Charles de France, frère de Louis XI, par Henri Stein (Dupont-Ferrier)

Charles de France, frère de Louis XI, par Henri Stein (Dupont-Ferrier)
Bibliothèque de l’École des chartes82-83 (p. 364-368).
Charles de France, frère de Louis XI, par Henri Stein, conservateur aux Archives nationales. Paris, Aug. Picard, 1921. In-8o, IX-871 pages. (Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes, X.)


La première impression que risquerait de donner ce volume c’est qu’il n’est pas proportionné au sujet : près de 900 pages, n’est-ce pas beaucoup et beaucoup trop, pour un prince qui vécut moins de vingt-six ans et qui demeura le jouet des circonstances et des hommes ?

Mais la lecture attentive de l’ouvrage se charge d’en justifier l’objet. Ce prince était un dégénéré, et il resta un fantoche ; Commines ne l’avait-il pas déjà dit très nettement ? Charles « estoit homme qui peu ou riens faisoit de luy, mais, en toutes choses, estoit manyé et conduit par autre ». Charles savait qu’il serait toujours dirigé, mais il ne savait jamais longtemps à qui son destin lui commandait de se livrer : il oscillait sans cesse (p. 264), même dans les moments les plus graves. Il n’hésitait jamais à être indécis. François II de Bretagne, Charles de Bourgogne, Gilbert de Chabannes, Odet d’Aydie, sans même parler de Colette de Chambes, jouaient de lui, de la qualité de son rang, de la médiocrité de son esprit et des faiblesses de sa volonté.

Aucune personnalité chez ce prince ; il est un reflet. Et voilà tout justement pourquoi il était intéressant de l’observer de près. C’est autour de lui qu’il faut se placer pour apercevoir quelques-unes des dernières résistances aux progrès envahissants de l’absolutisme royal ; la guerre du Bien-Public n’est qu’une crise de cette maladie chronique qui avait provoqué la Praguerie et qui provoquera la Guerre folle. Par suite, cette monographie se hausse jusqu’à l’histoire générale. Et d’autant mieux qu’elle conduit à examiner les institutions d’un apanage, précisément à une heure où l’apanage bourguignon risquait d’être fatal au royaume de France.

Cette étude était donc tout à la fois bien limitée, quant à elle, et ouverte sur les principales questions du temps. La difficulté était de rassembler des documents très éparpillés. Or, un des plus grands mérites de l’auteur c’est d’y avoir réussi. M. Stein a exploré les dépôts d’archives de l’étranger : à Londres, à Dinant, à Tournai et à Bruxelles, à Fribourg en Suisse, au Vatican, à Milan, à Turin, à Dresde, à Düsseldorf, à Munich et à Vienne. En France, il ne s’est pas borné à fouiller les cartons, les registres et les collections du palais Soubise et des grandes bibliothèques parisiennes ; il a poursuivi ses recherches dans quatre-vingt-quatre de nos fonds provinciaux, que peu d’érudits connaissent mieux que lui. Pour mener à bien une si longue enquête, il n’a ménagé ni son temps ni sa peine et cela pendant plus de vingt ans ; il nous souvient que, dès 1902, nous avons pu mettre à profit les premiers résultats de cette œuvre.

Le monde savant connaît assez tout ce que la bibliographie doit à M. Stein ; nul ne sera surpris en constatant ici tout ce que M. Stein doit à la bibliographie. Et ce n’est pas seulement, bien entendu, aux travaux de MM. J. Vaesen, B. de Mandrot, Samaran, H. Courteault, J. Calmette, que l’auteur a eu recours, mais aux brochures ou articles les mieux dissimulés et dont les revues locales voilent trop souvent ou l’intérêt ou le mérite.

À pénétrer ainsi dans les arcanes de nos vieilles provinces, M. Stein a gagné de vivre de la vie de ses personnages, de s’initier à leurs origines, à leurs familles, à leur fortune. Quiconque s’occupera désormais de notre histoire nationale, entre 1461 et 1473, devra recourir à ce livre et le feuilleter sans cesse : il en sera presque toujours récompensé.

