Charles de Sévigné (Mary Duclaux)

Charles de Sévigné (Mary Duclaux)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 581-601).
CHARLES DE SÉVIGNÉ

Dans les lettres de Mme de Sévigné, il n’y a rien de plus léger que les traits gracieux et vifs qui esquissent le portrait de son fils, ce charmant mauvais sujet dont, disait-elle, « le cœur était fou. » C’était, du reste, un mauvais sujet d’une espèce particulière, car on ne voyait pas de fils plus tendre, de frère plus prévenant, ni de mari meilleur. Disons plutôt que c’était un excellent homme et, à sa façon, un vrai philosophe, avec quelques faiblesses qui le rendent plus humain, mais frappé de je ne sais quelle incapacité singulière qui faisait que tout ce qu’il voulait entreprendre était condamné d’avance, et qui ôtait à ses qualités leurs résultats ordinaires. C’était un arbre fleuri qui n’aboutissait jamais au fruit. Il le savait bien et disait : « Tout ce que je puis penser de bon est toujours inutile et demeure sans effet et j’ai toujours la grâce efficace pour ce qui ne vaut pas grand’chose. »

Et c’est peut-être pour cela qu’il nous paraît sympathique : nous le voyons si aimable et toujours déçu. Regardons-le bien, ce beau garçon alerte et blond ; il a le sourire, et quelque chose de l’esprit et du charme, de sa mère : ne dirait-on pas qu’il est promis aux belles destinées ? Voit-on un jeune marquis plus gracieux ? Disons plutôt un « jeune baron ; » car (c’était un trait de son esprit conciliant), pour laisser tout l’éclat à sa mère, il ne voulait porter que le moindre de ses titres, au moins jusqu’au jour de son mariage. Nous le rencontrons pour la première fois à l’âge de neuf ans, u arrivant dans le fond d’un carrosse tout ouvert » avec sa jeune mère et sa sœur ; et l’abbé Arnauld, qui les aperçoit, les décrit « tous trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane. » Ce jeune Apollon-là, paré, mondain, n’est pas le vrai Sévigné ; ce carrosse tout ouvert, cet air de compagnie, lui siéent mieux qu’ils ne lui plaisent ; car son goût est pour la campagne ou pour l’intimité libre et lettrée. Je le retrouve plus pareil à lui-même, un peu plus tard, à Livry, dans cette allée bien sombre où il y a un siège de mousse ; ou encore, au fond du petit bois, assis sur un trône de gazon, déclamant à sa mère, qui l’admire, quelque belle tirade de Racine. Il lisait, disait-elle, presque aussi bien que Molière. Les beaux vers, les forêts, et sa « maman-mignonne, » Sévigné les a toujours aimés mieux que tout ce qu’il y a au monde.

Il était né dilettante, avec une nuance bien à lui d’enjouement, de finesse et d’ironie, et dans sa raillerie il y a quelque chose de bien moderne, quelque chose qui est déjà presque de la « blague. » Il est tendre et gai, il est charmant, il a le goût juste et fin. Jamais il ne tombe dans les travers de sa mère qui, toujours docile à la mode, met Nicole sur le rang de Pascal. Son fils, en riant, traite son fade Nicole de « blanc manger, » et la renvoie, si elle veut un vrai grand écrivain moraliste, à Pascal, à Plutarque ou à Montaigne. Ce bon critique est, par-dessus le marché, amateur de la musique. On aimerait savoir ce qu’est devenue certaine « symphonie charmante, » composée par les deux Camus et Itier, qu’il trouvait poignante et tendre, car la sûreté de son esprit fait qu’on désire connaître les ouvrages qu’il loue. Il se plaisait à causer avec des artistes, il aimait à se rencontrer, chez Ninon, avec toute une mauvaise société de poètes : « tous les Racine, tous les Despréaux, et il paie les soupers ! » s’écriait sa mère. Sévigné ne voyait pas seulement ces gens de lettres, encore un peu bohèmes ; sa mère « l’avait mis dans le monde (nous dit Saint-Simon) et dans la meilleure compagnie. » Sans doute, elle aurait voulu faire de lui un bel officier, un brillant courtisan, en même temps qu’un grand homme de bien. Mais le petit baron était réfractaire. Il n’aimait guère Versailles. Il préférait flâner par les détours de la a le ; il soupirait après sa chère Bretagne ; il rêvait de son manoir, de ses bois, de sa chère liberté, et de ses aises. Il ne se plaisait nulle part aussi bien qu’aux Rochers. Et c’est là que je voudrais le montrer, par une claire matinée d’hiver, un jour où, rentrant de l’armée, il surprend dans une allée du parc la marquise, qu’il avait laissée fort longtemps sans nouvelles. !

Et elle écrit à sa fille :


4 décembre 1675.

Comme je venais de me promener avant-hier, je trouvai au bout du mail le Frater, qui se mit à deux genoux aussitôt qu’il m’aperçut, se sentant si coupable d’avoir été trois semaines sous terre à chanter matines (elle parle de la cour qu’il faisait à certaine belle abbesse) qu’il ne croyait pas pouvoir m’aborder d’une autre façon. J’avais bien résolu de le gronder, et je ne savais jamais où trouver de la colère ; je suis fort aise de le voir. Vous savez comme il est divertissant ; il m’embrassa mille fois ; il me donna les plus méchantes raisons du monde que je pris pour bonnes. Nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons ainsi l’année, c’est-à-dire le reste.


Et plus d’une fois l’histoire se renouvellera : Sévigné s’absente, s’égare. On ne sait plus où mettre la main dessus. La marquise et son vieil oncle, l’abbé de Coulanges, s’inquiètent, se désolent, se mettent un peu en colère. Mais le petit baron rentre enfin, de Rennes ou de Quimper, « avec une sotte chanson qui fait rire, » ou bien avec quelque projet de mariage, pour amuser sa mère, « mais la belle n’a pas quinze ans. » Et la marquise sourit en soupirant : « C’est une fragile créature ! . « S’il se divertit, il est bien ! »


La gaieté s’allie assez souvent à la tendresse, et, si les saints sont souvent gais, les gais sont ordinairement sensibles. Mme de Sévigné allait l’éprouver deux ans plus tard, en 1677, lorsqu’elle fut prise aux Rochers d’un rhumatisme qui la faisait souffrir à crier. Son fils se montra d’un dévouement admirable. Il soigne sa mère, il lui sert de secrétaire, il lui fait la lecture, il calme les inquiétudes de sa sœur absente : « Adieu, ma petite sœur, n’ayez ni peine ni frayeur de ce qui se passe ici ; avant que cette lettre soit à vous, ma mère se promènera un peu dans le jardin. » Il est attentif, enjoué ; et, compatissant pour le présent, il voit l’avenir en couleur de rose ; tout lui parait arriver pour le mieux dans le meilleur des mondes :

« Nous sentons quasi plus vivement le plaisir de voir ma mère les deux bras empaquetés dans vingt serviettes, et ne se pouvant soutenir sur les jarrets, que nous ne sentions celui de la voir se promener et chanter du matin au soir dans nos allées. » Le caractère souple et doux de Sévigné, naturellement subalterne, faisait de lui un charmant garde-malade, surtout quand il s’agissait de soigner une altération de la santé, en somme passagère.

