Éditions de la “Revue mondiale” (p. 54-73).

IV

LE TANGANYKA

La baie de Burton
Baraka, 25 novembre.

Le lac Tanganyka est plus grand mais moins beau qu’un lac suisse ou italien et les montagnes qui l’entourent sont assez hautes, mais n’ont rien qui ressemble aux glaciers des Alpes ; les différents ports que nous avons touchés, Kigoma Usumbura, Uvira sont des centres de colonisation à leurs débuts, et comparables à Dire-Dawa en Ethiopie, mais les hôtels qui recueillent les voyageurs du chemin de fer franco-éthiopien sur la ligne de Djibouti à Addis sont très supérieurs à ceux qu’on rencontre dans cette partie-ci du Congo, et les Grecs qui en sont les tenanciers, feraient bien d’aller prendre quelques leçons chez leurs compatriotes établis en Abyssinie.

Le trafic sur le Tanganyka est assuré dans la partie sud du lac par une Compagnie anglaise, dans le nord par la Cie des Grands Lacs, dont le groupe Empain tient la direction. Quand on dit que le trafic est assuré, c’est pour le moins une exagération, car si nous n’avons pu juger de la manière dont la Cie Anglaise s’acquitte de sa tâche dans la partie du lac qui lui est réservée, nous avons expérimenté l’insuffisance absolue des moyens de transport de la Cie des Grands Lacs. Au moment de notre arrivée son grand bateau, le Baron Dhanis ayant eu une chaudière éclatée, la Compagnie ne disposait que d’un mauvais sabot, le Duc de Brabant, sur lequel nous avons navigué, et où il y avait exactement 6 cabines pour transporter les 40 ou 50 passagers montés sur le bateau, ce chiffre étant celui auquel se montaient nos compagnons de route du dernier Voyage, et l’on voit d’ici l’encombrement qui en est résulte. Les neuf-dixièmes des voyageurs ont pu coucher sur le pont, et n’était l’ennui des moustiques qui troublaient le sommeil de ceux qui devaient ainsi dormir à la belle étoile, on préférait encore ce mode de repos à celui qu’on trouvait dans des cabines trop petites, malodorantes et dont le linge des couchettes était plus que douteux. Je passe des détails contraires à la propreté et à l’hygiène la plus élémentaire qui constituent un véritable scandale pour la Compagnie qui dirige cette entreprise de navigation. — Je me hâte d’ajouter qu’un des directeurs de la Compagnie en tournée d’inspection voyageait avec nous et se montrait pour le moins aussi scandalisé que nous-mêmes, de sorte que l’on peut espérer que le rapport qu’il a adressé au Siège de la Société, aura porté ses fruits et que l’on verra sous peu mettre bon ordre à un état de choses qui est une honte Pour la Belgique, quand on voit, paraît-il, à côté dans la Compagnie anglaise rivale, une organisation toute différente et qu’il serait facile de prendre comme exemple. Tout le monde se plaint d’ailleurs non seulement de la Compagnie de navigation, mais également de l’administration civile, et l’on entend formuler sur le manque d’organisation des différents services, les mêmes plaintes que partout ailleurs quand il s’agit de fonctionnaires. Thème connu. Les marchandises restent à traîner pendant des mois dans des endroits comme Kigoma, faute de moyens de transport suffisants pour les évacuer, et l’on fait venir d’Europe des contremaîtres poseurs de rails, avant que le tracé du chemin de fer soit seulement achevé !

Après trois jours passés sur ce charmant bateau, en comptant les escales bien entendu, nous avons débarqué à Baraka, à l’est de la Baie de Burton. Celle-ci ainsi que la presqu’île du même nom ont été ainsi nommées en souvenir de Richard Burton, voyageur anglais qui explora l’Afrique orientale, et qui en 1856 étant parti avec Speke à la recherche des sources du Nil, découvrit toute la partie occidentale du Tanganyka.

À Baraka nous sommes accueillis par le Directeur de la Texaf auquel nous avions été recommandés ; cette Société cotonnière a un certain nombre d’établissements dans toute cette partie Est du Congo ; elle s’occupe de fournir aux indigènes des graines de coton pour les plantations dont ils doivent ensuite moyennant paiement rapporter le produit à l’usine. À côté de l’usine, il y a la maison du Directeur, bâtiment en pierre, entouré d’une pergola avec toit en tôle, une seconde maison devant servir aux hôtes de passage, puis un bureau où nous étions logés nous-mêmes, en attendant que la susdite maison soit terminée, enfin une menuiserie, et un hangar pour automobiles, le tout recouvert en bambous et en chaume et formant un ensemble assez coquet. Devant la maison du directeur s’étend un potager, où en cette saison on est heureux de trouver tous les légumes qui poussent chez nous en été, et faisant suite au potager, il n’y a plus qu’un terrain à herbes marécageuses qui s’étend jusqu’au lac et dans lequel nous relevons les traces d’une petite antilope ; il paraît que nuitamment les busch-bucks descendent de la montagne voisine pour venir se promener ici.

