Chateaubriand et Madame de Staël

Chateaubriand et Madame de Staël
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 633-677).
CHATEAUBRIAND ET MADAME DE STAËL
D'APRÈS
LES LETTRES INÉDITES DE CHATEAUBRIAND

Le 1er nivôse an IX (22 décembre 1800) paraissait dans le Mercure de France une Lettre au citoyen Fontanes sur la seconde édition de l’ouvrage de Mme de Staël. L’ouvrage, dont il était question, était le livre intitulé : De la Littérature, considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, que Mme de Staël avait publié pour la première fois au mois d’avril 1800 et dont elle venait de donner une seconde édition au mois de novembre de la même année[1]. La lettre, remarquable par l’originalité des idées, par l’éloquence du style, et aussi par le ton d’aigreur et les insinuations dont elle était semée, portait pour toute signature ces mots mystérieux : L’auteur du Génie du Christianisme. Il semblait, d’ailleurs, que l’énigmatique personnage fût beaucoup moins préoccupé de défendre son ami Fontanes, ou même de critiquer Mme de Staël, que de se mettre lui-même en lumière ; et, pour que nul ne s’y trompât, il avait soin d’avertir le lecteur que tout ce qu’il disait était tiré d’un grand ouvrage qu’on imprimait depuis deux ans et qui serait intitulé : Génie du Christianisme ou Beautés poétiques et morales de la religion chrétienne[2]. Cet ouvrage n’était pas complètement inconnu des lecteurs du Mercure ; le protecteur, l’ami dévoué de l’auteur, Fontanes, à la fin de son premier article sur Mme de Staël[3], avait annoncé ce livre « remarquable par la richesse de l’imagination et l’abondance des sentimens, » et quelque temps après (1er frimaire — 21 novembre), dans son analyse du Cours de morale religieuse de M. Necker, père de Mme de Staël, il en avait publié quelques extraits.

L’auteur de cette lettre « très extraordinaire, » M. de Chateaubriand, était alors un fort petit personnage. Rentré furtivement de l’émigration en mai 1800, le nommé « Jean-David de la Sagne, natif de Boveresse, païs de Neufchâtel en Suisse[4] » et sujet de Sa Majesté le roi de Prusse, avait été, dès son arrivée à Paris, placé sous la surveillance de la police. Il avait obtenu d’abord une autorisation de séjour de deux mois, qu’il lui avait fallu renouveler de mois en mois par la suite. D’ailleurs, il résultait de l’enquête de la police que ce La Sagne était « un homme de lettres, qui ne voyageait que pour acquérir des connaissances » et ne fréquentait que « des savans ou des libraires. » Peut-être la police n’était-elle pas aussi dupe qu’elle le paraissait être : il y avait alors à Paris, depuis le 18 Brumaire, un grand nombre d’émigrés rentrés, qui se cachaient ainsi sous des noms d’emprunt et mettaient tout en œuvre pour obtenir leur radiation ; la police fermait les yeux et ne pourchassait que les personnages turbulens et les conspirateurs. Quant au faux La Sagne, enfermé dans son petit entresol de la rue de Lille, il travaillait jour et nuit à son grand ouvrage, qui devait, pensait-il, lui donner du même coup la gloire et les moyens de subsister ; car il était dénué de tout, empruntant pour vivre à son ami Fontanes, à Migneret, son libraire, nu, — il le dit lui-même, — « comme au sortir du ventre de sa mère[5]. » Son Essai sur les Révolutions était resté enseveli en Angleterre ; personne en France, ou presque personne, n’avait lu ce livre. Pauvre, inconnu, proscrit, réduit à se cacher sous un faux nom, craignant chaque jour d’être arrêté, emprisonné, expulsé de France, Chateaubriand menait une existence fort précaire. Mais il avait un ami, Fontanes, un livre, le Génie du Christianisme : ce livre, qu’il remaniait et corrigeait sans cesse, était sa dernière carte, la ressource suprême : il ne voulait la jouer qu’à bon escient, après s’être assuré de toutes les chances de succès et avoir, pour ainsi dire, maîtrisé la Fortune.

Qu’était-ce, dans la pensée de « l’auteur du Génie du Christianisme, » que la lettre à M. de Fontanes ? Ce n’était pas, comme il l’a prétendu plus tard, une simple boutade, écrite « dans un moment d’insomnie[6], » mais un acte réfléchi, prémédité, concerté avec Fontanes. C’était d’abord, dans une certaine mesure, une apologie de ce même Fontanes, réduit au silence par ses ennemis politiques et ses accusateurs ; c’était aussi une éloquente et habile réclame en faveur du mystérieux auteur et de son ouvrage, une tentative hardie pour sortir de l’ombre et se glisser en pleine lumière, dans le rayonnement d’un nom illustre, celui de Mme de Staël.

Toute œuvre littéraire, à l’époque du Consulat et de l’Empire, appartient à l’un des deux grands courans d’idées révolutionnaire et contre-révolutionnaire, qui se partagent alors la société. Cette remarque jette une vive clarté sur l’histoire des rapports de Mme de Staël et de Chateaubriand ; il explique parfaitement le caractère de la lettre à M. de Fontanes. La querelle n’était pas, comme l’a dit Chateaubriand, « purement littéraire ; » elle était aussi politique. Si Fontanes avait jadis choisi Mme de Staël comme premier adversaire, c’est qu’il voyait dans l’auteur du livre De la Littérature le plus illustre représentant de la philosophie du XVIIIe siècle et de la Révolution ; s’il avait attaqué avec force l’idée de la perfectibilité, c’est que la Révolution avait été faite au nom de cette idée, et qu’au nom de cette idée ses partisans déterminés voulaient en maintenir les conquêtes. Il semble d’ailleurs que des deux côtés on ait manqué de franchise ; c’était la Révolution qu’attaquaient Fontanes et ses amis, et ils prétendaient ne critiquer que des théories littéraires ; c’était la Révolution que défendait Mme de Staël, et elle s’étonnait qu’on osât discuter la perfectibilité de l’esprit humain et les progrès de la raison. La querelle s’était envenimée ; Fontanes avait accusé Mme de Staël d’esprit de parti[7] ; Mme de Staël avait fait allusion aux opinions monarchiques de Fontanes[8]. Chateaubriand, à son tour, descendait dans l’arène, s’indignait que Mme de Staël eût soupçonné le royalisme de Fontanes, et, par une contradiction singulière, insinuait qu’elle aussi avait bien l’air « de ne pas aimer le gouvernement actuel et de regretter les jours d’une plus grande liberté. » Non seulement il signalait dans le livre De la Littérature le « goût du sophisme, la pensée inconstante et versatile de la femme ; » mais il faisait preuve d’un manque de galanterie et de politesse surprenant à l’égard de cette femme : « En amour, disait-il, Mme de Staël a commenté Phèdre ; ses observations sont fines, et l’on voit par la leçon du scoliaste qu’il a parfaitement entendu son texte. » On remarquait en même temps une évidente intention de réclame personnelle et, pour ainsi dire, une sorte d’impatience de gloire : un obscur inconnu ne craignait pas de s’opposer au nom célèbre de Mme de Staël, de comparer un ouvrage mystérieux, inachevé à la Littérature. Mais on était frappé aussi du ton éloquent et inspiré du style, de l’originalité des idées, et de cette imagination qui savait agrandir les objets et les peindre avec force. C’était la première fois peut-être, remarquait un journal, que la critique littéraire avait « pris l’accent du cœur et du sentiment » et s’était élevée jusqu’au pathétique[9]. »

Chateaubriand avait atteint son but : « l’auteur du Génie du Christianisme » sortait de l’ombre ; il ne devait pas attendre longtemps la gloire.

Mme de Staël était arrivée à Paris quelques jours après la publication de cette lettre[10]. Elle s’étonna, s’irrita même. Un passage surtout l’inquiétait, c’était celui où Chateaubriand faisait allusion à son peu de sympathie pour le gouvernement actuel, à son regret de l’ancienne liberté. Elle se rappelait l’incident du Tribunat, l’année précédente, la colère du Premier Consul, la retraite forcée à Saint-Ouen, dans sa campagne. Puis, malgré le livre De la Littérature, il y avait eu trêve ; M. Necker avait négocié la paix entre sa fille et Bonaparte ; elle avait l’autorisation de séjourner en France, mais à la condition de se faire oublier, de garder une sage réserve. Et voilà qu’après les épigrammes acérées de Fontanes, un jeune écrivain obscur l’accusait nettement d’opposition au pouvoir. Or, quelques jours après, un attentat odieux[11]soulevait l’horreur de la nation, excitait les sympathies envers le Premier Consul, et faisait prévoir d’impitoyables représailles.

Mme de Staël se plaignit très haut à ses amis, à ceux de Fontanes et de Chateaubriand. Elle ne put s’adresser à l’aimable et doux Joseph Bonaparte, qui négociait à Lunéville la paix avec l’Autriche, ni à Lucien, qui avait dû quitter le ministère de l’Intérieur et représentait la France à Madrid. Mais il y avait à Paris une autre personne, qui était fort liée avec Chateaubriand et Fontanes et qui entretenait d’amicales relations avec Mme de Staël. Pauline de Beaumont, fille de M. de Montmorin, ancien ministre de Louis XVI, guillotiné sous la Terreur, s’essayait alors à rassembler autour d’elle, dans son appartement de la rue Neuve-du-Luxembourg, quelques débris de l’ancienne société dispersée par la Révolution. Là se réunissait tous les soirs, de sept à onze heures, loin de la cohue des partis, un cercle élégant et discret d’amis intimes, émigrés, « fructidorisés, » gens de l’ancienne cour, de la noblesse ou de la bonne bourgeoisie, Fontanes, Chateaubriand, Joubert, Bonald, Chênedollé, Guéneau de Mussy, Adrien de Lézay, Molé, Pasquier, Mmes de Vintimille, de Pastoret, Hocquart, tous liés par l’amour de l’esprit et des belles-lettres, le dégoût de la « philosophie » et l’horreur des excès révolutionnaires. « J’ai retrouvé la petite et admirable société du Luxembourg, » écrivait Chateaubriand à Fontanes le 16 vendémiaire. On sait assez quelle place il allait prendre dans cette société et dans le cœur de l’aimable femme, qui présidait à ses destinées.

Pauline de Beaumont avait en grande estime Mme de Staël, pourtant si différente d’elle : « Quand elle ne serait pas aussi remarquable qu’elle l’est par son esprit, disait-elle, il faudrait encore l’adorer pour sa bonté, pour son âme si élevée, si noble, si capable de tout ce qui est grand et généreux[12]. » M. Necker avait été en rapport avec M. de Montmorin, quand il était, comme lui, ministre du Roi. Sous la Révolution même, les relations de Mme de Beaumont et de Mme de Staël n’avaient jamais complètement cessé. Les lettres de Mme de Beaumont à Joubert en sont la preuve. Plus tard, sous le Consulat, Mme de Staël apparaissait parfois avec sa cousine, Mme Necker de Saussure, dans les petites réunions de la rue Neuve-du-Luxembourg ; elle avait retrouvé lu, un jeune émigré, ami de Chateaubriand, Chênedollé, qui l’avait visitée à Coppet, en revenant de Hambourg, et dont elle appréciait le génie poétique. À vrai dire, on la craignait un peu ; celle que Mme de Beaumont appelle, dans ses lettres, le « tourbillon, » le « Léviathan, » jetait l’émoi dans la paisible société, d’idées si opposées aux siennes. Mais on l’aimait pour sa grande bonté.

Il ne fut pas difficile à Mme de Beaumont de persuader Chateaubriand qu’il avait tout intérêt à ménager Mme de Staël ; celle-ci, malgré ses démêlés avec le Premier Consul, avait beaucoup de crédit, de nombreuses relations ; elle était en bons termes avec le ministre delà Police, Fouché ; elle intervenait souvent dans les affaires de « radiation. » Or, Chateaubriand était maintenu sur la liste des émigrés ; il n’avait pu obtenir d’être rayé, malgré l’influence de Fontanes et de Mme Bacciochi. Enfin, le parti de la Révolution était fort indigné des attaques de Fontanes et de ses amis ; il s’inquiétait déjà du futur auteur du Génie du Christianisme, qu’on annonçait, qui s’annonçait lui-même à grand renfort de réclame. Mme de Staël pouvait servir d’utile bouclier contre ses attaques, apaiser les colères, désarmer les haines. Chateaubriand céda. Il avait obtenu ce qu’il désirait : un peu de bruit autour de son nom. Il aurait eu mauvaise grâce à refuser de faire amende honorable.

En germinal an IX paraissait Atala. Ce fut l’occasion que saisit Chateaubriand. Il se plaignit dans la préface — était-il sincère ? — du bruit qu’avait fait sa lettre à Fontanes ; et il ajoutait : « On m’a dit que la femme célèbre, dont l’ouvrage formait le sujet de ma lettre, s’est plainte d’un passage de cette lettre. Je prendrai la liberté d’observer que ce n’est pas moi, qui ai employé le premier l’arme que l’on me reproche et qui m’est odieuse ; je n’ai fait que repousser le coup qu’on portait à un homme, dont je fais profession d’admirer les talens et d’aimer tendrement la personne. Mais, dès lors que j’ai offensé, j’ai été trop loin ; qu’il soit donc tenu pour effacé, ce passage. Au reste, quand on a l’existence brillante et les beaux talens de Mme de Staël, on doit oublier facilement les petites blessures que peut nous faire un solitaire et un homme aussi ignoré que je le suis. »

Etait-il vrai que Chateaubriand se fût contenté de « repousser le coup » porté à Fontanes ? Fontanes n’avait-il pas, le premier, attaqué Mme de Staël ? Chateaubriand n’avait-il pas apporté dans le débat une aigreur que ni Fontanes, ni Mme de Staël n’y avaient mise ? Au ton même dont il s’excusait, on reconnaissait l’émigré, le « solitaire, » le proscrit, qui comparait tristement, non sans envie, son obscure indigence à « l’existence brillante » de la femme illustre.

