affirmer que l’avenir ratifiera toutes les opinions de détail qui peuvent se rencontrer dans ce grand livre. Comme le disait à sa manière M. Ballanche, M. de Chateaubriand a les deux natures, la nature patricienne et la nature plébéienne, et le conflit de ces deux natures se produit souvent dans les Mémoires comme il s’est produit dans la révolution. Or, l’avenir appartient à la démocratie ; nul écrivain n’est plus pénétré que M. de Chateaubriand de cette vérité : « La dernière heure de l’aristocratie a sonné, dit-il ; l’aristocratie à trois âges, l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités. Sortie du premier, elle dégénère dans le second, et s’éteint dans le dernier. » C’est donc un démocrate qui a écrit les Mémoires ; mais, comme les convictions, les goûts même de l’esprit n’ont pu détruire complètement les influences du berceau et de l’éducation, le patricien reparaît plus d’une fois avec son beau côté, c’est-à-dire, un vif instinct de dignité personnelle, un amour plus ferme de la liberté, et aussi avec ses restes de loyalty, de fidélité chevaleresque aux hommes ou aux races, sentimens qui dominaient la vie d’autrefois et qui ont perdu aujourd’hui leur signification.

Du reste, pour juger sainement un mouvement social qui changera le monde, M. de Chateaubriand n’avait pas besoin de se faire des opinions nouvelles. Entre une grande idée et un grand génie, il ne peut jamais y avoir rupture complète, il ne peut exister que des désaccords partiels, des malentendus passagers. A une époque où, souillée de sang et méconnaissable, la révolution française était mise au ban de l’opinion en Europe, et semblait condamnée à n’inspirer plus que du dégoût et de la haine, le premier écrivain qui ait osé prendre sa défense à l’étranger est un jeune émigré de vingt-huit ans, dont la famille venait d’être décimée par la terreur. C’est à Londres, en 1797, que M. de Chateaubriand publia cet ouvrage que Carrel appelait « l’étonnant Essai sur les révolutions, » livre étonnant, en effet, de savoir, d’audace, de témérité et de prévision en tout genre. Dans cet ouvrage, écrit au milieu et sous la pression de tous les préjugés d’un parti aveugle, qui ne voyait dans la révolution qu’un accident fortuit, passager, attribué à des causes puériles, le jeune penseur entreprend hardiment la démonstration d’une thèse ainsi conçue : « La révolution française, dit-il, ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre, elle vient des choses. Elle était inévitable, c’est ce que mille gens ne veulent pas se persuader. Elle provient surtout du progrès de la société à la fois vers les lumières et vers la corruption ; c’est pourquoi on remarque dans la révolution française tant d’excellens principes et de conséquences funestes les premiers dérivent d’une théorie éclairée, les secondes de la corruption des mœurs. Voilà ce que j’ai cherché à démontrer dans tout le cours de cet Essai. »

Voici un passage plus extraordinaire encore pour le temps, le lieu et l’homme : « Il y a, dit l’auteur de l’Essai, il y a toujours quelque chose de bon dans une révolution, et ce quelque chose survit à la révolution même. Ceux qui sont placés près d’un événement tragique sont beaucoup plus frappés des maux que des avantages qui en résultent ; mais pour ceux qui s’en trouvent à une grande distance, l’effet est précisément inverse. Voilà pourquoi la révolution de Cromwell n’eut presque point d’influence sur son siècle, et pourquoi aussi elle a été copiée avec tant d’ardeur de nos jours. Il en sera de même de la révolution française, qui, quoi qu’on en dise, n’aura pas un effet très considérable sur les générations contemporaines, et peut-être bouleversera l’Europe future. »

Ainsi, en 1797, au moment où la France républicaine fonde des républiques partout où elle porte ses drapeaux, un écrivain obscur, caché dans un grenier à Londres, prévoit que ce premier mouvement révolutionnaire, qui menace toutes les monarchies de l’Europe, s’arrêtera, que l’ordre nouveau reculera jusqu’à rentrer dans l’ordre ancien, pour revenir ensuite à son point de départ et recommencer sa marche d’un pas plus ferme, plus large et plus sûr. N’est-ce point ainsi que les choses se sont passées ? Que restait-il de la révolution en 1807, lorsqu’un soldat, entouré de tout un attirail de ducs, de comtes et de barons, disait à la France ébahie : « Je suis content de mes peuples ? »

