Éditions de la “Revue mondiale” (p. 121-144).

VI

RETOUR AU LAC TANGANYKA

Du jeudi 27 décembre au mardi 1er  janvier.

Nous quittons Turungo par un gai soleil, et après avoir salué de loin la mare aux hippos de Bird, traversé à la hâte le village de Mapuli, nous arrivons en moins de cinq heures à Muero où nous retrouvons nos anciennes connaissances, mais le capitaine Bird est soucieux et il va devoir nous quitter pour mettre ordre à ses affaires d’ivoire qui ne marchent pas tout à fait à son gré. Le vendredi 28, nous repassons encore la Luama en pirogue avec lui ; une jolie lumière éclaire le paysage, mais elle est comme tamisée et jamais on ne se croirait en Afrique ; cela ne ressemble en rien à l’éblouissement et au coloris éclatant du désert de l’Abyssinie ou du Soudan. Il est vrai de dire que nous sommes en saison des pluies et tout est plus doux, on dirait plus recueilli avant l’époque de chaleur torride qui va venir, quoique les gens du pays considèrent ceci comme a saison chaude. Nous sommes à une altitude de 750 mètres et la température varie entre 25 et 33° à l’ombre.

Tandis que notre pirogue nous dépose sur la rive, j’admire le joli groupe de nos indigènes sur le côté opposé ; accroupis, assis ou étendus dans toutes les positions, ils attendent sans se presser qu’on vienne les cueillir à leur tour ; jamais aucune hâte dans leurs mouvements, jamais l’idée de l’heure qui passe ne les préoccupe ; tels des enfants ils jouissent de la minute présente et ce qui arrivera plus tard ou le lendemain n’a pour eux aucune importance. Ils ne pensent pas à l’avenir, ils ne songent pas qu’ils vont devoir marcher pendant quatre heures, qu’il fera de plus en plus chaud tout à l’heure, qu’il vaudrait mieux se hâter ; les jeunes boys chantent et s’amusent à ramer avec leurs bâtons comme avec des pagaies, tandis que hommes et femmes piaillent et jacassent comme des macaques qu’on aurait dérangés dans leurs arbres. Dire que quatre hippos morts ont passé ici hier soir, et que ces brutes ont été trop paresseux pour les arrêter avec leurs barques. À la fin tout le monde ayant passé l’eau, la caravane se remet en marche, et nous refaisons en sens inverse le chemin qu’une semaine auparavant nous avons parcouru.

Arrivés sur la hauteur, nous jetons un regard en arrière et revoyons la grande plaine où se cache Turungo et qui s’étend jusqu’aux montagnes où s’est réfugié mon éléphant de l’autre jour. Tout est frais et vert, d’un vert intense, couleur d’émeraude et une légère brume qui flotte sur l’horizon, ressemble dans sa transparence à un voile bleu verdâtre qui atténue les rayons du soleil et estompe les contours. Puis pendant deux heures nous repassons par les sentiers de la forêt et de la savane, alternant tour à tour, et où de nombreux passages d’éléphants sillonnent la route ; au premier ruisseau nous voyons même la trace fraîche de deux « tembos » mais nous sommes pressés, et ne voulons plus nous arrêter. Bientôt nous arrivons au grand village où Bird nous a quittés une première fois et après lequel cette’fois encore nous nous séparons, lui pour se rendre dans la montagne où l’appellent ses petites affaires personnelles, nous pour rejoindre par le chemin le plus direct la route de Baraka. Enfin nous pénétrons dans la forêt vierge des palmiers aux fûts majestueux ; et & nouveau nous revoyons les troncs déracinés par les éléphants ou les tornades, et tandis que mes porteurs les enjambent, disparaissant parfois jusqu’aux épaules dans la végétation touffue qui recouvre le marais, je domine du haut de mon tippoye les émanations humides et chaudes qui s’en échappent et qui nous suffoquent. Peu après a deux heures nous faisons notre entrée à Bullu.

À Bullu on vient trop tard me renseigner un éléphant, car on ne se met pas à la poursuite de ces animaux à la nuit tombante, et le lendemain dès 7 heures du matin nous nous mettons en route pour Niembo ; le trajet qui nous en sépare et qui dure cinq heures est monotone ; nous traversons alternativement la plaine et la forêt et ce qui nous, frappe, c’est que sur ce long parcours pas une fois nous n’apercevons une pièce de gibier. À une heure de Bullu nous passons un ruisseau assez important coulant vers l’est.

De loin en loin et surtout à l’approche du village précédant Niembo nous voyons des passages d’éléphants qui nous incitent l’après-midi à revenir en arrière pour essayer notre chance, mais après une promenade d’une demi-heure, dans une prairie marécageuse, nous nous apercevons que es indigènes nous ont bernés, et nous retournons à Niembo ; vers le soir je fais encore un tour aux environs et dans ma promenade, je vois quelques kobs, des perdreaux, une bécasse, grosse comme une madeleine et un animal bizarre qui est probablement un singe et qui d’après les gestes des hommes doit être un chimpanzé car sa trace trop petite, ne peut être celle d’un gorille.

De Niembo je me rappelle deux choses : un rest-house construit en briques, chose fort rare dans ce pays, et infesté de termites, ce qui est beaucoup moins rare, et mon second souvenir infiniment plus plaisant est celui d’un monceau d’ananas, une vingtaine, je crois, que nous acquîmes pour la somme modique de 6 francs et qui fit notre bonheur en nous désaltérant pendant tout notre voyage de retour. Il ne faut pas s’étonner si à ce prix-là on peut offrir le luxe d’avaler un ananas tout entier à soi seul.

Au sortir de Niembo on repasse la Luama sur un canot, sorte de bac en fer, puis on traverse un immense marais sur une espèce de digue construite en rondins reliés avec des lianes, soutenue de place en place par des murs en briques, et étagée par des contreforts en terre battue. Cette digue a certainement un kilomètre de longueur, et nécessite un entretien continuel, car elle sert de piste sur la grande route qui relie le Kiwu au Manyéma entre Fissi et Niembo, les deux centres d’administration.