Cependant Mme de Staël fut satisfaite, et tout de suite, avec l’impétuosité de sa nature, elle tendit la main à son ancien adversaire. D’abord, par la publication d’Attila, Chateaubriand était devenu célèbre, et Mme de Staël ne résistait pas à la célébrité. Puis sa bonté native s’intéressait à ce jeune homme au long visage mélancolique, éclairé de deux beaux yeux noirs, qui se présentait à ses yeux avec la double auréole du malheur et du génie. On le disait marié ; mais sa femme vivait en Bretagne : dans le grand désarroi où la Révolution avait jeté les familles, beaucoup de liens avaient été rompus, sans que cela fit scandale. Ce jeune homme était parent de M. de Malesherbes, le vertueux défenseur de Louis XVI ; il avait voyagé dans de lointains pays, visité les forêts vierges, connu l’homme de la nature ; il avait rapporté de ses voyages des couleurs nouvelles, une langue poétique et bizarre, dont se moquaient les critiques, mais qui enchantait les jeunes gens et les femmes ; il avait fui de France, après avoir vu[13], — disait-il, — périr sur l’échafaud son frère avec sa femme, sa belle-mère et son grand-père, M. de Malesherbes. Il prétendait n’avoir jamais porté les armes contre la France[14]et avoir vécu pauvre à l’étranger, « où il avait continué ses études d’histoire naturelle. » Comment l’excellent cœur de Mme de Staël n’eût-il pas été ému de tant d’infortune ? Comment n’eût-elle pas aidé de tout son pouvoir le pauvre émigré, rentré dans sa patrie au péril de ses jours ?

Elle prend Chateaubriand sous sa protection. Elle fait des lectures d’Atala chez Joseph Bonaparte, à Mortfontaine[15]. Sans doute, cette langue nouvelle l’inquiète ; sans doute, elle n’aime guère l’éloge du Premier Consul, que contient la préface, le « fanatisme » chrétien, les « capucinades » du Père Aubry, et ce vœu imprudent de virginité, cause de la mort d’Atala. Mais elle admire la beauté des tableaux de la nature, la peinture des orages de la passion, l’éloquence de certaines pensées, qui se gravent si profondément dans son âme, que, plusieurs années après, elle en orne ses propres écrits[16].

Chateaubriand devient l’hôte assidu de Mme de Staël. Il comprend tout le parti qu’il peut tirer de l’heureux incident qui l’a mis en relations avec cette femme extraordinaire. Il se laisse inviter à dîner. Mme de Staël écrit à Fauriel : « J’ai arrangé pour vous un dîner avec M. de Chateaubriand le 9, je vous le dis d’avance[17]. Car vous pourriez être invité… » Il devient si assidu chez Mme de Staël que Fauriel en prend ombrage, et que Mme de Staël le rassure : « Pourquoi donc ne vous vois-je plus, mon cher Fauriel ? Est-ce le grand h. (sic) qui vous éloigne de chez-moi ? Vous devez pourtant savoir que je vous trouve dix fois plus d’esprit qu’à lui, mais il me soigne et vous me négligez. Je laisse ma vie de société à qui la poursuit. Venez dîner avec moi aujourd’hui. Je continuerai cette querelle. »


Fauriel part en voyage pour le midi de la France. Mme de Staël continue à voir « beaucoup » Chateaubriand en son absence ; elle écrit de Coppet, le 17 prairial, à Fauriel : «… J’ai beaucoup vu l’auteur d’Atala depuis votre départ ; c’est certainement un homme d’un talent distingué. Je le crois encore plus sombre que sensible ; mais il suffit de n’être pas heureux, de n’être pas satisfait de la vie pour concevoir des idées d’une plus haute nature et qui plaisent aux âmes tendres. » Elle écrit à Mme Récamier le 9 septembre : « Avez-vous revu l’auteur d’Atala ? » Chateaubriand a conquis Mme de Staël.

Chateaubriand est inquiet, malheureux ; même après le grand succès d’Atala, il est maintenu sur la liste des émigrés, et il compte sur Mme de Staël pour l’aider à obtenir sa radiation. En vain Mme Bacciochi insiste, en vain Fontanes écrit dans le Mercure (16 germinal) : « Il ne faut pas que les Muses françaises soient errantes chez les Barbares. Puissent-elles se rassembler enfin de tous côtés autour du pouvoir réparateur, qui essuiera toutes leurs larmes en leur préparant un nouveau siècle de gloire. » Bonaparte feint de ne pas entendre. En floréal, en prairial, en messidor, Chateaubriand adresse trois placets au Premier Consul[18]. Peine perdue ! Les « philosophes, » les propres amis de Mme de Staël font rage, pour que l’auteur d’Atala, l’apologiste du christianisme, l’ennemi de la Révolution, soit maintenu sur la liste. Chateaubriand se plaint doucement à sa « bonne, » son « excellente » amie ; il lui écrit de Paris, le 8 prairial (28 mai 1801) :


A Madame de Staël, à Coppet par Genève.

« Paris, 8 prairial.

« J’ai été malade, mon excellente amie, et je n’ai pu vous écrire plus tôt. Il s’est passé bien des choses depuis votre départ. On dit que vous avez répété de prétendus propos, que j’ai dû tenir sur M. de Lafayette. En conséquence, je suis un scélérat, un fanatique, etc., etc. Il ne faut pas que je sois rayé. Je me suis présenté chez le ministre[19]. Le ministre m’a renvoyé au secrétaire. Je suis à Paris et je pars ce soir pour aller m’ensevelir à la campagne[20], d’où je ne sortirai plus. Mes affaires deviendront ce qu’elles pourront, mais je suis déterminé à ne plus m’en mêler.

« Je prévois mon sort. J’irai mourir sur une terre étrangère. Il y a tant et de si beaux talens en France ! Le mien n’y fera pas un grand vide.

« Vous, madame, vous êtes heureuse. Vous avez le rare bonheur de trouver dans un père un homme de génie. Profitez du temps et surtout de la solitude. Vous avez trop vécu dans le monde ; réparez ce tort. Vous êtes dans l’âge des beaux ouvrages, parce qu’on a devant soi des espérances, et qu’on a déjà beaucoup de souvenirs. Pour moi, j’ai fait divorce avec les premières, et je vis assez mal avec les derniers. Je ne suis plus bon à rien qu’il aimer mes amis, si j’en ai. Ce passe-temps est assez doux et j’en ferai désormais l’occupation de ma vie. God bless you. Je salue tendrement ma bonne amie.

« FRANCIS.


« Je vous avais promis d’écrire à M. Necker. Mais que lui dirais-je, puisque je suis prisonnier dans Paris, et que je ne sortirai de France que pour un exil éternel ?

« Voilà que j’allais oublier mon Auguste[21] ! Dites-lui que les lionceaux et moi, nous nous souvenons toujours de lui[22]. »


La lettre était adroitement écrite, mêlée d’habiles flatteries ; elle dut toucher le cœur de Mme de Staël. Son père, « un homme de génie ! » Ce mot répondait trop à ses sentimens intimes pour qu’elle n’en sût pas un gré infini à son auteur.

Quels étaient donc ces propos sur La Fayette, qui agitaient si fort Chateaubriand ? La mauvaise foi de ses ennemis avait exhumé de l’Essai sur les Révolutions certain passage ambigu, où La Fayette était traité de scélérat. Le passage, il est vrai, était ironique. Chateaubriand n’exprimait pas sa propre pensée ; mais, s’adressant aux Américains, il leur montrait le revirement de l’opinion publique sous la Révolution à l’égard des auteurs de leur liberté : «… Américains, La Fayette, votre idole, n’est qu’un scélérat ! Ces gentilshommes français, jadis le sujet de vos éloges, qui ont versé leur sang dans vos batailles, ne sont que des misérables couverts de votre mépris, et à qui peut-être vous refusez un asyle ! Et le père auguste de votre liberté… un de vous ne l’a-t-il pas jugé ? N’avez-vous pas juré amour et alliance à ses assassins sur sa tombe ? » Chateaubriand s’était déjà expliqué sur le sens du passage, dès 1797, dans la préface de son Essai, et il semblait qu’il fût impossible de s’y méprendre : « J’invite ceux d’entre eux (les Français) qui parcourront cet Essai, à faire attention au passage indiqué ; ils verront sans doute aisément que l’expression est bien loin de dire en effet ce qu’elle semble dire à la lettre. J’ose me flatter d’avoir mis assez de mesure dans cet écrit, pour qu’on ne m’accuse pas d’insulter grossièrement un homme, qui n’est pas un grand génie sans doute, mais qu’on doit respecter, par cela seul qu’il est malheureux. » Cependant la mauvaise foi de ses ennemis lui reprochait ce passage, et, loin de l’accuser, Mme de Staël avait dû prendre sa défense. C’est ce qu’elle écrivit à Chateaubriand, qui l’en remercie en ces termes :


A Madame de Staël, à Coppet par Genève.

« 27 prairial[23].

« Je suis très touché, madame, de l’explication dans laquelle vous avez bien voulu entrer. Cela n’en valait pas la peine. Je prendrai seulement la liberté de remarquer que l’épithète de scélérat, sur laquelle vous m’aviez défendu, est non seulement expliquée dans ma préface, mais qu’elle n’est pas même employée dans le sens politique dans l’ouvrage. Ce n’est qu’une apostrophe ironique que je fais aux Américains. Il suffit de lire le passage pour se convaincre de la vérité du fait. Loin de vouloir dire une injure, il est certain que j’ai fait un éloge. Et voilà, madame, comment on cite et comment on calomnie. Mais je devrais peu m’étonner de cela.

« Rien de nouveau dans cette grande ville où je suis pour solliciter mon affaire, dont je ne me soucie plus[24]. Au reste, la satire de M. Chénier vient de paraître[25].

« On pourrait peut-être trouver qu’elle manque un peu de verve et de gaieté, et qu’elle est composée de réminiscences de Voltaire, mais elle est d’un style pur, les vers me semblent bien faits. Le morceau en prose et en vers qui me regarde personnellement est d’une grande sévérité, quoique fort juste. On y dit que je copie M. de Saint-Pierre ; que je suis ennuyeux et, bizarre ; que comparer Atala à Paul et Virginie, c’est comparer le barbouillage d’un écolier au chef-d’œuvre d’un grand maître[26]. Je suis parfaitement de cet avis ; aussi n’est-ce pas moi qui ai fait la comparaison.

« Combien vous êtes heureuse, madame, d’habiter les montagnes, où vous pouvez jouir en paix de la solitude et cultiver vos beaux talens. Je suis toujours dans la position où vous m’avez laissé, ne faisant rien pour en sortir et m’endormant sur mon sort. De vrai, ne serait-ce pas folie de donner beaucoup de soucis à l’avenir, quand le présent suffit à toutes nos douleurs ? Montaigne parle de ces jours de la jeunesse, où l’on a la tête pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps ; mais ces jours-là n’existaient que dans des siècles grossiers et barbares. A présent que nous sommes philosophes et civilisés, nous sommes trop raisonnables pour être oisifs, trop froids pour être amoureux, et il y aura tantôt douze ans que le bon temps est devenu rare en France.

« A propos de France, le gouvernement anglais vient de me faire offrir un asyle et une pension de 300 livres sterling ; je préfère la pauvreté et ma patrie, tandis que celle-ci voudra me souffrir.

« Adieu, madame, donnez quelquefois un souvenir au sauvage.

« FRANCIS.


« Mes respectueux hommages à M. Necker et mes amitiés à mon petit Auguste. »


Tandis que Chateaubriand écrivait à Mme de Staël cette lettre, où il prétendait ne plus rien faire pour sortir de « sa triste position » et s’en remettre à la destinée, il adressait son troisième placet au Premier Consul ; le 3 messidor, Bonaparte renvoyait le placet au ministère de la Police « pour faire un rapport[27]. » Le moment approchait, où l’exilé allait enfin retrouver une patrie. Mais, à l’égard de son illustre amie, il avait adopté cette attitude mélancolique et désenchantée, qui persiste, même après la radiation. Il s’exprimait, d’ailleurs, sur le compte de ses ennemis avec une modération propre à lui concilier la sympathie ; mais on sent qu’il était blessé au vif par certaines attaques. La satire des Nouveaux Saints venait de paraître : elle avait pour auteur Marie-Joseph Chénier, membre du Tribunat, personnage important dans le clan des « philosophes » et ami de Mme de Staël. Sa pièce était dirigée, disait-il, « contre une poignée de prêtres ambitieux, avides de trésors et d’empire, contre des Tartuffes plus ou moins intéressés, plus ou moins subalternes, mais qui tous ont déclaré la guerre à la raison humaine. » L’auteur d’Atala, rangé parmi ces « Tartuffes, » n’avait pas pardonné à Chénier ses amères railleries ; il ne les lui pardonnait pas encore en 1811, quand il fut élu membre de l’Institut et qu’il écrivit le fameux discours, que l’Empereur l’empêcha de prononcer.

