Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara/04
[Peu de temps après le départ du général Laperrine, Charles de Foucauld reçoit, à Béni Abbès, la visite de Mgr Guérin, préfet apostolique du Sahara, qui faisait la « tournée d’inspection » des postes des Pères Blancs, et venait de traverser ces immenses morceaux du désert, le Tidikelt, le Touat, le Gourara. Le séjour du visiteur ne fut pas long, mais, du 27 mai 1903 au 1er juin, les deux amis purent causer librement, aux heures de grand soleil, dans le petit ermitage, puis, le soir, quand la chaleur s’éteint, entre les lots murés de la palmeraie, ou sur la piste qui conduit au bordj des affaires indigènes. Ils durent parler à peine de ce que racontent volontiers les autres voyageurs, de leurs impressions de route, de la misère ou du confortable relatif des gîtes, ou de la beauté des paysages ; ils s’occupèrent du plus grand sujet qui fut, qui est et qui sera : des âmes de cette multitude ignorante et hostile, rencontrée dans les maisons de boue séchée et sous les tentes.
A peine le visiteur est-il parti, le Père de Foucauld note, sur son diaire, quelques-unes des idées échangées, quelques-uns des conseils donnés : tout se rapporte au bien spirituel des musulmans, à leur apprivoisement, aux moyens d’établir la paix africaine.]
Deux semaines plus tard, le commandant Lacroix, chef du service des affaires indigènes à Alger, recevait cette lettre du Père Guérin :
« Je ne veux pas tarder plus longtemps à vous adresser des nouvelles de notre cher Père de Foucauld.
« Je l’ai trouvé réellement très heureux ; sa joie très sincère est, me semble-t-il, une preuve qu’il est bien dans la voie que lui trace, pour le moment, la divine Providence. Il mène sans doute une vie très austère et se nourrit très pauvrement ; malgré cela, il se porte relativement bien ; je lui ai trouvé très sensiblement la figure meilleure qu’au moment de son départ, en novembre 1901. Ce n’est pas sans une vive consolation que j’ai constaté la profonde influence de notre cher ami sur tous ceux qui le connaissent, officiers ou soldats, européens ou indigènes. Tous ont pour lui une très respectueuse admiration, et plusieurs officiers l’entourent d’une toute fraternelle amitié.
« Ah ! c’est que l’on ne peut pas s’empêcher d’être touché par son absolu désintéressement et son inépuisable charité, — comme aussi l’on se trouve tout de suite gagné par sa gaîté.
« Pour moi, je regarde comme un des meilleurs moments de ma vie les cinq journées, hélas ! trop rapidement écoulées, que j’ai pu demeurer dans la compagnie du cher Père, et vivre un peu de sa vie de recueillement, de prière et de charité. A la « Fraternité du Sacré-Cœur, » on est sans doute bien pauvre comme bâtiment, mobilier, etc., mais on a du moins le sentiment très profond de se trouver auprès d’un saint prêtre qui possède bien parfaitement l’esprit de Jésus, son maître, et dont le cœur est tout rempli des dispositions mêmes de ce divin Chef. »
De son côté, Frère Charles écrivait à M. Guérin :
« Je me suis senti seul, pour la première fois depuis bien des années, lundi soir, lorsque, peu à peu, vous avez disparu dans l’ombre. J’ai compris, senti, que j’étais un ermite. Bien-aimé Père, combien je vous remercie de votre visite, du bien que vous m’avez fait ! Je ferai de mon mieux, pour me conformer à toutes vos paroles, pour rectifier, améliorer, corriger, selon vos volontés et vos désirs. »
La principale question traitée entre le Père Guérin et le Père de Foucauld est de grande importance religieuse ; elle est, en outre, pour la France et pour d’autres nations, la première des questions coloniales. Je dois donc m’y arrêter un peu et dire, d’abord, qu’on ne la connaît guère, et que, d’habitude, on la résout légèrement.