Et cependant cet aimable petit compère, si gai, si câlin et si fou, est, au fond, de ces bons jouisseurs qui finissent volontiers, un peu moroses, en marguilliers de leur paroisse. Son entrain, pour délicieux qu’il nous paraisse, n’est que sa jeunesse qui lui fait du bruit ; sa spontanéité, son laisser aller ne sont que le libre jeu accordé à la fantaisie du moment par une nature sans ensemble, vivant au jour le jour, dans une série de sincérités successives.

Ces jeunesses-là sont belles, mais combien vite elles s’usent ! A force de jouir, l’on se fatigue, on devient nonchalant, et le pauvre cœur, abandonné à tant d’impressions, se blase et s’engourdit. Personne n’a goûté la lie profonde de l’ennui comme certains fantaisistes. Ces natures, jolies, mais incohérentes, ignorent la secrète harmonie qui constitue l’essence du caractère. Rien en eux n’est faux, sans doute, ni méchant, mais rien non plus ne dure. C’est de la poussière d’or, si l’on veut, mais ce n’est que de la belle poussière.


Le mauvais mariage de Mme de Sévigné la poursuivait jusque dans ses enfans. Non pas qu’ils ne soient sympathiques, ce fils et cette fille, mais, pour être les rejetons d’une solide Bourguignonne, combien ils nous paraissent faibles ! Pour Mme de Grignan, passe encore : malgré ses raideurs et ses froideurs, malgré les jalousies et les gênes d’un cœur défiant qui ne savait s’épancher que de loin, elle était « vraie » (sa mère ne se lasse guère de le répéter), elle était « très loyale, » elle avait un fond de vertu stoïcienne : « Vous me paraissez solide (lui dit Mme de Sévigné), il me paraît qu’on peut se fier à vos paroles. » Elle a du courage, de la raison, de la dignité. Et sa mère revient souvent sur les vertus romaines de cette jeune femme gauche et nonchalante que la moindre résolution à prendre jette dans un vertige d’indécision qu’elle arrive pourtant à vaincre. La plaie à peine secrète de ce cœur de mère, c’est qu’elle n’ose décerner les mêmes éloges à son charmant garnement de fils.

Son faible, comme son fort, c’est qu’il est amateur en tout, et si léger qu’il change constamment d’intérêt ; il oublie ce qu’il veut, ou même ce qu’il était justement en train de sentir. ; Il est militaire de son métier ; mais la fille des Rabutin a dû souffrir de le voir si peu un foudre de guerre. Ce n’est pas qu’il ne sache se comporter bravement à l’heure du danger ; plus d’une fois, il s’est distingué dans les tranchées ; « il a servi peu, mais bien, » nous dira Saint-Simon. Il est allé loin, en Allemagne, et jusqu’en Candie. L’aventure le tente. Mais il n’a pas cet autre courage, plus difficile, qui sait affronter la lassitude, l’ennui, les longues privations. Que la campagne traîne en longueur, et il se dégoûtera de fatigues si peu compatibles avec son esprit vif et froid ; il cherchera à s’en évader… En effet, pendant l’été de 1677, Sévigné s’ennuyait à mourir à l’armée. Brusquement, pour une blessure de rien, une petite plaie au talon, une sciatique, le voilà qui arrive chez sa mère à Livry, sans congé, en cachette et presque en déserteur. Son capitaine lui écrit : « Venez ! venez boiter avec nous. » Le Roi fronce le sourcil ; sa bonne mère, quoique enchantée de cette aubaine, finit par s’alarmer et part pour Versailles où elle fait son possible pour arranger l’affaire ; elle renvoie son garçon à son régiment.


5 août et 28 juillet 1677.

Il s’en va à l’armée ; ce n’est pas possible qu’il fit autrement ; je voudrais même qu’il ne traînât pas et qu’il eût tout le mérite d’une si honnête résolution.

Je trouve la réputation des hommes bien plus délicate et blonde que celle des femmes.


Sévigné avait beau se moquer de l’importance démesurée qu’on donnait à cette escapade, se prétendre un « pauvre criminel, » espérer qu’il se tirera d’affaire sans être pendu, la chose n’était aucunement une plaisanterie. On peut dire que, dès ce moment-là, sa carrière dans l’armée était compromise. Le Roi ne disait rien ; le ministre non plus ; tout paraissait rentrer dans l’ordre. Mais, pour l’officier qui abandonnait sa compagnie sans congé, la disgrâce finale était certaine. Malgré le tableau d’avancement, certaines promotions ne se faisaient plus. Saint-Simon se plaint longuement de cette rigueur que Sévigné allait éprouver. Nous le verrons, au fil des années, guidon, c’est-à-dire enseigne ; puis sous-lieutenant ; toujours sous-lieutenant, à perpétuité, tandis que son neveu de Grignan sera promu au rang de colonel à dix-huit ans.

En sensitif qu’il était, le jeune baron s’aperçut vite d’une atmosphère hostile et ne parla de rien moins que de vendre sa charge. Il en parlait à qui voulait bien l’entendre, sans la moindre discrétion. Il avait payé fort cher son emploi de guidon « parce qu’il en était fou ; » il voulait maintenant vendre aux deux tiers du prix sa place de sous-lieutenant, « parce qu’il en était dégoûté. » Est-ce là une façon de conduire ses affaires ? se lamente la marquise, aux Rochers. Mais Sévigné « sent toute la force secrète qui attire naturellement les Bretons, en leur pays… Ce serait vouloir arrêter le Rhône que de s’opposer à ce torrent. » Heureusement, la charge était fort difficile à vendre, et Mme de Sévigné espérait voir son fils oublier cette fantaisie.