Cependant, malgré le ton de la lettre à Mme de Staël, il ne faudrait pas s’imaginer que Chateaubriand fût accablé de tristesse. Nous savons, par les lettres de Mme de Beaumont à Joubert et par les Mémoires d’Outre-Tombe, comme il menait à Savigny une « douce existence, » partagée entre le travail et l’amour : le matin, on déjeunait de compagnie ; après déjeuner, Chateaubriand travaillait au Génie du Christianisme ; puis le soir, dans les vallées ombreuses qui entourent Savigny, dans les rustiques chemins creux perdus sous la verdure, ils allaient « à la découverte de quelques promenades nouvelles. » Au retour, ils s’asseyaient sur un banc, près d’un bassin d’eau vive « placé au milieu d’un gazon, » et goûtaient l’un près de l’autre le charme paisible des belles soirées d’été, la douceur d’un amour partagé. Joubert philosophait dans une allée solitaire ; Mme Joubert causait avec Mme de Beaumont ; « deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. » Plus d’une fois M. de Chateaubriand, chargé d’honneurs et de gloire, évoquera « ces jours de la jeunesse » dont il médit alors, le jardin de Savigny, et le pâle visage de Mme de Beaumont.

Parfois, il est vrai, dans ce bonheur passait un souffle de mélancolie : témoin ce billet, que Chateaubriand écrivait à Mme de Staël quelques jours plus tard, après un voyage qu’il avait fait en Bretagne :

« 5 messidor.


« J’ai voyagé ; j’ai vu le toit paternel, la Révolution a passé là, c’est tout vous dire. Les cendres mêmes de mon père ont été jetées au vent. Je suis revenu ; j’ai trouvé la vie de mes amis en danger[28] ; vous ne m’avez point écrit et je n’ai pas voulu vous importuner. Vos chagrins ont été grands, mais vous avez des ressources dans vos talens et mieux encore dans vos illusions. Vous aimez la gloire ; vous l’avez, vous en jouirez encore davantage ; vous consolera-t-elle ?

« Je ne sais rien de ma destinée ; je cherche de toutes parts une petite chaumière où je puisse m’ensevelir. Je renonce à tout, hors à quelques souvenirs. Penserez-vous quelquefois à moi dans mon désert ?

« Madame Necker[29]nous a quittés ; nous le regrettons tous les jours ; dites-le-lui.

« Voilà une lettre trop longue, pour un homme qui ne veut plus écrire que trois lignes. Adieu ; mes respects et mon admiration aux pieds de M. Necker. »


Il résulte de cette lettre que Chateaubriand venait de faire un voyage à Combourg : là était le toit paternel ; là, dans l’église du village, dans le caveau des seigneurs de Combourg, avait été inhumé le 8 septembre 1786 « le corps de haut et puissant messire René de Chateaubriand ; » puis, sous la Révolution, les cendres avaient été jetées hors du tombeau, quand on avait jeté la vieille France « à la voirie[30]. » C’étaient là de tristes souvenirs ; mais comment se fait-il que Chateaubriand n’ait pas parlé de cette visite dans ses Mémoires d’Outre-Tombe ? Il affirme, en effet, que, depuis son départ pour Cambrai et le régiment de Navarre, il ne revit Combourg que trois fois, et que la dernière fois fut à son départ de France, quand il allait s’embarquer à Saint-Malo pour l’Amérique[31]. Aurait-il donc oublié cette visite, qu’il fit en 1801, au retour de l’émigration ? Cela est peu vraisemblable ; mais il a trouvé beau plus tard de s’identifier à ce René, qu’il écrivait alors, de calquer sur le roman les moindres détails de sa propre vie. C’est pourquoi il a placé sa dernière visite à Combourg avant son départ pour l’Amérique, parce que c’est avant de partir pour la Louisiane que René va revoir le château paternel. Qui ne se rappelle la « longue avenue de sapins, » les « cours désertes, » le chardon qui pousse au pied des murs, les « feuilles qui jonchent le seuil » et le « violier jaune, » qui fleurit entre les pierres déjointes du perron ? C’est en 1801, à son retour de Bretagne, l’âme encore déchirée de la tristesse du souvenir, qu’il a écrit cette page célèbre et immortalisé la dernière visite au vieux manoir, témoin de sa rêveuse enfance.

Mme de Staël s’inquiéta de sa tristesse, le gronda doucement. Etait-il donc toujours « plus sombre que sensible ? » Doutait-il de ses amis ? Chateaubriand lui répond le 23 messidor-12 juillet :


A Madame de Staël, à Copet (sic), par Genève.

« 23 messidor.

« Je ne croyais pas, madame, mériter les reproches obligeans que vous voulez bien me faire. Je suis toujours votre sauvage Francis, et Auguste est toujours mon fils. Il serait en vérité difficile de ne pas vous aimer après tous les services que vous m’avez rendus et tant de choses aimables que vous m’avez dites.

« Vous croyez que j’ai un caractère qui me rend malheureux ? Je n’en sais rien, mais je sais bien que je n’oublie pas ceux qui sont assez bons pour prendre quelque intérêt à moi. Inquiet, ridicule, bizarre comme je le suis, il y a tant de mérite à m’aimer un peu, que je ne saurais trop en marquer de reconnaissance.

« Je viens de m’enfermer plus que jamais à la campagne[32]. Mes affaires ne finissent point, et pour mettre un peu de repos dans mes idées, j’ai pris le parti de travailler à mon grand ouvrage. Si toutes choses s’arrangent, il paraîtra au mois de décembre prochain. Je vais y consacrer tout mon temps et toutes mes études.

« J’espère, madame, que vous travaillez dans vos montagnes. Le beau roman n’est pas abandonné[33]. Nous vous attendons tous avec impatience. Vous reviendrez riche de vos rêveries dans la solitude, et (pardonnez) peut-être un peu plus religieuse ; la voix qu’on entend au désert a fait plus d’un miracle de ce genre. Mille choses à mon fils[34] ; à quel chant d’Homère en est-il ?

« FRANCIS. »


Une fois encore, entre Mme de Staël et Chateaubriand, le nuage était dissipé. Mais en réalité, malgré la vive affection qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, jamais l’amitié ne sera complète. Ils diffèrent trop par leur origine, leurs croyances, l’atmosphère où ils vivent. Quel rapport entre la femme-philosophe, alors fort incrédule, enthousiaste des idées du XVIIIe siècle et de la Révolution, et ce petit gentilhomme breton, qui rêve de restaurer la foi catholique et monarchique dans les âmes ? L’amitié suppose une certaine égalité de vie ; l’existence large et fastueuse de la grande dame inspire de tristes pensées au pauvre émigré sans patrie et sans gîte. Du moins, ils ont un trait commun : l’incurable ennui qui les dévore. Mais cet ennui, Mme de Staël le traîne dans la cohue du monde, l’étourdit par la conversation, le trompe par cette curiosité d’esprit toujours en éveil, l’abuse par ce mirage décevant : la gloire. Au fond, malgré son illustration et sa fortune, elle est malheureuse. Chateaubriand est moins à plaindre peut-être. Déjà, il a senti ces premiers rayons de la gloire, plus doux que les premiers feux de l’aurore ; dans la calme retraite de Savigny, entre le coteau planté de vignes et les ombrages du parc, au milieu de cette nature qui berce ses secrètes douleurs, il travaille avec « enivrement[35] » au grand ouvrage qui doit immortaliser son nom ; il aime, il est aimé. Avec son amie Pauline, avec ses amis Joubert et Fontanes, le « sauvage » s’apprivoise, il ouvre son âme, il est simple, doux, enjoué, bon garçon même. Ce Chateaubriand-là, Mme de Staël ne le connaîtra jamais.

La radiation, tant désirée, vint enfin. Le 2 thermidor-21 juillet, Bonaparte signait l’arrêté, aux termes duquel « le nom de François-Auguste Chateaubriand, domicilié de (sic) Paris » était « définitivement rayé de la liste des émigrés. » Le lendemain, 3 thermidor, Mme Bacciochi, qui n’avait pas cessé de protéger l’ami de Fontanes, envoyait chercher Chateaubriand pour lui apprendre l’heureuse nouvelle. Celui-ci exulte de joie ; il accourt à Paris chez Joubert et, de là, écrit à Mme de Staël :


A Madame de Staël, à Coppet, par Genève.

« J’arrive de la campagne, madame, et on me dit qu’Eugène[36]part pour la Suisse. Je n’ai que le temps de vous apprendre que Mme B… m’a envoyé chercher hier pour me remettre ma radiation. Vous n’ignorez peut-être pas les obstacles que j’ai rencontrés, l’horrible article de l’abbé Morellet, etc. On voulait me mettre les mathématiciens à dos, et vous savez que c’est la partie sensible. Le passage critiqué par l’abbé est, ce me semble, un endroit que vous connaissiez, et que vous aimiez assez. Quoi qu’il en soit, ils en sont pour leurs épigrammes, leurs satires, leurs critiques. Je suis citoyen français, et je puis dire, comme M. Loyal, en dépit de l’envie. Je vous écrirai bientôt une longue lettre ; à présent, il faut que j’aille voir les ministres. Je compte m’ensevelir dans une profonde retraite, et travailler à force pour mettre mon Génie du Christianisme en état de paraître.

« Croyez, je vous en supplie, à toute la reconnaissance et à la tendre amitié que je vous ai vouées. Embrassez mon petit Auguste, et permettez-moi de baiser humblement vos belles mains.

« F…[37]a été très bien dans mon affaire et même à peu près le seul. Je vous dois sans doute une grande partie de cette faveur. Mme B…[38]a été adorable.

« Quand reviendrez-vous nous voir ? »

« Le 4 thermidor.


« Ecrivez-moi à mon adresse directe, chez le Cen Joubert, n° 118, rue Honoré, près de la rue de l’Echelle.

« Mille fois à vous. »


Le principal auteur de la radiation de Chateaubriand était Mme Bacciochi ; mais, de l’aveu même de Chateaubriand, Mme de Staël était intervenue dans l’affaire, sans doute auprès de Fouché, qui la ménageait. Il lui témoignait en ce moment même une ardeur de reconnaissance, qui devait s’éteindre assez vite. Plus tard, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, dans un chapitre consacré tout entier à Mme Récamier, il a parlé de façon distraite et inexacte du grand service que lui rendit Mme de Staël[39]. Mais ce jour-là, entre elle et lui se glissait la douce image de la femme qu’il vit jadis chez sa bienfaitrice, « vêtue d’une robe blanche, » assise « au milieu d’un sofa de soie bleue ; » et ses rêveries prirent un autre cours.

S’il en faut croire Chateaubriand lui-même, l’affaire avait été chaude ; ses ennemis avaient entassé obstacles sur obstacles ; on avait voulu lui mettre les « mathématiciens » à dos, lui aliéner l’esprit du Premier Consul. Il exagère. Quel était donc cet « horrible article » de l’abbé Morellet ? Tant de noirceur entrait-il dans l’âme de ce vieil homme de lettres ? Ruiné par la Révolution, pensionné par Chaptal, protégé par Fontanes et devenu son collaborateur au Mercure, Morellet n’était pas ennemi du christianisme ; mais, comme il était naturel à son âge, il était resté attaché à la philosophie du XVIIIe siècle et à son style. D’ailleurs, il ne manquait pas de goût, et ses Observations critiques sur le roman intitulé : Atala avaient relevé un certain nombre de locutions bizarres, que Chateaubriand s’empressa de faire disparaître dans les éditions postérieures. Cette fois, dans le Journal de Paris (30 messidor-19 juin), il avait pris à partie Chateaubriand, à propos d’un article que celui-ci avait fait paraître quinze jours auparavant dans le Mercure (16 messidor-5 juin), sous le titre : De l’Angleterre et des Anglais. Dans cet article, Chateaubriand avait assez maladroitement attaqué les mathématiques et les sciences en général : « Les Anglais, écrivait-il, estiment peu l’étude des mathématiques, qu’ils croient très dangereuse aux bonnes mœurs, quand elle est portée trop loin. Ils pensent que les sciences dessèchent le cœur, désenchantent la vie, mènent les esprits faibles à l’athéisme et de l’athéisme à tous les crimes. Les belles-lettres, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité et conduisent ainsi par la religion à la pratique de toutes les vertus. » Toute l’atrocité de Morellet consistait à relever ce singulier passage ; il s’étonnait qu’on pût dire que les sciences n’étaient pas en honneur dans un pays qui avait produit Newton, Jurin, Simpson, Maclaurin, Bradley, Price ; il faisait remarquer que, au contraire, parmi ceux qui s’étaient couverts de sang dans notre Révolution, il y avait, suivant le langage du temps, quelques disciples des Muses : Fabre d’Eglantine, auteur de plusieurs comédies, Laignelot, auteur à d’Agis ; Collot d’Herbois, Ronsin, Saint-Just, etc. Il était donc tout à fait injuste d’attribuer aux sciences les malheurs de la Révolution ; la poésie en avait sa bonne part ; et Morellet terminait en rappelant à Chateaubriand le précepte d’Horace :


Scribendi recte sapere est et principium et fons.

Voilà à quoi se réduisait cet « horrible » article : une mercuriale d’un vieil écrivain à un jeune et imprudent auteur. Mais les passions étaient encore déchaînées à cette époque ; les idées et les mots subissaient une sorte de grossissement, dont l’historien doit tenir compte. Chateaubriand avait pu, de bonne foi, s’exagérer l’importance de l’article et la malveillance de l’auteur.