Lorsqu’on traverse tout ce pays, on ne peut s’empêcher d’admirer le travail et l’effort accompli en si peu d’années par un petit pays comme la Belgique, sur uni territoire 80 fois plus grand qu’elle, trop grand peut-être. Car le vaste empire qui lui est échu, si riche en trésors non exploités, demanderait pour être mis en valeur, une population indigène triple de celle qui s’y trouve actuellement, et une élite de colons qui viendrait s’y installer, non pas passagèrement pour y réaliser en quelques années de gros gains en pressurant et ruinant la colonie, mais avec l’idée plus généreuse d’y trouver une nouvelle patrie, en exploitant rationnellement le patrimoine commun.

Nous avions à peine marché pendant une heure que nous sentons un fléchissement dans la caravane ; il y a un petit rest-house perdu dans la brousse, et les boys qui connaissent l’étape jusqu’à Kayumba, ont décidé de nous y faire rester ; notre cuisinier Alphonse, qui sait le français et nous sert d’interprète dans les grandes circonstances, a pris la direction du mouvement et prétend nous imposer sa volonté : les interprètes dans tous les pays du monde sont la plus grande nuisance, car ils profitent de leur savoir pour vous induire en erreur le plus et le plus souvent qu’ils peuvent, et il faut tâcher de se mettre le plus vite possible au courant de la langue indigène pour échapper à leurs menées tyranniques. Depuis bientôt six semaines que nous roulons dans le pays, nous avons acquis suffisamment l’usage de la langue swahili pour comprendre qu’on veut nous berner, et joignant le geste à la parole nous contraignons nos porteurs de tippoye qui déjà nous avaient déposés, à reprendre leur charge, et bon gré, mal gré, la caravane fut obligée de nous suivre et d’achever la course, qui, je l’avoue, fut assez longue et pénible, car nous n’arrivâmes à l’étape que vers deux heures, tirant la langue, le soleil ne nous ayant guère épargnés.

Après une heure de repos et un déjeuner pris en hâte, nous repartîmes néanmoins en chasse l’après-midi, espérant tirer une ou deux antilopes roan, dont on nous avait signalé le troupeau dans les environs, mais le soleil se coucha ce jour-là sans que nous ayons aperçu le moindre gibier. Il n’en fut pas de même le lendemain où, levé à l’aube, je partis précédant la caravane que ma femme avait mission d’amener à Kassanga où nous devions nous retrouver à midi. J’eus la chance une heure à peine après avoir quitté le camp, d’abattre non loin de la piste, un beau buffle que je laissais derrière moi, envoyant à la caravane qui suivait, le message d’en apporter la dépouille, puis continuant ma promenade à travers la brousse, je ne tardais pas à rencontrer une vieille connaissance : à 15 mètres de moi, surgi d’un trou où il dormait, un vieux buffle avec de belles cornes, que j’avais repéré quatre semaines auparavant en jusant au même endroit, me regardait prêt à bondir à la première attaque. Il me fallut sept balles pour l’abattre, car à chaque balle il se relevait ; il est vrai que je ménageais ma 416 à cause des cartouches, et après les premiers coups mortels, je tirais ma 8 m/m comme balles d’achèvement.

Fier de ce double exploit, que je complétais par l’assassinat d’un reedbuck rencontré sur ma route, je me dirigeai vers Kassanga où ma femme commençait à s’inquiéter de ne pas me voir arriver, et où je fus heureux de trouver un déjeuner et un ananas réconfortants car la chaleur du plein midi était devenue accablante, d’autant plus qu’un rage menaçait d’éclater à tout moment.

Nous poursuivîmes pourtant notre course ce jour-là, car nous voulions arriver au pied de la montagne de manière à pouvoir gagner Kalembe-Lembe le lendemain et, après un repos d’une bonne heure nous fîmes encore deux heure de route malgré une petite pluie qui s’était mise à tomber imperceptiblement nous descendions tout le temps, et en voyant maitenant la forêt plus ouverte, nous nous rendions ’compte combien par la suite elle était devenue plus touffue.

À 5 heures, nous avions atteint notre but, et trouvions la place du campement déjà occupée par un jeune prospecteur belge nommé P., en route pour le Manyéma, et avec lequel après avoir fait connaissance nous fêtâmes gaiment le réveillon, car nous étions au soir du 31 décembre. (Je fais à cette occasion une remarque qui nous amuse, basée sur nos rencontres précédentes, qui m’incitent à classer en deux groupes distincts les prospecteurs qu’on envoie dans ce pays, la Banque de Bruxelles donnant la préférence au pigment noir dont MM. T. et P. sont des exemples, alors que la Société Générale semble accorder plus volontiers sa confiance à l’élément blond représenté par M. N.


1er  janvier au 6 janvier.

Après avoir souhaité la bonne année à notre ami d’une soirée, nous quittons Mutsoba-Kilina et nous dirigeons vers la montagne, d’où il y a quatre semaines nous étions descendus pleins d’espoir, espoir, qui, je dois le dire, n’a point été déçu, mais après l’hécatombe auquel je viens de livrer, j’avoue que mon sentiment dominant pour le moment est de me dire qu’il est reposant de n’avoir plus besoin de tuer ! Oh ! mystère éternel qu’est l’âme humaine, et comme souvent dans la vie nous sommes en contradiction avec nous-mêmes !