Mais quelle mouche le piquait, pour lui faire parler à la Cour de son désir de quitter l’armée ? Ce n’était guère le moyen de se réconcilier avec le pouvoir : « Le Roi ne peut souffrir ceux qui quittent le service. » (26 mars 1680.) Saint-Simon nous dit la même chose, en nous assurant que l’officier démissionnaire était assuré de subir toutes les mortifications possibles dans sa province, dans sa ville, et même dans ses terres. Encore s’il voulait quitter le régiment pour la Cour ; mais l’homme qui osait préférer Vitré à Versailles était vite jugé ; le Roi aimait peu les petits hobereaux entichés de leur province ; il pensait sans doute, avec Mme de Grignan, que Sévigné jouait fort au naturel le rôle de Monsieur de Sottenville. Il faut donc, en dépit qu’elle en ait, que la marquise se rende à l’évidence ; elle constate avec un douloureux étonnement la disgrâce latente de son charmant fils :

« Si j’avais voulu faire un homme tout exprès, et pour l’esprit et pour l’humeur, pour être enivré de la Cour, et même pour être assez propre à y plaire, j’aurais fait à plaisir M. de Sévigné. Il se trouve que c’est précisément le contraire. »

Mais les années passaient sans que le baron pût se défaire de sa charge ; le temps s’écoulait ; à un certain moment sa mère se reprenait à l’espoir. Sévigné se trouvait par hasard en garnison à Fontainebleau au moment où la Cour y était en résidence. Le petit baron était un joli garçon, le visage ouvert sous sa toison blonde. Il n’avait qu’à se laisser voir, galant et gai, à la tête de sa compagnie. Le Roi pouvait le remarquer un jour en passant… et la marquise se laissait aller à bâtir des châteaux en Espagne. Qui sait ? Tout pouvait encore se réparer. Mais le lieutenant de Sévigné lui écrivait des lettres bien noires où il ne parlait que de « chaînes » et d’ « esclavage. » Il aurait voulu « voler aux Rochers. » Et, par désœuvrement et par tristesse, au lieu de faire sa cour au Roi, le petit baron la faisait à la grosse cousine de V… » dont nous ne savons rien, sauf qu’elle était duchesse.

Le voilà donc qui court la forêt, en pensant aux bois des Rochers, en véritable Breton nostalgique. Le voilà qui, au lieu de briller au château, se cache dans le salon de sa duchesse. Sa mère, de loin, jette un petit sourire impatient. Peut-on si mal savoir arranger ses affaires ! Le voilà, avec tous ses dons, qui passe pour un rustaud, un ours, peut-être même pour un avare !


16 juin 1680.

Pour mon fils, on croit toujours qu’il n’a pas un sou. Il ne donne rien du tout, jamais un repas, jamais une galanterie, pas un cheval pour suivre le Roi et M. le Dauphin à la chasse ; n’osant jouer un louis ; et si vous saviez l’argent qui lui passe par les mains, vous en seriez surprise !


Ce qu’il rapporta en Bretagne de cette garnison de Fontainebleau, ce n’était pas la faveur du Roi ; ce qu’il avait gagné sous le dais de la duchesse ne peut honnêtement se nommer Le pauvre garçon rentra fort malade chez sa mère. « Je pensais qu’il fallait mourir avant que d’en ouvrir la bouche, » écrit-elle. Mais lui n’hésite pas à confier son malheur à quinze ou seize honnêtes personnes. Il est furieux, de la vive colère d’un être faible et tendre qui se voit trompé, berné. Cela passe vite, mais cela brûle et crie, sans souci des conséquences.

« Ce fripon de Sévigné » est un bien aimable garçon, mais il ne réussit guère à Versailles ; c’est un brave soldat, mais il voudrait vendre sa charge d’officier. La Cour et l’armée sont, pourtant, les principaux emplois d’un homme de qualité. Il en existe un troisième, qui incombe au chef du nom et des armes, et c’est le devoir de continuer la race… Mais là encore ce gentil Sévigné se montrera futile, inutile… C’est un dilettante. C’est un viveur, c’est un voluptueux ; ce n’est pas un père de famille. : Toutes ces passions qui se succèdent, en se heurtant un peu ; toutes ces liaisons, ces souvenirs, romanesques, légers, ou coupables, l’ont rendu comme incapable d’un engagement sérieux. : Sa mère a raison : « c’est une fragile créature. » « Son cœur est tou… » C’est plutôt légèreté que dérèglement ; la plupart de ses affaires sont des enthousiasmes, des « emballemens, » plutôt que des passions. C’est un patito, le plus grand flirt de France ; ou bien, puisqu’il est toujours sincère, c’est le malade imaginaire de l’amour. Mais tout cela ne l’avance guère pour le mariage, et parfois la marquise désespère de le fixer :


21 juin 1680.

Je vois si trouble dans le destin de votre frère que je n’en puis parler… Je ne vois pas les petits-enfans qui me viendront de ce côté !


Et souvent elle voudrait le gronder, et prépare d’avance sa petite harangue, « mais tout s’est brouillé et si bien mêlé de sérieux et de gaieté que nous avons tout confondu. »

Sa carrière d’amoureux avait commencé dès son retour de Candie. La marquise aurait voulu le marier alors, à vingt ans, « avec une petite fille un peu juive de son estoc, mais les millions nous paraissent de bonne maison. » Sévigné n’entendait rien de cette oreille-là. Il aimait sa liberté, et il s’engoua pour la femme la plus libre, — peut-être même pour l’esprit le plus libre, — de Paris : pour cette Mlle de l’Enclos, la maîtresse de son père, cette Ninon qui avait bien onze ou douze ans de plus que la mère du petit baron. Mais c’était une Aspasie plutôt qu’une Thaïs ; — Molière la consultait sur ses comédies ; elle recevait « tous les Racine, tous les Despréaux ; » les jeunes gens venaient prendre chez elle le bon goût, l’air du monde et le ton de la bonne compagnie. Elle rassemblait une société fort polie et sa maison était parfaite par sa décence extérieure.

Cependant la marquise s’inquiétait de voir son fils épris jusqu’au ridicule d’une femme de cinquante ans, — et quelle femme ! celle qui avait déjà ruiné le ménage des parens.


Votre frère entre sous les lois de Ninon ; je doute qu’elles lui soient bonnes ; il y a des esprits à qui elles ne valent rien. Elle avait gâté son père. Il faut le recommander à Dieu.