Dans les salons, dans les réunions d’hommes, si l’on s’entretient d’une meilleure administration de nos possessions d’Afrique, on est certain d’entendre exprimer cette opinion : « Les musulmans sont inconvertissables, » ou, comme on disait au début du XIXe siècle : « Ils sont inassociables, immiscibles. » Elle est devenue une maxime. Sans doute, elle chagrine, elle froisse plusieurs de ceux qui l’entendent, mais elle trouve parmi eux peu de contradicteurs. Hélas ! le monde immense qu’elle condamne et dont elle désespère est loin de nos yeux. Nous ne voyons pas assez nettement l’injustice dont nous sommes ainsi complices en nous taisant. Ceux dont les intérêts purement terrestres orientent presque toujours l’effort ne mesurent pas le danger que le développement même de notre puissance coloniale nous fait courir, si nous ne savons pas nous concilier les esprits et les cœurs. Ou bien, malgré tant d’avertissements, ils s’imaginent, — et c’est là une infirmité véritable des intelligences dénommées « pratiques, » — que la civilisation mécanique et économique, nos banques, nos chemins de fer, nos télégraphes, puis nos théâtres, nos modes, nos musées, ont le pouvoir de changer le fond des âmes et de transformer en amis fidèles des peuples que leur religion excite à nous mépriser et à nous maudire, et qui apprennent, sous la tente ou dans la maison de terre, à répéter le proverbe : « Baise la main que tu ne peux couper. »
Voyez cependant ce qu’il y a d’inhumain, de contraire à la charité, dans cette opinion si répandue dans le monde ! Plusieurs centaines de millions d’hommes seraient donc dans l’impossibilité de connaître la vérité et de s’élever jusqu’à la civilisation véritable ? Le musulman serait à perpétuité un être inférieur ? Il y aurait, ici-bas, deux sortes d’âmes, des païennes, des bouddhistes, des juives qui peuvent apercevoir la beauté transcendante de la religion chrétienne, se convertir et fraterniser avec les peuples du Christ, puis les âmes musulmanes, incapables de comprendre ou incapables de cette part de volonté qui entre dans toute conversion ? Est-ce acceptable ? Une si grande injure peut-elle être faite aux hommes ?
N’est-elle pas faite d’abord à Dieu ? N’est-ce pas nier son pouvoir, sa grâce, sa parole formelle, puisqu’il a commandé de prêcher l’Evangile « à toute nation ? » La raison, et la révélation qui la dépasse et la contente, défendent de prononcer contre aucune race humaine, contre les sectateurs d’une fausse religion quelconque, un arrêt si cruel.
Voilà pour l’objection de principe. Je reviendrai tout à l’heure sur celle qu’on prétend tirer de l’expérience. Ce qui est hors de doute, c’est que les gouvernements successifs de la France, au siècle dernier et au nôtre, ont agi comme s’il était certain, a priori, que les musulmans ne peuvent devenir chrétiens.
Il y a 90 ans que nous avons commencé de conquérir l’Algérie. Depuis lors, un domaine immense s’est ajouté à ces premiers rivages sur lesquels, en 1830, avaient débarqué les troupes françaises. Depuis lors également, bien des efforts ont été faits pour assimiler les indigènes. Notre empire africain a été doté de routes, de chemins de fer, de tramways, de bureaux de poste et de télégraphe, on a répandu de nouvelles cultures ou de nouvelles méthodes agricoles, établi des hôpitaux et des dispensaires, bâti des écoles où tout est enseigné, excepté la religion chrétienne. Les Arabes et les Berbères sont-ils plus près de nous, par l’esprit, qu’au début de la conquête ? Usant, très volontiers, de plusieurs des biens que notre civilisation leur apporte, ont-ils accepté celle-ci, et peut-on dire qu’ils se considèrent comme les fidèles sujets de la France, et à jamais ?
Il suffit de connaître un peu l’histoire des trente ou quarante dernières années, non pas même celle des régions nouvellement annexées, mais celle des trois départements anciens, Alger, Oran, Constantine, pour répondre : non. Il suffit de moins encore : de se promener pendant une heure au milieu de foules musulmanes, et de savoir lire dans les yeux. Sans doute, pendant la grande guerre, des milliers d’Arabes ou de Berbères, sujets de la France, sont venus combattre à côté de nos troupes métropolitaines, et beaucoup sont morts pour notre salut. Il y eut là une preuve de loyalisme qui ne sera jamais oubliée. Mais bien des tribus et des peuples, depuis que le monde est monde, firent la guerre pour soutenir des causes qui n’étaient point celles de leur cœur, mais plutôt de celles de leur courage, de leur intérêt, de leur fierté. Il serait faux, et donc dangereux, de croire que, depuis 1914, les populations musulmanes de l’Afrique du Nord se sont assimilées à nous, ou simplement rapprochées de nous, et qu’il y a, entre elles et nous, intelligence, estime, amitié, seuls liens durables.