Nous montons par le sentier assez raide que nous connaissons déjà, et qui nous mène en une bonne demi-heure à la crête située à 1.200 mètres d’altitude ; le paysage redevient alpestre ; on se croirait en Alsace, ou mieux encore en Suisse entre Bâle et Berne ; un dernier regard jeté en arrière nous montre en raccourci, tout le pays dont nous venons, et lui disant adieu pour toujours sans doute, avec petit serrement de cœur comme lorsqu’on quitte un être ou une chose qu’on ne doit plus revoir, nous commençons un peu mélancoliquement à descendre la pente de l’autre côté, mais bientôt cette impression de tristesse s’efface et nous sommes vite repris par le plaisir toujours nouveau des découvertes qu’on fait du haut de son tippoye dans ce pays de contes de fées. Depuis notre passage il y a un mois, et à la suite des nombreuses pluies, les herbes ont beaucoup grandi, et l’on croirait voir d’énormes champs de blé au printemps qui me rappellent l’époque du passage des cailles en Algérie quand plaines et collines étaient couvertes de leur épaisse couche de verdure. Dans l’air un parfum flottant vous pénètre et vous grise peu à peu ; ce sont les effluves des mille fleurs dont les prairies sont émaillées, et plus encore des grappes de mimosas qui pendent comme des boules d’or au milieu de la plaine ; je me rappelle surtout d’énormes digitales blanches qui forment de véritables bouquets, et dont nos boys font une ample moisson pour orner leurs chapeaux. La caravane est du reste joyeuse, elle sent le retour au pays et lorsque nous arrivons à la hauteur du col à 1.550 mètres tous nos hommes se mettent à chanter à la vue du Sultanat de Kalembe-Lembe qui se trouve devant eux ; dans le fond on aperçoit le village et la Texaf et un peu plus loin, le ruisseau et le marais où jadis j’étais allé à la recherche des buffles. La descente fut rapide, et avant midi, nous étions rendus à l’habitation de M. C., mais le propriétaire du logis ne s’y trouvait pas, étant parti en chasse avec un camarade, et à sa place était installé M. P., également prospecteur, qui nous fit aimablement les honneurs de la maison de son ami et avec lequel nous partageâmes ses provisions et les nôtres en un cordial dîner du Jour de l’An improvisé. Comme quoi dans la brousse il n’existe pas de formalités et tout se passe à la bonne franquette : le tien, c’est le mien, et vous pouvez compter toujours sur l’hospitalité la plus franche et la plus cordiale qui vous est accordée par tous les colons à quelque rang qu’ils appartiennent, et je tiens à les remercier ici en bloc pour l’accueil aimable que chacun d’eux m’a réservé.

À Kalembe-Lembe il y a du nouveau ; les noirs ont mis le feu à un grand magasin de la Texaf, et nous en voyons les murs calcinés et les débris fumants ; la mentalité qui a présidé à cet acte de vandalisme, ne laisse pas que d’être inquiétante et prouve comme la rébellion d’il y a quelques semaines à Luebo, qu’il est grand temps d’instaurer dans la région un régime plus sévère, qui rende au noir un peu du respect et de la crainte qu’un système trop bénévole lui a fait perdre peu à peu à l’égard de son chef blanc.

En quittant Kalembe-Lembe au matin du 2 janvier, nous revoyons le village de Mucossamar où nous achetons des régimes de bananes pour nos hommes, nous repassons par le petit marais bordé de papyrus et nous arrivons à 11 h. 1/2 à la halte de Mussingera. À notre premier passage, le temps couvert nous avait dérobé la vue, et en arrivant nous sommes surpris du superbe panorama qui se présente à nos yeux ; du rest-house piqué sur un petit monticule nous voyons à nos pieds une mer de papyrus cachant le marais qu’ils recouvrent, et s’étendant à perte de vue jusqu’à la chaîne de montagnes qui barre l’horizon : une buée bleuâtre transparente qui s’en dégage donne l’illusion d’un lac suisse qu’on aurait devant soi. Mais bientôt tel un décor de théâtre qui se déroule, la vision se transforma la buée devient plus opaque, les nuages se forment peu à peu, et rampant au flanc des montagnes s’enflent progressivement et finissent par les dissimuler entièrement, faisant penser aux voiles qui dans Parcival envahissent la scène pour clôre l’acte final.

Je m’amuse à crayonner la vue et le rest-house autour duquel des liserons bleus grimpants donnent un petit air de home familial, et m’inspirent une comparaison poétique entre ces fleurettes, modestes cendrillons venues d’Europe sans doute, qui se cachent honteusement à la vue de leurs sœurs flamboyantes d’Afrique. Mes boys me regardents dessiner : cela les intéresse et d’ailleurs les indigènes aiment les arts et spécialement la musique les passionne, tandis qu’ils n’ont pas le goût du métier ; en fait d’industrie ils n’ont rien inventé, pas même une roue de brouette. Part contre ils ont le génie de se draper et avec un rien ils parviennent à s’habiller ; donnez-leur un bout d’étoffe quelconque et ils trouveront moyen d’en faire un pagne qui les recouvrira majestueusement ; j’ai vu des loques innommables retenues par des ficelles, qui faisaient encore figure de chemises ou de justaucorps. Jamais un mendiant de chez nous n’a dans ses haillons cet air de dignité antique, qui chez le noir provoque l’admiration bien plus qu’il ne suscite le sens du ridicule.

Notre retour à Fissi au matin du 3 janvier prit les allures d’une fuite éperdue ; bien avant l’heure le camp est en rumeur, et nos porteurs nous regardent d’un air de reproche fermer nos valises, qu’à leur gré nous ne bouclons pas assez vite ; jamais les tentes ne furent rabattues avec une telle célérité et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire chacun avait sa charge sur le dos et la caravane se mit en branle au pas gymnastique. Les porteurs de tippoye trottent et s’emballent presque dans les descentes ; point n’est besoin de les pousser, c’est le dernier jour de marche, ils sentent la paye et le repos qui les attendent, et se répondant en chantant, ils se hâtent vers l’endroit qui leur promet toutes ces délices. J’ai à peine le temps de constater au passage la différence d’altitude qui entre la Luama que nous avons quittée, et le Tanganyka où nous retournons, se fait déjà bien sentir ; il fait beaucoup plus chaud et si ce n’est pas encore la chaleur torride du désert, si la végétation reste tropicale et luxuriante, on se rend pourtant compte qu’on est descendu de plusieurs centaines de mètres.