Qui pourrait méconnaître qu’aujourd’hui, en 1848, après février, nous sommes plus rapprochés de la révolution française qu’en 1807 ? et combien sont frappantes les prophéties du jeune émigré, quand on les compare aux prophéties que traçait, à la même époque, à Saint-Pétersbourg, un autre émigré ! M. de Maistre, dont on cite quelquefois, en l’honneur du jacobinisme, une ou deux maximes fausses, dont le but était de prouver que le jacobinisme sauvait la monarchie, M. de Maistre écrivait, à la même date que l’auteur de l’Essai : « Ce qui distingue la révolution française et ce qui en fait un événement unique dans l’histoire, c’est qu’elle est mauvaise radicalement ; aucun élément de bien n’y soulage l’œil de l’observateur : c’est le plus haut degré de corruption connu, c’est la pure impureté [5]. » S’ élançant ensuite dans l’avenir, le prophète de Pétersbourg pronostiquait hardiment que l’aboutissement suprême de la révolution serait « l’exaltation des rois et des familles CO-SOUVERAINES (la noblesse), qui ne peuvent souffrir qu’une éclipse. » L’avenir paraît, du moins jusqu’ici, faire assez peu de cas des prophéties de M. de Maistre, et nous préférons celles de M. de Chateaubriand.

Un émigré qui saisit ainsi le véritable caractère et pressent les destinées de la révolution ne deviendra jamais pour elle un ennemi irréconciliable, et l’on peut prévoir que, s’il est un jour conduit par les circonstances à la combattre sur plus d’un point, ce ne sera jamais sans lui emprunter une partie de ses armes et s’imprégner à un certain degré de son esprit. C’est, en effet, ce qui est arrivé à M. de Chateaubriand : même au temps où il était le plus engagé dans les rangs d’un parti hostile à la démocratie, sa pensée dominante fut toujours de « réconcilier les hommes d’autrefois avec les institutions nouvelles, » non sans mêler, il est vrai, aux institutions nouvelles plusieurs idées d’autrefois. Il a fini, plus tard, par reconnaître qu’en politique il n’y avait rien à faire ni avec les hommes ni avec les idées d’autrefois ; il s’est de plus en plus incliné vers l’avenir, et, sa vieillesse se retrempant dans les impressions de son jeune âge, l’auteur des Mémoires s’est trouvé souvent identique à l’auteur de l’Essai sur les révolutions, ou mieux (et pour parler ce langage qui n’appartient qu’à lui), les rayons de son couchant se sont croisés et confondus avec les rayons de son aurore. Toutefois, en rendant librement les armes à la révolution, l’auteur des Mémoires ne les rend qu’à elle et non point à ces postiches sanglans qu’on nous donne trop souvent pour elle, et qui sont à la révolution ce que l’inquisition ou la Saint-Barthélémy furent à l’Évangile.

L’esprit général des Mémoires se peut résumer en un magnifique hommage adressé par l’auteur à la grande, à l’honnête, à l’immortelle assemblée qui a vraiment posé les bases de la démocratie française, à l’Assemblée constituante. « C’est la plus illustre congrégation populaire, dit M. de Chateaubriand, qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l’immensité de leurs résultats ; » et, après avoir établi que presque toutes les améliorations dont nous jouissons dans l’ordre civil, politique, judiciaire, financier, administratif, nous viennent de la Constituante, M. de Chateaubriand s’écrie : « Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire ! » C’est la même pensée qu’exprimait autrefois M. de Lamartine quand il parlait de ces idées généreuses écloses en 89, « que nous appelons, nous, disait-il, la révolution française, la révolution hormis ses crimes, ses tyrannies et ses conquêtes. » Sur ce point, M. de Chateaubriand n’a jamais varié ; il glorifiait les victoires de nos armées sous la Convention, mais il en faisait honneur à qui de droit, et il refusa toujours d’admettre une solidarité quelconque entre des soldats et des bourreaux. En cela, il se trouvait d’accord avec Saint—Just lui-même, quand ce tribun lunatique, ramené par le dépit au sentiment du vrai, disait à la Convention : « Je désire qu’on rende justice à tout le monde, et qu’on honore les victoires, mais non point de manière à honorer davantage le gouvernement que les armées, car il n’y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent[6]. »