L’harmonie semblait régner entre Chateaubriand et Mme de Staël, quand, un mois après, un incident faillit amener la discorde. Mme de Staël voulait bien s’intéresser au futur auteur du Génie du Christianisme ; mais elle ne voulait pas que la chose s’ébruitât. Cette société du Consulat, sortie d’une crise terrible, à peine convalescente, était en proie à la fièvre du soupçon ; les partis s’observaient ; chacun épiait ses propres amis. Mme de Staël avait toujours été suspecte aux républicains : on connaissait son inconstance politique, ses attaches avec tous les partis. Elle ne voulait pas qu’on sût qu’elle protégeait, qu’elle recommandait au ministre de la Police un émigré, ami de Fontanes, un ennemi de la philosophie, un apologiste du christianisme. Elle crut savoir que Chateaubriand montrait ses lettres, s’en faisait gloire ; elle se vit compromise, se plaignit à Mme de Beaumont de cette indélicatesse. Un jour, une lettre enflammée arrive de Coppet, tombe au milieu de la paisible retraite. Mme de Beaumont écrit à Joubert :


« Savigny, août 1801.

«… Tandis que nous menions une vie si douce, que nous formions le projet enchanteur de la continuer et de nous y fixer, on faisait au pauvre solitaire (en projet) de terribles querelles avec un tourbillon de ce monde, je veux parler de Mme de Staël. On l’accusait d’avoir montré ses lettres avec orgueil. C’est à moi qu’elle a porté ses plaintes, douces de paroles et amères de cœur. Elles n’ont assurément aucun fondement, et sa justification est facile. Il n’en eût pas été de même, si quelque bienveillant plus malin l’eût accusé d’avoir perdu les lettres, de les avoir très mal lues ou de ne les avoir pas lues du tout… »


Le trait est joli ; il est d’une femme qui connaissait bien Mme de Staël. Chateaubriand prit la chose un peu plus au tragique, écrivit « une longue lettre » qui ne nous a pas été conservée et à laquelle on ne fit pas de réponse. Piqué au jeu, il envoie une sommation acerbe à celle dont, un mois auparavant, il baisait humblement les belles mains :


A Madame de Staël, à Coppet, par Genève.

« 15 fructidor[40].

« On pourrait se vanter de recevoir de vos lettres ; vous honorez assez ceux à qui vous voulez bien écrire, pour qu’ils en tirent vanité ; mais les montrer, je ne crois pas que cela soit permis. Quant à moi, je vous assure sur mon honneur le plus sacré que jamais je n’ai montré une ligne de votre écriture à qui que ce soit, et vous me devez de me dire qui vous a mandé une si fausse nouvelle. Je m’engage à lui prouver qu’il s’est trompé, et, si c’est un galant homme, il en conviendra. Voilà tout ce que j’ai à dire pour mon excuse. Je vous ai écrit une longue lettre à laquelle vous n’avez pas répondu. J’attends votre réponse.

« Je vous salue.

« Avant de croire à mon indiscrétion sur vos lettres, vous deviez vous souvenir que vos amis m’ont déjà fait parler à un dîner où je n’ai pas dit un mot. Vous le savez. »


Etait-il nécessaire de le prendre de si haut avec une femme, qui lui avait donné tant de marques d’amitié ? On aime mieux l’indulgence de Mme de Beaumont et son fin sourire.

Cependant Mme de Staël, rassurée, écrivit à Chateaubriand une « aimable lettre. » Elle était amie exigeante ; de brusques orages éclataient, suivis d’éclaircies soudaines : le soleil, radieux, reparaissait après l’averse. A Savigny, il y avait plus d’égalité dans les cœurs. Le « tourbillon » passé, Chateaubriand s’était remis à son grand ouvrage ; il ne sortait plus de la lecture des Pères de l’Eglise ; il en perdait « le sommeil, le boire et le manger, » écrivait Mme de Beaumont. Le 15 juillet 1801, le Concordat venait d’être signé avec la Cour de Rome. Il fallait se hâter, saisir le moment, pour que le Génie parût en même temps qu’aurait lieu la restauration officielle du culte catholique. Chateaubriand espérait que l’ouvrage pourrait être prêt en « janvier, au commencement de février au plus tard. » On sait que, sur le conseil de Fontanes sans doute, il ne parut que le 24 germinal (14 avril 1802), au moment de la promulgation du Concordat, quelques jours avant la cérémonie de Notre-Dame. Dans toute la fièvre du travail, Chateaubriand écrit à Mme de Staël le 24 vendémiaire-16 octobre 1801 :


A Madame de Staël, à Coppet, par Genève.

« 24 vendémiaire.

« Il y a déjà quelque temps que j’ai reçu votre aimable lettre, mais je me suis trouvé embarrassé d’une affaire qui m’a empêché d’y répondre. Je serai à Paris dans les premiers jours de décembre ; je m’occuperai de l’impression de mon ouvrage, et je quitterai Paris, aussitôt qu’il a (sic) paru, c’est-à-dire dans le courant de janvier, ou le commencement de février au plus tard. Je vous verrai le plus souvent qu’il me sera possible : je crains bien seulement que la correction de mes épreuves, à laquelle je me donnerai tout entier, ne me retienne souvent malgré moi dans la solitude. Mais enfin il faut en finir. Résolu que je suis de jeter là le métier d’homme de lettres, du moins pour longtemps, je me hâte de sortir de cette galère où je me suis follement embarqué. Planter mes choux, si j’en ai, végéter doucement indifférent à tout, même à moi-même, voilà maintenant le dernier terme de mon ambition. Si le Génie du Christianisme se vend, il doit me rapporter assez d’argent pour acheter la chaumière dont je vous ai parlé[41]. J’aurai des poulets, puis un cochon, puis la vache et le veau.

« Je serai bien heureux, si vos amis les philosophes ne cassent pas mon pot au lait.

« Quand vous verra-t-on ? Paris sera brillant. La paix va amener des étrangers, vous vous réjouirez, tant mieux ! J’aime qu’on profite de la vie ; j’ai trop perdu la mienne. Quand vous serez lasse du monde, je vous prêcherai les folies de la solitude. Ce sont celles de mon René, que vous ne connaissez pas ; peut-être l’aimerez-vous mieux que cette sauvage Atala, un peu grossière à Paris. Vous me dites si vous vous souvenez d’Auguste ? Je vous en ai constamment parlé. Vous ne m’avez jamais répondu sur son compte. Dites-lui combien je l’aime. A Dieu, je vous quitte pour écrire en Angleterre, où l’on me demande un service. May God grant you all your wishes. »


Au mois de novembre 1801, Mme de Staël revint à Paris. Elle était en proie à de graves soucis. La liberté était menacée ; on inquiétait ses amis. En janvier 1802, le Tribunat était épuré ; vingt membres étaient « éliminés » de cette assemblée, et, parmi eux, Constant, l’ami le plus cher, le confident de ses pensées. La promulgation du Concordat acheva de la plonger dans une profonde tristesse ; elle voyait dans la religion catholique l’alliée du despotisme, dans ses prêtres les séides de Bonaparte ; on sait qu’elle avait rêvé une autre religion d’Etat pour la France. Ce fut à cette époque, en avril, que parut le Génie du Christianisme. Assurément Mme de Staël était dans une disposition d’esprit peu favorable à un tel ouvrage. L’apologie d’une religion, pour laquelle elle n’avait qu’une médiocre sympathie[42], la critique passionnée de l’esprit philosophique, le succès de parti qu’avait cherché l’auteur, les éloges emphatiques décernés au Premier Consul dans la préface, tout devait la choquer, l’irriter même. Elle fut surprise de l’étrangeté de certains chapitres, celui De la Virginité surtout. Elle était, dit Chateaubriand, avec Adrien de Montmorency, quand on lui apporta l’ouvrage ; « elle (passa son doigt entre les feuillets, » aperçut le fameux chapitre : « Ah, mon Dieu, s’écria-t-elle, mon pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber à plat ! » Elle écrit à Fauriel : « M. de Chateaubriand a un chapitre intitulé Examen de la virginité sous ses rapports poétiques : n’est-ce pas trop compter, même dans ces temps malheureux, sur le sérieux des lecteurs ? » Comme Chénier, comme Ginguené, comme Morellet, elle était trop du XVIIIe siècle pour comprendre cette nouvelle poétique, si en désaccord avec ses propres pensées ; elle fut plus sensible aux défauts qu’aux beautés de l’ouvrage. A Chateaubriand elle déclara qu’ « avec des ciseaux » elle se ferait un Génie du Christianisme à son usage. Chateaubriand n’oublia pas ce compliment ; il le lui retournera l’année suivante, à propos de Delphine. Il y avait encore un autre grief, que Mme de Staël ne dit pas à Chateaubriand ; Benjamin Constant se plaignait à Fauriel des allusions amères au livre De la Littérature, dont le Génie du Christianisme semblait, en plus d’un endroit, la contre-partie, et des nombreux emprunts qu’il avait faits, sans le nommer, à ce même ouvrage. Et cependant, ajoutait Constant, « ces allusions ne l’ont pas empêché de croire que c’était un devoir d’amitié que de le protéger et même de le louer. » Pour toutes ces raisons, Mme de Staël refusa de faire « l’extrait » du livre dans la Bibliothèque française de Pougens. D’ailleurs, comment eût-elle loué le Génie du Christianisme ? Elle avait, en public, un rôle à jouer, un personnage à soutenir.

La situation réciproque de Mme de Staël et de Chateaubriand était encore compliquée par leur entourage. Si Chénier, Morellet, Ginguené, Constant critiquaient Chateaubriand, Fontanes et ses amis n’étaient pas plus indulgens envers Mme de Staël et son père, M. Necker. Après les attaques contre le livre De la Littérature, Fontanes avait traité avec assez de sévérité M. Necker et son Cours de morale religieuse. Or, dans le Mercure du 28 août 1802, paraissait sur ce même Necker un article qui dépassait en violence les précédens. Il s’agissait du livre intitulé Dernières vues de politique et de finances, que Necker venait de publier sur les conseils de sa fille. Ce livre avait blessé au vif le Premier Consul, parce que railleur y dénonçait les progrès du pouvoir absolu, et il l’avait fait attaquer dans le Mercure par son confident Fiévée, l’auteur des Lettres sur l’Angleterre. La personne même de M. Necker n’était pas épargnée : « Heureux homme, disait Fiévée, qui a pu contribuer puissamment à tant de malheurs sans en ressentir aucun ; heureux homme, qui n’a jamais versé de larmes que la plume à la main ! » Que devait penser Mme de Staël de semblables attaques ? Elle était alors à Coppet, malheureuse, exilée, menacée de ne jamais rentrer à Paris. Chateaubriand lui écrit le 12 septembre :


« 12 septembre (1802).

« Je vous écris peu parce que mes lettres doivent vous être indifférentes. Vous travaillez, vous êtes tranquille au milieu de vos amis ; que vous importe le triste pays de France ! Je viens de lire les Dernières vues, que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je suis indigné de la manière dont on a parlé de cet ouvrage. On peut ne pas aimer les opinions de M. votre père, mais avant tout il faut reconnaître en lui l’honnête homme et l’homme d’un grand talent. Je ne connais rien de plus auguste et de plus touchant que cette voix qui sort de la tombe. Quand M. Necker dit : « C’était même pour un temps au-delà de moi, que je destinais cet ouvrage en le commençant. Ce confident me plaisait, il m’était inconnu, et je pouvais, en imagination, le faire mon ami ; » je vous avoue que cela me touche jusqu’aux larmes. Hélas, ma chère madame, voilà ce que c’est que la vie et la renommée. Lorsque je pense que de tant d’hommes, qui se haïssent mortellement aujourd’hui, pas un peut-être n’existera dans cinquante ans ; que nous serons remplacés par une postérité qui n’aura rien d’égal à son indifférence pour nous, que le néant profond dans lequel nous serons tombés ; je ne saurais croire que le christianisme a trop exagéré les vanités des affaires humaines. Je vous dirai en employant la belle expression de M. votre père : « Ce sont là de lugubres vérités, mais qui résistent à toutes les flatteries. »

« On a critiqué M. Necker sur ce qui est véritablement admirable dans son livre. On voudrait qu’il eût traité la partie technique et non le côté moral des finances. Eh ! bon Dieu, il s’agit bien à présent de savoir comment on lèvera l’impôt ! Rendez des mœurs au gouvernement, et le crédit viendra ensuite. Il y a de la noblesse et de l’élévation de caractère dans M. Necker à avoir agité la question de la succession et de la monarchie ; ses conclusions ne seraient pas les miennes ; mais j’admire son courage.

« Quand aurons-nous votre ouvrage[43] ? On l’attend avec une vive impatience. On dit qu’il se préparait une foule de romans, qui sont tous suspendus par la crainte du vôtre : où le maître paraît, les écoliers se retirent. Vous me demandez ce que je fais ? Rien.

« J’ai seulement corrigé mon gros livre, On va en donner quatre éditions nouvelles à la fois. Il y en a depuis six francs jusqu’à quatre louis. Girodet et Chaudet ont fait une partie des dessins de l’in-4°. A force d’être critiqué, loué, porté aux nues ou traîné dans la boue, je suis devenu insensible à tout, hors au peu de bien que ce malheureux ouvrage a pu faire ! On m’a communiqué des lettres de l’étranger où l’indulgence pour moi est portée au comble. J’avoue que c’est le seul suffrage auquel j’attache encore quelque prix. Ici tout est bassesse, cabale, esprit de parti, de coterie : il n’y a plus d’honorable que le repos et l’obscurité.

« Du reste on ne m’envoie point à Rome, parce que l’archevêque de Lyon[44]n’y va pas, et que mes destinées étaient attachées aux siennes. Je balance entre une retraite absolue au fond de quelque province, ou une nouvelle expatriation.

« Je compte quitter Paris dans un mois, et Dieu sait quand j’y reviendrai, terris jactatus et alto.

