Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 93-101).

CHAPITRE PREMIER
CHARLES ET ÉVA — LA RETRAITE

Six jours se sont écoulés depuis que nous avons laissé les Canadiens contemplant une dernière fois Schenectady en ruines. Nous les rencontrons, le quatorze février au soir, campés au même endroit où le Loup-Cervier était venu les reconnaître, et près du lieu où le Renard-Subtil avait succombé. Il est dix heures, il fait froid ; l’astre des nuits brille au ciel et fait étinceler, comme autant de diamants, les parcelles de neige qui crient sous les pas des sentinelles. L’ombre des astres, agrandie par l’effet de la lumière, tache seule la blancheur du manteau qui couvre la terre.

Tout est silencieux dans le camp. Le bruit des pas des sentinelles, qui marchent sans relâche dans les limites que leur donne la consigne, pour prévenir l’engourdissement de leurs membres, les hurlements lointains des loups dans les bois, le pétillement des feux autour desquels dorment les soldats fatigués, éveillent seuls les échos de la solitude.

Harassés par la marche sur une neige molle et cédant continuellement sous leurs pas, épuisés par une nourriture insuffisante, les Canadiens dorment profondément autour des brasiers. Le sommeil diminue leurs souffrances, ils y trouvent un refuge temporaire contre la faim qui commence à les tourmenter.

Il y a cependant, à part les gardes, deux personnes qui veillent dans le camp. La première est une jeune fille. Enveloppée dans une peau de vison, à demi couchée sous une hutte de branchage, les pieds placés auprès du feu, elle n’a pas l’air de trop souffrir du froid. Tantôt son œil rêveur suit la marche silencieuse de la lune, tantôt il s’abaisse et s’attache sur un jeune homme assis à quelques pas d’elle sur le tronc d’un arbre renversé.

Celui-ci, qui se sent bien l’objet de l’attention de la jeune personne, feint cependant de ne point s’en apercevoir, et ses regards sont rivés sur la route azurée avec une ténacité qui laisserait presque croire que les étoiles qui y brillent sont les premières qu’il contemple.

Bien peu de mots avaient été échangés entre les deux jeunes gens depuis la nuit terrible où leur destinée les avait fait se rencontrer. Charles avait été plein de prévenances pour Éva Moririer, veillant à ce qu’elle ne manquât de rien, l’entourant des soins les plus délicats, et la portant bien souvent dans ses bras quand les pieds fatigués de la pauvre enfant refusaient de la supporter.

Il fallait choisir entre l’abandonner sur la route où elle serait morte de faim et devenue la proie des loups, ou la porter comme le faisait Charles. Ce dernier parti fut considéré comme le plus sage.

Éva avait été très sensible aux égards de Charles, mais elle n’en avait presque rien laissé paraître, ne lui adressant que quelques mots de remerciements. Elle dissimulait si bien que le jeune homme ne savait trop s’il était haï ou estimé : tant ceux qui débutent dans l’amour sont souvent aveugles.

Le soir où nous le revoyons, il était bien rêveur, pour ne pas dire triste. Depuis trois ou quatre jours, il sentait en lui-même quelque chose de nouveau ; des sentiments jusqu’alors inconnus l’agitaient. Il ne savait à quoi les attribuer et ne pouvait les définir. Qu’était-ce donc ? Thomas Fournier va nous le dire.

Telle était la profondeur de la méditation du jeune homme, qu’il n’entendit point le vieux Thomas qui, couché à quelques pieds de lui, venait de se mettre sur son séant et lui disait : — Le temps se barbouille, monsieur Charles, les nuages s’amassent, le vent augmente ; nous allons avoir du gros temps cette nuit.

— Allons, grommela le vieux guide, le jeune maître a l’oreille dure ce soir ; il n’a pourtant pas coutume d’être si distrait. Je gage que ces diables de petits yeux bleus qui sont en ce moment braqués sur lui lui ont tourné la tête. Voilà ce que c’est que la jeunesse ! Et dire qu’il faut presque toujours finir par en passer par là !

Et le bonhomme se recoucha. Bientôt un ronflement sonore et régulier annonça qu’il était fort bien disposé à rêver en dormant, s’il ne l’était pas à le faire en veillant.

Charles fut bientôt arraché à ses réflexions par la voix d’Éva qui l’appelait. Apparemment que le son de cette voix avait pour lui quelque chose de plus attrayant que celui de son compagnon, car il lui fit immédiatement tourner la tête.

— M’avez-vous appelé, Mademoiselle ? dit-il à Éva.

— Oui, Monsieur Dupuis, approchez-vous que nous causions.

Le jeune officier, qui ne demandait pas mieux, vint se placer auprès d’elle, après avoir jeté quelques morceaux de bois dans le brasier le plus proche. La lueur du feu illuminait ses nobles traits empreints d’une mélancolie profonde. Ses yeux, qui semblaient fuir ceux d’Eva, se remirent à errer dans l’espace.

