Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-32).

CHATEAUBRIAND[1]


PREMIÈRE CONFÉRENCE

ENFANCE ET JEUNESSE. — LE VOYAGE EN AMÉRIQUE


Chateaubriand ! Quelles images fait surgir aussitôt ce nom sonore ? Une magnifique série d’attitudes et de costumes. Un enfant rêveur, dans les bruyères, autour d’un vieux château… Un jeune officier français chez les Peaux-Rouges, parmi des sauvagesses charmantes, dans la forêt vierge… Un livre qui fait rouvrir les églises et sortir les processions… Le clair de lune, la cime indéterminée des forêts, l’odeur d’ambre des crocodiles… Un écrivain jaloux de la gloire de Napoléon… Un royaliste qui sert le roi avec la plus dédaigneuse fidélité… Un vieillard sourd près du fauteuil d’une vieille dame, belle et aveugle… Un tombeau dans les rochers sur la mer…

Quoi encore ? Il avait la plus belle tête du monde, et dont on ne conçoit les cheveux que fouettés par le vent. Il a su exprimer avec des mots plus de sensations qu’on n’avait fait avant lui. Il est l’homme qui a « renouvelé l’imagination française » (Faguet). Il est le père du romantisme et de presque toute la littérature du dix-neuvième siècle. Et il est l’inventeur d’une nouvelle façon d’être triste.

Et puis ? En ce qui regarde sa gloire, sa chance est inouïe, presque égale à celle de l’Empereur. Il est, entre nos grands écrivains, le seul qui soit pleinement « à cheval » sur deux mondes, le seul qui ait appartenu à l’ancien régime et au nouveau, le seul qui ait presque autant vécu dans l’un que dans l’autre, le seul aussi qui ait tant voyagé et qui ait vu tant d’aspects de la terre. Il est né en 1768, dix ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau. Il est mort en 1848, quand Taine et Renan écrivaient déjà. Nos pères auraient pu le voir entrer à l’Abbaye-aux-Bois.

Comme l’ancienne France et la nouvelle, il a connu le dur passage de l’une à l’autre ; il en a souffert dans son âme et dans sa chair. Il a vu la Révolution et il a vu l’Empire. Son génie a reçu de la réalité les plus beaux ébranlements. Il a « bâillé sa vie », c’est entendu ; mais nul n’a été plus aimé, et nul n’a plus joui de sa gloire et de sa tristesse. Orgueil, désir, ennui, c’est toute son âme. Il nous a légué des façons de sentir où nous trouvons encore des délices.

Voilà, sommairement, ce que Chateaubriand est pour nous, et ce qu’il était pour moi, avant que j’eusse entrepris de l’étudier de plus près. Je ne sais pas du tout si nous découvrirons en lui quelque chose de plus, ou bien autre chose. Nous verrons bien. Sa bibliographie est énorme. Je n’ai pas tout lu, il s’en faut. Je ne vous promets pas d’être complet ; je ne vous promets pas d’être original : je ne puis vous assurer que ma sincérité. Ce que je vous propose, en somme, c’est une libre promenade à travers la vie et l’œuvre de Chateaubriand.

Naturellement, je me servirai beaucoup des Mémoires d’outre-tombe, surtout pour ses commencements, sur lesquels nous n’avons que son témoignage. Je m’en servirai avec la prudence qui convient : car, lorsqu’il nous raconte son enfance, il a déjà quarante ans. Mais aussi la façon dont il voit l’enfant qu’il a été nous fait mieux connaître l’homme.

Le 4 septembre 1768 naissait, à Saint-Malo, dans une rue sombre et étroite, appelée la rue des Juifs, le chevalier François-Auguste de Chateaubriand. « Il était presque mort quand il vint au jour. » « Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne empêcha d’entendre ses cris… Le bruit de la tempête berça son premier sommeil… Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans son berceau une image de ses destinées. » Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité.

Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivaient, lorsque, comme il dit, « la vie lui fut infligée ». Ne faites pas attention et ne vous désolez pas ; cette vie fut, en effet, l’une des plus magnifiques que l’on connaisse, et Dieu sait s’il en a joui ! Sauf à l’armée de Condé, après sa blessure, puis à Londres, et peut-être beaucoup plus tard, dans l’extrême vieillesse, je ne crois pas qu’il ait excessivement souffert. Il a été triste, oui ; mais être triste, c’est tout autre chose : c’est même, pour lui, presque le contraire.

Il dit encore : « Il est probable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d’avoir son nom assuré par l’arrivée d’un second garçon ; je résistais ; j’avais aversion pour la vie. » Son père et sa mère ne l’avaient donc pas désiré pour lui-même. Il n’a pas été extrêmement aimé par eux. Il les a peu aimés. Son père, cadet d’une famille ancienne, et qui avait réparé la fortune de la maison par le commerce en temps de paix et la course en temps de guerre, était un sinistre vieux gentilhomme ; sa mère, une dame grondeuse et avare. « Mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau. » D’ailleurs « une véritable sainte », dit-il autre part : car ça n’empêche pas.