« Voilà une bien longue lettre ; j’ai voulu la proportionner à mon silence, vous trouverez peut-être que j’ai passé la mesure. Mille tendres complimens.


« Veuillez présenter mes respects à Mme Necker et à Mme de Krudener. Je voudrais bien savoir l’adresse de celle-ci[45]. »

Chateaubriand était-il aussi découragé qu’il prétend l’être ? Une « retraite absolue » au fond d’une province, une « nouvelle expatriation, » tel était l’avenir qui s’offrait à lui ! En réalité, son détachement des choses de ce monde ne l’empêchait pas d’insister de la façon la plus pressante auprès du Premier Consul pour se faire envoyer à Rome. Il écrivait à Fontanes, quand parut le Génie du Christianisme : « Protégez-moi hardiment, mon cher enfant. Songez que vous pouvez m’envoyer à Rome. C’est aujourd’hui que Mme B. (Bacciochi) présente l’ouvrage au Premier Consul. » Le 9 septembre 1802, il insistait en ces termes : « Et le jeune homme (Bonaparte) ne songe point à moi ?… La Grande voyageuse (Mme Bacciochi), comment est-elle ? Je ne sais si elle a reçu ma lettre… » Le 23 septembre, nouvelle lettre à Fontanes ; il l’invite à réunir et à publier en volume les articles qu’il a écrits sur le Génie du Christianisme. Le 28, il écrit au pape en personne, il dépose son ouvrage à ses « pieds sacrés[46]. » Bref, il ne donne nullement l’impression d’un homme qui s’abandonne à sa triste destinée ; mais il fait tout pour en sortir.

Au mois d’octobre, il part en voyage pour le midi de la France. A Avignon, il saisit des contrefaçons d’Atala et du Génie du Christianisme. A Marseille, il reçoit une lettre de Mme de Staël qui lui offre ses bons offices pour son livre. Elle-même va bientôt publier Delphine ; elle souhaiterait que Chateaubriand fit dans le Mercure l’extrait du livre. Mais Chateaubriand se souvient fort à propos qu’elle a refusé, l’année précédente, de rendre compte du Génie du Christianisme. Il lui répond en ces termes :


A Madame de Staël à Coppet, par Genève. — Léman.

« Le 21 frimaire-12 décembre 1802.

« J’ai reçu votre dernière lettre (adressée à Paris) à Marseille. Je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à mes intérêts. Si vous aviez la bonté de me faire passer le nom et l’adresse du libraire qui désire quelques exemplaires de mon ouvrage, je vous en serais très obligé.

« Votre livre va paraître, vous allez être exposée à un violent orage. Vous m’avez ôté le moyen de vous servir efficacement en refusant de faire l’extrait de mon livre l’année dernière dans la Bibliothèque de Pougens. Vous sentez qu’après cela je ne puis parler de votre roman dans le Mercure. Je tremble que vous tombiez entre des mains ennemies, qui chercheront à vous blesser de toutes les manières. Je vais faire tous mes efforts pour prévenir le malheur. Mais si mon zèle est grand, mon crédit est peu de chose, et je crains bien que la haine et l’esprit de parti l’emportent sur la chaleur de l’amitié. Je vous écris ceci à la hâte, en descendant de voiture, et brisé par un voyage de plus de 600 lieues. Vous verrez ici l’expression fidèle de mes sentimens pour vous, et quoi qu’on puisse vous dire sur ma perfidie et mon caractère ( ? ) dangereux, croyez que je suis le plus franc et le plus reconnaissant des hommes.

« Je rouvre ma lettre pour vous dire qu’Eugène m’apporte votre livre. Je jette les yeux sur la préface et j’y suis nommé[47]. Nouvel empêchement à l’extrait. Vous êtes une cruelle femme de me ravir le bonheur de vous être utile. Je vous écrirai bientôt. »


Ces « mains ennemies, » que Chateaubriand redoutait pour Delphine, c’étaient celles de ce même Fiévée, qui avait critiqué Necker avec tant de dureté, l’année précédente. Fiévée fut, cette fois, plus violent encore ; insupportable « commère, » « intrigante, » « égoïste exaltée, » « sans-patrie, » telles étaient les douceurs qu’il prodiguait à Mme de Staël ; quant à son livre, ce n’était qu’une œuvre immorale, qui ne pouvait séduire que des esprits mal faits et des cœurs corrompus[48]. Chateaubriand essaya de réparer le fâcheux effet des attaques de Fiévée ; il craignait que Mme de Staël ne l’accusât de tiédeur envers elle, il lui savait gré de ses éloges. Le 8 janvier, à propos du livre de Bonald sur la Législation primitive, il citait dans le Mercure une page éloquente du Cours de morale religieuse de Necker, et, dans une note, il rendait un éclatant hommage aux qualités d’esprit et de cœur de Mme de Staël : « Du moins, disait-il, elle a donné (dans Delphine) de nouvelles preuves de cet esprit distingué et de cette imagination brillante, que nous nous sommes plu à reconnaître. Et quoiqu’elle essaye de faire valoir des opinions qui glacent et dessèchent le cœur, on sent percer dans tout son ouvrage cette bonté que les systèmes philosophiques n’ont pu altérer, et cette générosité que les malheureux n’ont jamais réclamée en vain. » C’était noblement payer sa dette de reconnaissance à l’exilée ; Chateaubriand ne put attendre que Mme de Staël lût le Mercure. L’article était du 8 janvier ; le même jour, son auteur écrivait à Coppet pour se vanter du procédé généreux, se plaindre du silence de Mme de Staël :

A Madame de Staël, à Coppet, par Genève, Léman.

« Paris, 8 janvier 1803. Rue Saint-Honoré, n° 85, près la rue Neuve-du-Luxembourg.

« Je devrais garder le silence. Je vous ai écrit une longue lettre sur l’ouvrage de M. votre père, vous me répondez une longue lettre, en évitant de me parler de cet ouvrage ; je vous écris deux mots tout de cœur en recevant votre roman, vous ne daignez pas me répondre un mot. Je sais qu’on dit beaucoup de mal de moi à Coppet ; cependant je crois avoir toujours parlé honorablement de vous et de votre famille. On se déchaîne contre vous, on vous insulte parce que vous êtes malheureuse ; je trouve occasion de rappeler M. Necker en citant un passage très éloquent de son Cours de morale religieuse. Dans le même article, je parle de vos talens et des services innombrables que vous avez rendus à tant de malheureux. Dites-moi si l’on peut mieux se venger ? Je vous attaque toutefois comme vous m’attaquez ; mais jugez-moi sur l’intention, et (non) sur mes opinions qui ne sont pas les vôtres.

« Que vous dirai-je de Delphine ? Ce que vous me disiez du Génie du Christianisme. Avec des ciseaux, je ferai une Delphine pour moi. Vous voulez retrancher tous mes mystères. Je retranche la plus grande partie de votre troisième volume. Je n’aime point Léonce. Au reste, l’esprit abonde dans l’ouvrage. Ce qui me charme surtout, c’est que le malheur y est supérieurement exprimé et même si bien que je tremble pour vous. Je n’ai guère lu de pages plus touchantes que celles où vous peignez le père de Mme de Cerlebe[49] ; la scène de l’aveugle est admirable[50].

« Savez-vous bien que vous avez mis le mot le plus passionné du roman dans la bouche d’une dévote ? Je ne sais, dit Mathilde, en parlant de Léonce, si Dieu permet qu’on aime autant sa créature. Quoi que vous en puissiez dire, il n’y a que les cœurs religieux qui connaissent le vrai langage des passions.

« Je n’ose vous demander si nous vous verrons. Si vous ne venez pas ici, vous ne perdrez pas grand’chose. Je me prépare à quitter Paris au printemps, aussitôt que mes éditions nouvelles auront paru. Je vais recommencer dies peregrinationis meæ. Si je sors une seconde fois de France, je ne sais quand j’y rentrerai. Je flotte entre mille projets ; il n’y a point de désert auquel je ne songe. Tantôt je veux m’embarquer pour la Louisiane, et voir encore une fois les forêts du Nouveau Monde ; tantôt je pense à la Russie. Ah ! si on pouvait transporter tout ce qu’on aime dans un coin ignoré du monde, et fonder, dans une retraite agréable, une petite colonie d’amis ! Cela sent le roman, il est vrai, mais les idées romanesques en valent bien d’autres, puisque dans le monde on n’a que le choix des folies : folies sages, folies folles, folies nobles, folies basses, etc.

« Adieu, voyez si vous voulez enfin m’écrire, et si vous retrouvez au fond de votre cœur un peu de votre ancienne amitié pour moi. » On sait que Chateaubriand ne s’embarqua pas pour la Louisiane ; en réalité, il n’y pensait guère. Le 14 floréal an XI, il était enfin nommé secrétaire de légation à l’ambassade de France à Rome. Ce n’était pas tout à fait le poste que son ambition eût souhaité ; mais enfin, sur les instances de l’abbé Emery, directeur de Saint-Sulpice, et de son ami Fontanes, il partit. On connaît l’histoire de ses démêlés avec le cardinal Fesch, ses prétentions à supplanter l’ambassadeur, l’irritation du Premier Consul. Mme de Beaumont mourante, après avoir cherché en vain la santé au Mont-Dore, s’était décidée, malgré les instances de leurs amis communs, à le rejoindre à Rome. Fontanes était désolé ; les ennemis de Chateaubriand glosaient sur l’aventure ; on savait que l’auteur du Génie du Christianisme avait quitté la France en partie par crainte d’une réconciliation avec Mme de Chateaubriand[51]. Le 4 novembre 1803, Mme de Beaumont mourait à Rome. Le 9 novembre, Chateaubriand envoyait à Coppet, à Mme de Staël, une copie de la célèbre relation, qu’il adressait en même temps à tous ses amis. Mais Mme de Staël avait quitté Coppet, elle était alors depuis le mois de septembre à Mafliers, à quelques lieues de Paris. Le 24 novembre, Chateaubriand recevait d’elle une lettre, qui prouvait qu’elle ignorait la mort de Pauline. Inquiet, il lui écrit de nouveau. Voici les deux lettres de Chateaubriand :


« Rome, le 9 novembre 1803.

« Quel triste sujet, madame, vient renouer notre correspondance ; elle est morte à Rome dans mes bras, le 4 du courant, à 3 heures et 8 minutes de l’après-midi. Je vous envoie la copie de la relation que j’adresse par le même courrier à M. de la Luzerne. S’il y est beaucoup question de prêtres et de religion, j’espère que vous n’aurez pas la cruauté de plaisanter dans de pareilles circonstances, il vous faut songer que j’ai écrit à la hâte dans le trouble et dans les larmes, et que pour tout l’univers, je ne voudrais pas qu’on m’enlevât l’espoir de retrouver un jour mon amie. Me voilà encore une fois seul sur la terre ; c’est pour la troisième fois que la mort me prive des personnes qui m’étaient chères. Il faut donc suivre cet avertissement de la Providence, et renoncer à tant de vains projets et à un monde qui me quitte si souvent pour me dire que je dois le quitter. J’allais passer en Grèce au printemps, et, depuis trois mois, je ne m’occupais que des études relatives à ce dessein, mais j’arrête toutes mes courses. Il y a assez longtemps que je suis voyageur ; je veux songer sérieusement au repos et rentrer pour toujours dans mon obscurité et mon indigence première. J’ai passé désormais Je sommet de la vie ; si les trente-quatre ans que j’ai mis à monter à ce sommet me paraissent si courts, combien la descente sera encore plus rapide !

« Je me propose d’être à Paris vers le mois de janvier, car je ne veux pas quitter Rome, sans avoir ou à peu près fini le petit monument que je fais élever à Mme de Beaumont.

« Si vous conservez encore quelque bienveillance pour moi, vos lettres me seront un grand soulagement. Je suis comme un enfant qui a peur dans la solitude, et qui a besoin d’entendre au moins quelque voix amie pour se rassurer. Adieu.

« DE CHATEAUBRIAND.

« Veuillez offrir mes respects à M. Necker. »


A Madame de Staël.

« Rome, 24 novembre, 2 frimaire.

« Une lettre arrive par la poste sous mon enveloppe ; je l’ouvre, je reconnais votre écriture, mais celle à qui vous écrivez, madame, est partie pour l’éternité. Pauline ne vous lira plus, ne vous répondra plus. Celle qui, comme vous le dites trop bien, était la plus noble des femmes, a quitté un monde composé de bassesse, de crime et de sottise. Mme de Beaumont est morte ici dans mes bras comme une sainte (pardonnez-moi le mot), je veux dire avec un courage au-dessus des forces humaines. Je vous ai envoyé le détail de mon malheur et du vôtre à Coppet, mais je vois que vous êtes aux environs de Paris. Ecrivez pour redemander cette lettre ; je serais fâché qu’elle fût perdue. Je vous écris de mon lit, où je suis retenu par une jaunisse horrible[52], suite des chagrins de toute espèce, dont j’ai été abreuvé depuis que j’ai mis le pied sur cette terre de douleur.