Pour préparer nos prochaines expéditions nous sommes obligés de nous adresser à l’Administrateur de la région qui habite à Fissi dans les montagnes, à 30 kilomètres de Baraka ; nous louons la seule auto existant dans les environs, appartenant à un colon, ancien soldat, qui après la guerre s’est installé dans la région et est en train d’y faire fortune ; outre la forêt qu’il exploite, il a une belle ferme avec un important troupeau de vaches, et il y ajoute le commerce de denrées alimentaires ; depuis peu, il a acquis un camion-automobile et transporte les voyageurs et leurs colis jusqu’au pied de la montagne, d’où les uns comme nous partent en expédition de chasse, les autres, et ce sont les plus nombreux, vont faire de la prospection dans les coins encore inexplorés de ce côté-ci du Congo. Nous voilà donc engagés sur une route qu’ici dans la brousse on trouve admirable, mais qu’en Europe on déclarerait impossible à pratiquer, et nous traversons en vitesse plusieurs filages indigènes où nous suscitons l’admiration de la population noire et nue pour la plus grande partie : les enfants entièrement, les femmes jusqu’à la ceinture ; on voit peu d’hommes et ceux-ci sont généralement habillés et la plupart à l’Européenne. À moitié chemin environ, nous sommes obligés d’arrêter : il y a une rivière qui traverse la route, et comme le service des ponts et chaussées n’a pas encore passé par ici, c’est un bac qui remplace le pont absent, et le bac en question se composant uniquement de plusieurs barques juxtaposées, reliées entre elles par des planches plus ou moins branlantes, il est plus sage de ne pas s’y risquer chargés ainsi que nous le sommes, et pour passer notre camion, on décide qu’il faut commencer par le décharger, après quoi on nous passera nous-mêmes et nos bagages ! O lenteur orientale ! comme tu mets à l’épreuve notre patience occidentale ! Il ne faut pas être pressé quand on voyage en Afrique, et plus vous montrerez de hâte à vouloir faire ou faire faire les choses par les indigènes, moins vous avez de chance d’aboutir : on dirait qu’ils ont un malin plaisir à vous faire enrager par leur apathie, sachant très bien qu’ils sont les maîtres de la situation et qu’on est, bon gré mal gré, obligé d’avoir recours à eux. Que vous le vouliez ou non, ce passage de la rivière vous prend une heure, après ce temps on est encore très heureux d’arriver, car il faut un certain art pour faire monter et descendre le camion sur le bac en question ; l’on se demande à chaque passage s’il arrivera sain et sauf de l’autre côté, et la dernière fois où nous sommes passés, il y a eu derrière nous un craquement sinistre, qui était celui de la planche sur laquelle nous venions de rouler : s’il s’était produit un instant plus tôt, nous faisions bel et bien un plongeon peu agréable au fond de la rivière !

Après cet épisode plein d’imprévu, nous reprîmes la route et sans autres incidents nous arrivâmes au pied de la montagne où l’auto nous déposa. Le téléphone indigène avait marché, et notre arrivée chez l’Administrateur était signalée ; aussi celui-ci avait-il aimablement envoyé à notre rencontre des tippoyes pour nous hisser jusque chez lui et il nous attendait à déjeuner.

La vue qu’on a de Fissi, nous rappelle celle qu’on a de nos plantations de café à Gololcha ; nous sommes sur un plateau tout entouré de hautes montagnes, et dans le fond, à nos pieds, nous voyons se découper les contours de la baie et de la presqu’île de Burton ; autour de la maison de l’Administrateur un parterre de roses superbes nous fait un instant oublier que nous sommes en Afrique, au Sud de l’Equateur, et nous rappelle la mère patrie, illusion qui est complétée au dessert, par un superbe plat de fraises… Mais nous ne sommes pas venus ici pour nous laisser vivre et rêver, et il s’agit de parler de choses sérieuses. Vite on fait des plans, et comme pour préparer notre expédition future, l’Administrateur nous dit qu’il lui faut huit à dix jours pour recruter le personnel nécessaire (nous demandons 80 porteurs) et trouver la nourriture qu’il faudra emporter pour nourrir tout ce monde, nous décidons pour employer utilement ces loisirs, d’aller faire un petit tour d’exploration dans la presqu’île de Burton, et nous retournons à Baraka.

En pirogue
26 novembre.