Cui non risere parentes… « Celui à qui ses parents n’ont pas souri ne fut jamais admis à la table d’un dieu ni au lit d’une déesse. » Cela ne fut point vrai de Chateaubriand, qui, certes, s’assit aux banquets des olympiens et connut les amours des déesses mortelles. La rudesse même et la solitude de son enfance et ce Combourg avare de sourires préparaient en lui ce génie par où il devait régner et plaire. « Cette dure éducation, dit-il, a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie. »

« On me livra, dit-il encore, à une enfance oisive. » Oisive, mais libre et très peu surveillée. À Saint-Malo, il pousse comme il plaît à Dieu, il vagabonde, se bat et polissonne tout le jour. C’est un gamin un peu court, avec une grosse tête, robuste et dru. Je crois bien qu’il exagère, lorsqu’il dit : « J’étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie », ou bien, le jour de sa première communion, à Dol : « Mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons. » (Pourquoi ? était-il si pauvre ? ou sa mère si indifférente ?) ou enfin : « Une pierre m’atteignit si rudement (dans une rixe entre galopins) que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule » (il a cette manie de grossir tout ce qui le touche). Mais il eut, certainement, une enfance tumultueuse, à plaies et à bosses, et qui fait songer à l’enfance de son compatriote Duguesclin.

Il fit des études décousues à Dol, à Rennes, à Dinan. C’était un enfant très orgueilleux et très passionné, en même temps que farouche et rêveur. Tout, dit-il, était passion chez lui, en attendant les passions mêmes. Il faut lire sa résistance délirante, un jour qu’il a été condamné à recevoir le fouet : « L’idée de la honte n’avait point approché de mon éducation sauvage : à tous les âges de ma vie, il n’y a point de supplice que je n’eusse préféré à l’horreur d’avoir à rougir devant une créature vivante. » Chez lui, ce que j’appellerai la crise de la première communion et ensuite la crise de la puberté furent d’une extrême violence. Je ne sais ce qu’il avait caché en confession ; sûrement autre chose qu’une désobéissance ou un larcin de confiture. Le prêtre le devine et insiste ; l’enfant avoue… « Je n’aurai jamais un tel moment dans ma vie… Je sanglotais de bonheur. » Or, cette même année, le hasard avait fait tomber entre ses mains un Horace complet. En outre, il dérobe un Tibulle. Le quatrième livre de l’Enéide et le sixième de Télémaque le troublent plus que de raison. Des sermons mêmes de Massillon sur la Pécheresse et sur l’Enfant prodigue, il tirait des émotions sensuelles.

Et bientôt, revenu à Combourg, ce sont des songeries ardentes, et des courses folles dans les bois. «… J’entrevis que d’aimer et d’être aimé d’une manière qui m’était inconnue devait être la félicité suprême… Je me composai une femme de toutes les femmes que j’avais vues… » C’est ici que se place le développement fameux sur la « sylphide », le fantôme d’amour, sur la « charmeresse qui le suit partout » et qui « varie au gré de sa folie ». Morceau de rhétorique, mais ardente vers la fin, et mélangée de quelques traits plus précis : « Mes yeux se creusaient, je maigrissais, je ne dormais plus ; j’étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s’écoulaient d’une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices. » Il nous dit aussi que sa ferveur religieuse se ralentit alors ; et je le crois sans peine.

À Combourg, où il a presque toujours passé ses vacances, il fait, ses premières études finies, un séjour un peu long. Combourg est un sombre château féodal parmi des étangs et des landes. Combourg est lugubre, mais d’un grand aspect et qui tout de même le remplit d’orgueil. Les soirs d’hiver, après le souper, dans la grande salle éclairée d’une seule chandelle, pendant que le père maniaque fait invariablement les cent pas, la mère et les enfants demeurent silencieux devant la vaste cheminée ; puis le chevalier va se coucher dans un donjon isolé, où « il ne perd pas un murmure des ténèbres ». Mais, le jour, il fait ce qu’il veut, et, pour se consoler, il a ses quatre sœurs et surtout Lucile.

Lucile est une étrange fille, belle, pâle, avec « quelque chose de rêveur et de souffrant ». « Tout lui était souci, chagrin, blessure… À dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années… Elle avait des songes prophétiques. » Tous deux font ensemble d’interminables promenades et s’échauffent sur la littérature. Ils traduisent ensemble les plus beaux et les plus désespérés passages de Job et de Lucrèce sur la vie. Elle écrit de petits poèmes en prose, « d’une sensibilité passionnée ». Il lui raconte tout ce qu’il rêve ; elle lui dit : « Tu devrais peindre tout cela. » Ils s’amusent et s’entraînent tous deux à être tristes de cette tristesse « qui a fait, dit-il, mon tourment et ma félicité ».

Comment, ayant cette amie à son côté, en vient-il à songer au suicide ? Il ne l’explique que par ces mots : « Lucile était malheureuse, ma mère ne me consolait pas, mon père me faisait éprouver les affres de la vie. » Et il est vrai que ce fut, plutôt qu’un suicide, une sorte de défi à la destinée. Il possédait un fusil de chasse dont la détente était usée : « Je chargeai ce fusil…, je l’armai, j’introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre, je réitérai plusieurs fois ; le coup ne partit pas, l’apparition d’un garde suspendit ma résolution. » Peut-être bien qu’il n’avait pas frappé la crosse très fort… Puis il raconte cela vingt-cinq ans après. Enfin, ce fut tout au moins une manière de jouer assez dangereusement avec la mort. Mais je ne puis m’empêcher de croire qu’il a triché.