Mais nous sommes arrivés : déjà se profilent les deux rangées de cases qui bordent l’avenue principale menant à la place où se concentre l’administration. Le drapeau belge flotte et nous salue de loin ; il est un peu fripé, le beau drapeau et ses couleurs sont un peu passées ; de la partie rouge déchirée il ne reste même’guère que le soutenir, mais c’est un drapeau comme il doit être en pays de conquête et de victoire, et pleins de respect à notre tour, nous nous inclinons devant lui.

La journée se passa à régler les hommes de la caravane, à peser les défenses d’éléphant, à payer la taxe que le Gouvernement belge réclame pour celles-ci, et à prendre nos dispositions pour la descente du lendemain sur Baraka. L’administrateur P. est en congé, mais il est remplacé par son adjoint, le Comte de R., également serviable qui nous facilite toutes les démarches, et nous invite aimablement à sa table.

Impossible de savoir si le « Dhanis » a ou non déjà passé à Baraka, et si nous pouvons espérer nous embarquer samedi ou s’il nous faudra prendre la pirogue indigène tant redoutée ?

Le vendredi matin 4 janvier, nous dégringolons en hâte du haut de notre montagne, pour y trouver notre première déconvenue : l’auto qui devait nous attendre au bas de la côte pour nous ramener à Baraka vient de repartir et ne sera de retour que cette après-midi ; heureusement que nous avons avec nous quelques provisions (il est toujours sage en Afrique de se munir d’un en-cas), et nous improvisons sur la place, à l’ombre de quelques arbrisseaux, une modeste collation qui nous aide à passer le temps, mais les heures se traînent et nous commencions à désespérer de voir reparaître l’auto ce jour-là, lorsqu’enfin vers 4 heures nous entendîmes un teuf-teuf réconfortant, et l’auto fit son apparition, mais pour nous apporter la seconde déception de la journée, sous forme d’une lettre nous annonçant que le « Dhanis » avait touché Baraka mercredi passé, et qu’avant quinze jours nous ne devions pas espérer voir paraître un autre vapeur de la Compagnie ; restait la ressource de la pirogue indigène : horreur ! et un peu déconfits nous rentrâmes à la nuit noire à Baraka, après avoir une fois encore passé par toutes les péripéties de la traversée de la rivière sur le bac plus branlant et inquiétant que jamais.

Alors pendant cinq jours, du samedi 5 au mercredi 9, ce fut une suite ininterrompue de renseignements se contredisant, qui nous parvinrent, d’ordres et de contre-ordres que nous donnâmes, de messages que nous envoyâmes, d’espoirs que nous nourrîmes et de désillusions qui peu après les renversèrent. On nous raconta d’abord que le « Duc de Brabant » devant ravitailler le « Wapi », était incessamment attendu et que nous le verrions paraître d’un moment à l’autre. Le « Wapi », mauvais petit vapeur de la Cie des Grands Lacs se trouvait à ce moment dans la rade de Luebo manquant du bois nécessaire pour continuer sa route et M. M., instruit sans doute par son expérience précédente, refusait de lui en donner, prétendant que celui dont il disposait était trop vert ; en réalité, M. M. était en discussion avec la Compagnie et se servait de ce prétexte donner une leçon à celle-ci, laissant pendant ce temps poireauter (voir dans le nouveau Larousse si l’Académie admet le terme poireauter) le navire en question.

Trois jours durant, matin et soir, nous attendîmes patiemment pensant voir d’une minute à l’autre paraître le « Duc de Brabant » qu’on nous annonçait toujours ; trois longues journées que je mis à profit pour compléter ma documentation sur les indigènes de l’endroit, tant blancs que noirs, et qui me révéla plus d’un dessous pittoresque de la vie de colon.

C’est ici que se place la connaissance que je fis d’un chasseur réputé, un certain M. F. dont je vais vous conter l’histoire. M. F. était directeur de la succursale d’une grande Banque dans un centre important et menait une vie rangée et heureuse avec sa femme qu’il adorait. La maladie un jour vint ruiner son bonheur, et en quelques heures lui ravit la compagne tendrement aimée. M. F. fut comme fou, et de chagrin se mit à boire immodérément ; son travail en souffrit naturellement, et il ne tarda pas à perdre sa place et son gagne-pain ; de désespoir il se fit chasseur, et s’enfonçant dans la brousse il espéra y trouver la mort et la fin de ses tourments. Mais la mort ne voulut point de lui ; il eut beau s’exposer de toutes manières, et affronter tous les dangers possibles, il était écrit qu’il devait survivre à sa peine. Pendant des mois il vécut comme un véritable sauvage, couchant à la belle étoile ou se réfugiant dans une hutte indigène, se nourrissant comme les noirs de manioc ou de bananes, et se mesurant avec toutes les bêtes féroces qu’il rencontrait en errant dans la jungle. La viande de ses victimes lui servait de monnaie d’échange dans ses transactions avec ses nouveaux amis. Vint un jour cependant où un muffle mal luné, et dont il avait eu l’imprudence de s’approcher de trop près avant qu’il ne fût entièrement mort, le chargea avec une telle violence, lui enfonçant ses cornes dans le flanc, qu’il l’envoya rouler à vingt mètres de là, le laissait pour mort avant d’aller lui-même s’abattre pour expirer un peu plus loin. Quand les indigènes arrivèrent sur le lieu du drame, ils crurent ne ramasser qu’un cadavre, mais Fl. respirait encore, et l’enroulant dans une couverture, on le porta au poste d’administration le plus voisin où on lui donna les premiers soins avant de le diriger sur l’hôpital de la province, où par le plus grand des hasards il recouvra la santé après être resté pendant des semaines entre la vie et la mort. Et c’est ainsi que cet homme extraordinaire, qui avait bravé la mort cent fois, fut condamné à vivre ; car outre les buffles et les éléphants, la brousse recèle mille dangers auxquels plus d’un Européen a déjà succombé, et nombreux sont ceux que les moustiques ou les tsé-tsé ont traîtreusement attaqués pour leur enlever la vie d’une manière moins glorieuse. Ayant miraculeusement échappé, notre héros essaye maintenant de se refaire une existence et quand nous l’avons rencontré, il venait de s’installer dans ses Nouvelles fonctions : il doit à Baraka assurer le transport et le ravitaillement des prospecteurs que l’on envoie à l’intérieur.