« Vous verrez par la fin de ma longue lettre que j’étais déterminé à envoyer ma démission ; mais on me retient à présent, on croit racheter par des caresses les maux dont on m’a d’abord rassasié. On se trompe. Je me soumets à la nécessité, mais aussitôt que je pourrai avoir un asyle sur la terre !… Comment se fait-il que je sois à la sixième édition de mon ouvrage (en comptant l’édition in-8o, gravures après la lettre, que l’on fait maintenant à Paris, in-18 que Ballanche fait à Lyon) et que je n’aie pas encore de pain assuré ? Un asyle, j’en avais un ; maintenant toute ma joie est un tombeau que je fais élever, et pour lequel je vends le peu de chose qui me restait en ce monde. Vous reverrai-je au printemps ? Vous reverrai-je jamais ? Si Mme de Beaumont vous eût fait cette question, lorsque vous quittâtes Paris, n’auriez-vous pas repoussé bien loin le doute ? Eh bien, jugez-en. Adieu, jouissez de votre fortune, de votre réputation, de vos amis. J’ai été du nombre de ces derniers, mais vous m’avez oublié depuis longtemps.

« Si vous n’avez pas encore reçu de Coppet le récit de la mort de notre amie, vous pourriez vous le procurer, soit chez Mme de Vintimille, ou chez Mme Hocquart. »


Ces deux lettres nous peignent au naturel l’état d’esprit de Chateaubriand. Voilà bien cette profonde mélancolie, cette douleur sincère, qui n’est pas dénuée cependant d’affectation et de pose, et où perce l’inconsciente vanité de l’homme de lettres et de l’artiste. Il jouit en poète de sa douleur ; il l’exhale dans ces pages célèbres, dont il envoie soigneusement copie à chacun de ses amis, à M. de la Luzerne, beau-frère de Pauline, à Chênedollé, à Fontanes, à Joubert, à Mme de Vintimille, à Mme Hocquart, à Mme de Staël ; il invite celle-ci à réclamer cette relation, qu’il a adressée à Coppet ; il serait fâché qu’elle fût perdue. Il se préoccupe même du ridicule et supplie Mme de Staël de ne se moquer ni des prêtres, ni de la religion. Il n’oublie pas le « petit monument, » qu’il fait élever à l’infortunée Pauline, et pour lequel il nous apprend lui-même qu’il vend « le peu de chose » qui lui reste ; il l’écrit à Mme de Staël, il l’écrit à Gueneau de Mussy. Il dépeint en ces termes le futur monument dans la lettre à M. de la Luzerne : « Une jeune femme couchée sur son lit montrera d’une main les portraits de la famille ; elle aura l’air d’exhaler elle-même son dernier soupir ; et on lira sous les médaillons le mot de Rachel : Quia non sunt ! » Il a la douleur fastueuse.

Mme de Staël était déjà partie[53]de Paris, quand Chateaubriand lui écrivait sa première lettre. Elle se rendait en Allemagne, puisque le séjour de Paris lui était interdit. Elle n’apprit qu’à Francfort la mort de Pauline ; elle fut saisie de douleur. Triste, exilée, malade de corps et d’esprit, inquiète de la santé de sa fille Albertine, qui avait la fièvre scarlatine, elle oublie sa propre infortune pour envoyer à son « cher Francis » ce cri de son âme :


« Francfort, ce 3 décembre 1803.

« Ah ! mon Dieu, my dear Francis, de quelle douleur je suis saisie en recevant votre lettre ! Déjà hier, cette affreuse nouvelle était tombée sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver pour jamais en lettres de sang dans mon cœur. Pouvez-vous, pouvez-vous me parler d’opinions différentes sur la religion, sur les prêtres ? Est-ce qu’il y a deux opinions, quand il n’y a qu’un sentiment ? Je n’ai lu votre récit qu’à travers les plus douloureuses larmes. My dear Francis, rappelez-vous le temps où vous vous sentiez le plus d’amitié pour moi ; n’oubliez pas surtout celui où tout mon cœur était attiré vers vous, et dites-vous que ces sentimens, plus tendres, plus profonds que jamais, sont au fond de mon âme pour vous… Mon cher Francis, donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, j’aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai pour vous une sœur[54]… »


C’était la plus noble réponse que Mme de Staël pût faire aux craintes de Chateaubriand à propos des prêtres et de la religion. « Est-ce qu’il y a deux opinions, quand il n’y a qu’un sentiment ? » Mais celui qui a souvent exprimé dans un magnifique langage l’insondable misère humaine, manque parfois de ce tact qui vient du cœur, et que de plus simples possèdent. Il nous déplaît encore qu’au cher souvenir de celle qu’il aima, il mêle ses orgueilleuses lamentations sur son éternelle pauvreté et les six éditions de son ouvrage, en comptant l’édition in-8o, gravures après la lettre ! Au fond, il y avait, dans ce rare génie, une incapacité presque absolue de sortir de lui-même. Béranger lui disait, un jour qu’il se plaignait de s’être ennuyé toute sa vie : « C’est que vous ne vous intéressez à personne. » Et Mme de Chateaubriand, qui était présente, de répondre avec vivacité : « C’est bien vrai ! C’est bien vrai ! »

En avril 1804, quand Necker mourut, Chateaubriand écrivit sans doute à sa fille pour lui exprimer la part qu’il prenait à sa douleur. Mais nous n’avons pas cette lettre. Ce n’est qu’en 1805 que reprend cette correspondance. Mme de Staël était alors en Italie, où elle trompait son incurable ennui et cherchait des impressions nouvelles. Chateaubriand, qui avait donné sa démission de ministre de France en Valais à la nouvelle de l’exécution du duc d’Enghien, était en proie à un vif accès de mélancolie. Réconcilié avec sa femme sur les instances de ses amis, il se débattait au milieu de graves soucis financiers : « Les embarras de ma position augmentent tous les jours, écrivait-il le 16 juillet 1804, à Mme de Custine, et je vois que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France ou en province. » Le 12 janvier 1805, il écrit à Chênedollé de venir le voir : « Jamais je n’ai été dans un moment plus noir ; nous serons comme deux cerbères aboyant contre le genre humain. » Il composait alors ses Martyrs de Dioclétien, dont il avait déjà achevé en juin 1804[55]le premier livre, et il rêvait d’aller en Grèce chercher des couleurs pour peindre avec exactitude le décor de son poème. Mais « faute d’argent, c’est douleur non pareille. » Dans cette disposition d’esprit, il écrit à Mme de Staël :


« Vous êtes au milieu des ruines où j’ai tant souffert. Vous avez visité sans doute les cendres de notre amie. Vous avez sous tes yeux le monument que j’ai fait élever à sa mémoire. Je regrette de n’être pas là avec vous. Vous auriez sans doute beaucoup de choses à me dire, et que n’aurais-je pas à vous raconter ! Je ne vous remercie point du mot que vous avez dit de moi dans la vie de votre père. Rien ne me touche plus que les sentimens d’estime et d’amitié qu’on peut me témoigner. Je fais tout pour mériter la première, vous me devez la seconde. Quant au reste, tout le monde peut dire comme Job : Dies mei fugerunt et non viderunt bonum.

« Que faites-vous, que devenez-vous, quels sont vos projets ? Moi, je n’attends que la paix pour passer ou Grèce, et je compte prendre mon chemin à travers l’Italie. Si j’étais riche, j’aurais été d’abord à Venise en attendant mieux. Je n’ai trouvé d’autre moyen pour ne pas mourir de chagrin, que de me plonger dans l’étude selon le conseil de Cicéron. Quand l’imagination vous dévore, c’est un assez bon moyen que de la jeter dans des in-folio poudreux, et dans le déchiffrement des langues : il faut devenir un membre de l’Académie des Inscriptions. Les voyages vaudraient mieux, mais pour cela il ne faut pas être réduit comme moi à vivre du fruit de mes éditions.

« J’espère crue vous aurez trouvé comme moi à Rome un grand apaisement de l’âme. Rien ne fait prendre son parti sur les événemens présens comme les événemens passés. Tous les siècles entassés à Rome, aujourd’hui si muets, ont été jadis bruyans comme le nôtre. Quel intérêt peut-on prendre à des choses si courtes, qui se répètent éternellement et qui vont tour à tour se perdre dans l’oubli ?

« Sauf l’honneur et (pardonnez-le-moi) sauf la religion, les événemens du monde ne méritent pas qu’on s’en occupe un seul moment. Je vous avoue que j’ai surtout senti cette vieille vérité à Rome. Aussi voudrais-je m’y fixer comme l’excellent M. d’Agincourt[56], et je conçois que si l’exil peut être supportable, c’est à Rome. Rappelez-moi au souvenir de ce patriarche des Français que vous aurez sans doute vu, et à celui de M. de Humboldt. Saluez de ma part le Capitole, et surtout visitez le tombeau de notre amie et dites-moi si vous êtes contente du monument. Parlez-moi beaucoup de vous, de vos voyages, de vos peines et de vos plaisirs, et comptez sur l’attachement de Francis.

« Place de la Concorde, au coin de la (Magdeleine, rayé) Concorde. »


« Paris, 25 mars (1805). »

Ce « grand apaisement de l’âme, » que Chateaubriand souhaitait à Mme de Staël de goûter à Rome, qu’il y eût goûté lui-même, cet oubli de soi et de sa destinée, ce muet colloque avec les siècles passés et les morts illustres, ces nobles émotions, ces glorieux souvenirs, Corinne n’y était guère sensible. Pour tout dire, elle s’ennuyait à Rome ; elle y cherchait la vie et n’y trouvait que la mort : « Désirer, agir, respirer, écrivait-elle le 30 mars au poète Monti, est presque impossible au milieu de toutes les ruines des espérances et des efforts humains ; je ne m’établirai donc point à Rome… Je m’en irai donc sans un vif regret. »

Cette même année 1805, Chateaubriand revit Mme de Staël. Il faisait alors un voyage au Mont-Blanc avec Mme de Chateaubriand. Il passa par Genève et fit visite à son amie à Coppet. « Je la trouvai seule, dit-il, au fond de son château qui renfermait une cour attristée[57]. » Chateaubriand s’étonna, avec peu de tact, de son malheur ; il enviait ce séjour, cette vie large et fastueuse. Il blessa le cœur de Mme de Staël. Mieux inspiré, il a dit plus tard : « Ne disputons à personne ses souffrances, il en est des douleurs comme des patries ; chacun a la sienne. » Le lendemain, Mme de Staël visita Mme de Chateaubriand à Genève, insista pour qu’à son retour de Chamounix, elle vînt avec son mari passer quelques jours à Coppet. Elle eût été bien aise d’accaparer Chateaubriand, de l’entraîner dans son orbite. M. et Mme de Chateaubriand promirent, puis oublièrent cette promesse ; ils revinrent directement à Lyon, sans s’arrêter à Coppet. Mme de Staël fut très désappointée ; elle avait escompté la venue de Chateaubriand ; elle pensait l’enrôler parmi ses troupes, le dresser à la guerre contre son ennemi, Napoléon. Mme de Chateaubriand prétend malicieusement qu’elle avait écrit d’avance à Paris « les conversations présumées qu’elle avait eues avec M. de Chateaubriand et dans lesquelles elle l’avait, disait-elle, converti à ses opinions politiques. » Ce qui était fort clair, c’est que Mme de Staël avait tenté de mettre la main sur Chateaubriand et qu’au dernier moment celui-ci, pris de méfiance, s’était esquivé. D’ailleurs, il était de belle humeur ; le voyage, les distractions de la route avaient dissipé ses noires idées, et c’est d’un ton enjoué qu’il écrit de Lyon à Mme de Staël :


Madame de Staël, à Coppet, par Genève. Léman.

« Lyon, le 1er septembre 1803. « Tout n’est que contrariétés dans la vie, ma chère madame ; je voulais vous voir à Copet ; j’y comptais, je l’espérais, je le désirais vivement. Eh bien, je suis parti de Genève subitement, sans même y coucher ; des affaires m’ont forcé de prendre ce parti. Mais cet hyver j’irai causer longuement avec vous. J’ai à vous dire une foule de choses que je ne vous ai pas dites. Bon Dieu ! Il arrive tant d’événemens dans un quart d’heure ; jugez quand il faut récapituler trois ans d’existence, et trois ans si pleins pour moi !

« Hâtez-vous de quitter Coppet, venez à Sens. Je m’embarquerai dans une diligence avec le Mathieu[58], qui porte si dignement un nom qui me donne toujours envie d’ôter mon chapeau, quand on le prononce. Il y a beaucoup de nouveaux saints dans le calendrier, qui ne m’inspirent pas un pareil respect[59]. Mais enfin que Dieu soit loué dans toutes ses œuvres ! Exaltavit humiles.

« J’ai été charmé des bords du lac, mais point du tout de Chamouni. Les hautes montagnes m’étouffent. J’aime à ne pas sentir ma chétive existence si fort pressée entre ces lourdes masses[60]. Les montagnes ne sont belles que comme horizons. Elles veulent une longue perspective ; autrement elles se rapetissent à l’œil qui manque d’espace pour les voir et pour les juger. Elles partagent le sort de toutes les grandeurs. Il ne faut les voir que de loin : de près, elles s’évanouissent.

« J’ajoute que les monts de votre Suisse manquent de souvenirs. Qu’importe qu’un lieutenant de César ait battu d’obscurs barbares à l’entrée du Valais, dans un petit coin que l’on ne connaît plus ? Vive l’Apennin pour les grandes choses ou pour les riantes histoires qu’il rappelle ! D’un bout à l’autre, depuis Naples jusqu’à Bologne, c’est tout un monument, et puis la belle lumière, les belles vapeurs, les belles formes, etc., etc.

« Voilà un furieux galimatias. Je ne suis qu’un sot quand je veux avoir de l’esprit. Mais je vous proteste que toutes les bêtises que je vous envoie me sont venues naturellement. Je n’ai pas fait le moindre effort pour les trouver. C’est mon excuse.