Comme il rêvait et désirait tout, et qu’en outre il répugnait à toute discipline, il ne sut pas choisir son métier et sa vie. On avait pensé à faire de lui un marin : il s’était dérobé. Ensuite il avait dit qu’il serait prêtre, mais bientôt il ne voulut plus.

« Abbé, je me parus ridicule. » — « Je dis donc à ma mère que je n’étais pas assez fortement appelé à l’état ecclésiastique. » En quoi il ne se trompait pas. Alors il déclara qu’il irait au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service chez quelque rajah. Projet vague et admirable. Son père demanda simplement pour lui un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre.

Après quelques mois de garnison à Cambrai, il vient à Paris et y fait d’abord un peu la figure du Huron de Voltaire, ou plutôt celle que, dans les Natchez, il prêtera à Chactas visitant Paris. Il est présenté au roi, suit la chasse à Versailles. Il retrouve à Paris deux de ses sœurs : Julie, devenue madame de Farcy, élégante et brillante, — et Lucile. Il s’attache à Malesherbes, dont son frère est devenu le parent par son mariage avec une Rosambo. — Son père meurt en 1786.

On était à la veille de la Révolution : « Tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs… Les magistrats tournaient en moquerie la gravité de leurs pères… Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens… Le suprême bon ton était d’être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l’armée : d’être tout, excepté Français. Ce que l’on faisait, ce que l’on disait n’était qu’une suite d’inconséquences. » Ainsi écrit-il trente ans plus tard : mais, au moment même, il n’est pas trop mécontent de ce qui arrive. « Nous nous entendions en politique (avec M. de Malesherbes) : les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l’indépendance de mon caractère, l’antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. »

Mais le monde littéraire l’attire. Il débute dans l’Almanach des Muses ; mon Dieu, oui. Il fréquente Parny, Ginguené, Flins, Le Brun, La Harpe, Chamfort, et son futur grand ami, et qui lui sera si bienfaisant et si fidèle, Fontanes. De quelques-uns de ces écrivains, il trace, trente ans après, des portraits fort pittoresques et malveillants : c’est qu’alors il les juge avec une autre âme, avec ce que les événements lui ont appris, et du rang où il s’est placé.

Voici, par exemple, comment, en 1820, il juge Chamfort : « Atteint de la maladie qui a fait les jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance… Quand il vit que sous la Révolution il n’arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu’il avait levées contre la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu’une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu’une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l’inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n’être encore que vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime… »

Mais, à vingt ans, il est fort content de connaître Chamfort et de l’amener quelquefois souper dans sa famille. Et, même un peu plus tard, dans son Essai historique, il est beaucoup moins sévère, et pour Chamfort et pour les autres.

C’est qu’il a assisté, et de tout près, aux commencements de la Révolution, et que, malgré les horreurs dont il a été témoin : la prise de la Bastille, et les têtes de Berthier et de Foulon passant sous ses fenêtres, et le 5 octobre et les premières grandes journées criminelles, il a senti l’ivresse révolutionnaire, l’ivresse du Paris de la rue, des clubs, des spectacles, des maisons de jeu, et du Palais-Royal. Deux fois, il a rencontré Mirabeau ; il le juge avec une extrême indulgence, ou plutôt il l’admire : « Ce fils des lions, lion lui-même à tête de chimère… était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme… Mirabeau m’enchanta de récits d’amour, de souhaits de retraite… Malgré son immoralité, il n’avait pu fausser sa conscience. »

Ce qu’il y a d’effréné dans Mirabeau s’accorde fort bien avec ce qu’il y a d’indompté dans Chateaubriand. Tous deux sont fils de pères terribles. Et ce qu’il y a d’effréné aussi dans la Révolution ne peut lui déplaire : ce redoublement de vie, ce mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, les passions et les caractères en liberté. Les périls même, dit-il, ajoutaient à l’intérêt de ce désordre. « Le genre humain en vacances se promène dans les rues débarrassé de ses pédagogues. » Et dans les derniers salons encore ouverts en 1790, à l’hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d’Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, les personnes les plus élégantes connaissent cette ivresse. Et le sentiment du péril, et de l’incertitude des choses et des ruines proches, les pousse tour à tour aux amours rapides, ou aux rêveries dans la solitude, « mêlées de tendresses indéfinissables ».

Oui, malgré ses premières atrocités, Chateaubriand garde, des commencements de la Révolution, le meilleur souvenir émotif et esthétique. Le désordre des temps lui suggère cette comparaison bien inattendue : « Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu’en la comparant à l’architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique. » Et, quand la Révolution sera tout à fait épouvantable, alors éclatera l’espèce de miracle des victoires révolutionnaires, dues en grande partie, il est vrai, à l’armée d’ancien régime ; et cela éblouira sur le jacobinisme jusqu’à Joseph de Maistre. C’est, je crois, seulement de nos jours qu’on a su voir la Révolution toute nue et sans prestige.