J’ai été heureux de faire la connaissance de ce type de chasseur professionnel que je compare au capitaine Bird, cet autre type que nous venons de voir à l’œuvre, et s’ils se ressemblent sous certains points, ils sont pourtant très dissemblables.

Le capitaine Bird est un type d’une espèce particulière et la vie qu’il a menée depuis quinze ans a modifié sa conception des choses : un fier original d’ailleurs et pas facile comme caractère, ni agréable à pratiquer tous les jours, mais on lui pardonne, parce qu’il a eu dans la vie pas mal de mécomptes et de tristesses qui l’ont rendu peu à peu misanthrope. Officier-aviateur pendant la guerre, il a eu son avion détruit et lui-même a été à moitié démoli par les mitrailleuses boches dans une tournée de reconnaissance qu’il faisait en 1917 dans la région de la Somme ; ramassé blessé et fait prisonnier, il a été envoyé en Allemagne dans les camps de concentration dont toujours il essayait de s’échapper, et après chaque tentative d’évasion on le transférait dans une prison au traitement pire que la précédente et c’est ainsi qu’il a pu faire la comparaison entre les dix camps de Munstélager, Soltau, Hanovre, Carlsruhe, Heidelberg, Crefeld, Stroenmor, Neunkirchen, Sarrelouis et Holzminden.

Rendu à la liberté après la guerre il est retourné en Angleterre, où il s’est marié mais il a eu des malheurs conjugaux, et la vie régulière et le ménage ne pouvant convenir à son tempérament indépendant, il est parti pour l’Afrique, voici sept ans, et depuis a parcouru en tous sens la partie orientale de la Nouvelle Colonie Anglaise, ancien Ouest-Africain allemand et la région du Congo où nous l’avons rencontré.

Le grand nombre d’éléphants qu’il a tués (230) sans permis régulier, et le trafic clandestin de l’ivoire auquel il se livre, le rendent passible des tribunaux et il serait certainement condamné si l’on arrivait à le prendre sur le fait, mais notre capitaine anglais se soucie peu de la législation en général et de la belge en particulier.

Flamant et Bird sont donc tous les deux dés hommes remarquables, car ce sont des héros dans leur genre ; intelligents et sympathiques, l’un a le calme froid de l’Anglo-Saxon, l’autre l’enthousiasme et la vivacité du Latin, et avec leurs natures si différentes, ils se trouvent être également des « desperados » de l’existence, leur dégoût de vivre provenant de causes similaires, l’un ayant perdu sa femme par la maladie, et l’autre par des déboires conjugaux, et tandis que Bird[1] a la hantise froide de la mort — il m’a dit plus d’une fois qu’il était sûr de rester dans l’une ou l’autre des aventures qu’il poursuit — F., lui, avait la frénésie de la mort et la cherchait, et pourtant chez tous les deux, au moment du danger, l’instinct de la conservation reprend le dessus, et malgré tout, il font le geste qu’il faut pour rester en vie.


Dimanche, 6 janvier.

Dans le silence absolu et le repos d’un dimanche après-midi j’écris les réflexions que me suggère la vue des passants qui devant nos tentes arpentent la grand’route. C’est amusant de voir nègres et négresses habillés et endimanchés comme les paysans et ouvriers de chez nous. Les jeunes garçons sont mis à l’Européenne avec pantalons clairs et chemises à lignes ou à ramages, un chapeau de paille fièrement campé sur leurs cheveux noirs ; les femmes n’ont pas encore tout à fait adopté la dernière mode de Paris, mais elles sont persuadées qu’il n’y manque plus grand’chose, quant au bazar arabe elles ont été acheter à chers deniers, des cotonnades éclatantes, fabriquées exprès pour elles dans, les ateliers de Saint-Nicolas ou de Birmingham et qu’il est impossible de se procurer en Europe. Spécialement les ménagères pour Européens rivalisent d’élégance, et quand elles vont se rendre visite chez leurs seigneurs et maîtres, elle déploient un luxe de toilette et une richesse de tenue, qui fait honneur à la bourse de leurs légitimes propriétaires. Mais soit dit en passant, le rôle de la ménagère au Congo, prend un caractère un peu trop officiel, et menace de devenir une tare sérieuse, car à force d’avoir des faux ménages avec des personnes de couleur, les jeunes gens qui vont s’établir là-bas, perdront le goût d’emmener avec eux des femmes de leur pays. Je ne suis certes pas rigoriste, mais j’avoue avoir été choqué du sans-gêne avec lequel le Blanc au Congo étale sa vie irrégulière avec les noires. Jamais dans une colonie anglaise on n’assisterait à spectacle pareil car l’Anglais a de lui-même un trop grand « self-respect » pour avouer publiquement ses rapports intimes avec les indigènes. Et outre la morale qui est ici offusquée, j’y vois un réel danger pour l’avenir de la Colonie, car le noir perd peu à peu toute considération pour le blanc, qu’il arrive à ne plus regarder comme son maître, mais comme son égal, celui-ci n’ayant pas su maintenir les distances. De plus, généralement la maîtresse noire est en même temps celle du patron et celle du boy, préférant naturellement celui-ci à celui-là, dont ensemble on se moque copieusement.