Était-ce le résultat des prières de la mère ? Ninon se lassa vite de cet amant léger et froid. C’était, disait-elle, « un cœur de citrouille fricassé dans de la neige, » — et le mot plut à Mme de Sévigné par la justesse de sa fantaisie ; — c’était, disait-elle encore, « une âme de bouillie dans un corps de papier mouillé. » Sévigné n’en voulait pas trop à Ninon de sa verte franchise ; il convenait de sa froideur, et la reprochait même, en riant, a sa mère : « il me dit que je lui avais donné de ma glace et qu’il se passerait fort bien de cette ressemblance. »

Et son amour pour la vieille Ninon finit par une solide amitié : c’était la fin accoutumée de ses engouemens : ce garçon n’était pas méchant ; jamais, à l’instar de son cousin Bussy-Rabutin, il n’insultera la femme qu’il vient d’adorer. C’est peut-être qu’il ne les a jamais beaucoup aimées : l’épine laissée au cœur s’arrache vite et la plaie ne s’enflamme point.


Quelques semaines après sa rupture avec Ninon, Sévigné s’éprend de nouveau, et c’est encore d’une femme célèbre, une petite brune, assez laide, avec des yeux ronds d’oiseau, mais de cette sorte qui bouleverse l’esprit des imaginatifs : c’est la Champmêlé, la grande comédienne, — « la jeune merveille, » « la petite Chimène, » comme dit cavalièrement Mme de Sévigné. Elle était la confidente de l’affaire, — la confidente, ou peut-être plutôt le confesseur, — car, sachant toute la faiblesse de son fils, elle n’osait lui retirer le bienfait de ses conseils.


Il me montre de ses lettres qu’il a retirées de cette comédienne ; je n’en ai jamais vu de si chaudes ni de si passionnées : il pleurait, il mourait. Il croit tout cela quand il écrit, et s’en moque un moment après.


Mais Chimène, tout comme Ninon, « se lasse d’aimer sans être aimée. » Elle pensait sans doute, avec M. de La Rochefoucauld, que Sévigné n’était guère du bois dont on fait les fortes passions. Et voilà une rupture où le baron ne se montre pas à son avantage. Ninon avait demandé à Sévigné de lui faire lire les lettres de la comédienne ; il les lui prêta. Mais, à parcourir ces jeunes pages enflammées et sincères, la vieille courtisane, « fort jalouse toujours des autres femmes, » sentit au cœur la morsure d’une envie ardente, et, dans le dessein de perdre Chimène, elle voulait envoyer tout le paquet à son amant en titre. Ce fou de Sévigné, ce faible Sévigné, comprit la chose comme une bonne plaisanterie, et, rentre chez sa mère, s’empressa de lui conter toute l’histoire. Mais la marquise s’indignait :


Je lui dis que c’était une infamie que de couper ainsi la gorge à cette petite créature pour l’avoir aimé ; qu’elle n’avait point sacrifié ses lettres (comme on voulait le lui faire croire pour l’animer), elle les lui avait rendues ; que c’était une trahison basse et indigne d’un homme de qualité, et que, même dans les choses malhonnêtes, il y avait de l’honnêteté à observer. Il entra dans mes raisons ; il courut chez Ninon et, moitié par adresse, moitié par force, il lui retira les lettres de cette pauvre diablesse. Je les ai fait brûler.


C’était plus sûr.


Et puis, pendant un moment, la marquise s’est remise à espérer. Après avoir été surpris « par un mari, » Sévigné paraît avoir pensé à une vie plus régulière. Il trouva même agréable certaine petite personne à marier et il écrit à sa sœur :


J’ai vu deux fois la jolie infante chez elle, fort gaie, je crois que je la divertis. J’ai le bonheur de faire rire la grand’mère, qui m’a dit, à moi-même, qu’elle me trouvait joli garçon. Nous nous entendons même quelquefois, la petite fille et moi, — et là-dessus nous nous regardons de côté. Cette affaire est entre les mains de la Providence.


Sévigné aimait assez rire avec les petites jeunes filles et leur faire un brin de cour. La marquise ne pouvait aller à Rennes ou à Vitré sans rencontrer une demi-douzaine de ses belles-filles en herbe, au milieu desquelles s’agitait ce fripon de Sévigné dans une innocente orgie de polygamie platonique, trop épris de toutes ces jeunes beautés pour savoir à qui jeter enfin le mouchoir., La marquise redoutait Mlle Sylvie de Tonquedec, la fille de ce gentilhomme bretteur, grand ami du feu marquis, qui avait failli se battre chez elle, autrefois, avec le duc de Rohan. Puis survient, plus dangereuse encore, l’emportant sur tout l’essaim, certaine demoiselle de La Coste, « trente ans passés… aucun bien… nulle beauté, » — et, encore, accordée ailleurs.


25 octobre 1678.

Toute la province en parle… Pourquoi troubler cette fille qu’il n’épousera jamais ? Pourquoi lui faire refuser ce parti qu’elle ne regarde plus qu’avec mépris ? Pourquoi cette perfidie ?… S’il a de l’amour, c’est une folie qui fait faire encore de plus grandes extravagances, mais comme je l’en crois incapable, je ferais scrupule, si j’étais en sa place, de troubler de gaieté de cœur l’esprit et la fortune d’une personne qu’il est si facile d’éviter.


Mais, cette fois, Sévigné parut décidément pris. Sa mère avait beau affirmer qu’elle ne donnerait jamais son consentement, qu’elle ne signerait point à son contrat de mariage. Le baron, chez qui, d’ordinaire, le désir cédait vite à une opposition, — à moins qu’il ne se dissipât tout bonnement par distraction, — montrait enfin une certaine énergie. Il suivit en Basse-Bretagne Mlle de La Coste ; et le refus de sa mère ne le fit pas venir à résipiscence.

Et cette femme qui fixait un inconstant était une vieille fille de Lannion, sans beauté, sans fortune… Comme il est émouvant de voir se développer et vieillir devant nous un caractère ! le regarder prendre, entre les mille tournans que présente la réalité, celui auquel nous ne pensions pas… ! Voilà la magie des livres, — des Mémoires surtout et des biographies : — dans leur miroir enchanté nous nous apercevons, en raccourci, de la longue et lente élaboration des années. Ce gentil petit-fils de don Juan aurait pu, au moment où le plaisir physique s’émoussait, devenir un vicieux, un triste « vieux marcheur. » Mais, au contraire, il sortira, comme spiritualisé, de sa vie de plaisirs, sachant fort bien qu’il faut chercher ailleurs que dans ces joies faciles ce qui peut inspirer le véritable attachement du cœur. Il est touchant à ce moment, tiraillé entre un grand amour honorable et la crainte de blesser cette chère « maman-mignonne » qu’il aimait plus que tout au monde. Et pourtant il faut qu’il trahisse, qu’il désespère, qu’il blesse, soit l’une, soit l’autre, de ces femmes adorées. Ecoutons un instant l’écho de ce douloureux combat de sentimens ennemis, tel que nous l’entendons dans les lettres de Mme de Sévigné :


Ier novembre 1679.