M. de Chateaubriand se trouvait aussi d’accord avec Carnot, car c’est Carnot qui, célébrant, il y a cinquante ans, la chute d’un régime exécré, disait : « Ce moment de fête n’est point celui d’affliger vos cœurs par le tableau de la longue série des malheurs qui désolèrent l’humanité pendant cette période calamiteuse ; le caractère de la tyrannie qui remplit cette période fut d’avoir constamment, au nom du peuple, fait égorger le peuple ; au nom de la liberté, érigé en vertus civiques l’anarchie, la débauche, la délation, la férocité ; au nom de l’égalité des droits, remplacé l’esprit de propriété par l’esprit de rapine, et sapé par cette subversion les bases de l’industrie, du commerce et de toute prospérité nationale ; au nom de la raison, proscrit les lumières et les arts…, étouffé tout ce qu’il y a dans la nature d’affections douces, fait taire la pitié, la pudeur, l’amour paternel et filial, brisé enfin, par une philosophie fausse et incompatissante, tous les liens qui unissent les hommes, soit entre eux par l’amitié, soit au passé par les souvenirs, soit à l’avenir par l’espérance… La république alors n’était presque plus que dans nos armées ; c’est dans les camps que s’était réfugiée l’humanité ; les défenseurs de la patrie, en couvrant la France de leurs lauriers, dérobèrent, pour ainsi dire, aux regards les crimes qui l’avaient inondée[7]. »

Enfin M. de Chateaubriand se trouvait d’accord avec un homme que la démocratie ne reniera pas, car il fut l’un de ses plus valeureux champions, avec Armand Carrel. Carrel, après juillet 1830, parlant aux petits plagiaires ineptes qui, à force d’admirer la terreur, n’auraient pas été fâchés de la recommencer, leur disait : « Vos pères s’abandonnèrent sans retenue à tous leurs besoins de vengeance ; mais que leur en revint-il ? Demandez-le aux vieillards qui vivent encore parmi vous et qui ont vu ces temps de violence et de suspension des lois ; ils vous diront qu’après avoir élevé et renversé vingt idoles, après avoir connu toutes les extrémités de la faim, de la misère et de la dégradation morale, après avoir, pendant trois ans, hué chaque jour au pied de l’échafaud ceux que la veille ils applaudissaient dans les clubs et aux assemblées, ils allèrent s’éteindre sous la main étouffante du soldat qui les avait mitraillés en vendémiaire. Les mêmes calamités, le même esclavage final, seraient le résultat de toute violence pareille à celles qui rendirent si épouvantablement fameuses les premières années de notre révolution[8]. »

Voilà le vrai. Maintenant, entre les grands noms que nous venons de citer, placez tous les grands noms, tous les grands cœurs que le monde révère et admire depuis soixante ans ; placez-y même, pour ceux qui croient à leur génie, les premiers hommes auxquels on a donné le nom de socialistes, Saint-Simon et Fourier : vous trouverez chez tous le même dégoût, le même dédain pour cette politique d’expédiens sauvages, qui, démoralisée par les circonstances, ne savait que couper l’arbre par le pied et ériger en système l’extermination.

