Charles le Téméraire : romancero historique
Librairie J. Sandoz ; Librairie Desrogis (p. 67-76).

LES AGAPES DE BERNE


Vendredi 21 juin 1476.


De juin le plus long jour expire. Au crépuscule,
Berne en deuil, d’un seul flot, au pied des saints autels
S’est répandue. On touche aux instants solennels.
Un sourd frémissement dans la foule circule ;
Dans les cœurs inquiets, la crainte s’accumule.
On attend. Un péril de mort pèse sur tous.
L’angoisse est sur la ville ; un peuple est à genoux.


LES VIEILLARDS.


Ils sont partis, nos fils, pour la cruelle guerre
Le cœur frémissant de colère,
Le pas ferme et le rang serré.
Ils sont partis six mille ayant aux yeux des flammes
Qui réchauffent nos vieilles âmes :
Nos fils n’ont pas dégénéré.
Priez, Anges du ciel, Bienheureuse Marie,
Pour eux, pour nous, pour la pairie !
Miséréré ! Miséréré !


*

Il pleut, et d’heure en heure on attend la bataille,
La bataille implacable et décisive. Un point
Est sûr : Morat résiste encore à la tenaille
Du hardi Bourguignon ; mais venant de trop loin,
Bien des renforts — aucun par crainte ne défaille,
Mais par fatigue extrême, hélas ! — n’ont pas rejoint,
Et des Ligues ainsi l’armée est incomplète.
Thurgovie et Sargans dont immense est la traite,

Argovie et Zurich manquent encore. À temps
Viendront-ils ? — Messeigneurs qui dans l’Hôtel-de-Ville
Jour et nuit, sans repos travaillent haletants,
De courriers à cheval qui partent à la file
Couvrent tous les chemins. En leurs rudes sourcils
L’énergie indomptable est mêlée aux soucis.
Leur œuvre politique enfin touche à son terme ;
Oui, mais qu’amèneront les dés ? Leur âme ferme
Pour forcer la victoire et fixer le destin,
S’acharne à son labeur, du matin au matin.
— Sur la massive Tour Saint-Christophe s’allument,
Dans la nuit qui déjà monte, les trois fanaux
Aux campagnes jetant l’éclair de leurs signaux ;
Et du beffroi, parmi les résines qui fument,
Sur les places, les cours, les toits de la cité,
Lugubre, le tocsin fait tomber de son crible,
De minute en minute un glas lent et terrible.
Dans le danger public, sonne l’éternité.


*

LES FEMMES.


Tous partis, nos époux, nos fiancés, nos frères !
Pour rester dignes d’eux et fières,
Nous n’avons gémi ni pleuré,
Mais notre cœur se fend. Ô dards ! ô couleuvrines !
Détournez-vous de leurs poitrines !
Reviens-nous, bataillon sacré !
Priez, Anges du ciel, Bienheureuse Marie,
Pour eux, pour nous, pour la patrie !
Miséréré ! miséréré !


*

La sombre cathédrale aux voussures gothiques,
Saint Vincent a laissé grands ouverts ses portiques.
Dans le parvis, le porche et les nefs, tout ce flot
Qu’un même penser pousse et tourmente, se presse.
Mais, courageux encor jusque dans sa détresse,
Ce peuple est calme ; à peine on entend un sanglot.
Entre les lourds piliers, et matrones et vierges,
Et près des blancs vieillards les enfants étonnés,


Aussi loin qu’on peut voir, mains jointes, prosternés,
Se détachent de l’ombre à la lueur des cierges ;
Et dans le chœur, au fond, balançant l’encensoir,
Tous revêtus, ainsi qu’aux jours de pénitence,
De chapes où l’argent brode le velours noir,
Les prêtres sont debout. Comme un gage d’espoir,
Leur doyen vénérable, aux yeux de l’assistance,
De ses tremblantes mains élève l’ostensoir.


*

LES ENFANTS.


Nos pères sont partis, mais c’est pour nous défendre.
Le Bourguignon venait nous prendre ;
Son lion che nous est entré.
Nous sommes trop petits pour protéger nos mères.
Mais le bon Dieu veille, et nos pères,
Eux, jamais n’ont désespéré.
Prie, Anges du ciel, Bienheureuse Marie,
Pour eux, pour nous, pour la patrie !
Miserere ! miserere !



Mais que se passe-t-il ? et quel soudain silence
Interrompt brusquement la cloche du beffroi ?
La vie est suspendue en tous : est-ce l’effroi
Qui va grandir ? ou bien serait-ce l’espérance ?
Au sommet de la tour qui veille dans la nuit,
Tout-à-coup, de clairons éclate une fanfare,
Secouant dans les airs l’allégresse.