La presqu’île de Burton est peu connue jusqu’ici, et un nombre fort restreint de Blancs y ont pénétré avant nous ; une mission américaine la visita il y a quelques années, et l’on dit qu’un lac s’y trouve à son sommet. Le mystère dont on l’entoure, pique notre curiosité. Nous affrétons la pirogue d’un Grec qui moyennant finance met son équipage à notre disposition, et nous voilà partis pour notre première expédition.

À nous s’est joint un Anglais rencontré sur le bateau entre Kigoma et Baraka, et qui désormais sera notre compagnon de route pendant les semaines à venir. Le capitaine B., ancien officier aviateur pendant la guerre, vient de passer sept années consécutives en Afrique à tuer la grosse bête et principalement l’éléphant, et maintenant fatigué de son rôle meurtrier, — il a 230 éléphants à son actif, — il a décidé de les photographier, et il part armé d’un merveilleux appareil cinématographique, dont il ne connaît pas encore trop bien le maniement.

Notre pirogue, comme toutes les pirogues indigènes, est un tronc d’arbre creusé, long de 15 mètres environ, sur 1 m. 50 de large, il est manœuvré par dix rameurs noirs, et nous y montons, ma femme, le capitaine et moi-même plus nos boys, et les deux agents de police que l’Administrateur nous a donnés pour nous garder, en tout une vingtaine de personnes.

Nous avons décidé de faire la traversée de nuit, car à ce moment-là, le lac est généralement calme, tandis que pendant la journée il s’y élève parfois de véritables tempêtes et les gens du pays qui en connaissent le danger, n’aiment pas s’y risquer. Nous sommes au commencement de la saison des pluies, presque chaque jour un gros orage vient obscurcir l’horizon pendant quelques heures dans l’après-midi : le ciel de bleu qu’il était devient tout à coup noir comme de l’encre, des éclairs scintillent de tous côtés, de grosses gouttes de pluie commencent à tomber, mais cela ne dure pas longtemps, un grand coup de vent chasse le tout, et au bout de quelques minutes le ciel, redevient serein comme si de rien n’était. Pour éviter ce grain toujours possible durant la journée, mais excessivement rare la nuit, nous nous sommes embarqués à 9 heures du soir et avons fait une délicieuse traversée au clair de la lune qui était dans son plein à ce moment ; je n’oublierai jamais le bruit du clapotis des vagues se cassant contre notre pirogue, alors qu’au rythme de leurs rames, nos noirs chantaient une mélopée étrange qui nous berçait. Deux heures de’ce balancement sur les flots nous parurent n’avoir duré qu’un instant, et à 11 heures sans heurt ni bruit nous nous trouvâmes tout à coup débarqués dans une petite crique : nous avions abordé à la presqu’îie, au village de Manga qui allait nous servir d’asile pendant deux jours.

Nous n’avions emporté que le strict nécessaire pour camper, ayant laissé le gros de nos bagages à Baraka ; vite, vite, dans la demi-obscurité les boys hissèrent nos trois tentes, firent nos lits et le capitaine B. s’étant encore fait chauffer de l’eau pour son thé (car nul Anglais ne se lève ni ne se couche sans consommer au moins une tasse de ce breuvage), nous allâmes nous coucher, n’ayant aucune idée des lieux où nous campions. Aussi fûmes-nous bien étonnés le lendemain matin, en nous réveillant, de voir que nos tentes étaient dressées au bord même d’un village indigène, dont les habitants ne se gênaient pas pour venir nous regarder sous le nez. Nous avions bien vu la veille au soir se glisser quelques ombres au moment de notre arrivée, mais jamais nous n’aurions pu croire que ces tas que nous prenions pour des amoncellements de pierres et d’herbe étaient des huttes, et que toute une population se dissimulait dans l’anfractuosité de la côte qui lui servait d’abri. C’est que le noir a un don tout spécial pour se cacher et il arrive même à rendre sa demeure invisible, de telle sorte qu’il faut un œil exercé pour la découvrir.

27 novembre.

À 7 h. 1/2, mûs par la curiosité qui nous a entraînés dans ces parages, nous nous mettons en route bien décidés a aller à la reconnaissance du lac qu’on nous a signalé, malgré la résistance du chef du village et de nos hommes qui voulaient nous en dissuader. Je n’ai jamais compris pour quel motif cet endroit inspirait aux indigènes une sainte terreur, car le lac Kalwé, pour l’appeler par son nom, n’a rien de bien effrayant. Mais une montée assez pénible de plusieurs heures serait un motif suffisant pour expliquer le déplaisir que nos hommes mirent à nous suivre dans cette ascension, car le noir étant comme tout le monde sait, partisan du moindre effort, ils trouvaient parfaitement superflu de se fatiguer dans un but dont ils ne voyaient pas bien l’utilité. Situé à 1.325 mètres d’altitude, ce petit lac forme au milieu des montagnes comme une poche d’eau, c’est sans doute le cratère d’un ancien volcan éteint, et il est entouré d’une plaine marécageuse avec de hautes herbes qui rendent à peu près impossible de s’en approcher ; néanmoins nous avons été aussi près de ses bords que la prudence nous permettait de le faire, et avons bu de son eau pour nous convaincre qu’elle n’était point salée comme on nous l’avait assuré. Pour rien au monde nous n’aurions pu décider l’un des hommes qui nous accompagnaient à en faire autant, car ils étaient persuadés que ce breuvage serait pour eux rempli de maléfices.