Mais Chateaubriand n’en pourra jamais parler de sang-froid ni sans une sorte d’admiration épouvantée où vivent des souvenirs d’émotions fortes et secrètement délicieuses. Il ne sera jamais totalement désenchanté de la Révolution. Comme les libéraux du dix-neuvième siècle, il distingue toujours, dans les événements révolutionnaires, « ce qu’il faut condamner, l’accident » et « l’intelligence cachée qui jette parmi les ruines les fondements du nouvel édifice. » Chose vraiment étrange, en 1821 (et il le maintient en 1846), il parle sérieusement, comme feront les Michelet et les Quinet, d’« une rénovation de l’espèce humaine dont la prise de la Bastille ouvrait l’ère, comme un sanglant jubilé. » C’est que, voyez-vous, cet enfant de volupté et de théâtre a trop joui de son imagination et s’est trop amusé ces années-là.

Et cependant (ici je ne comprends plus très bien), au moment où Paris était si curieux et si grisant et présentait tous les jours, à ce passionné de drame et d’images, un spectacle unique et irretrouvable, tout à coup il part pour l’Amérique du Nord.

Dans ses Mémoires, il nous dit subitement (et il est vrai que, quelques années auparavant, il avait songé à aller au Canada ou aux Indes) : « Une idée me dominait, l’idée de passer aux États-Unis. Je me proposais de découvrir le passage au nord-ouest de l’Amérique. » Simplement. Et un peu plus loin, il nous dit que M. de Malesherbes lui montait la tête sur ce voyage ; qu’il allait le voir le matin ; que, le nez collé sur des cartes, ils supputaient tous deux les distances du détroit de Behring au fond de la baie d’Hudson ; qu’ils lisaient les divers récits des voyageurs « anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois » ; qu’ils s’inquiétaient du chemin à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire ; qu’ils devisaient des difficultés à surmonter, des précautions à prendre, et que Malesherbes lui disait : « Si j’étais plus jeune, je partirais avec vous. »

On conçoit que Malesherbes, l’aimant bien et craignant pour lui s’il restait à Paris, l’engageât dans ce magnifique « divertissement » d’un voyage d’exploration (peut-être l’excellent homme feignit-il de croire à l’utilité et au sérieux de ce projet). Les grands explorateurs, Cook et Lapeyrouse, étaient à la mode. On continuait à s’occuper beaucoup de l’Amérique, depuis la guerre de l’Indépendance. Mais au reste, si Chateaubriand rêve de voyage, il rêve surtout, et par là même, de littérature. Il a lu en 1787 les Études de la nature, de Bernardin de Saint-Pierre, et le roman de Paul et Virginie, qui en est un épisode. La nature des tropiques, et les papayers et les pamplemousses l’ont enchanté. Il aura aussi sa nature à lui et sa palette pour la peindre, aux bords de l’Ohio. Puis, il est plein de Jean-Jacques. Il va, « au delà des mers, contempler le plus grand spectacle qui puisse s’offrir à l’œil du philosophe ; méditer sur l’homme libre de la nature et sur l’homme libre de la société, placés l’un près de l’autre sur le même sol ». (Introduction à l’Essai.) Paul et Virginie sont déjà de petits sauvages, ignorants, hors de la civilisation, affranchis de préjugés, innocents et vertueux ; mais ce sont des petits sauvages blancs. Il trouvera mieux avec les Iroquois et les Muscogulges. Car, à cette heure-là, il a toutes les illusions de son temps. « La révolution, dit-il, marchait à grands pas : les principes sur lesquels elle se fondait étaient les miens ; mais je détestais les violences », etc… Il était alors incroyant : « De chrétien zélé que j’avais été, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s’était opéré par la lecture des livres philosophiques. »

C’est donc un disciple et un admirateur de Rousseau et de Bernardin qui part pour l’Amérique. C’est un fils de marin, qui rêve voyages de découvertes. Et c’est aussi un jeune homme triste et singulier, qui porte au fond de son cœur, comme il dit, « un désespoir sans cause ».

Et voici une hypothèse complémentaire (elles sont toutes permises, puisque, sur sa jeunesse, nous ne savons rien que par lui). En 1790, il mène une vie fort dissipée. Les deux premières lettres que nous ayons de lui (au chevalier de Châtenet) sont d’un très mauvais ton. Ce Châtenet voudrait épouser Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui écrit : «… J’ai rempli tous mes engagements auprès de ma sœur. Elle t’attend de pied ferme pour continuer le roman. » Et plus loin : « Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Châtenet ; songe que c’est une vierge. » — Et, dans la deuxième lettre au même : « Je suis fâché qu’Eugénie (sans doute une camarade) m’ait mal jugé ; elle est la première personne qui m’ait reproché le défaut de sensibilité. » Si, par sensibilité, elle entendait la tendresse, peut-être Eugénie ne se trompait-elle pas tant. Donc il s’amuse ; et il a des dettes, notamment une « dette d’honneur » qui se monte à cinq mille livres environ. Et M. Victor Giraud nous a raconté en détail comment, pour payer ses dettes, le chevalier de Chateaubriand plaçait des bas de fil, et même dans son régiment.

Dans ces conditions, M. de Malesherbes a dû le presser de partir et, si j’ose dire, l’expédier en Amérique, paternellement, comme on y expédiait souvent les mauvais sujets.