La faute en est aux hommes, bien différents par l’origine et le talent, mais semblables par l’illusion ou le préjugé, qui ont conduit les affaires africaines pendant le dernier siècle et au début de celui-ci. Ils n’ont pas compris que notre civilisation est chrétienne essentiellement. Certains ont pu rejeter pour eux-mêmes toute religion, ils ne peuvent faire que toute notre histoire ne soit celle d’une nation façonnée par le catholicisme ; que notre sensibilité, nos habitudes, nos mœurs, notre charité, ne proclament pas la foi qui les a formées. S’ils ne reconnaissent pas, dans l’état présent, cette vérité, elle apparaît comme évidente aux musulmans, habitants de nos colonies, qui appellent indistinctement les Français du nom de chrétiens. Ce sont les musulmans qui ont ici raison contre les politiques à bien courte vue. Ils jugent qu’au fond, cette puissance antique, à laquelle la leur s’est heurtée plus d’une fois dans le passé, est demeurée la même. Nous sommes pour eux et nous serons les Roumis. La neutralité proclamée de l’Etat, les actes de persécution, les discours, même les faveurs imprudentes accordées à l’islamisme, ne les empêchent pas de voir que la vocation de la France n’a pas changé. Et d’ailleurs, si jamais, — ce dont il n’y a point d’apparence, — les Français devaient abjurer la foi catholique, nous n’aurions rien gagné auprès des musulmans de l’Afrique, et nous serions devenus, plus sûrement encore, et irrémédiablement, un objet de mépris pour ces peuples religieux.
Une faute de cette sorte, ignorance ou négation des âmes, a des conséquences si nécessaires, qu’en cherchant à nous concilier les indigènes, nous avons souvent travaillé contre notre intérêt. Je n’en veux donner que deux preuves.
D’abord, nous nous sommes trompés en organisant l’école. Les témoignages abondent ; je ne retiens que l’un des plus récents. Dans son numéro du 11 décembre 1920, une revue française, la Renaissance, publiait sur la Politique musulmane un article d’un Africain. L’auteur dénonçait cette espèce de « fureur scolaire » qui a fait créer partout, en Algérie, pour les enfants des races primitives qui vivent là, des écoles où il semble que la principale affaire soit d’exalter « la liberté, les droits du citoyen, l’électorat, le tout considéré comme bien suprême. » Idéologie funeste en France, et qui l’est plus encore entre la mer et le désert. Quel résultat devions-nous attendre d’un enseignement si peu adapté ? Celui-ci même qu’il a donné : « L’expérience, d’une manière générale, a montré que, plus les indigènes avaient acquis de culture française, plus ils avaient tendance, en secret ou ouvertement, à nous haïr : cette constatation, évidemment décevante, vient de l’avis unanime de ceux qui ont observé, sans parti pris, les résultats offerts. »
Des publicistes, témoins informés de l’erreur commise, et prévoyant le danger, ont proposé ce remède : que l’enseignement distribué aux indigènes fût désormais tout à fait rudimentaire. Cela n’est point digne d’une nation comme la nôtre. On ne voit pas, d’ailleurs, comment les petits Arabes, demeurés ignorants ou à peu près, nous aimeraient d’autant mieux qu’ils auraient moins appris. Le mal dont on se plaint ne serait pas guéri. Il est dans le principe même de l’éducation donnée. Exaltant les droits de l’individu, et lui offrant, comme une vérité première, l’idée orgueilleuse et fausse d’égalité, il n’est pas étonnant qu’elle développe encore l’esprit d’insubordination de l’Arabe. Elle répand chez les fils le mépris du milieu et de la condition commune, et les pousse à en sortir pour occuper ce qu’on nomme « une bonne place. » Elle prépare ainsi un grand nombre de déclassés qui seront demain des désabusés, après-demain des ennemis irréconciliables de l’autorité française. Enfin, comme elle ne fournit au petit Arabe, pour toute nourriture morale, qu’un ensemble de préceptes sans obligation ni sanction, elle ne peut sérieusement le corriger d’aucun vice. Elle le laisse, muni d’une collection de proverbes, de recommandations d’hygiène et de fragments de discours électoraux, en présence de toutes les passions, de toutes les cupidités, de toutes les tentations de révoltes qu’il a dans le sang, de par son âge, sa race et sa religion. S’il cède, et presque nécessairement il cédera, nous lui aurons fourni le moyen d’être socialement plus dangereux que ses pères, puisqu’il sera plus instruit.