Nous relevâmes aux environs quelques traces fraîches d’éléphants parmi lesquelles une assez grosse pour nous tenter d’essayer de la suivre, mais il nous fallût bientôt y renoncer, car elle nous conduisait tout droit dans le marais où il n’était pas trop prudent de nous aventurer. Au retour nous aperçûmes deux buffles dans le lointain, mais nos porteurs les mirent en fuite et nous ne pûmes nous en approcher. — Pour descendre au village de Manga nous prîmes un chemin plus court mais plus dur que celui de la montée, et nous aboutîmes à Tongwé où se trouvent des plantations de coton ; nous y avions fait venir notre pirogue qui nous ramena à notre petite plage où le sultan du pays nous attendait pour nous saluer. On le régala d’un whisky fort sec d’où le soda était absent, car l’indigène préfère les boissons quand elles sont le plus possible alcoolisées et, de lui avoir donné ce goût-là, est encore un des méfaits à son égard qu’on doit imputer au Blanc.

28 novembre.

Nous retournons dans la montagne, mais de l’autre côté cette fois, car on nous a signalé une plaine herbeuse où les buffles vont paître nuitamment. Nous sommes malheureusement montés trop tard, car lorsque nous arrivons en haut, il n’y a plus une bête en vue sur la plaine, mais soudain nous apercevons sur le bord à l’extrémité opposée, et presque dissimulé par un arbre, un gros buffle noir qui nous regardait : je tire, la bête marque le coup, mais disparaît presque aussitôt dans le fourré ; nous nous rendons sur la piste et découvrons beaucoup de sang de poumon et nous voilà prenant la poursuite à travers la forêt. Trois heures durant, nous avons suivi le sang dans un terrain invraisemblable, descendant dans des ravins qu’il fallait remonter ensuite, rampant sous les lianes et s’arrachant les vêtements aux branches des épines ; à la fin il fallut renoncer à la poursuite, car la trace conduisait dans le marais où le buffle est sans doute entré pour se coucher et mourir, étant mortellement blessé, mais jamais on ne le retrouva.

Nous avons en somme été passablement imprudents dans cette poursuite, car nous n’aurions jamais dû nous risquer dans un pareil terrain à la recherche d’une bête blessée qui d’un moment à l’autre pouvait surgir devant nous et nous attaquer ; elle avait été couchée à différentes reprises et tout le monde sait que la rencontre avec un buffle blessé est toujours dangereuse et très souvent mortelle. Le capitaine B. qui nous avait entraînés dans cette aventure, en connaissait certainement les risques en vieux chasseur professionnel qu’il était, mais ma femme et moi, nous nous sommes dit après coup, qu’il avait voulu nous éprouver, et voir jusqu’à quel point nous n’avions pas peur de nous mesurer avec les bêtes sauvages… Inutile d’ajouter que les noirs qui nous accompagnaient, avaient fui à la première alerte, et qu’ils ne reparurent que lorsque tout danger fut écarté.

Le soir du même jour je pris la pirogue et je partis en voyage de reconnaissance vers la pointe de la presqu’île. Ayant doublé le promontoire je débarquai de l’autre côté, et me mis en chasse. Je vis une femelle de bongo (bush-buck) rouge à lignes blanches, mais elle ne se laissa pas approcher ; puis j’aperçus un troupeau de singes de la taille des totas abyssins, gris comme des marmottes avec une longue queue, une collerette et des favoris jaune serin et du rouge dans la figure ; je tirai et je manquai, n’ayant pas mon fusil à plomb et le tir à balle sur ces petites bêtes remuantes étant très difficile. — Je ne vis rien d’autre de ce côté de la presqu’île et me rembarquai d’assez méchante humeur parce que d’abord comme toujours les indigènes, vers la tombée du soir, hâtaient le retour, voulant être rentrés avant la nuit, et ensuite ma chasse avait été gênée par l’un des rameurs qui, enfreignant les ordres reçus, était descendu à terre allant se promener dans la montagne où il avait dérangé le gibier. Pour sa désobéissance je le fis gifler par le policeman noir qui m’accompagnait, et celui-ci de même que le fustigé me saluèrent ensuite en portant la main à la française, car le nègre n’a vraiment de respect que pour celui qu’il sent être son maître. — Après cet incident, le retour dans la nuit me laisse un très joli souvenir ; les hommes avaient entonné une mélopée bizarre que cadençait le mouvement de leurs rames, et dont le refrain qui m’est resté peut se traduire à peu près ainsi : Hé le lé, Hellen gezé ! Et de temps en temps, pour éclairer la côte que nous frôlions, et éviter les récifs nombreux en ces parages, nous allumions de grandes torches et nous voyions tout autour de nous des feux semblables qui de loin en loin paraissaient des vers luisants se mouvant sur les flots, et qui n’étaient que d’autres torches guidant comme la nôtre, l’une ou l’autre barque de pêcheur, attardée dans la nuit.