Donc il s’embarque à Saint-Malo au printemps de 1791. Il voyage avec l’abbé Nagot, supérieur de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui vont à Baltimore. Un de ces séminaristes, l’abbé de Mondésir, interrogé cinquante ans plus tard, se souvient surtout des allures excentriques et tumultueuses et des « menteries incroyables » du chevalier de Chateaubriand, qui lui est apparu (on le sent) comme une espèce de fou. (Je vous renvoie encore à M. Victor Giraud, Nouvelles Études sur Chateaubriand.)

Le chevalier de Chateaubriand s’arrête, aux Açores (Santa-Cruz), aux îles de Saint-Pierre et de Miquelon. Il manque, paraît-il, de se noyer ou d’être mangé par un requin en se baignant dans la mer. Il débarque à Baltimore, va en voiture à Philadelphie où il est reçu par Washington.

Je dois dire qu’il a beau, dans ses Mémoires, fortifier cette entrevue d’un parallèle oratoire entre Washington et Bonaparte, elle est plus comique que grandiose…

Il nous dit fièrement : « Je n’étais pas ému… Visage d’homme ne me troublera jamais. » Allons, tant mieux. Une petite servante l’introduit. Washington est de grande taille, « d’un air calme et froid plutôt que noble ». Le jeune chevalier de Chateaubriand lui explique tant bien que mal le motif de son voyage. « Il m’écoutait avec une sorte d’étonnement. » (Vous verrez qu’il y avait de quoi.) « Je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. — Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme ! s’écria-t-il en me tendant la main. »

Qu’est-ce que le chevalier avait donc raconté à Washington ? Et que voulait-il au juste ? Voici (et c’est le fameux plan arrêté avec M. de Malesherbes, qui, à ce qu’il me semble, « en avait de bonnes ») : « Je voulais, dit-il, marcher à l’ouest » (en partant de Baltimore) « de manière à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie » (c’est-à-dire traverser l’Amérique du Nord dans sa plus grande largeur, et la plupart des grands lacs et les montagnes Rocheuses), « de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l’Amérique, descendre à l’est le long des rivages de la mer Polaire et rentrer dans les États-Unis par la baie d’Hudson, le Labrador et le Canada. »

C’est effrayant ! Voilà ce qu’il avait rêvé de faire, il y a cent vingt ans, les mains dans ses poches. Comme il le dit avec une drôlerie qu’il ne paraît pas soupçonner : « Quels moyens avais-je d’exécuter cette prodigieuse entreprise ? Aucun. » Il en prend d’ailleurs très vite son parti : « J’entrevis que le but de ce premier voyage serait manqué… et, en attendant l’avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. » Et alors au lieu de ce qu’il devait faire, voici ce qu’il fait (assure-t-il).

De Philadelphie, une diligence le conduit à New-York. Puis il va en bateau, sur l’Hudson, jusqu’à Albany. Là, il engage un Hollandais qui parle plusieurs dialectes indiens, et, par des régions encore sauvages, mais non complètement inhabitées, il se dirige vers le Niagara.

Il entre dans la forêt vierge. Il y rencontre un hangar où un petit Français, M. Violet, ancien marmiton au service du général Rochambeau, apprenait à danser à une vingtaine d’Iroquois. Il achète des Indiens un habillement en peau d’ours ; il y ajoute la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. « Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert ; je portais la barbe longue ; j’avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m’invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain pour dépister un carcajou. » Il est parfaitement heureux.

Il arrive au lac des Onondagas. Il rend visite au sachem, qui parle anglais et entend le français. Il suit une route tracée par des abattis d’arbres ; il est reçu dans des fermes de colons, où il y a des meubles d’acajou, un piano, des tapis, des glaces, et où les filles de la maison chantent du Paisiello ou du Cimarosa.

Il atteint le Niagara. En voulant descendre dans le lit de la cataracte, il tombe sur une saillie de rocher, où il se casse le bras gauche, raconte-t-il. Il demeure douze jours chez de bons Indiens. Puis, son Hollandais le quitte. Alors il « s’associe à des trafiquants qui partaient pour descendre l’Ohio ». Avant de partir, il « jette, dit-il, un coup d’œil sur les lacs du Canada ». (Un coup d’œil, qu’entend-il par là ? Les lacs du Canada ne sont pas des mares).

Il arrive à Pittsbourg, au confluent de Kentucky et de l’Ohio. Tout de suite après, il nous décrit le confluent de l’Ohio et du Mississipi. Mais une nouvelle compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks dans les Florides, lui permet de la suivre. « Nous nous acheminâmes vers les pays connus sous le nom général des Florides. » Cela, par terre, en « suivant des sentiers ». Mais aussitôt, sans qu’on sache comment, il se retrouve sur l’Ohio. Il aborde avec ses trafiquants une île située dans un des lacs que l’Ohio traverse. Il s’y amuse une journée avec deux jeunes Floridiennes, « issues d’un sang mêlé de Chiroki et de Castillan ».

Son itinéraire devient de plus en plus vague. « Je me hâtai de quitter le désert… Nous repassâmes les montagnes Bleues… J’avisai au bord d’un ruisseau une maison américaine, ferme à l’un de ses pignons, moulin à l’autre. J’entrai demander le vivre et le couvert, et fus bien reçu. » C’est tout. Où ce ruisseau ? Où cette maison américaine ? Nous ne savons pas. J’ai envie de dire : — Lui non plus, soyez tranquilles.

Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un journal anglais qui lui apprend la fuite du roi et son arrestation à Varennes, et la formation de l’armée des princes. Subitement, il prend la résolution de retourner en France. Il revient à Philadelphie, et s’embarque pour le Havre le 10 décembre 1791.

Il avait passé, d’après les dates qu’il nous donne lui-même, exactement cinq mois en Amérique. Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau, avec des guides, dans des régions connues, une excursion que tout Européen robuste pouvait accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir démontré dans ses Études critiques, en se servant du texte même du Voyage en Amérique et des Mémoires d’outre-tombe, que Chateaubriand n’a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus tard ses romans ; qu’il les a décrites surtout d’après le Français Charlevoix et l’Anglais Bartram, mais qu’il n’a pu voir les Florides ni même le Mississipi ; et qu’il a été tout au plus au Niagara. Or, le Voyage en Amérique étant son premier ouvrage, M. de Chateaubriand aurait donc débuté dans la littérature par un mensonge, et par un mensonge qu’il a soutenu imperturbablement toute sa vie : car il ne cesse dans presque tous ses écrits (Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Itinéraire), et dans ses articles et dans ses lettres privées, de rappeler son séjour chez les bons sauvages de la Louisiane. Mais M. l’abbé Bertrin a défendu Chateaubriand, et, il me semble, avec succès sur quelques points. Il reste seulement qu’on démêle fort mal son itinéraire à partir du Niagara et que, souvent, il s’arrange pour nous faire croire qu’il a vu beaucoup plus de pays qu’il n’en a visité en effet.

Quel qu’ait été son voyage, il en rapporte une masse de notes, une suite de descriptions déjà soignées et achevées, et probablement une première ébauche des énormes Natchez.

Ces notes et ces descriptions, il en transporte une partie, en 1822, dans le manuscrit des Mémoires d’outre-tombe. Le reste, il le publie, en 1827, sous le titre de Voyage en Amérique. Mais les morceaux insérés dans les Mémoires ont été sûrement retouchés ou même « récrits » par l’auteur ; ils sont, à n’en pas douter, de sa dernière et souveraine manière. Au contraire, le Voyage en Amérique semble bien être la reproduction à peu près intacte du premier manuscrit ; donc, comme je le disais, le premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant à ce titre.

L’auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il est plein, nous le savons, de Jean-Jacques et de Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les dépasse pas : ce qui n’a rien de surprenant, car il n’a que vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais c’est déjà fort beau, vraiment.

 Liberté primitive, je te retrouve enfin ! Je passe comme cet
 oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard et n’est
 embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que
 le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté
 triomphant sur les eaux, tandis que les habitants du fleuve
 accompagnent ma course, que les peuples de l’air m’enchantent
 de leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les
 forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front
 de l’homme de la société ou sur le mien qu’est gravé le sceau
 immortel de notre origine ? Courez vous enfermer dans vos cités,
 allez vous soumettre à vos petites lois, etc.

Il me semble que voilà d’excellent Rousseau.

De même :

 Cette terre commence à se peupler… Les générations
 européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur
 ces bords que les générations américaines qu’elles auront
 exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous
 le fouet de leur maître, dans ces déserts où l’homme promenait
 son indépendance ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils
 point la cabane ouverte et le haut chêne qui ne porte que le nid
 des oiseaux ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de
 nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d’être la terre du
 sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords
 de l’Ohio que les monuments de la nature ?

Et encore :

 Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage ?…
 Cela prouve que l’homme est plutôt un être actif qu’un être
 contemplatif, que dans sa condition naturelle il lui faut peu de
 chose, et que la simplicité de l’âme est une source inépuisable
 de bonheur.

(À moins, toutefois, qu’il ne regarde les choses presque uniquement pour les décrire, qu’il n’ait dans son bagage un encrier, une plume et de gros cahiers de papier, et que, sous la hutte de l’Indien, il ne passe plusieurs heures par jour à aligner des phrases artificieuses et savantes dont il attend la renommée et l’admiration des hommes, — comme faisait le chevalier de Chateaubriand : et c’est là sa principale manière de trouver à la vie sauvage « tant de charme ».) Et voici d’excellent Bernardin de Saint-Pierre, avec peut-être quelque chose de plus vif dans le pittoresque :

 À quelque distance du rivage, à l’ombre d’un cyprès chauve,
 nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses qui s’élevaient
 sous l’eau et montaient jusqu’à sa surface. Une légion de
 poissons d’or faisait en silence les approches de la citadelle.
 Tout à coup l’eau bouillonnait ; les poissons d’or fuyaient. Des
 écrevisses armées de ciseaux, sortant de la place insultée,
 culbutaient leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes
 éparses revenaient à la charge, faisaient plier à leur tour les
 assiégés, et la brave mais lente garnison rentrait à reculons
 pour se réparer dans la forteresse.

Ou bien :

 De toutes les parties de la forêt, les chauves-souris accrochées
 aux feuilles élèvent leur chant monotone : on croirait ouïr un
 glas continu.

Ou encore :

 Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux, les
 chardonnerets pourpres brillent dans la verdure des arbres ;
 l’oiseau whet-shaw imite le bruit de la scie, l’oiseau-chat
 miaule, et les perroquets qui apprennent quelques mots autour des
 maisons les répètent dans les bois.