Ce que M. Stein nous semble avoir le mieux établi, par des documents nouveaux et des observations critiques, c’est d’abord toute une série de détails relatifs à Charles de France, à son adolescence, à sa formation, à ses goûts, à son caractère. Il prouve que Charles VII, et non Louis XI, avait fait le prince duc de Berry. Il expose, par le menu, tous les pourparlers de mariage entamés autour du prince, depuis sa douzième année : Marguerite, fille de Guillaume de Saxe ; Blanche, fille de Jean II d’Aragon ; Isabelle, sœur d’Henri IV de Castille ; Jeanne, fille de ce prince ; Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire ; Éléonore de Foix et peut-être même Anne, propre fille de Louis XI, et qui devait devenir dame de Beaujeu. Au total, sept fiancées pour un prince qui devait mourir célibataire. Les inquiétudes de Louis XI ne furent jamais entièrement calmées au sujet de l’union de son frère avec Marie de Bourgogne. « Il n’estoit point de merveille, s’il [Louis XI] en avoit crainte, observe Commines, car son frère eust esté bien grand, si ce mariage eust esté fait. » Et M. Stein nous énumère tous les moyens employés par le roi pour éloigner de lui ce calice.

Il en est un autre dont se chargea le mauvais destin de Charles de France : ce fut le terrible mal dont mourut le prince et, cinq mois avant lui, sa maîtresse, Colette de Chambes : la syphilis, qui n’avait pas besoin des guerres d’Italie pour commencer ses ravages en France. Une maladie de langueur, d’origine tuberculeuse, compliquait les tares vénériennes chez le malheureux prince. La légende d’un empoisonnement par une pêche doit être définitivement écartée. Enfin, entre toutes les dates proposées pour le décès, c’est celle du 24 mai 1472 qui doit être adoptée. Charles mourut à Bordeaux, au château du Hâ.

Ces précisions ont sans doute leur intérêt ; mais cet intérêt peut sembler assez mince, à côté de quelques conclusions générales d’une bien autre portée : Louis XI n’eut jamais de tendresse pour son frère. Il se souvenait que Charles VII avait pu songer à l’écarter du trône, au profit de Charles de France. Il accueillait, sans tristesse, les pires nouvelles sur la santé de ce prince. Au début de 1469, on lui prêta de bien dures paroles : « J’ay un frère qui me fait beaucoup de mal ; pleust à Dieu qu’il fust mort et que je n’en eusse point ! » De ces deux frères ennemis, lequel eut plus de torts ? M. Stein ne se prononce pas, mais il laisse entendre que les responsabilités du roi sont lourdes. On sait qu’à son lit de mort Louis XI se repentira des fautes par lui commises au début de son règne. Et nous pensons que M. Stein aurait pu souligner davantage que la plupart de ces fautes vinrent de l’impatience incoercible du roi. Il n’avait pas la notion du temps et il brusquait tout.

Il fut, au total, beaucoup plus heureux que sage ; il avait à combattre une coalition qui, comme toute coalition, n’était pas homogène : François II et Charles le Téméraire se jalousaient. Comparé à chacun d’eux, Charles de France était peu de chose. Bien plus que Charles, ils mériteraient qu’on leur consacrât une solide monographie. M. Stein, nous croyons le savoir, prépare, depuis longtemps, une histoire du Téméraire. Souhaitons qu’à François de Bretagne un de nos jeunes confrères, M. Pocquet du Haut-Jussé, par exemple, donne tous ses soins. Car François fut l’âme de cette ligue du Bien-Public, que nul n’avait encore étudiée aussi sérieusement que M. Stein. Cette partie est une des meilleures de son livre. La campagne de Berry et les sièges de Dun-le-Roy et de Bois-l’Abbé ; la mobilisation bretonne ; l’attitude de la Normandie en face des deux partis, telles sont, ce nous semble, les pages les plus neuves que nous devions à l’auteur.

Il nous présente, en outre, les trois apanages successifs de Charles de France : Berry, Normandie, Guyenne ; et il étudie les projets caressés de donner au prince la Champagne, le Dauphiné, le Roussillon. Peut-être l’auteur aurait-il dû expliquer que le grand intérêt de la Normandie était de jeter un pont entre la Bretagne, de François II, et la Picardie et l’Artois, appartenant au duc de Bourgogne. De même, le grand intérêt de la Champagne aurait été de relier les deux parties, septentrionale et méridionale, des possessions du Téméraire. Il n’est pas inutile, peut-être, de le dire.