Secouant dans les airs l’allégresse.À ce bruit,
Femmes, enfants, aïeuls se lèvent. Tout s’effare,
Et dehors, pour savoir, se précipite et court.
Vers le pont de Nydeck, sur l’Aar, par le plus court,
De tumulte emplissant le couloir des arcades,
La foule par instinct s’élance.

La foule par instinct s’élance.Ce sont eux !
Les bons Confédérés, les braves camarades,
Les amis de là-bas, les sauveurs ! Tout boueux,
Les voilà ruisselants, harassés, mais superbes.
Vingt torches sur le pont flambent. Dans la lueur,
Passent, — la mine fière et couverts de sueur,
Hommes d’armes bronzés, jeunes guerriers imberbes,

Drapeaux en tête, haut l’épée, et les tambours
Ne rendant sous l’appel que des roulements sourds, —
Cinq mille combattants sur le grand pont de Berne.
Parmi les rangs épais des vaillants, on discerne
Ceux de l’Aar, de la Thur, les Zuricois nombreux,
Ceux de Sargans, venus des confins de Rhétie,
Les uns portant le glenn, massue au feu durcie,
L’arquebuse à forquin, l’espadon flexueux,
D’autres la hallebarde à croc, d’autres la pique.
À cheval, les trois chefs du bataillon épique
Jean Waldmann, Hohensax et Breitenlandenberg
Défilent. Dans la nuit se replonge et se perd
Après qu’elle a passé, chaque bande héroïque ;
Mais d’acclamations un immense concert,
La voix d’une cité qui bénit et salue,
L’accompagne et la suit profondément émue.
Un même sentiment brille aux yeux attendris.
Quand tous ils sont entrés, et que de cette vue
Berne a rassasié son cœur, vers les amis,
Pour leur donner des soins, la foule est accourue.
La ville s’illumine. En hâte, à son foyer,
Chaque habitant, alors, entraîne son guerrier,

Le fait asseoir, l’entoure, et le sèche, et le presse
De mille questions. Promptes en leur tendresse
Les femmes, cependant, de l’hospitalité
Ont dressé le banquet, sous l’arcade abrité.
De maisons en maisons, c’est une longue chaîne
De flambeaux et de mets sur les tables de chêne.
On s’encourage, on rit, on fraternise, on boit,
Comme on fait lorsque s’ouvre un port dans la tempête ;
Partout l’amitié donne et l’amitié reçoit ;
Cette nuit de terreur devient presqu’une fête.
Aux arrivants, on dit Morat encor debout,
Les divers contingents parus, les bonnes chances,
Les mauvaises aussi, les Bourguignons, les transes,
Et les hommes absents et la guerre partout.
Eux disent les trois jours de leurs marches forcées,
Bremgarten, Willisau, les routes défoncées,
Les temps affreux, le poids effrayant du canon,
Les six cents à Krauchthal, d’épuisement sans nom
S’affaissant sur la route ; et mainte autre misère.
Quelque peu de repos leur serait nécessaire :
Pour atteindre Morat, ne faut-il pas encor
Six heures ?

Mais le son impérieux du cor
Retentit. Du départ, pour le soldat qu’on fête,
C’est le premier signal. Bataillons, qu’on s’apprête !
Les mains serrent les mains, les cœurs pressent les cœurs ;
Larmes, prières, vœux, baisers ; « Soyez vainqueurs !
» Soyez heureux ! Que Dieu nous garde ! »

La trompette

Pour la seconde fois résonne, et des adieux
Brisant l’effusion, sèche les pleurs des yeux.
Tous tressaillent. Le cri strident qui se répète
A réveillé, d’un coup, l’âpre soif du combat :
« Formez les rangs ! Partons ! À Morat ! à Morat ! »
En vain le ciel est noir, en vain la pluie inonde,
La phalange est en route : elle chante en partant.
Sous les torrents du ciel et dans la nuit profonde,
Pour la rude bataille elle part en chantant :
 
Fils de la libre montagne
Et des grands lacs apurés,
La gaîté nous accompagne :
Voici les Confédérés !

Serrons-nous, en vrais Helvètes,
Dont la guerre est le berceau !
On peut rompre des baguettes,
On ne rompt pas un faisceau.

Méprisant les peurs serviles,
Défenseurs des droits jurés,
Nous voici, pays et villes,
Nous voici, Confédérés !

En paix, du berger farouche
Laisser le frère et la sœur :
Il déchire qui les touche,
Avis à tout agresseur !

En prière, enfants et femmes,
Car les glaives sont tirés.
Tous, gardons fortes nos âmes
En avant. Confédérés !