Déjà, pourtant, certaines inventions verbales et certaines harmonies présagent, semble-t-il, le Chateaubriand futur :

 Minuit. Le feu commence à s’éteindre, le cercle de sa lumière
 se rétrécit. J’écoute : un calme formidable pèse sur ces   forêts ; on dirait que des silences succèdent à des silences.
 Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque
 bruit qui décèle la vie. D’où vient ce soupir ? D’un de mes
 compagnons : il se plaint, bien qu’il sommeille. Tu vis, donc tu
 souffres : voilà l’homme.

Ce n’est pas mal, pour un garçon de vingt-deux ans. Mais peut-être a-t-il un peu arrangé cela pour l’édition de 1827. Avec lui, on ne sait jamais.

Nous l’avons laissé au moment où il s’embarquait, pour le Havre. Il nous dit que ce départ soudain fut le résultat d’un débat de conscience, qu’il lui parut que c’était pour lui un devoir de revenir au secours du roi, « quoique les Bourbons n’eussent pas besoin d’un cadet de Bretagne ». Mais, un peu plus loin, à l’heure de rejoindre l’armée des princes, il prévoit toutes les objections qu’on peut lui faire et s’apprête à les réfuter, fort posément et du ton d’un homme qui ne se fait point d’illusions. Cela ne lui apparaissait donc pas, en tout cas, comme un devoir si impérieux. Je crois que, tout simplement, il en avait assez de l’Amérique, comme peut-être, lorsqu’il était parti pour l’Amérique, il en avait assez de la France. C’était une âme invinciblement inquiète.

Un peu avant d’aborder à Saint-Malo, il est assailli par une terrible et fort belle tempête, qui accroît son magasin de sensations et d’images.

Puis il s’en va à Saint-Malo et se marie.

Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? C’est affreusement simple. Il s’est aperçu qu’il n’avait pas assez d’argent pour rejoindre les princes. « On me maria, dit-il, afin de me procurer le moyen de m’aller faire tuer pour une cause que je n’aimais pas. » Il épouse une orpheline, mademoiselle Céleste Buisson de la Vigne, « blanche, délicate, mince et fort jolie », qu’il avait aperçue trois ou quatre fois, et dont « on estimait la fortune de cinq à six cent mille francs ». C’était donc un mariage riche. Mais il se trouva que la fortune de sa femme était en rentes sur le clergé : « La nation se chargea de les payer à sa façon… » Il faudra emprunter ; un notaire lui procurera dix mille francs. Au moment de partir, il les jouera, et les perdra, sauf quinze cents francs. C’est avec ces quinze cents francs qu’il partira pour l’armée des princes. Ce n’était pas la peine de prendre femme pour cela… Il faut dire que c’est sa sœur Lucile qui l’a voulu marier. Peut-être verrons-nous plus tard les raisons qu’elle en avait.

À peine marié, il quitte sa jeune femme. Il l’oubliera totalement pendant douze ans. Avant son départ, il revoit à Paris M. de Malesherbes et lui soumet ses scrupules sur l’émigration. Car, dit-il, « mon peu de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais. » M. de Malesherbes répond à ses objections. « Il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins s’appuyant des troupes de l’empereur ou du pape ; en Angleterre les barons se soulevant contre Jean sans Terre ; enfin, de nos jours, il citait la république des États-Unis implorant le secours de la France. » Mais Chateaubriand nous donne ensuite le vrai mobile de son acte : « Je ne cédai réellement qu’au mouvement de mon âge, au point d’honneur. » Deux décrets ayant déjà frappé les émigrés, « c’était dans ces rangs déjà proscrits, dit-il, que j’accourais me placer… La menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible ». Là, il ne ment pas. L’orgueil, l’impossibilité de « subir », l’impossibilité d’être longtemps avec la masse, le besoin d’être seul ou avec le petit nombre… ce sera toujours sa vraie, sa seule vertu.

Il sort de Paris le 15 juillet 1792 avec son frère le comte de Chateaubriand. Ils avaient deux passeports pour Lille. Ils passent par Tournay, par Bruxelles, « quartier général de la haute émigration », où « les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les plaisirs les moments de la victoire » ; il laisse son frère à Bruxelles, traverse Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, Trêves, où il rejoint l’armée des princes. L’ordre est de marcher sur Thionville (où commande Wimpfen). L’armée royaliste y arrive le 1er septembre.

« Auprès de notre camp indigent et obscur en existait un autre brillant et riche. À l’état-major on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n’apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp. » Le « camp indigent et obscur » se composait de gentilshommes pauvres classés par provinces et servant en qualité de simples soldats, qui détestent l’autre camp, celui des élégants et des gentilshommes de cour. Ainsi, la partie rurale et pauvre de l’armée des émigrés avait pour l’autre partie quelques-uns des sentiments des révolutionnaires eux-mêmes. En somme, cette armée ne semble pas avoir eu la foi.