Ce que fut la politique de Charles de France en Guyenne nous semble bien exposé et nous comprenons, pour la première fois, comment il sut, en somme, s’y rendre populaire. Les institutions de l’apanage nous paraissent, cependant, trop légèrement traitées. Il s’agissait de préciser jusqu’à quel point, en cédant cet apanage à son frère, le roi y réservait encore ses droits souverains. Or, les deux pièces justificatives LXX et LXXIII auraient pu, entre autres documents, permettre de répondre : Louis XI se gardait le droit de confirmer les officiers nommés par l’apanagiste ; à cet apanagiste, il n’abandonnait que temporairement le profit des tailles et des aides. Et puis comment croire avec M. Stein, p. 337, que la cour des Grands-Jours, instituée à Bordeaux, était souveraine, c’est-à-dire dispensée de ressortir en Parlement ? L’édit de création de ces Grands-Jours, p. 702, ne dit-il pas, en propres termes (24 juillet 1469), ce que voici : « Charles, fils et frère de roys de France, duc de Guienne… Comme, puis nagaires, monseigneur le Roy nous ait baillé et livré, pour nostre appanaige, le duché de Guienne…, réservé à luy seulement son hommaige et derrier ressort de noz Grands Jours… » — Bien plus, p. 717-718 (pièce justificative LXXXV, 23 février 1470), nous lisons ces lignes : « C’est le bon advis, oppinion et délibéracion que font messieurs des trois Estas des duché et païs de Guienne… à Mgr duc de Guienne… 7o que son bon plaisir et vouloir soit de modérer les amendes des faulx appeaulx, dévoluz à ses Grands Jours, attendu que, après la discussion faicte esditz Grans Jours, l’en peult encore en appeller en la court de Parlement, à Paris. »

On voit, par là, l’utilité de pièces justificatives comme celles qu’a publiées l’auteur : elles peuvent permettre de corriger les inadvertances, heureusement fort rares, de cet énorme volume. Nous n’oserions affirmer cependant que l’ouvrage n’aurait pas gagné à être allégé en cette partie : 147 pièces justificatives, c’est peut-être beaucoup, car elles remplissent à elles seules 300 pages, soit le tiers de l’ouvrage.

Tel qu’il est, et en dépit de quelques autres errata ou de quelques taches, très difficilement évitables dans les conditions actuelles d’impression, ce livre n’en demeure pas moins d’excellente qualité, et l’Académie des inscriptions vient de lui attribuer la plus haute de ses récompenses. Il rendra d’éminents services à l’érudition. Nous souhaitons qu’il soit un encouragement à écrire cette histoire de Louis XI qu’avait projetée Joseph Vaesen, et que M. Charles Samaran serait, entre tous, si qualifié à entreprendre[1].


G. Dupont-Ferrier.


  1. Aux Additions et corrections, p. 817-818, on pourrait en ajouter quelques autres :

    P. 26, note 3 de la p. 25, ligne 2, au lieu de : attendre la grant povreté, lire : attendu.

    P. 139, n. 3, septième avant-dernière ligne, au lieu de : les prins, lire : les [ont] prins.

    P. 184, n. 3, au lieu de : originaire de Vercors, lire : du.

    P. 224, n. 1, l. 5, au lieu de : nostre dit peult, lire : nostre dit viconte peult.

    P. 359, n. 2, l. 7, au lieu de : nostre dit faire, lire : frère.

    P. 448, l. 5, au lieu de : vingt huit ans, lire : vingt six.

    P. 519, l. 1-2, au lieu de : entre les autres provisions délibéré, lire : avons délibéré.

    P. 591, pièce justificative XXIX, l. 1, au lieu de : contre moy tous les pairs, lire : contre moy [et] tous les pairs.

    P. 597, pièce justificative XXXII, l. 5, au lieu de : la (sic) tenir, lire : le tenir.

    P. 713, pièce justificative LXXXI, mettre la troisième ligne du titre à la place de la deuxième.

    P. 754, pièce justificative CVI, l. 31, au lieu de : dessus dicts, lire : dessous.

    Enfin, dans l’itinéraire de Charles de France, p. 511, ajouter : 1466, 6 novembre, à Vannes (cf. p. 606) ; 1467, 16 mai, à Auray (cf. p. 613) ; 6 novembre, à Avranches (cf. p. 634) ; 1469, 23 mars, à Nantes (cf. p. 696).