Il s’aperçut alors que le ciel se couvrait de nuages ; les étoiles disparaissaient peu à peu sous l’obscur rideau qui s’étendait devant elles, et bientôt le disque argenté de la lune s’évanouit à son tour derrière certains nuages grisâtres qui couraient çà et là, dans l’espace.

— Dites-moi donc, Monsieur, reprit Éva, dans quel but vous m’avez amenée avec vous ?

— Mademoiselle, répondit Charles, plusieurs raisons, que vous approuverez lorsque vous les aurez connues, m’ont engagé à agir comme je l’ai fait. D’abord, souvenez-vous des paroles du chef huron lorsqu’il vous garrottait. Le tremblement nerveux qui vous agite en ce moment m’indique suffisamment que vous connaissez bien quel sort vous était réservé si je ne vous avais tirée des mains du brutal Indien. Vous seriez maintenant la femme de l’Aigle-Noir !

— Je sais, Monsieur, que je dois tout à votre généreuse intervention : mais pourquoi ne m’avez-vous point laissée à Schenectady ?

— À Schenectady ! Mademoiselle ; mais il n’existe plus !

— C’est vrai, murmura Éva d’un ton amer, vous y avez tout détruit !

— Vous nous reprochez, Mademoiselle, la destruction du bourg où vous habitiez ; cette action vous paraît bien inhumaine. Elle n’a pourtant été qu’une juste représaille des atrocités commises à Lachine l’année dernière et qui ont été causées par les incitations de vos compatriotes. Que voulez-vous ? à nous aussi, Canadiens, les liens du sang sont chers. Il est aussi douloureux pour nous de voir brûler nos habitations et massacrer nos proches. Notre vengeance a été terrible, c’est vrai ; mais qui en est la cause ?… Mais je reviens aux raisons qui m’ont déterminé à vous amener avec nous. Que seriez-vous devenue si je vous avais laissée seule dans le bourg incendié ? Vous seriez maintenant la proie de quelque grossier soldat, de l’Aigle-Noir peut-être, qui, depuis notre départ de Schenectady… mais voyez ce qui vous regarde en ce moment.

Éva ayant levé les yeux, qu’elle tenait baissés depuis le commencement de l’entretien, aperçut à quelques pas d’elle le chef huron qui la dévorait du regard.

Quand l’Indien vit qu’on l’examinait, il s’esquiva.

— Mon Dieu ! que cet homme me fait peur ! s’écria la jeune fille, qui ne put s’empêcher de frissonner.

— Ne craignez rien, mademoiselle, fit Charles ; tant que mon vieux Thomas et moi serons à vos côtés pour vous défendre, vous n’aurez rien à redouter de la part de cet homme. Mais je continue d’expliquer ma conduite, afin qu’il ne vous reste aucun soupçon odieux sur ma manière d’agir à votre égard. Que vous serait-il arrivé en supposant que vous eussiez pu échapper à nos soldats et à l’Aigle-Noir ? Vous seriez sans doute périe de misère avant d’arriver à Orange (aujourd’hui Albany). Quant à rester à Corlar, il n’y fallait point penser.

— Hélas ! mieux aurait valu que je fusse morte alors !

— Mademoiselle ! dit Charles en se levant aussitôt et à qui le rouge monta à la figure, songez que vous êtes sous la protection d’un gentilhomme dont le nom est sans tache comme celui de ses ancêtres. Malheur à ceux qui oseraient s’écarter des bornes du respect avec vous ! Si, lorsque nous serons arrivés en Canada, il ne vous plaît pas d’accepter l’hospitalité que vous offrira sans doute ma famille, il ne tiendra qu’à vous de vous retirer dans un des couvents de Québec ou de Montréal, en attendant que vous puissiez retourner sans danger au lieu de votre naissance.

Le ton de sincérité avec lequel Charles prononça ces paroles émut Éva.

— Noble cœur, murmura-t-elle, tandis que Charles s’éloignait et reprenait sa première place.

Pendant ce temps, la neige avait commencé à tomber, et le vent, qui soufflait avec force, en soulevait les nombreux flocons qui se mirent à crépiter sur les branches de sapins entourant le campement.

Éva se cacha tout entière sous une peau de buffle, que Charles lui avait procurée, comme l’hirondelle qui, surprise par l’orage, accourt se blottir dans son nid moelleux.

Charles paraissait s’inquiéter médiocrement de la neige et du vent, et pensait, les deux coudes appuyés sur les genoux.

Il pouvait y avoir une demi-heure qu’il était ainsi à songer… à Éva sans doute, quand un coup de feu tiré près de lui le fit se lever d’un bond. Au même instant, les cris « aux armes ! aux armes ! » éveillèrent tous les dormeurs.