Charles le Téméraire : romancero historique
Librairie J. Sandoz ; Librairie Desrogis (p. 93-98).

CHANT DE VICTOIRE


Morat, mardi 25 juin 1476.


Au Maître tout puissant du ciel,
Qui, dans son décret éternel,
Nous gardait la victoire,
À Celui qui nous fit vainqueurs
En soufflant la force à nos cœurs,
Rendons hommage et gloire !
Charle accablait la chrétienté
De guerres et d’épreuves,
Multipliant sans équité

Partout les orphelins, les veuves.
Sept ans, on supplia Marie et tous les saints
D’éloigner cette peste.
Confédérés, le ciel aux merveilleux desseins
Détruit par nous l’homme funeste.



À Grandson, n’ayant rien appris,
Dans sa fureur, Charle a repris
Ses projets, de plus belle.
Aussi, plus terrible qu’avant,
Pressant, ordonnant, écrivant
De Tarente à Bruxelle,
En trois mois il a reparu.
Prunelles allumées,
Le lion revient, qui l’eût cru ?
Revient, suivi de quatre armées.
« Après Morat, dit-il, déjeûnons de Fribourg,
Nous dînerons de Berne. »
Et, sa voracité ne restant jamais court,
Il prétend souper de Lucerne.


En ses propos fort peu civils,
De mendiants, de vachers vils,
Nous a traités Bourgogne.
Bon duc, nous mangeons notre pain,
Et de nos bâtons de sapin
Nous n’avons pas vergogne.
Ces bâtons craignent peu le fer :
Leurs nœuds durs sont tenaces,
Et, tournoyant comme l’éclair,
Font craquer casques et cuirasses.
Près de Grandson fumant, nous sûmes t’arracher
Ton renom militaire ;
Près de Morat croulant, tu nous verras faucher
Tes soldats, l’effroi de la terre.



Ceux qui, le deux Mars, sur l’Arnon,
Bravant la pique et le canon,
Vinrent, d’ardeur prodigues,
Du Sentis au Niesen, tous ceux
Qu’abreuvent la Birse et la Reuss

Sont là, soldats des Ligues.

Quand, avec nos amis du Rhin,

De Strasbourg à Seckingue,

Quand nous et René le Lorrain,

Thierstein et Gruyère et d’Eptingue

Sortons du bois de Galm, armés de l’acier clair,

Au lever de l’aurore,

Dans le camp bourguignon, le rire devint cher

En dépit du tambour sonore.


Il pleut. Le clairon martial

Longtemps diffère le signal ;

Puis la lice est ouverte.

Comme en un cirque crénelé,

Alors, entre Coussiberlé

Et le lac à l’eau verte,

Autour de Morat tout en feux,

Depuis Villars-les-Moines,

Par les coteaux, les chemins creux,

Les breuils, les friches, les avoines,
Par Prehl et Montilliers, Meyriez, Greng, Courgevaux,

Vaste arène étalée,

Ce fut un tourbillon d’hommes et de chevaux,

Une épouvantable mêlée.


Sept heures de rugissement,

De furie et d’acharnement,

Coups d’estoc et de taille !

Bourgogne est, dit-on, fin joueur ;

Échec et mat à Monseigneur !

Perdue est sa bataille.

Fous, pions, malgré ses efforts,

Sont rasés comme épeautres.

Sous l’eau dorment dix mille morts,

Sur le sol rouge dix mille autres.

Ô Morgarten, Sempach, Næfels, ô Donnerbühl,

Couronne étincelante,

À vos grands noms, Morat, terrassant un Saûl,

Se joint, victoire plus sanglante !

Ce jour, montagnards, alliés,

Jour des Dix mille Cavaliers,

Ce beau jour du solstice,

Le lac s’ouvrit pour le duc fier,

Comme pour Pharaon la mer ;

Et le Dieu de justice

Envoya son rayon vermeil

Sur la plaine inondée,

Comme à Josué le soleil

Dans les campagnes de Judée.

Vainqueurs, par nos pays, à genoux cette fois,

Du Rhin à l’Alpe blanche.

Il n’est pas un clocher dont n’éclate la voix :

Chantons l’hymne comme un dimanche !