Comment se fait-il que depuis vingt ans cette période de la révolution, que la voix du peuple a baptisée à jamais d’un nom sinistre, ait trouvé des historiens de plus en plus indulgent, et que de l’excuse, qui, à la rigueur, se comprend, on en soit venu à la glorification, qui ne se conçoit pas ? Il serait trop long d’entrer ici dans le détail de toutes les causes diverses qui ont concouru à ce résultat : on commence à le juger par ses fruits, et l’erreur ne tiendra pas long-temps devant la raison publique éclairée par l’expérience. Disons seulement que les deux gouvernemens qui ont précédé la république de février n’ont pas peu contribué à jeter les esprits dans cette conception fausse de la révolution. Le premier, celui de la restauration, presque toujours ouvertement contre-révolutionnaire, arguant sans cesse du mal pour nier le bien, conduisait naturellement l’opinion démocratiques à justifier le mal par le bien, et à refuser toute distinction entre les idées, les personnes et les actes de la révolution en présence d’un gouvernement qui n’en faisait aucune. Le gouvernement de juillet, plus engagé dans la démocratie, mais ne subissant qu’à regret le principe qui lui avait donné la vie, n’osait l’attaquer de front, mais cherchait constamment à le détruire par l’extinction de tout esprit politique, l’énervation du sens moral, le culte exclusif du moi et des intérêts matériels. Il provoquait ainsi une réaction d’autant plus dangereuse, qu’en s’appuyant sur la force invincible et saine du principe démocratique, elle était entraînée, pour agir sur l’opinion, par l’histoire du passé, à dénaturer ce principe et à costumer le passé à la mode du présent, c’est-à-dire à sacrifier la vérité et la justice à ce goût désordonné de mélodrame, d’émotions factices, de pathos et de fausse grandeur, qui est la plaie des sociétés amollies par le repos et blasées par l’ennui. De là ces histoires fantastiques de la révolution où, pour captiver les masses, le talent même s’abandonne aux erreurs les plus graves, aux excentricités les plus affligeantes.

Il est certain que les générations vigoureuses qui, depuis 1792 jusqu’en 1815, passèrent leur vie à braver la mort sur tant de champs de bataille, auraient peu compris les apothéoses que notre temps a vu produire. S’il est un genre de grandeur que l’esprit militaire ne saisit pas toujours, en revanche il est un genre de barbarie, de méchanceté, de perfidie ou de lâcheté, qui, même déguisées en stoïcisme et en patriotisme, ne sauraient faire illusion à un soldat. Nos armées, et c’est leur gloire, n’eurent jamais le sentiment de l’héroïsme, du génie, pas même de l’utilité des hommes et des expédiens de la terreur. Si la république française existe, disait en 1797 le vainqueur de Fleurus, l’honnête, le digne républicain Jourdan, c’est parce que ses vrais défenseurs, étrangers à toutes les factions qui l’ont déchirée de tant de manières, ont forcé par leur valeur les puissances étrangères à abandonner un système d’opposition et de partage qui les avait armées contre le peuple français, qui voulait être libre. » La phrase de Jourdan n’est pas très élégante, mais elle est claire et exprime très bien l’opinion de nos armées quant aux prétendus sauveurs de la France. Le 18 brumaire est une preuve dernière et décisive des sentimens qu’inspiraient aux hommes d’épée les hommes du couperet. Quand Lucien, quittant son fauteuil de président, vint à cheval haranguer les troupes pour les mener à l’assaut du corps législatif, que leur dit-il ? L’entendit-on, parlant la langue des historiens d’aujourd’hui, s’écrier : Soldats, venez venger les grands penseurs de la montagne, les sauveurs de la patrie, les martyrs de la justice et de la liberté ? » Non, ce langage n’aurait pas été compris ; calomniant la plupart de ses collègues, républicains honnêtes, qui, pour avoir secoué le joug de Robespierre, ne voulaient point subir le joug de Bonaparte, Lucien les accusa devant l’armée d’être les amis, les complices, les continuateurs de Robespierre, et, pour animer les soldats, il leur dit en propres termes : «  Au nom de ce peuple qui, depuis tant d’années, est le jouet de ces misérables enfans de la terreur, je vous ordonne de marcher ! » Et les soldats marchèrent, persuadés qu’ils croisaient la baïonnette contre des égorgeurs de femmes, d’enfans et de vieillards, et la représentation nationale fut violée, et la liberté succomba, comme elle succombera toujours sous l’influence de ces noms funestes que des esprits malavisés s’obstinent à nous donner pour des symboles de liberté.