Il faudrait qu’en haut lieu on se préoccupe un peu plus de cette question, et qu’on cherche à y porter remède ; et il me semble qu’au moment d’envoyer les jeunes gens au Congo on pourrait leur recommander un peu plus de discrétion dans leur tenue et ne pas avoir l’air d’admettre comme une chose toute naturelle, que la « ménagère » fait partie des Institutions. De plus, il ne faut pas croire que ces demoiselles se contentent de peu, et l’on m’a conté telles histoires de robes de soie, qu’un amoureux avait bel et bien fait venir exprès de Paris pour contenter sa belle.

Se non è vero… En général pourtant elles se contentent encore des cotonnades aux tons vifs dont j’ai parlé plus haut, et je vois défiler devant moi toute la gamme des couleurs de l’arc-en-ciel depuis le vert pâle jusqu’au rouge écarlate. Je note au passage une merveilleuse cotonnade bleue à grandes fleurs blanches, et sur la tête de la jeune personne un turban couleur rubis, artistement drapé, le tout ombragé par un parasol multicolore. Cette orgie de tons me rappelle en moins riche, le déploiement de soieries de toutes nuances qu’au printemps dernier un jour de fête, nous avions admiré aux environs de Tlemcen en Algérie, et je pense à la différence de civilisation déjà ancienne, des peuplades arabes comparées à celle des noirs qui ne sont pas encore « arrivés » ; mais sous toutes les latitudes l’éternel féminin est le même, et c’est toujours par l’amour de la toilette qu’on aura raison du cœur des femmes.

Une procession de jeunes personnes portant sur la tête, sans nécessité, les choses les plus hétéroclites et les plus inattendues, me rappelle que je suis en pays sauvage : une bouteille, une assiette, une carotte de manioc, un parasol, puis des poids plus lourds comme des brassées de foin ou de bois. En général chez les nègres, c’est la femme qui travaille et telle une bête de somme accomplit tous les durs travaux ; elle qui porte les lourds fardeaux, elle qui fait la corvée d’eau ou de bois, elle qui pioche et remue la terre. Avant l’arrivée du Blanc, l’homme n’avait qu’à se laisser vivre ; étant sans grands besoins, le maïs, le manioc et les bananes qui poussent ici presque sans effort suffisaient à sa subsistance ; aussi a-t-il vu sans plaisir s’installer le nouveau régime, et le goût des oripeaux européens qu’on lui inculque artificiellement est le seul avantage discutable qu’il retire de la civilisation qu’on lui impose et qui demeure sans charme pour lui.

7 janvier.

Ce matin, M. Van Damme nous fait les honneurs de son jardin. Celui-ci commence à la route et s’étend jusqu’au lac, que d’ici on prendrait pour la mer ; au loin, vis-à-vis on voit les montagnes de la presqu’île où il y a un mois nous avons été nous promener ; les villages de Manga et se Vano s’estompent dans la brume matinale ; nous cherchons du regard la crête où se cache le lac Bird et sa cascade. Comme tout cela parait loin déjà…

Le potager de la Texaf est bien dessiné et nous y trouvons de tout : d’abord les légumes d’Europe, carottes, petits pois, haricots, choux, radis, salades sans oublier les pommes de terre chères à tout cœur belge et… luxembourgeois. Puis les tomates et les aubergines qui poussent ici comme la mauvaise herbe ; le piment rouge et l’ananas qui ressemble à un petit yuca dont le fruit forme le centre ou le cœur. Tout cela est excellent au goût et rend la vie facile pour le colon qui possède à sa porte et sans grands frais de quoi se nourrir économiquement et hygiéniquement, car les conserves, outre qu’elles arrivent à coûter fort cher, finissent à la longue, quelques bonnes qu’elles soient, à altérer l’estomac le plus robuste.

Continuant nos explorations nous faisons connaissance avec le manguier que presque partout on voit ici aux abords des maisons des Blancs ; celui dont je vous parle est un gros arbre dont le feuillage vert foncé comme celui du laurier, forme une touffe ronde régulière ; son fruit de la grosseur d’un petit melon ou d’une grosse pomme, a une chair succulente et un énorme noyau.

Puis nous rencontrons d’anciens amis, les bananiers qui sont de la même famille que nos musas dont certains prétendent que le fruit constitue à lui seul tout l’aliment complet ? Il est en tous cas de grande ressource aux colonies, où on l’accommode de plus d’une manière, et où se chair fondante ne ressemble en rien aux pâles exemplaires mûris en cave, qu’on sert sur les tables d’Europe.

Plus loin nous voyons des papaiers qui voisinent tendrement, car cette espèce de plante présente la particularité d’avoir des arbres à fleurs mâles et d’autres à fleurs femelles et ceux-ci ne portent des fruits que lorsqu’ils sont voisins, donc mariés et fécondés par le vent. Le fruit en forme de poire est attaché au tronc et ressemble à un petit melon allongé dont il a un peu le goût ; l’Africain le mange en général le matin à son premier déjeuner. La fleur mâle qui rappelle la fleur d’oranger en un peu plus jaunâtre est piquée de petites branches et subdivisée comme certaines petites orchidées roses. La fleur de l’arbre femelle est de même couleur quoique un peu plus blanche ; elle est plus trapue et se trouve attachée au tronc comme le fruit, qu’elle est seule à produire ; elle a quelque chose de sensuel e fait penser à ces fleurs carnivores qui gobent les insectes.