29 novembre.

Nous décidons le départ vers le fond de la baie malgré le temps très menaçant ; de grands voiles de nuages couvrent la rive opposée et font comme un paravent de brouillard ; bientôt les nuages qui nous entourent crèvent et la pluie se met à tomber. Malgré cela nous embarquons et tels les noirs nous nous laissons tranquillement inonder, sachant que le soleil que déjà l’on sent derrière les nuages, viendra bientôt sécher jusqu’au dernier fil de nos vêtements mouillés.

Nous faisons halte au village de Vano où nous venons rendre au Sultan du même nom sa visite de l’autre jour. On croit peut-être, et avant de venir dans ce pays c’était aussi mon idée, que pour être promu à la dignité de chef, il faut que l’âge ou un certain mérite y donne droit, mais ceci n’est pas du tout le cas parmi ces peuplades primitives où c’est plutôt une sorte d’oligarchie qui régit la communauté, et où les familles influentes préfèrent bien souvent avoir à leur tête un enfant qu’elles dirigent à volonté et selon leur bon plaisir ; et j’ai par la suite eu plus d’une fois l’occasion de constater, que tel adolescent, chef soi-disant d’un puissant Etat, n’était que l’instrument de l’ambition de ses oncles ou cousins dont il était le jouet entre leurs mains. Quoi qu’il en soit, le Sultan Vano est un tout jeune homme et il ne nous inspire qu’une confiance relative ; il nous fait les présents d’usage, c’est-à-dire quelques œufs pourris et une couple de volailles étiques, que nous payons en retour, comme le veut la coutume, le double de leur valeur et après une légère halte au milieu des siens, le village se composant en tout et pour tout d’une demi-douzaine de huttes de chétive apparence, nous disons adieu aux Bubuadi qui est le nom de la race autochtone et nous rembarquons.

Entre temps, le soleil a réapparu et notre équipage s’est rembarqué séché et réconforté par une distribution de Manioc octroyé par le Sultan, mais nous n’allons pas beaucoup plus loin ce jour-là. Le long de la berge nous apercevons dans les branches d’un arbre qui surplombe le lac, un singe qui attire et retient notre attention, et ayant mis pied à terre, nous nous sommes mis à le poursuivre en faisant un véritable exercice d’acrobate sur des rochers mousseux et glissants ; inutile d’ajouter que le singe, plus agile que nous avait depuis longtemps disparu, quand nous sommes arrivés à l’endroit où nous l’avions d’abord aperçu et après cet intermède, l’après-midi étant déjà assez avancée, nous décidons de camper sur une assez jolie petite presqu’île que domine à l’arrière une belle cascade, tombant du haut de la montagne et déversant probablement Par là le trop-plein du petit lac que nous avons visité il y a quelques jours sur la hauteur. Et de même qu’on a vu que celui-ci n’était pas un mythe, nous constatons que ce qu’on nous a dit au sujet de la presqu’île qui soi-disant devait être inhabitée, est parfaitement inexact ; au contraire, ses rives sont parsemées de petits villages qui se cachent dans des criques au milieu des plantations de manioc, ce qui explique d’ailleurs le manque de gibier que j’ai signalé, les indigènes l’ayant sans doute massacré.

30 novembre.