« Ecoutez bien ceci. On trouve à Genève du miel de Chamouny enfermé dans de petits barils de bois de sapin fort propres. Cela coûte 6 francs, au plus. On trouve ensuite une poudre qu’on appelle du sucre de lait, à 3 francs la livre. Vous ferez acheter 4 livres de sucre de lait, et deux barils de miel de Chamouny. Le tout étant bien conditionné et arrangé de sorte que le miel arrive sans accident, sera mis, par vos ordres, à la diligence, à cette adresse : A Monsieur de chateaubriand, à Lyon, Hôtel de l’Europe.

« Cela est clair. Il faut de la promptitude dans l’exécution, pour que le paquet m’arrive avant mon départ pour la Bourgogne. Je consens, si vous y mettez du zèle, à ne jamais vous rembourser vos frais ; mais si vous me faites trop attendre mon miel et mon sucre, je vous payerai impitoyablement jusqu’au dernier sou.

« Adieu, écrivez-moi de suite, poste restante, à Lyon. Voilà un petit billet de Mme de Chateaubriand.

« Mille complimens à tous vos amis et les habitans de Coppet.

« Je pense que vous pourriez prendre de l’inquiétude sur le genre des affaires qui m’ont appelé à Lyon. Ce ne sont que de misérables considérations d’argent et des arrangemens de librairie. »


La lettre est charmante et d’un ton bien rare parmi toutes celles qu’il adresse à Mme de Staël : c’est le Chateaubriand spirituel et enjoué de certaines lettres à Joubert ou à Fontanes. Il a oublié l’attitude et la « pose. » Ce n’est pas pour longtemps, il est vrai ; quelques jours après, il recommence ses éternelles lamentations sur sa destinée misérable. Il était alors à Villeneuve-sur-Yonne, chez Joubert, où il menait une vie fort paisible. Mme de Staël, qui se proposait de revenir en France, le consultait pour savoir quelle ville il conviendrait de choisir comme résidence ; elle hésitait entre Sens et Rouen ; cette dernière ville lui semblait préférable, parce qu’elle offrait plus de ressources pour l’éducation de ses enfans. Chateaubriand s’étonnait, au fond, de ce grand désir de revoir la France. L’émigré, mécontent de son sort, aigri contre ses concitoyens, eût fort bien vécu à l’étranger quelques années encore ; Rome surtout l’attirait, il avait la nostalgie de la Ville éternelle. Place d’Espagne, sous le mont Pincio, était une maison solitaire, avec un petit jardin planté d’orangers, un figuier dans la cour : là errait l’ombre de Pauline de Beaumont.


A Madame de Staël à Coppet, par Genève. — Léman.

« Je n’ai pu vous remercier à Lyon de votre miel et de votre sucre, il est arrivé au moment où je montais en voiture. Maintenant que je suis établi chez mon ancien ami Joubert, à Villeneuve-sur-Yonne, je me hâte de vous écrire.

« Je n’approuve pas trop votre projet de Rouen, parce que Rouen est trop loin de Paris. Cependant vous y aurez plus de ressources pour les livres et pour les maîtres, mais je persiste à croire que vous serez rappelée à Paris.

« Grand merci du voyage d’Italie pour moi et Mme de Chateaubriand. J’ai un vif désir de revoir ce beau pays, et si telle chose s’arrangeait, j’irais sûrement m’établir à Rome pour y finir mes jours. Je suis las de la France et j’ai besoin de paix. Dans ce pays on n’éprouve que des tracasseries. Tracasseries politiques, tracasseries de société, de cotteries (sic), d’amis même ! Cette suprême tranquillité que les anciens recherchaient comme le vrai bonheur, n’a jamais été dans les Gaules. Nous avons toujours été les ennemis déclarés de notre repos et de celui des autres.

« Depuis que j’ai une femme avec laquelle je vis fort heureux, je suis devenu amateur de la vie réglée et paisible. Si j’avais un beau site, une belle lumière, de grands souvenirs comme à Rome, je vivrais fort bien comme M. d’Agincourt une quarantaine d’années hors de mon pays.

« Nous autres, Français, pourquoi serions-nous si attachés à notre sol paternel ? On m’y a pris tout ce que j’avais. On m’aurait arraché la vie comme à tant d’autres, si on m’avait trouvé à une certaine époque. Quel espoir ai-je d’y avoir jamais le repos et l’aisance ? Je pourrais bien forcer l’estime ; mais les jeux de la fortune, le haut et le bas de tout depuis douze années, ont détruit pour longtemps en France toute considération. Il faut se retirer en soi et y vivre : heureux qui a comme l’abeille une ruche et un peu de miel pour l’hyver. Mais je suis un pauvre moucheron qui n’a pas même un petit trou dans un arbre pour m’y retirer.

« Sur ce, chère madame, je vous dis adieu, et je vous prie de m’écrire à Villeneuve-sur-Yonne, département de l’Yonne.


« 20 septembre (1805).

L’année suivante (1806), Chateaubriand partit pour la Palestine. Le 3 mai 1807, il rentrait en France, et le 5 juin il était de retour à Paris. A la fin du mois d’avril 1807 avait paru le célèbre roman de Corinne, qui faisait l’objet de toutes les conversations. Mme de Staël était alors dans tout l’éclat de sa gloire ; il ne lui manquait même pus le prestige, que donnent la persécution et l’exil ; car, de nouveau, elle avait été contrainte de quitter la France. Elle avait envoyé son livre à Chateaubriand. Celui-ci n’avait pas attendu cet envoi pour lire l’ouvrage. Il écrivit à Mme de Staël une lettre de remerciement fort spirituelle, où passe, à travers les éloges, une pointe de fine raillerie. Ce qu’il aimait dans Corinne, c’était l’image de sa « belle Italie, » un peu effacée, il est vrai, et pâlie ; mais ce mélancolique et perplexe Oswald, qui court de sa femme à sa maîtresse et de sa maîtresse à sa femme, et ne sait prendre parti ni pour le mariage ni pour l’amour, — qui, après avoir épousé Lucile et fait mourir Corinne de désespoir, « donne l’exemple de la vie domestique la plus régulière et la plus pure, » devait paraître et parut en effet bien fade à René.


A Madame de Staël, au château de Coppet, par Genève.

« Paris, ce 25 juin 1807.

« Je n’avais pas attendu, dear Lady, à recevoir de vous votre belle Italienne pour faire sa connaissance.

« Je suis charmé comme tout le monde, et cette fois-ci il n’y a eu qu’une opinion. Il n’y a que votre Oswald que je n’aime point du tout ; mais je n’en dis rien, car c’est le héros de toutes les bonnes têtes et des esprits raisonnables, et pour l’amour de l’ordre je dois me ranger du parti du mariage. Mais comment avez-vous donné le nom de ma sœur à votre bégueule de Lucile ? Tâchez dans la première édition de l’appeler Gertrude ou Cunégonde, or some thing like that.

« J’ai reconnu ma belle Italie. Oh ! que ne puis-je y finir mes jours ! Que je suis fatigué du pays que j’habite ! Je voudrais n’avoir plus d’études que celle des ruines, et de conversations qu’avec les morts ! Il me faut cinq ou six ans pour finir mon petit volume[61], si je l’achève : je ne suis nullement pressé de publier, et je crois qu’un honnête homme peut fort bien désormais attendre la mort pour dire tout ce qu’il pense à l’abri d’un tombeau bien fermé d’une grosse pierre. Tout ceci, dear Lady, est fort triste, mais songez que je viens de voir Argos, Sparte, Athènes, Jérusalem, Memphis, Cartilage, et que la vanité des choses humaines a dû vivement me frapper. Et puis je suis un peu dans le monde comme l’enfant de Lucrèce :


……. Ut sævis projectus ab undis
Navita, nudus humi, jacet infans, indigus omni
Vitaï auxilio.


« Il faut pourtant se consoler, et c’est l’amitié d’une femme telle que vous qui est le grand remède dans la vie. Adieu, ma chère madame, vivez heureuse, faites de beaux ouvrages, et ne murmurez pas trop contre la solitude. Je voudrais bien avoir un bon château au bord du lac de Genève, cela vaut bien une maison dans le faubourg Saint-Honoré à Paris. »


Deux mois plus tard, en août 1807, il réalisait le rêve longuement caressé, l’achat d’une « petite chaumière » aux environs de Paris. C’était la maison de la Vallée-au-Loup ou de Val-de-Loup, situé non loin de Sceaux, près du village de Chatenay et du hameau d’Aulnay. Il a conté lui-même de façon charmante dans ses Mémoires d’Outre-Tombe[62], comment il alla en prendre possession, au mois de novembre, avec Mm0 de Chateaubriand et le buste d’Homère, qui se cassa le cou, en sautant par la portière. Il connut alors le calme de l’âme, autant du moins que pouvait le goûter cette nature inquiète. C’était le temps où il travaillait « avec délices » à ses Mémoires et aux Martyrs ; il plantait son jardin, arrosait ses jeunes arbres ; nouvel Horace, il invitait à sa table frugale ses amis Fontanes, Joubert, Clausel de Coussergues : « J’étais, dit-il, dans des enchantemens sans fin. » Qui reconnaîtrait dans ce petit propriétaire de banlieue parisienne, chaussé de sabots, l’arrosoir à la main, le sævis projectus ab undis Navita de la lettre à Mme de Staël ?

Un peu avant l’acquisition du Val-de-Loup, le 4 juillet 1807, avait paru le fameux article du Mercure, sur le Voyage en Espagne de M. de Laborde. « C’est en vain que Néron prospère ; Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde… » Napoléon s’émut : « Chateaubriand, aurait-il dit à Fontanes, croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ? Je le ferai sabrer sur les marches de mon palais. » Il menaça « Chateaubriand et sa clique » du traitement que David avait fait subir à la race d’Achab[63]. Mais ce n’était que par intervalles et par accès que Chateaubriand élevait la voix contre le despotisme ; il n’avait pas cette ténacité, ce génie d’intrigue, cette haine, ces immenses relations, qui faisaient de Mme de Staël une ennemie si dangereuse de Napoléon. Au fond, celui-ci ne le craignait guère. Après l’article du Mercure, il lui avait donné l’ordre de se retirer à quelques lieues de Paris ; en octobre, il lui avait retiré le privilège de ce journal, dont Chateaubriand était propriétaire. « Ma propriété périt, a écrit celui-ci, ma personne échappa par miracle. » Napoléon, le premier moment de fureur passé, n’en voulait pas à sa personne ; entre l’exilée de Coppet et l’ermite de la Vallée-au-Loup, il mettait quelque différence.

Ce ne fut que trois ans plus tard, en 1810, que recommença la correspondance de Chateaubriand et de Mme de Staël. Tous deux étaient alors fort tristes. Le despotisme pesait chaque jour plus lourdement sur la France. Le livre De l’Allemagne venait d’être supprimé, mis au pilon, son auteur exilé. L’année précédente, les Martyrs, sur l’ordre de la police impériale, avaient été critiqués avec violence ; Hoffmann, dans le Journal de l’Empire, s’était montré fort injuste. On reprochait à Chateaubriand ses allusions à l’Empereur, à sa cour, aux philosophes, comme ce Hiéroclès, qui égorge les chrétiens au nom de la raison et de la liberté. L’Empereur ne voulait pas qu’on remuât le feu qui couvait toujours sous la cendre ; puis, il n’était pas fâché que cette polémique fît diversion aux affaires plus sérieuses. Chateaubriand avait vu se tourner contre lui, non seulement les philosophes et les gens en place, mais des catholiques même, qui prétendaient que le livre n’était pas à l’abri des censures ecclésiastiques. Ajoutez à cela la mort tragique d’Armand de Chateaubriand, son cousin, fusillé, le 31 mars 1809, comme émissaire royaliste. Chaque jour, le grand ciel morne et gris s’étendait davantage sur la France, sans qu’un rayon de soleil, sans qu’un lambeau d’azur vînt réjouir l’âme, lui permît de s’élever et de chanter en paix. L’esprit assombri par ces tristes pensées, Chateaubriand écrivait à Mme de Staël les deux lettres suivantes, à quelques jours d’intervalle :

« Paris, le 18 octobre 1810.

« Savez-vous, illustre dame, qu’il y a un certain oiseau noir qui se montre sur la mer au temps des orages ? Tandis que les oies, les canards, etc., volent à terre pour se mettre à l’abri, l’oiseau noir suit le vaisseau battu du vent. Je ne sais si j’ai quelque ressemblance avec cet oiseau. Mais me voici à mon poste. En qualité d’oiseau, je ne parle pas. Je pourrais chanter un peu, mais on n’aime pas mes chants. Je me tais donc et laisse crier les prudens oisons qui ont gagné le port. Au travers de ce galimatias, vous comprendrez que j’ai pris part à vos chagrins, comme je le devais, voilà la chose importante.

« Je veux vous dire un mot de votre libraire Nicolle. C’est un excellent homme qui m’a rendu mille services. Comme je vis au jour le jour, toujours en peine de mon existence du lendemain, Nicolle négocie mes billets de librairie, etc. Il se trouve dans un cruel embarras par le malheur qui vous a frappée. Il demande si vous ne seriez pas assez bonne pour lui faire rendre les 13 000 francs qu’il a donnés à votre Eugène pour le manuscrit. Cela sera bien loin de le dédommager des frais de papier et d’impression. Mais il sent que vous ne lui devez rien et que tout doit venir de votre générosité. Et qui doute de la vôtre ? Pour en être convaincu, il ne faut que compter les ingrats que vous avez faits.