Mon fils est tristement aux Rochers. Il dit que le premier soir, quand il se trouva tout seul dans mon appartement, avec les clefs de mes cabinets qu’on lui donna, il fut saisi d’une pensée si funeste, et cela ressembla tellement à une chose qui arrivera quelque jour, qu’il se mit à pleurer, comme quand le bon abbé recevait Notre-Seigneur. Il m’assure fort qu’il n’épousera point la petite personne dont je vous ai parlé… il me persuade qu’il n’a point envie de faire une sottise ; mais, comme il est faible, et qu’il me mande tous les jours qu’il est défiant de lui-même, — qu’il est deux ou trois hommes tout à la fois, — je lui dis que le plus sûr est de ne point s’exposer à voir cette fille chez elle ; qu’il est dangereux de tenter Dieu ; qu’il ne faut qu’un malheur ; et que, pendant qu’un de ces hommes serait pris pour dupe, l’autre maudirait le jour et l’heure d’un si ridicule accouplement.


2 novembre 1679.

Il me dit qu’il y a un lui qui m’adore, un autre lui qui m’étrangle, et qu’ils se battaient tous deux l’autre jour à outrance dans le mail des Rochers.


C’était la marquise qui l’emportait. Charles de Sévigné renonçait à son amour et, neuf années plus tard, marié lui-même, nous le verrons faire le voyage de la Basse-Bretagne pour assister aux noces de Mlle de La Coste. Mais il sort de cette affaire orienté vers un nouveau but, vers le mariage avec une femme supérieure : « l’exemple de toutes les femmes, une sainte. » Il ne voulait plus entendre parler des Ninon, des comédiennes. Déjà, au milieu de sa folle jeunesse, il avait connu de ces brusques reviremens, des lassitudes subites, des sécheresses imprévues, où tout ce dont il s’engouait le plus lui parut fastidieux, vulgaire.


17 avril 1671.

Il lui avait pris un dégoût de tout cela qui loi faisait bondir le cœur ; il n’osait y penser ; il avait envie de vomir. Il lui semblait toujours voir autour de lui des panérées de baisers… des panérées de toutes sortes de choses en telle abondance qu’il en avait l’imagination frappée et ne pouvait pas regarder une femme.


Cette première crise, qui s’était produite pendant la semaine sainte de 1671, nous montre sous les dehors voluptueux et gais, du « petit compère » une doublure cachée, — un bout de la bure rude des ascètes ; et nous nous rappelons qu’il a toujours aimé, — par goût peut-être plus que par conviction, — mais n’importe, — les écrits de Port-Royal.


Cependant ce pauvre baron s’attristait, — « persuadé qu’il ne se marierait jamais, » trouvant ses terres en mauvais état, se voyant finalement tout seul au monde et ruiné. Il souffrait, nous dit sa mère, « d’une crainte effroyable d’être ruiné, d’une haine insoutenable des voyages et des fatigues passées, d’un désir immodéré de la liberté. » (Mercredi des Cendres, 1680.)

Il avait entendu sonner la trentaine, ce glas de la jeunesse ; ayant réussi enfin à vendre sa charge, il se voyait libre, si l’on veut, mais sans aucune sorte de prestige ni position dans l’époque la plus entichée des honneurs publics. Mais il ne faut jamais désespérer de la bonne fortune. Le 16 décembre 1683, sa mère écrit au comte de Bussy-Rabutin :


Je croyais mon fils hors d’état de pouvoir prétendre à un bon parti, après tant d’outrages et tant de naufrages, sans charges et sans chemin pour la fortune ; et, pendant que je m’entretenais de ces tristes pensées, la Providence nous destinait à un mariage si avantageux que, dans le temps où mon fils pouvait le plus espérer, je ne lui en aurais pas désiré un meilleur.


C’était une jeune Bretonne, une fille de seize ans, si l’on en croit la généalogie de Bussy ; de dix ans plus âgée, si l’on se tient aux registres de sa paroisse ; une petite personne parfaitement élevée, fort pieuse, un des beaux noms de la province ; le père était un conseiller au Parlement de Rennes, riche de plus de soixante mille francs de rente ; il donnait deux cent mille livres à sa fille et hésitait un peu à la confier à l’aimable dissipateur qu’était Charles de Sévigné. Il exigeait beaucoup de garanties, et pour que ce mariage pût s’accomplir, il fallait que l’abbé de Coulanges vidât sa cassette et que la marquise se dépouillât, — ce qu’elle fit de fort bon cœur. Elle ne savait être à moitié généreuse : tout y passa. Sa vaisselle plate, ses fermes, son équipage même. Elle ne se réserva que son domaine et mille francs de rente viagère dans le cas où son fils viendrait à mourir avant elle.

Le lendemain du mariage, la jeune marquise fit élever cette rente de moitié. C’est par cette action gracieuse et digne que nous faisons sa connaissance. J’aime ce pur visage un peu froid de jeune femme sérieuse et pleine de courage. Toute Bretonne bretonnante qu’elle est la première éducation de Mlle de Mauron a dû être exquise. Les quelques lettres que nous possédons d’elle, comme la correspondance de sa belle-mère, nous la montrent délicate, réservée, bonne. Elle sait s’effacer devant l’illustre mère de son mari ; elle l’aime sans crainte, l’admire sans emphase. Lorsque Mme de Sévigné revisite les Rochers, elle écrit à sa fille :


27 septembre 1684.

Il n’y a pas moyen de sentir qu’il y ait une autre maîtresse que moi dans cette maison ; quoique je ne m’inquiète de rien, je me vois servie par de petits ordres invisibles.


Au commencement, la marquise, en vraie belle-mère, ne se sent disposée à louer la jeune femme que par des négatives : « Elle n’est point ceci ; elle n’est point cela. Elle n’a point l’accent de Rennes… Elle n’est pas empressée. « Mais bientôt elle la trouve toute pleine de raison, — « une personne d’une intelligence vive qui surprend, » et surtout elle lui sait gré de ce rare mérite d’avoir attaché à jamais le cœur flottant de son mari. « Il ne connaît le véritable attachement du cœur que depuis qu’il est marié. » Il tourne a la dévotion. « Il est dans la fantaisie de payer toutes ses dettes. « Bref, c’est un homme rangé, fixé et heureux.