Nous nous remettons en route par un temps resplendissant ; le lac tout argenté nous renvoie les rayons qui ainsi multipliés transforment bientôt en une véritable fournaise notre maison mouvante ; nous naviguons sur ce qui semble du métal fondu et bientôt un assoupissement général est le résultat de la trop grande chaleur qui nous accable ; à midi nous avons certainement plus de 50 degrés, et nous décidons de faire halte un moment. Aussitôt tout l’équipage de se précipiter à l’eau pour se rafraîchir, et nous assistons au bain de ces messieurs et de ces dames, car je crois ne pas l’avoir dit encore, nous sommes accompagnés dans notre voyage par trois femmes de couleur, épouses légitimes ou non de nos hommes de police et de l’un de nos boys : le noir, étant paresseux avant tout, ne se met jamais en route sans emmener une personne du sexe dit faible, pour le servir et le décharger de tous les soins domestiques. Les jeunes personnes qui nous accompagnent sont vêtues d’un pagne aux couleurs voyantes, qu’elles serrent de telle sorte au-dessus de leurs seins que ceux-ci en sont complètement aplatis, et peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles les négresses même jeunes, ont la poitrine si tôt déformée ? Autour de la tête, elles se nouent avec art un fichu qui forme turban et qu’on rencontre dans presque tout le Congo où le Blanc a pénétré. Celles qui n’ont pas de turbans sont coiffées différemment selon les régions ; ici nous retrouvons les petites tresses collées contre la tête comme nous en avons déjà vu au pays Somali en Abyssinie. Après s’être lavées elles-mêmes et leurs pagnes, nos jeunes beautés ont mis le tout à sécher au soleil sans rien cacher de leur anatomie, et tandis que nous déjeunons à l’ombre d’un palmier, nous assistons d’un œil amusé à cette scène des temps bibliques qui n’a rien d’inconvenant dans sa naïve simplicité.

Au loin nous avons vu un gros point noir se profiler sur le lac : on dirait un morceau de bois, pour des yeux inexpérimentés comme les nôtres, mais l’équipage se met à clamer « Kiboko » et nous apprenons que nous allons faire connaissance avec notre premier hippo. Bientôt d’autres points semblables paraissent à l’horizon, et vite nous nous rembarquons et essayons de rattraper les monstres qui fuient devant nous : inutile, dès qu’ils nous ont aperçus, ils plongent avec une rapidité inconcevable pour reparaître quelques centaines de mètres plus loin et ainsi de suite, on pourrait courir derrière eux toute une journée sans arriver à les atteindre jamais. Le capitaine B. risque une balle sur l’un d’eux, mais même si le coup a porté, nous n’en saurons rien, car ce n’est généralement que le lendemain que l’on retrouve le corps des hippos que l’on a tués la veille et que les flots mettent tout ce temps à vous rendre.

Nous arrivons au fond de la baie et y dressons notre camp dans l’espoir d’y trouver enfin le gibier que nous sommes venus y chercher, mais ici nous attendait une nouvelle déconvenue !


1er décembre.

Sorti à l’aube avec deux hommes, je me dirige vers un marais où l’on m’a signalé la présence d’un troupeau de buffles ; quand j’arrive à l’endroit indiqué j’aperçois en effet Un troupeau de 25 à 30 bêtes, mélange de buffles noirs et roux, mais impossible de s’en approcher, toute la largeur du marais, plusieurs kilomètres, me séparant de lui. Je me décide alors à grimper dans la montagne, où bientôt j’aperçois les traces d’un second troupeau que je me mets à suivre, mais après plusieurs heures d’une course qui m’a entraîné jusqu’au sommet de la montagne d’où j’aperçois l’autre côté du lac, je renonce à la poursuite et je reprends le chemin du camp ; en route je croise la trace d’une femelle d’éléphant et de son petit, mais je n’aperçois pas la moindre antilope, fait que j’avais déjà constaté la veille et qui confirme mon opinion sur la rareté du gibier dans ces parages.

Après le déjeuner nous décidons de nous rembarquer et d’aller tenter notre chance de l’autre côté de la baie ; nous remontons en pirogue par un beau soleil, mais brusquement le temps change, de gros nuages paraissent à l’horizon, le ciel se couvre et en même temps le vent se met à souffler, le lac se ride, de grosses vagues l’agitent furieusement et il prend l’aspect d’une mer déchaînée : la tempête bat son plein dans toute son horreur et sa beauté et notre pirogue, simple coquille de noix livrée aux caprices des flots a fort à faire pour se maintenir debout sur les lames qui l’emportent. Nos rameurs ne sont qu’à moitié rassurés et longent autant que possible la côte pour pouvoir aborder, si le besoin s’en faisait sentir, et faisant force de rames nous arrivons au bout d’une heure de traversée dans une petite crique où nous jetons l’ancre ; malgré une pluie diluvienne qui s’est mise à tomber, nous ne sommes pas fâchés de nous sentir hors des atteintes du cyclone et vite nous dressons nos tentes pour nous mettre à l’abri. On nous avait bien dit que sous l’Équateur ce genre de tornade vous surprend avec une soudaineté déconcertante, mais il faut l’avoir éprouvé soi-même, pour se rendre compte de la rapidité foudroyante avec laquelle en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, l’orage arrive, éclate et repart en balayant tout sur son passage. Quand le grain est passé, et que l’on se retrouve trempé mais heureux d’en avoir été quitte pour une douche, on est tout étonné de voir s’apaiser les éléments qui peu d’instants auparavant paraissaient devoir tout engloutir et l’arc-en-ciel qui se reflète dans le lac redevenu transparent, semble dans les teintes roses du couchant, être le sourire de Dieu réconcilié avec la terre…

Profitant des dernières lueurs du jour, nous avons fait aux environs du camp un petit tour d’inspection, et tandis que je ne rencontre pas même la trace d’un animal vivant, ma femme qui s’est promenée au bord du lac tue un aigle de grande envergure et blesse un hippo qui s’était imprudemment aventuré hors de l’eau, mais sur le coup de feu il y retourne et disparaît sans laisser de traces. Les hippos sont d’ailleurs nombreux à cet endroit, mais ils se tiennent toujours à une distance respectueuse du rivage, de sorte qu’il est rare qu’on arrive à en abattre un.