« Je vous écris du fond de ma retraite. J’ai une petite chaumière à trois lieues de Paris ; mais j’ai grand’peur d’être obligé de la vendre. Car une chaumière est encore trop pour moi. Si j’avais comme vous un bon château au bord du lac de Genève, je n’en sortirais jamais. Jamais le public n’aurait une seule ligne de moi. Je mettrais autant d’ardeur à me faire oublier que j’en ai follement mis à me faire connaître. Et vous, chère madame, vous êtes peut-être malheureuse de ce qui ferait mon bonheur ? Voilà le cœur humain.

« Croyez, je vous en supplie, que personne ne vous est plus affectueusement dévoué que votre serviteur

« FRANCIS. »


Mme de Staël se laissa toucher et rendit les 13 000 francs à Nicolle. Mais la lettre de Chateaubriand l’avait blessée ; celui-ci paraissait peu sensible aux malheurs de son illustre amie et beaucoup plus à ses propres infortunes. « Je pouvais chanter un peu, avait-il dit, mais on n’aime pas mes chants. » Mme de Staël vit une allusion à elle-même et à ses amis dans ces paroles ; parmi les détracteurs des Martyrs, il y avait tous ceux qui avaient combattu le Génie du Christianisme, les philosophes, les partisans de la Révolution. Elle se crut visée, à tort sans doute. Chateaubriand lui répondit par une lettre où il exhale tout le découragement de son âme :


« Le 7 novembre 1810.

« Vous m’avez bien mal compris, chère dame. Vous, ne pas aimer mes chants ! Point du tout, vous les aimez beaucoup plus qu’ils ne valent. Je ne savais nullement ce que vous pensiez des Martyrs. Les gens dont je voulais parler sont les mêmes gens qui vous persécutent, et qui n’aiment pas plus mes ouvrages que les vôtres. Ne me croyez pas cette sotte susceptibilité, qui fait qu’on peut encore s’occuper des petites peines de l’amour-propre, quand nos amis souffrent. Pensez tout ce qu’il vous plaira des Martyrs, ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de vous, et je n’ai jamais songé à mêler une querelle de vanité à vos chagrins. Chère, illustre dame, je suis bien changé ; ce que je vous ai dit sur mon souhait ardent de me taire et sur mon désir de l’oubli est une chose du fond de mon cœur. Ce n’est point l’effet d’un amour-propre qui souffre ; on m’accorde plus que je ne demande. Les Martyrs, tout critiqués par ordre qu’ils l’ont été, n’en sont pas moins mon meilleur ouvrage, quoiqu’ils ne seront jamais mon ouvrage populaire, par des raisons prises de la nature de l’art et du fond du sujet. Rien ne m’afflige donc ni ne me décourage comme écrivain, mais je suis totalement découragé comme homme. Je crois les lettres à jamais perdues, ainsi que le reste ; et je vous proteste que, si je puis seulement cet hyver trouver mille écus par an pour le reste de ma vie, jamais, de mon vivant, la France ne verra une ligne de moi. Si j’étais seul, j’irais bien volontiers demeurer dans votre château et je me ferais un grand honneur d’être votre frère. Mais Diis aliter visum ! Vous ne nous quitterez pas, j’espère. Vous resterez parmi nous. Le temps adoucira bien des rigueurs. Et l’on verra enfin que, si l’on veut un siècle illustre, il faut laisser la paix et la patrie à ceux qui, comme vous, peuvent l’illustrer.

« J’ignore quel sera le sort de l’Itinéraire. Peu m’importe. Je méprise trop les juges, et j’aime trop peu mes barbouillages pour m’en inquiéter d’avance. Mais je crois bien que les mêmes ordres qui ont fait si noblement attaquer les Martyrs, ne laisseront pas passer en paix le voyageur. Voilà une bien longue lettre. Comment vous quitter ? Ecrivez-moi. »


Chateaubriand ne devait plus revoir Mme de Staël qu’au retour de celle-ci à Paris, après la chute de l’Empire. Mme de Staël, dans tout l’éclat de son triomphe, adulée, courtisée, se réconcilia avec son ancien adversaire, Fontanes, dans un dîner qu’elle donna chez elle, rue Royale, et auquel assistaient Chateaubriand, Pasquier, M. de Lally, Mme de Vintimille ; elle y fit, dit Sainte-Beuve, « la plus belle patte de velours que femme puisse faire[64]. » Après la tempête des Cent-Jours, ces relations, un instant interrompues, continuèrent, plus affectueuses, plus cordiales même. Le temps avait apaisé les anciennes discordes. Chateaubriand voyait souvent son amie chez elle, rue Royale, ou chez la duchesse de Duras. Mais, dans le courant de l’année 1817, la santé de Mme de Staël, déjà ébranlée, devint tout à fait mauvaise. A une fête donnée au mois de février à l’hôtel Decazes, elle s’évanouit. Quand elle revint à elle, elle ne put serrer la main de Rocca, son mari ; elle était paralysée. Elle écrivait alors à miss Berry, en mai 1817 : « Il m’est arrivé, my dear friend, un accident vraiment épouvantable à la suite de ma maladie ; c’est de ne pouvoir faire presque aucun usage ni de mes pieds, ni de mes mains à cause des crampes cruelles que j’éprouve. Je suis donc couchée sur le des depuis quatre-vingt-dix jours, comme une tortue[65]… » Chateaubriand alla la voir. Il nous a laissé, dans une page admirable, le récit de cette visite. Il aperçut, dans la pénombre de la chambre, Mme de Staël à demi assise sur son lit, les yeux brillans de fièvre : « Bonjour, my dear Francis, lui dit-elle ; je souffre, mais cela ne m’empêche pas de vous aimer. » Dans la ruelle du lit, « quelque chose se levait, blanc et maigre. » C’était Rocca, la « nueuse idole, » déjà touchée par l’aile de la mort ; il devait peu survivre à son amie.

Cependant Mme de Staël continuait à recevoir ; elle voulait qu’un peu de vie s’agitât autour d’elle. « Elle avait, disait-elle à Guizot, la fièvre du visage humain. » Elle donnait à dîner ; au sortir de table, les invités s’assemblaient auprès de son lit. C’est en réponse à une de ces invitations que fut écrit le dernier billet que nous possédions de Chateaubriand à Mme de Staël :

« J’avais oublié que je dîne demain chez la Duchesse d’Orléans. Veuillez donc me pardonner et fixer un autre jour. Comment vont les pieds et les mains ?

« FRANCIS.

« Samedi, 17 mai 1817. »


Deux mois plus tard, dans sa maison de la rue Neuve-des-Mathurins, où elle s’était fait transporter en quittant la rue Royale, le 14 juillet 1817, date d’un célèbre anniversaire, Mme de Staël expirait. Dans le dernier billet qu’elle avait écrit à Mme de Duras, « tracé en grandes lettres dérangées, » il y avait un mot affectueux pour Francis. Ce fut à Chateaubriand qu’elle dit, sur son lit de souffrance, ces mots qui la peignent tout entière : « J’ai toujours été la même, vive et triste ; j’ai aimé Dieu, mon père et la liberté. »

Chateaubriand apprit cette mort avec quelque mélancolie. C’était la disparition d’une grande et noble intelligence, opposée à la sienne, mais non pas ennemie. Avec elle s’évanouissaient aussi ses années de jeunesse, années de misère et de lutte, de gloire et d’amour, dont son âme avait oublié l’amertume, pour ne plus conserver que la douceur infinie du souvenir.


PAUL GAUTIER.

  1. Cf. la Décade du 20 brumaire-21 novembre 1800.
  2. « Cet ouvrage, quand paraîtra-t-il ? Il y a deux ans qu’on l’imprime, et il y a deux ans que le libraire ne se lasse point de me faire attendre, ni moi de corriger. Ce que je vais donc vous dire dans cette lettre sera tiré presque entièrement de mon livre futur sur le Génie du Christianisme ou les Beautés poétiques et morales de la religion chrétienne. « (Mercure, 1er nivôse an IX.)
  3. Mercure de France, 1er messidor an VIII (20 juin 1800).
  4. Cf. P. de Vaissière, Revue des études historiques, sept. -oct. 1901, Chateaubriand et son retour de l’émigration.
  5. Lettre de La Sagne à Fontanes, 30 juillet 1800. (Pailhès, Chateaubriand, sa. femme, ses amis.)
  6. Mémoires d’Outre-Tombe, édit. Biré, II, 244.
  7. Mercure de France, 1er messidor an VIII.
  8. Préface de la seconde édition du livre De la Littérature.
  9. Journal des Débats, 2 nivôse an IX.
  10. « Mme de Staël est arrivée à Paris depuis quelques jours. » (Journal des Débats, 6 nivôse an IX — 26 décembre 1800).
  11. L’explosion de la machine infernale, le 3 nivôse an IX. L’article du Mercure est du 1er nivôse.
  12. Mme de Beaumont à Joubert, mai 1796. (P. de Raynal, les Correspondans de Joubert.)
  13. Voir Archives Nationales, F1 5618, pétition présentée par Chateaubriand « au général Buonaparte, premier Consul de la République française, » 18 floréal an IX. En réalité, son émigration avait précédé, non suivi, le massacre des siens.
  14. Ibid.
  15. Méneval, Mémoires, I, 63.
  16. Ainsi ces mots du Père Aubry, qu’elle cite dans son essai sur le Caractère de M. Necker et sa vie privée : « Il y a, dit un écrivain d’un talent remarquable, il y a toujours quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et ces ' points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable. »
  17. Sans doute le 9 floréal an IX. (Bibl. De l’Institut, legs Mohl.)
  18. Archives Nationales, F7 5618.
  19. Fouché.
  20. A Savigny-sur-Orge, chez Mme de Beaumont.
  21. Auguste de Staël, fils aîné de Mme de Staël. Il s’agit sans doute des trois lionceaux, nés à la ménagerie du Muséum et dont Tout-Paris s’occupait à cette époque. (Journal de Paris, 2 nivôse an IX).
  22. Cette lettre et les suivantes sont tirées des archives de Broglie.
  23. 16 juin 1801.
  24. La radiation.
  25. La satire intitulée Les Nouveaux Saints.
  26. « Assurément, — dit Chénier, — c’était comparer la première esquisse d’un écolier aux meilleurs tableaux d’un grand maître. On ne trouve, dans ces deux productions pleines de charme (Paul et Virginie, la Chaumière indienne), rien qui ressemble aux capucinades de M. Aubry, aux étranges amours de Chactas, à une foule d’expressions plus étranges encore et à des amplifications descriptives d’un sauvage qui a fait sa rhétorique. »
  27. Archives Nationales, F7 5 618.
  28. Il s’agit de l’affaire Roux de Laborie et Bertin, accusés de trafiquer avec l’étranger des secrets de l’État : « Un soir nous vîmes dans notre retraite quelqu’un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre : c’était M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte. » (Mém. d’Outre-Tombe, II, 268.) Cf. Arch. Nat., F7 6 283.
  29. Mme Necker de Saussure, cousine de Mme de Staël.
  30. Mémoires d’Outre-Tombe, I, 190.
  31. Ibid., I, 166.
  32. A Savigny.
  33. Delphine.
  34. Auguste de Staël.
  35. Mme de Beaumont à Joubert, août 1801.
  36. L’intendant de Mme de Staël.
  37. Fouché.
  38. Mme Bacciochi.
  39. Mémoires d’Outre-Tombe, IV, 372.
  40. 2 septembre 1801.
  41. Cf. Lettre du 5 messidor.
  42. Cf. Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1899, Mme de Staël et la République en 1798.
  43. Delphine.
  44. Cardinal Fesch.
  45. Pour lui envoyer son livre.
  46. Mémoires d’Outre-Tombe, édit. Biré, II, 346.
  47. « On a dit que ce qui avait surtout contribué à la splendeur de la littérature du XVIIE siècle, c’étaient les opinions religieuses d’alors, et qu’aucun ouvrage d’imagination ne pourrait être distingué sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires mêmes doivent admirer l’imagination originale, extraordinaire, éclatante, le « Génie du Christianisme, » a fortement soutenu ce système littéraire. » (Préface de Delphine.)
  48. Mercure de France, 11 nivôse-1er janvier 1803.
  49. Cf Delphine, tome III, p. 93. Portrait enthousiaste de M. Necker. (Édition de 1820 dans les Œuvres complètes.)
  50. Ibid., tome II, pages 105 et suiv. Il s’agit de M. de Belmont.
  51. Chateaubriand l’avoue lui-même dans une lettre à Fontanes : la crainte de se réunir à elle l’avait « jeté, disait-il, une deuxième fois hors de sa patrie. »
  52. Cf. lettre de Chateaubriand à Fontanes du 23 novembre : « Je suis au lit avec une jaunisse affreuse, suite inévitable de mes chagrins. » (Pailhès, Chateaubriand, sa femme, ses amis, p. 195.)
  53. Ce fut le 19 octobre qu’elle quitta Paris.
  54. Mémoires d’Outre-Tombe, II, p. 383.
  55. Lettre de Molé à Joubert du 20 juin 1804.
  56. Auteur de l’Histoire de l’Art par les monumens depuis sa décadence au VIe siècle jusqu’à son renouvellement au XVIe siècle.
  57. Mémoires d’Outre-Tombe, II, p. 480.
  58. Mathieu de Montmorency.
  59. Il parle de la nouvelle noblesse que créait Napoléon.
  60. « Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n’en était rien. » (Mémoires d’Outre-Tombe, II, 481.)
  61. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem, qui parut en mars 1811.
  62. Tome III, page 5.
  63. Lettres inédites de Napoléon, publiées par Lecestre, I, p. 100.
  64. Chateaubriand et son groupe littéraire, I, p. 194.
  65. Blennerhasset, Mme de Staël et son temps, III, 673.