La publication des Mémoires de M. de Chateaubriand sera, sous ce rapport, un excellent contre-poison. L’illustre écrivain aimait, comme un autre, la popularité. Quel génie ne l’aime pas ? Mais il est des sacrifices qu’il ne lui fit jamais, et, s’il ne fut pas toujours semblable à lui—même dans les détails, il a eu le droit de dire : « Les grandes lignes de mon existence n’ont point fléchi, » car il sut toujours maintenir au dedans de lui des points fixes, s’imposer des devoirs, les suivre jusqu’au bout, sacrifier à ces devoirs non-seulement des intérêts, ce qui n’est rien pour les âmes de cette trempe, mais des suffrages, ce qui est beaucoup. Sa vaste intelligence était ouverte à toutes les idées nouvelles ; on trouvera dans les Mémoires les pensées les plus hardies sur l’organisation future des sociétés, pensées que, par parenthèse, laissait déjà entrevoir, il y a cinquante ans, le jeune auteur de l’Essai sur les révolutions ; mais toute doctrine appuyée sur la négation du droit, sur l’adoration de la force, sur ce qu’il appelait énergiquement le culte du crime, y est sévèrement châtié : ces doctrines furent toujours odieuses à M. de Chateaubriand. « Tout crime, dit-il, porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur ; pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles. » — « Jamais, s’écrie-t-il ailleurs dans une vive sortie contre les théories de 93, jamais le meurtre ne sera, à mes yeux, un objet d’admiration et un argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné, qu’un terroriste. N’ai-je pas rencontré, en rentrant en France, toute cette race de Brutus au service de César et de sa police ; les niveleurs, régénérateurs, égorgeurs, étaient transformés en valets, espions, sycophantes, et puis en ducs, comtes et barons. Quel moyen-âge ! »

Ceux qui ont eu l’honneur d’approcher l’illustre vieillard le reconnaîtront dans les lignes que nous venons de citer. Aux derniers temps de sa vie, alors qu’il devenait de plus en plus indifférent aux choses d’ici-bas, les faux systèmes et spécialement la fausse démocratie, la démocratie de l’oppression et de la violence, conservaient encore le privilège de l’émouvoir, de l’animer, de l’indigner ; il s’emportait, et, sortant de son laconisme habituel, il se répandait en paroles ardentes. Quand nous lui proposâmes de publier une étude sur ses Mémoires, il nous le permit, mais à une condition : c’est que nous chercherions surtout dans ce riche arsenal des armes contre les mauvaises doctrines. Nous achevions de remplir ce devoir, lorsque la mort de l’illustre écrivain a donné à notre travail une opportunité doublement triste, car M. de Chateaubriand a cessé de vivre au moment où les erreurs et les sophismes qu’il combattit toute sa vie venaient de faire couler le sang dans nos rues. La bataille de juin, cette convulsion terrible qui menaçait d’emporter non-seulement la république, mais la société tout entière, fut le tourment de ses derniers jours. Assis devant ses fenêtres ouvertes, affaibli par les approches de la mort, on le voyait pâle, silencieux et sombre, la tête courbée sur sa poitrine, prêter l’oreille au bruit lointain de la guerre civile : chaque coup de canon lui arrachait des tressaillement et des larmes ; mais cette ame si française a pu du moins, en déplorant les nécessités du combat, assister encore à la victoire, et nous quitter sans désespérer de la France.

Louis DE LOMÉNIE.

  1. Parfois l’illustre vieillard récitait lui-même des vers. Presque toujours muet comme Harpocrate devant des étrangers, quand il était seul avec ses amis, avec Mme Récamier par exemple, avec celle dont il a dit dans le langage des dieux, qu’il parlait aussi quand il voulait :

    Jusqu’à mon dernier jour, douce et charmante étoile,
    Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau,
    Et, quand tu cesseras de luire pour ma voile,
    Tu brilleras sur mon tombeau ;

    il sortait de son silence et tous deux échangeaient leurs souvenirs poétiques. M. de Chateaubriand choisissait un passage de l’un de nos poètes, et il le récitait jusqu’à ce que sa mémoire s’arrêtât ; Mme Récamier le continuait. Ainsi s’entretenaient par l’organe des muses ces deux esprits qui dans l’avenir inspireront à leur tour les muses.
  2. Voyez la livraison du 15 avril 1834.
  3. Gazette de France du 27 février 1787.
  4. C’est Mme d’Hautefeuille qui, sous le pseudonyme d’Anna-Marie, a écrit plusieurs ouvrages chers aux âmes tendres et aux esprits délicats, entre autres l’Ame exilée.
  5. Considérations sur la France, p. 70.
  6. Discours de Saint-Just, séance du 9 thermidor.
  7. Discours de Garnot, au 9 thermidor 1797.
  8. National du 17 décembre 1830.