Chateaubriand raconte tout cela fort gaiement. « Nous surgîmes invaincus à Thionville, car chemin faisant nous ne rencontrâmes personne. » Monsieur et le comte d’Artois se montrent, font la reconnaissance de la place, somment en vain Wimpfen, et disparaissent. Tout cela ne paraît pas très sérieux. On commence le siège, on fait quelques travaux et quelques démonstrations, on reçoit quelques bombes. On fait la cuisine, on lave son linge, on couche sous la tente. La vie est un peu dure, mais fort convenable à des hobereaux chasseurs. Derrière le camp s’est formée une espèce de marché ou de foire. Les paysans amènent des quartauts de vin ; on fait frire des saucisses et sauter des crêpes. Des paysannes vendent du lait. On boit et on mange ferme en racontant des histoires. « Cette vie de soldat, dit Chateaubriand, est très amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. »

Je ne pense pas que personne ait jamais plus clairement senti l’ironie et la folie des choses, l’envers des grands sentiments et des grands desseins, la misère des coulisses de l’histoire ; ait tour à tour mieux connu la joyeuse absurdité de tout, plus joui d’être vidé de toute croyance et raillé plus sinistrement que le chevalier de Chateaubriand devant Thionville. « Je me souviens d’avoir dit à mon camarade Ferron que le roi périrait sur l’échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d’accusation contre Louis XVI. » Il avait donc, s’il faut l’en croire, le sentiment de tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la foire, auprès du camp.

Mais, un jour que, recru de fatigue, il dormait presque sous les roues des affûts où il était de garde, un obus lui envoya un éclat à la cuisse droite. « Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, je ne m’aperçus de ma blessure qu’à mon sang. J’entourai ma cuisse de mon mouchoir… Pendant ce temps-là, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris : ma femme et mes sœurs étaient plus en danger que moi. » Et voilà des émotions.

Quelques heures après, on lève le siège et l’on part pour Verdun. Sa blessure ne lui permettant de marcher qu’avec douleur, Chateaubriand se traîne comme il peut à la suite de sa compagnie, qui bientôt se débande. Le plan du chevalier est de parvenir à Ostende et de s’embarquer pour Jersey, où il trouvera son oncle Bédée. Tout cela avec dix-huit livres tournois dans sa poche. Miné de fièvre, puis atteint d’une « petite vérole confluente », boitillant sur sa béquille, ses cheveux pendant sur son visage que masquent sa barbe et ses moustaches, la cuisse entourée d’un torchis de foin, une couverture de laine par-dessus son uniforme en loques ; guettant sur les routes les charrettes des paysans ; couchant où il peut ; de fossé en fossé, de grange en grange et de charrette en charrette, il arrive à Namur, puis à Bruxelles où il retrouve son frère et reçoit quelques soins ; puis à Ostende par les canaux ; nolise avec quelques Bretons une barque pontée, couche dans la cale sur des galets, fait relâche à Guernesey, où un prêtre émigré lui lit les prières des agonisants et où le capitaine le fait débarquer sur le quai pour qu’il ne meure pas à bord. (Tout cela, à ce qu’il raconte.) Mais il rembarque le lendemain (car il a un tempérament de fer) et tombe enfin, à Saint-Hélier, chez son oncle Bédée. Il y demeure quatre mois entre la vie et la mort, et il apprend, dans son lit de malade, la mort de Louis XVI. Quand il peut marcher, il arrête sa place dans un paquebot et débarque à Southampton le 17 mai 1793.

Il n’a pas vingt-cinq ans ; et l’on peut dire que, pour ce qui est de voir, de sentir et d’être ému, il n’a pas perdu son temps.

Sans doute une vie ordinaire et tout unie peut contenir des sentiments violents, et des drames de l’esprit ou du cœur ; et sans doute, d’autre part, il y avait eu dans notre littérature (au dix-septième siècle même) de beaux aventuriers, et qui avaient vu bien des choses étonnantes, et qui n’en avaient rien tiré du tout. Mais, étant données l’imagination et la sensibilité natives de Chateaubriand, il n’est évidemment pas indifférent qu’il ait eu la jeunesse follement secouée que nous venons de voir, plutôt que la jeunesse extérieurement tranquille et quasi sédentaire d’un Corneille, si vous voulez, ou d’un Bossuet, ou même d’un Racine… Le vagabondage de Jean-Jacques explique beaucoup du génie de Jean-Jacques. Pareillement, et mieux encore, le génie propre de Chateaubriand a été mis en branle par les agitations de son corps et s’est nourri des aventures de ses yeux et de tous ses sens.

Une enfance sauvage, violente et rêveuse dans les landes et sur les grèves ; un suicide à pile ou face ; un passage subit de la plus pure Bretagne d’ancien régime au Paris qui se divertit, puis au Paris révolutionnaire ; huit mois sur la mer et dans les solitudes neuves de l’Amérique ; un mariage aussitôt oublié ; quelques mois de guerre civile « amusante » (c’est lui qui l’a dit), et enfin, pour une fois, la vraie souffrance, la détresse entière, le désespoir total, la mort vue de tout près, en sorte que l’idée de la mort, de la douleur, du néant de toutes choses achèvera toujours la beauté de ses tableaux et que la tristesse en aiguisera toujours le charme sensuel… Certes voilà un écrivain d’imagination à qui les souvenirs et les munitions ne manqueront pas.

Et si vous croyez que je ne l’aime pas tel qu’il est, combien vous vous trompez !

  1. Ce cours a été professé à la « Société des Conférences ».