Le « parfait ménage » aurait connu la vie rêvée, n’était le manque de santé : à quoi bon habiter une belle campagne ? Ils n’avaient que le souffle ! Le pauvre « petit compère » était bien puni de ses légèretés d’autrefois, car, dans son nouveau bonheur, les folies de sa jeunesse le poursuivaient encore. La grande réforme était faite, et la fuite des plaisirs, tous les mauvais liens rompus, — mais qu’ils ont laissé de traces indélébiles !… Sévigné n’aura pas d’enfans. Il veillera longtemps dans la souffrance une jeune malade adorée.

Lorsque Mme de Sévigné arrivait aux Rochers vers l’automne en 1684, elle était frappée de la triste santé du jeune ménage.


27 septembre 1684.

Ma belle-fille n’a que des momens de gaieté, car elle est accablée de vapeurs ; elle change cent fois par jour de visage sans en trouver un bon ; elle est d’une extrême délicatesse ; elle ne se promène quasi pas. Elle a toujours froid ; à neuf heures du soir, elle est tout éteinte : les jours sont trop longs pour elle.


Et comme ce fâcheux état ne s’améliorait pas, comme la petite femme demeurait toujours accablée de frissons et de fièvres, avec des maux de tête enragés, la marquise conseillait à ses enfans de s’approcher des capucins de Rennes, dont les innocens remèdes guérissaient en ce temps-là. Je ne sais s’ils réussissaient à chasser les vapeurs de la petite marquise ; mais, deux ans plus tard, lorsque Charles de Sévigné alla rendre visite à sa mère à Livry, elle le trouva toujours fort souffrant. Les drogues féroces des médecins de Paris, « qui le purgeaient jusqu’au fond des os, » eurent raison, après cinq mois de traitement, de cette interminable maladie, et il s’en retourna chez lui « avec un fonds de philosophie chrétienne, chamarrée d’un brin d’anachorète, et sur le tout une tendresse infinie pour sa femme, dont il est aimé de la même façon, ce qui fait en tout l’homme du monde le plus heureux parce qu’il passe sa vie à sa fantaisie. »

J’aime, pendant ces beaux étés, à contempler le bon Sévigné, assis, vers le soir, entre chien et loup, sous les orangers fleuris du grand parterre des Rochers ; à ses côtés, cette pâle et pieuse jeune femme, dont il ne cesse d’être le tendre amoureux ; de l’autre côté de la grille, s’étend la « sainte horreur » des bois, et du fond de la futaie, le vent leur apporte parfois quelque jolie ritournelle d’opéra : c’est que la vieille marquise, — cette « maman-mignonne » que le marquis aimait « mille fois mieux que tout ce qu’il y a dans le monde, » — se promène dans le crépuscule des grandes allées, marchant et chantant gaiement ; son laquais la suit qui porte ses livres : un livre de dévotion et un livre d’histoire. Enfin, sur les sept heures, une cloche sonne ; c’est le souper. La famille se réunit, et puis, pendant que les premières étoiles s’allument, ils retournent un instant au jardin, où l’odeur des orangers flotte plus lourdement dans la nuit commençante. MM de Sévigné regarde d’un œil d’envie la masse sombre des bois, au travers de la belle porte de fer forgé ; mais un soupçon de rhumatisme suffit pour la rappeler à la raison. Ils rentrent, le marquis prend un livre gai, « de peur de dormir, » et fait pâmer de rire son auditoire bienveillant, qui le trouve de la force de Molière. A dix heures, il ferme la page et s’en va avec sa femme. Mme de Sévigné reste seule un long moment dans la salle basse. « Un peu rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l’avenir… » Puis elle s’assied sous la lampe, tire son écritoire, et commence à causer avec sa fille, là-bas, en Provence. «… Voilà quelle est à peu près la règle de notre couvent. Il y a sur la porte : Sainte liberté, ou fais ce que voudras. »

Lorsque Mme de Sévigné revint aux Rochers au printemps de l’année 1689, elle trouva le marquis et sa femme gais, allans, animés à souhait.


21 mai 1689.

La petite femme était ravie de me voir… Je l’ai toujours trouvée fort vive, fort jolie, m’aimant beaucoup, charmée de vous et de M. de Grignan… Mon fils est toujours aimable ; il me parait fort aise de me voir ; il est fort joli de sa personne : une santé parfaite, vif, et de l’esprit.


Ils ont en effet mille sujets, mille projets, dont ils veulent entretenir leur mère et qui tous se réduisent à un seul : pour la première fois de sa vie, Sévigné est ambitieux. Bien contre son gré, la noblesse de sa province l’a élu pour son chef : en ce temps-là, on craignait une descente des Anglais sur la côte bretonne ; on mobilisait la réserve dans toute la contrée, et Sévigné se vit alors promu colonel du régiment de noblesse de la vicomté de Rennes. C’était un beau compliment. Mais le marquis n’avait pas quitté les Gendarmes-Dauphin pour trôner dans l’arrière-ban. C’était encore de la contrainte, de la besogne, et de la dépense ; trois choses dont il se serait volontiers dispensé. C’était (dit sa mère) « un anachorète au désespoir. » Mais son régiment se fit voir sous un si beau jour, — si grand, si magnifique, — Sévigné lui-même caracola si galamment à sa tête, et recueillit tant de succès dans sa province, qu’une idée lui était venue : un rêve de se faire envoyer de Vitré à Versailles comme député de la noblesse des Etats, pour faire au Roi les complimens de la Bretagne. C’était ce qu’on appelait alors la grande députation. Pourquoi Sévigné ne serait-il pas ce député ? La nomination rentrait dans les attributions du gouverneur de la province ; ce gouverneur se trouvait justement être le duc de Chaulnes, le meilleur ami des Sévigné. Pendant quinze ans, ce gouverneur avait nommé les députés sans demander un conseil à Versailles.

Tous, nous avons connu dans la vie de ces momens où les événemens paraissent prendre un heureux tour, où le passé fâcheux paraît rompre l’enchaînement et changer de suite, comme ces plantes que nous décrit le savant de Vries, qui passent d’un caractère à un autre, par une mutation brusque. ; Cela peut arriver ; mais, en dépit de la nouvelle botanique, il est fort rare que, des orties, nous récoltions des roses. Le vieux dicton d’Eschyle reste vrai ; on souffre de ce qu’on a fait : τὰ δράσαντι παθεῖν (ta drasanti pathein) ; et Sévigné n’était pas encore quitte avec le sort.