Nos investigations nous mènent ensuite à un champ de maïs puis à une plantation de manioc : ceci sont des arbustes dont la racine comestible forme le fond de la nourriture indigène, soit moulue en farine, soit simplement étuvée ou même consommée crue. C’est avec le manioc qu’on fait le tapioca dont tout le monde connaît l’usage. Par curiosité, je grignote une racine fraîchement arrachée du sol, et je trouve que son goût a beaucoup d’analogie avec celui de la noisette. Non loin de là on me montre des arachides appelées aussi pistaches de terre ; ce sont des espèces de gousses qui poussent dans le sol à la racine de la plante comme les pommes de terre, et qui ont un peu la forme d’une fève de marais mais en plus court ; chaque gousse contient deux noix jumelles enveloppées d’une peau rose et c’est ce fruit très comestible, qui, pressé, fournit l’huile qui remplace l’huile d’olive et la vaut. Qui de nous ne connaît pas les cacahuètes qu’on voit aux devantures des marchands grainetiers, friandise dont raffolent les perroquets, et qui ne sont autre chose que des gousses d’arachides séchées ?

Puisque nous parlons d’huile, voici près de nous le palmier qui fournit l’huile palmiste dont l’exploitation plus encore que celle de l’arachide constitue l’un des gros revenus de la colonie. Le « palmiste », puisque tel est son nom, a un tronc épais, formé par les branches qui peu à peu ont été enlevées à mesure qu’elles séchaient et à mi-hauteur, collé au tronc et recouvert en partie par les nouvelles branches se trouve caché le fruit qui comme les dattes ou les bananes forme un régime, pareil d’aspect a un gros ananas noir, il est armé de dards ou de picots, chaque fruit occupant une alvéole dans l’ensemble et contenant un gros noyau dur au couteau.

Enfin pour terminer notre tour d’inspection on nous montre une plantation de coton et après avoir admiré le cotonnier tout couvert de ses fleurs roses et jaunes qui nous fait penser aux rosiers dont les champs chez nous en été font des taches lumineuses dans la plaine, nous arrivons à l’usine qui est encore à l’état embryonnaire.

Une locomobile actionne une espèce de moulin dans lequel on fait tourner les bourres de coton, pour séparer la partie floconneuse des graines, puis celles-ci sont passées dans une chaudière où la chaleur les assainit en tuant les larves des insectes qui s’y cachent et qui sont les propagateurs des maladies qui ruinent les cotonneries : il faut naturellement que la température soit limitée de manière à ce que les graines restent encore propres à la germination en sortant de l’étuve. Le reste du travail se fait à la main et moyennant un franc par jour chaque groupe de deux hommes doit presser neuf balles à l’aide d’une presse amusante sur laquelle ils s’accroupissent pour tasser le coton, et faire poids avant de faire marcher la vis sans fin de la presse.

Evidemment cet état de choses primitif se modifiera à bref délai, et dans ce pays où le progrès marche à pas de géant, je ne serais pas étonné si d’ici peu d’années on voyait une usine véritable remplacer les moyens de fortune que nous avons encore pu observer. Car la rareté de la main-d’œuvre et l’accroissement des salaires va de plus en plus obliger à l’emploi des machines et remplacer tous les travaux qui se font encore actuellement à bras d’hommes. Déjà les syndicats miniers qui de tous côtés ont surgi dans le pays ont gâté les prix pour les petits patrons, et les jeunes prospecteurs ne craignent pas d’offrir à leurs porteurs deux francs de salaire par jour, plus un franc de nourriture, alors que le salaire journalier habituel d’un homme est de un franc plus quelques sous de nourriture. Il est certain que plus d’une industrie basée sur les salaires anciens est condamnée à périr, car elle ne pourra pas tenir le coup de la concurrence que lui feront les nouveaux venus, ayant derrière eux de gros établissements financiers et ne regardant pas aux moyens de s’assurer la main d’œuvre à tous prix.


8 janvier.

Je passe mes loisirs à soigner mes misères récoltées dans la brousse, piqûres de moustiques, écorchures de plantes épineuses, éruptions provoquées par la chaleur, clous, abcès, bourboule, suite du séjour dans les marais, je suis criblé d’égratignures que je soigne au permanganate ; le plus ennuyeux de tous ces petits bobos fut l’expérience que je fis avec le ver de Cayor. Un aimable insecte dépose son œuf dans votre peau, un clou se forme peu à peu, puis grossit et l’on s’aperçoit qu’il s’y passe quelque chose d’insolite ; on devine plus qu’on ne sent la présence d’un corps étranger vivant qui essaye de trouver une issue, et travaille dans votre épiderme ; de temps en temps on voit apparaître une petite tête blanche qui disparaît presque aussitôt. C’est le ver qui vient mettre dehors le bout de son nez ; à la fin, à force de presser, on arrive à le forcer à sortir tout à fait, et c’est ainsi qu’après cinq ou six jours de patience j’ai extrait de ma cuisse deux énormes asticots longs chacun d’un centimètre au moins, bien gras et bien vivants. C’est dégoûtant et le sentiment de répulsion qu’on éprouve à se sentir habité de la sorte, est plus grand que le mal qu’on ressent, qui est surtout fait de démangeaisons. Si je raconte ici mes petits déboires, c’est pour avertir charitablement ceux d’entre mes lecteurs que le hasard de la vie conduirait un jour aux tropiques, afin qu’ils défendent sévèrement à leurs boys d’étendre leur linge à sécher sur l’herbe, car c’est, paraît-il de cette façon que se propage le ver de Cayor, la larve qui y donne naissance, se cachant dans les replis des étoffes, et le danger n’existant plus si le linge flotte sur une ficelle au gré du vent.


9 janvier.