Le soir le chef de la région (capita) que nous avons fait mander pour connaître par lui les possibilités de chasse pour le lendemain, nous avoue qu’il n’y a plus aucune espèce de gibier dans les proches environs, les Blancs ayant tout tué ou ce qui est pire, fait tuer par leurs noirs. Nous apprenons que bien souvent la chasse au buffle devient un véritable massacre, et l’on nous cite telle expédition à laquelle on avait convié la troupe pour prêter main-forte aux chasseurs, et où ceux-ci tirant pêle-mêle avec les soldats, avaient occis sans faire de distinction mâles et femelles et même des veaux dans le troupeau. Ceci est un véritable scandale et pour peu qu’on n’y mette bon ordre, on verra bientôt disparaître de ce coin du Congo toute la faune qui en faisait autrefois le principal attrait pour le véritable sportman.


2 décembre.

Dégoûtés nous renonçons à prolonger notre séjour dans ces parages peu giboyeux et décidons de rentrer à Baraka ; partis à 7 heures du matin nous y arrivons vers 2 heures de l’après-midi, après avoir longé presque continuellement une immense plaine de papyrus, car contrairement à la rive opposée, qui est fort escarpée, celle de ce côté-ci de la baie est entièrement plate et est constituée par un marécage qui se continue à perte de vue : nous y’voyons beaucoup d’oiseaux de tous genres qui fuient à l’approche de notre pirogue, mais du bateau j’arrive pourtant à tirer deux butors et quelques macreuses.

Grande est notre stupéfaction en arrivant à Baraka de trouver l’endroit vide de ses habitants ou tout au moins de son personnel blanc ; nous croyons que le dimanche en est la cause, et que tout le monde est parti en excursion ; mais bientôt nous trouvons caché au fond de sa boutique un Grec qui nous apprend qu’une révolte de nègres a éclaté à Luebo et que tous les Européens sont partis pour aller prêter main-forte au colon dons les biens et la vie même sont menacés. Nous hésitons un moment, le capitaine et moi à aller nous joindre aux défenseurs, mais à la réflexion nous préférons ne pas nous en mêler pour ne pas inutilement compliquer les choses ; je redoute un peu l’ingérence de mon compagnon dont la tête chaude pourrait le porter à des voies de fait regrettables, et à des actes, qui comme sujet anglais pourraient avoir une répercussion pleine de conséquences ; et quant à moi-même envoyé quasiment en mission par le Gouvernement belge, et jouissant de faveurs et de permissions toutes spéciales, que penserait-on en haut lieu, si, comme première grosse bête, j’annonçais un nègre au tableau ?…

Nous préférons donc attendre les autorités qui paraissent le lendemain sous figure de l’Administrateur accompagné de sa femme, de son adjoint et de huit soldats. On s’étonnera peut-être qu’il ait fallu à la justice près de quarante-huit heures pour arriver sur les lieux, mais si l’on réfléchit que dans la région où nous nous trouvons, il n’y a ni téléphone, ni télégraphe, mais que toutes les nouvelles doivent se transmettre par porteur, on comprendra aisément qu’avant que celle des événements de Luebo ne soit parvenue aux oreilles de l’Administrateur qui se trouve à quarante kilomètres de là deux jours entiers soient déjà passés. Surtout que les indigènes qui bien certainement en étaient avertis depuis longtemps, n’avaient aucun intérêt à voir se terminer plus ou moins vite la rébellion de leurs compatriotes, qui tôt ou tard devaient finir par écoper, et il est même probable, que l’un ou l’autre des nombreux messages envoyés pour avertir l’Administrateur auront été interceptés en route.

Bref, nous nous joignons à la petite troupe de l’administrateur qui est tout à la fois chef civil et militaire de la région qui lui est confiée, et tous ensemble nous montons sur la mogodille de la Texaf qui en moins d’une heure nous dépose sur les lieux du drame.