Voilà qu’au Vatican, le Pape s’avise de mourir, et le duc de Chaulnes est envoyé de Rennes à Rome comme ambassadeur auprès du conclave. En passant par Versailles, il dit un mot de la députation, et reste surpris de constater à quel point, dans l’atmosphère du trône, ce beau nom de Sévigné, qui éveille tant d’échos en Bretagne, a perdu de sa résonance. On dirait qu’il tombe dans le vide. Impossible de le prononcer dans la présence du Roi. Le duc en dit un mot à M. de Lavardin, écrit au maréchal d’Estrées ; mais c’est peine perdue : — on ne peut être à la fois anachorète et philosophe et courtisan… Le marquis de Sévigné n’existe plus pour Versailles. Ayant quitté la Cour au moment où il se retirait de l’armée, Sévigné s’était pour ainsi dire retranché du rang des vivans ; il existait dans un exil volontaire, la pire espèce, puisqu’il ne dépendait pas de Louis XIV d’en accorder l’amnistie. « Le Roi ne témoignait nulle répugnance à M. de Sévigné. » Mais il signifiait au duc de Chaulnes qu’il pensait reprendre au gouverneur ce droit de nomination ; qu’il voulait l’exercer en personne ; et qu’il avait, pour la députation, un candidat tout trouvé : M. de Coëtlogon, gouverneur de Rennes.

En apprenant la mauvaise nouvelle, Mme de Sévigné jeta les hauts cris ; elle avait espéré voir son fils à la Cour sans frais, sous un jour avantageux ; — elle avait rêvé de vivre comme autrefois entre son fils et sa fille au milieu de ses âmes… Mme de Grignan attachée à la personne de la Dauphine ; Charles de Sévigné chargé de la grande députation. Voilà un projet qui avait amusé bien des heures ; elle souffrait de le voir se dissiper, et, au-delà de la déception personnelle, elle sentait l’atteinte aux droits de la province : car elle était assez fortement régionaliste, comme nous disons. Charles de Sévigné criait encore plus haut qu’elle ; mais il y avait, je crois, un accent d’intime soulagement dans cette parole résignée de la petite marquise : « Ne parlons plus de la députation. Nous soutenons si bien cette petite disgrâce que cela fait voir que nous étions digne de ce que nous espérions. » Et bien vite son mari gagne quelque chose de son calme, et affirme que si, pour être député, il faut se montrer, soit courtisan, soit guerrier, il aime infiniment mieux rester chez lui et jouir de la paix des Rochers ; c’est là qu’il est à son aise, c’est là qu’il est vraiment chez lui, et il a toujours senti un goût invétéré pour passer sa vie avec des Bretons. Et, pourtant, il ne finira pas sa vie dans cette tranquillité des Rochers. Il abandonnera sa province ; il se fixera finalement à Paris, et sa femme en sera cause… Assurément, il n’y a rien de remarquable à ce fait qu’une aimable marquise, quittant enfin sa campagne écartée, cède au charme de Paris et n’arrive plus à s’en dégager. Mais ce ne seront ni la Cour ni la ville qui attacheront si fort la jeune Mme de Sévigné ; elle se laissera prendre à « la glu du quartier Saint-Jacques. » Sa belle-mère nous en a souvent parlé comme d’une chose à désirer pour soi, mais redoutable pour ses proches, car elle fixait à jamais à un séjour enchanté ceux qui tombaient dans le piège. Personne mieux qu’elle ne nous a décrit le sobre charme, le sortilège austère, de ce pieux quartier, où les Carmélites réunissaient autour d’elles une société « céleste. » « Il n’y a que des habitans du ciel qui soient au-dessus de ces saintes personnes. » Dans ce bienheureux faubourg régnait une paix perpétuelle. Le Carmel, et Port-Royal, et Sainte-Marie oubliaient leurs différends ; tout un monde d’âmes religieuses, fuyant les liens de la terre, y vivait retirées ; logeant chez les Visitandines, fréquentant les Carmélites, s’appuyant à ce roc non encore effrité de Port-Royal. On y jouissait d’un avant-goût d’éternité. Si la vie n’y était plus tout à fait la vraie vie, la mort ne paraissait que le passage d’une pièce sombre à une chambre tout à côté en plein jour. On était déjà au-delà du deuil. Mme de Sévigné, — la vraie, l’illustre, — ne nous raconte-t-elle pas comment, à l’enterrement du bon Saint-Aubin, la mère-prieure, au milieu de ses saintes consolations, « fit un éclat de rire si naturel et si spirituel que notre tristesse en fut embarrassée ? » On savait vivre, on savait mourir dans ce quartier-là. On y pleurait, tout en souriant un peu, des larmes dont la source n’était point amère. On y parlait avec grâce, et même avec une légèreté décente et innocente qui n’était plus de ce monde, mais qui sortait d’une mondanité exquise, lointaine et comme oubliée. Voilà ce qui attirait la belle-fille de la grande Mme de Sévigné. Un jour elle y entendit Massillon prêcher le Carême : elle ne voulait plus s’en aller. Car elle avait trouvé, sur terre, la Cité de Dieu.

Nous voyons le reflet de tout cela dans certaines lettres adressées à Mme de Grignan, alors absente en Provence, par sa cousine Mme de Coulanges. Elle n’avait aucun préjugé contre le quartier Saint-Jacques ; au contraire, elle nous a déjà dit, en 1700, que « ce quartier fournit une très bonne compagnie ; on n’a qu’à l’habiter pour être une personne au-dessus des autres. » Mais je pense que cette ancienne coquette, cette jolie femme de jadis, devenue dévote sur le retour, ne voyait pas sans quelque jalousie sa jeune cousine prendre les devans et s’élancer vers la vie parfaite ; elle la trouvait laide, toujours malade ; elle ne concevait pourtant pas qu’elle pourrait désirer quitter le monde. C’est en 1703 ; Mme de Sévigné, l’illustre, est morte déjà depuis six ans ; sa belle-fille n’a plus ce conseil sûr, cette infaillible ressource. Souffrante, sans enfans, dans cette nouvelle solitude de Paris, aux tristes abords de la quarantième année, la femme, encore jeune, s’apercevant qu’on vieillit, s’est tournée tout à fait du côté de Port-Royal. Un prêtre de l’Oratoire, du nom de Gaffarel, qui demeurait au séminaire de Saint-Magloire, parachevait sa conversion.