Mais le temps passe, et comme sœur Anne nous ne voyons rien venir : le soleil poudroie et l’herbe verdoie et de bateau nulle trace à l’horizon ! Quatre jours déjà que nous attendons et nous avons depuis longtemps mis ordre à notre correspondance, et épuisé toutes les ressources de Baraka. Nous commençons à la trouver mauvaise et nous perdons patience peu à peu ; alors tout à coup le mercredi matin une nouvelle se répand dans l’endroit ; le Grec qui possède une modogodille est revenu ce matin : nous voilà sauvés ! Vite, vite nous courons le trouver et notre accord avec lui est bientôt conclu ; moyennant trois mille francs il nous conduira en moins de huit heures à Uvira. Seulement il faut faire le voyage en deux fois, car à tout prix il faut éviter de se trouver sur le lac en plein jour ; nous avons vu précédemment que les orages sur le Tanganyka deviennent parfois mauvais. On décide donc de partir à quatre heures de l’après-midi pour aller camper à quelques heures de là dans une petite crique, d’où nous repartirons au lever du jour, de manière à être rendus à Uvira avant midi.

Nous apprenons alors que ce même Grec a quitté Baraka samedi dernier dans sa motogodille et qu’il aurait tout aussi bien qu’aujourd’hui pu nous transporter, mais c’est par jalousie que les autres blancs du terroir nous ont soigneusement caché la chose, ne voulant pas que leur rival bénéficiât de la bonne aubaine qui lui échéait. Oh ! petitesse de l’âme humaine, dont la noire envie est toujours le mobile le plus puissant et le plus pernicieux !

Inutile de vous dire que nos préparatifs furent tôt finis et sans nous faire prier nous dîmes adieu à nos amis de Baraka, que nous nous promettons de revoir en Europe.

Depuis deux heures nous entassons dans la motogodille les colis les plus variés, car à nos tentes et à nos nombreuses caisses sont peu à peu venus s’ajouter les défenses d’éléphants, les peaux et les trophées de tout genre dont l’odeur nous poursuit partout et les menus objets de collection, tables et tabourets indigènes, armes et étoffes que petit à petit nous glanons sur notre chemin. Enfin vers cinq heures nous levons l’ancre et au bruit ronflant de la motogodille, nous nous éloignons rapidement du rivage pour marcher aussi longtemps que le dernier rayon de jour le permettra, car la nuit est sans lune, et c’est en tâtonnant dans l’obscurité que nous avons fini par aborder.

Notre camp de Lulinda au bord du lac demeure un des plus jolis souvenirs de cette expédition ; à la lueur d’un grand feu que nous avions allumé sur la berge nous dressâmes nos tentes puis soupâmes joyeusement ; de loin en loin un éclair sur le lac nous rappelait les feux allumés par les pêcheurs sur leurs barques le long de la presqu’île de Burton. Malgré l’obscurité une lumière merveilleuse donnait à l’eau des reflets d’argent et le clapotis des vagues contre la berge avait un son moelleux qui nous berçait doucement. Le lendemain matin dès quatre heures le camp fut en rumeur et à cinq heures aux premiers rayons de l’aurore, nous nous rembarquions ; le lever du soleil sur le lac fut un rêve, et le ciel passa successivement par toute la gamme des tons depuis le vert jusqu’au rouge vif en passant par le lilas et par l’orange, et il faudrait être peintre pour pouvoir exprimer mieux que ne le font les mots, cette débauche de couleurs.


Du 10 au 15 janvier.

Jusqu’à onze heures, notre voyage sur la motogodille s’est poursuivi normalement, et nous pouvions espérer être rendus à Uvira pour une heure après-midi, mais tout à coup une panne du moteur nous remplit d’angoisse : que va-t-on faire, et quelle décision prendre ; déjà la brise commence à s’élever, et nous savons que dans peu de temps le vent soufflera en tempête ; vaut-il mieux gagner la côte, et remettre au lendemain la suite du voyage, car il est inutile de penser que nos rameurs en une seule étape fourniront l’effort nécessaire pour atteindre la distance qui nous reste à parcourir ; ou profiterons-nous du vent qui nous est favorable, pour hisser la voile et nous faire pousser aussi loin qu’il sera possible ? C’est à cette dernière solution que nous nous sommes arrêtés, et nous avons été bien inpirés, car sans autre effort que celui de maintenir la voile et de diriger le gouvernail, vers les quatre heures nous avons vu dans le lointain poindre les maisons blanches d’Uvira, et peu après nous y débarquions heureux d’avoir encore une fois conjuré le mauvais sort. Mais notre hâte à aller plus loin devait encore être mise à l’épreuve : la route de Bukavu que nous comptions prendre en auto deux jours plus tard, est coupée depuis une semaine, par suite des pluies torrentielles qui en plusieurs endroits, ont arraché les ponts et creusé des fondrières. Bon gré, mal gré il nous faudra remettre notre départ’à la semaine prochaine, mais grâce à l’amabilité de tous les habitants d’Uvira le temps passe rapidement ; nous dressons nos tentes sur les terrains de l’Itac ce qui est beaucoup plus agréable que de loger à l’hôtel dont les installations sont fort sommaires, et l’on rivalise d’amabilité pour nous inviter à déjeuner et à’dîner, chez les Becquet, chez les Wasseige, chez l’Administrateur, chez le Directeur de la Banque et chez le Directeur du Chemin de fer, tous sont charmants, et c’est à regret que nous quittons ces amis d’un jour quand enfin le mardi 15, la route ayant été rendue à la circulation, nous chargeons sur un gros camion de l’Itac nos nombreux colis que nous avons pourtant allégés du poids de nos trophées du Manyéma que nous faisons adresser en Europe par la voie la plus rapide, c’est-à-dire par Kigoma-Dar-es-Salam.

Nous prenons place nous-mêmes dans l’auto du Directeur de l’Itac qui se rend à Bukavu, et nous a aimablement offert de nous conduire jusque-là.

  1. Au moment de mettre sous presse, nous recevons la triste nouvelle de la mort du capitaine Bird qui vient à son tour de payer de sa vie, son trop grand amour de l’Afrique, et qui a succombé dans ce coin du Manyéma, témoin de ses exploits ; nous garderons un souvenir ému de ce fidèle compagnon de M. Pescatore qu’il devat de si près rejoindre dans la tombe.