Luebo est la ferme du colon dont j’ai déjà parlé et présente à notre arrivée un aspect riant qui n’est pas du tout en rapport avec les sombres pressentiments que nous avions, conçus sur ce qui nous y attendait. Une belle allée de grands flamboyants rouges tout chargés de fleurs, met comme une tache de lumière dans ce coin de terre qui a tout l’aspect d’une grande ferme d’Europe : elle mène au bâtiment principal qui sert d’habitation à son propriétaire et est ma fois très coquet avec sa vérandah ajourée et ses parterres fleuris. Plus loin sont les étables qui donnent, abri à un beau troupeau de vaches dont nous admirons les cornes de dimensions extraordinaires, puis à mi-hauteur se profile une suite de petites maisons en bois toutes pareilles et parfaitement alignées dont le but est de donner abri à la population ouvrière qu’emploie le maître de céans. Plus loin encore et plus haut c’est la forêt dont l’exploitation a commencé la fortune de celui-ci et a bien failli lui coûter la vie.

En effet, on nous raconte que dimanche dernier la bagarre a commencé parce que le capitaine d’un petit bateau de la C. G. L. ayant demandé une charge de bois pour pouvoir continuer sa route, M. X. malgré le jour de fête lui avait donné trois de ses ouvriers pour faire le travail en question. Déjà mis de fort mauvaise humeur par cette besogne supplémentaire qui les frustrait de leur congé, l’exaspération des hommes fut portée à son comble quand ils virent que pour transporter le bois de la rive au bateau ils devaient se servir d’un méchant petit radeau qui ainsi chargé menaçait de sombrer. Le capitaine du bateau ayant insisté malgré les observations qu’on lui fit, le radeau se mit en marche, mais avant qu’il n’eût atteint le bateau, il se retourna avec toute sa charge, entraînant les hommes avec lui, et le malheur voulut que lorsqu’on retira ceux-ci, deux d’entre eux avaient cessé de vivre. Aussitôt grande rumeur dans l’endroit, et toute la population prenant fait et cause pour les travailleurs immergés, se rua vers la demeure du fermier, où entre temps le capitaine du bateau s’était réfugié, et proférant des menaces de mort, demanda qu’on lui livrât en échange des deux morts la tête de ceux qui avaient ordonné le travail. On put heureusement calmer ces forcenés qui parlaient de mettre le feu à l’établissement et ne prétendaient pas rendre la liberté à leurs victimes assiégées et gardées prisonnières dans leur propre maison. Ils consentirent pourtant à attendre l’arrivée de l’administrateur, persuadés dans leur naïve ignorance qu’on leur donnerait raison.

Aussi furent-ils un peu désabusés quand le jugement survint. Entourés par les soldats, fusils chargés à l’épaule, on amena les coupables, et après un interrogatoire ne laissant aucun doute sur la participation qu’ils avaient prise dans la rébellion, l’officier de police asséna à chacun d’eux le nombre de coups de chicote réglementaire, puis les attachant les uns aux autres par une corde passée autour du cou, on les emmena en prison, ou pour mieux dire aux travaux forcés. Nous devions les retrouver quelques jours plus tard sur la route, en corvée de portage, mais n’ayant rien perdu de leur arrogance, ni de leur mine de brigands.

Car cette race des Ubembe est une des plus mauvaises du Congo, n’étant pas pure, mais un ramassis de métis où le sang arabe a déformé la population primitive.

Il ne m’appartient pas de discuter ici des bienfaits ou des méfaits de la chicote, thème qui passionne en ce moment les neuf dixièmes des colons d’un bout à l’autre du Congo, et l’on ne peut juger de la question avec une mentalité européenne, mais il faut se mettre à la place de ceux qui sont journellement en contact avec une population primitive et souvent insoumise. Et de même qu’un bon père de famille peut à l’occasion administrer une fessée à son fils récalcitrant pourquoi le blanc ne pourrait-il pas faire donner de la chicote au nègre qui n’est vis-à-vis de lui qu’un grand enfant ne comprenant guère que ces arguments « parlants ». D’ailleurs les Allemands pour lesquels la population a gardé un certain respect, n’hésitaient pas à faire appliquer leurs vingt-cinq coups de chicote (die flünf und zwanzig) et je suis bien persuadé que dans la circonstance spéciale qui nous occupe, Allemands et même Anglais, n’auraient pas hésité à faire payer de leur tête Pour l’exemple, quelques-uns des meneurs de Luebo.

Après le jugement, le calme étant rétabli, nous reprîmes notre motorboot, et rentrâmes par la nuit noire à Baraka, ayant perdu notre chemin, mais guidés ensuite par les feux que ceux qui nous attendaient avaient allumés sur la berge.

Et le lendemain, ayant enfin après ces incidents, obtenu des colons rentrés dans le rim-ram de leurs occupations, qu’on voulût bien s’occuper de nous, et nous conduire au pied de la montagne, nous partîmes cette fois pour Fissi avec tout notre bagage, l’expédition que nous projetions devant durer un mois et nous entraîner assez loin à l’intérieur des terres.