Il y a trois mois que je n’ai vu Madame votre belle-sœur (écrit Mme de Coulanges à Mme de Grignan, le 10 mai 1703). Elle n’a plus aucun commerce avec les profanes ; j’ai été des dernières avec qui elle a rompu ; mais elle ne veut plus de moi, il ne faut pas s’en faire accroire. La maison qu’elle va habiter est laide ; mais son jardin, qui est triste par la hauteur des murailles, ne laisse pas d’être grand. Vraiment, Madame, une maison de campagne n’est pas une retraite digne d’une dévote ; on ne trouve point le Père Gaffarel à la campagne, et il est vis-à-vis de la porte où habitera M. de Sévigné : je suis en peine de ce dernier. Sans sa docilité, ce serait un homme perdu ; mais aussi, sans sa docilité, n’irait-il point habiter le faubourg Saint-Jacques !…


Mme de Coulanges le plaint ; il lui semble que ses cousins vont changer de vie et d’amis ; et elle s’attendrit un moment, en leur disant adieu : « C’est une vraie sainte que madame votre belle-sœur. » Donc, on l’admire, — mais on plaint le mari ! Sévigné pourtant ne s’est pas tout de suite séparé de sa chère Bretagne. Il a fini par y emporter les seuls succès qu’il ait enviés : ceux qui ne le séparent point de sa chère province. Lieutenant du Roi à Nantes, il a connu l’envers du pouvoir : les tracasseries sans fin, les brouilles, la difficulté de manier les hommes ; et ; un jour, à propos de quelque méchante histoire de préséance, l’évêque de Nantes l’a même appelé en duel ! — Un peu plus tard, « le prélat parut à deux heures après midi, la soutane retroussée sous le bras gauche, et l’épée nue à la main droite, jurant comme un soldat aux gardes. » Encore une sotte aventure. Ce pauvre braque de Sévigné avait vraiment pour ces hasards-là une désastreuse affinité. Il écrit à M. de Pomponne qu’on a entrepris de le faire passer pour fou : « qu’on a voulu très méchamment m’imposer une extravagance pour me tourner en ridicule. » Mais Sévigné n’était plus à un ridicule près : on lui en avait déjà bien passé ; on s’y accoutumerait, chez lui, comme à un tic habituel. Il continuait pendant plusieurs années encore à faire la navette entre « sa Bretagne » (comme dit Mme de Coulanges) et sa pieuse femme ; et puis, l’âge aidant, lui aussi renoncera au monde pour se fixer au faubourg Saint-Jacques. La marquise y est finalement « fort joliment logée ; » Emmanuel de Coulanges, en allant lui rendre visite un jour, pendant l’été de 1703, l’y trouve « en très parfaite santé, Mlle de Grignan et le Père Gaffarel avec elle, charmée de la vie qu’elle mène ; bien des prières, bien des lectures, et une société de personnes qui sont tout occupées de l’Eternité, indifférentes pour les nouvelles du monde, peu sensibles à tout ce qui se passe. »

Ce sont presque les dernières nouvelles que nous ayons des Sévigné. Nous savons que l’esprit vif et pétillant du marquis continuait à s’agiter, sans grand profit pour qui que ce soit. — Ce gentil Sévigné, en suivant la courbe des années, deviendra, de plus en plus, le type du vieux retraité qui se passionne pour des questions saugrenues. Lorsque, en 1711, la publication de l’Iliade de Mme Dacier ranima la querelle des Anciens et des Modernes, le marquis de Sévigné s’élança, bride abattue, dans la mêlée, pour briser une lance en l’honneur de Corneille et de Racine : il y trouva (tout mince et jeunet à ses côtés, comme un page) certain jeune homme qui lui ressembla par plus d’un trait, le charmant, le maniéré Marivaux : Sévigné, du reste, se montra un champion redoutable s’il faut en croire l’introduction aux lettres (apocryphes) que Ninon de l’Enclos était censée lui avoir adressées, — lettres qui virent le jour vers le milieu du XVIIIe siècle : « Le marquis de Sévigné a fait ses preuves (dit l’auteur) dans la dispute littéraire qu’il eut avec M. Dacier : l’enjouement et la fine ironie y règnent. » Mais de plus sérieuses affaires ne tardèrent pas a absorber son attention. En 1712 nous le trouvons tout préoccupé par ce qu’on appelait à Port-Royal « le plan de M. du Guet. » C’était un projet pour la conversion totale des Juifs, — qui devait être le signal d’une époque nouvelle, — fondé sur l’explication d’une épitre de saint Paul… Ces discussions, où un véritable sens critique s’alliait à je ne sais quelle folie de chimères, étaient tout à fait au goût de Sévigné. Il eut avec du Guet, au printemps de cette année, une conversation, à laquelle assiste l’abbé d’Etemare, — conversation qui resta célèbre dans le parti et qui fut ensuite mise par écrit, et rédigée par l’abbé, à la prière de notre pauvre marquis… Sans doute, il se figura un instant être l’ombre attardée de Pascal ; — du moins, trouva-t-il quelque douceur à marcher, les pas dans les pas révérés et illustres du maître… Et là, tout absorbé par l’attente du millénium, il nous quitte. C’était sa dernière année. — Il avait soixante-cinq ans : sa femme — beaucoup plus jeune — lui survivra d’un quart de siècle, sans quitter ce goût de la solitude et de la retraite qui paraît avoir été, pour elle, la condition de la santé. Pauvre gentil petit baron, il a vieilli en somme bien plus dignement qu’on n’aurait pu le croire ; et pourtant il est triste de le perdre de vue en polémiste suranné, farci d’idées fausses. Saint-Simon, qui, pour cause, ne l’avait pas connu jeune, parle de lui sans soupçon de son ancienne grâce, depuis longtemps éteinte…


1713

Sévigné mourut aussi et sans enfant, retiré depuis quelque temps, avec sa femme, dans le faubourg Saint-Jacques, dans une grande piété… Il était fils de Mme de Sévigné, encore connue par ses lettres… C’était un bon et honnête homme, mais moins un homme d’esprit que d’après un esprit, qui avait eu des aventures bizarres, peu mais bien servi, et qui, du naturel charmant et abondant de sa mère, et du précieux guindé et pointu de sa sœur, avait fait un mélange un peu gauche.


MARY DUCLAUX.