L’autre erreur consiste à favoriser et à répandre l’islamisme. Que nous la commettions, et de propos délibéré, il est inutile d’en donner des exemples : ils abondent, et le mufti hanéfite d’Alger pouvait raisonnablement dire à un de mes amis : « Notre culte est le seul qui soit reconnu par l’Etat français. » Or l’histoire de quatorze siècles, l’expérience quotidienne de tous ceux qui habitent parmi des populations musulmanes, nous apprennent que l’animosité contre le chrétien est, en fait, développée par l’enseignement de la loi coranique. Un des hommes qui font autorité en ces questions, le Hollandais Snouck Hurgronje, disait naguère (1911) dans une de ses célèbres conférences à l’Académie des Administrateurs pour les Indes néerlandaises : « D’après la lettre et l’esprit de la loi sacrée (des musulmans), c’est dans les mesures violentes qu’il faut chercher le moyen par excellence de propager la foi. Cette foi considère tous les non-croyants comme des ennemis d’Allah. Un petit groupe de mahométans se montrent actuellement, il est vrai, partisans de l’adaptation de l’Islam aux conceptions modernes, mais ils représentent aussi peu la religion dont ils sont les adeptes par naissance, que les modernistes, celle de l’Église catholique. On ne trouve pas de divergence, à ce sujet, entre les savants légistes des différentes écoles, aux époques successives. » Nous pouvons conclure de là que tout acte de la puissance publique qui tend à développer l’enseignement du Coran est fait contre nous-mêmes. C’est assez de ne point entreprendre sur la liberté religieuse des musulmans, de leur laisser leur culte et leurs coutumes, d’être parfaitement justes envers eux, et parfaitement bons [3] : en allant au delà, nous sommes faibles, et même un peu plus que faibles.
Lorsque ces vérités de sens commun auront été reconnues par ceux qui dirigent la politique musulmane de la France, que faudra-t-il faire ? Ni notre cœur, ni notre intérêt, ne nous conseillent de restreindre notre ambition à quelque alliance économique, inférieure et précaire, avec les peuples musulmans qui vivent dans le domaine de la France. Comme le dit bellement le Hollandais cité tout à l’heure, « il faut que l’annexion matérielle soit suivie de l’annexion spirituelle. » Or c’est là un vœu qu’on peut former sans être catholique. Du jour où le musulman comprendra la beauté du catholicisme, il aura compris la France ; et dans la mesure où il admirera la charité chrétienne, il nous aimera.
Est-ce à dire qu’il faille chercher à convertir les musulmans, et à faire d’eux des chrétiens ? La formule serait ambiguë ; elle ne préciserait point de quelle manière lente, douce et fraternelle une telle conversion, si Dieu le permet, doit s’accomplir. Mieux vaut dire ceci : il faut que la France, chargée d’une nombreuse famille coloniale, prenne enfin conscience de toute sa mission maternelle, et que les musulmans, comme les païens, sujets d’une grande nation catholique par son histoire, par son génie, par toute son âme et par ses épreuves mêmes, puissent connaître le catholicisme, et y venir, s’ils le veulent.
Du moins, ils le connaîtront, et d’abord par sa charité. C’est elle qui sera l’ambassadrice. Qu’on la laisse donc aller vers eux ; qu’elle ne soit pas entravée, soupçonnée, mais amicalement soutenue. Nous sommes, dans notre propre domaine, en présence d’un peuple immense, tout pétri d’erreurs, de colères entretenues depuis des siècles, de rancunes également dont plusieurs sont fondées. La première œuvre à faire est « d’apprivoiser les musulmans, » selon l’expression chère au Père de Foucauld, et à son ami le général Laperrine, qui conduisit si souvent, dans le désert, des « tournées d’apprivoisement. » Les fonctionnaires, les officiers peuvent avoir un rôle magnifique. Que par eux la justice de la France, c’est-à-dire la justice chrétienne ; la bonté de la France, c’est-à-dire la bonté chrétienne, apparaisse à ces hommes qui n’ont pas soif que de l’eau des puits. Mais que la charité ingénieuse et forte, celle qui connaît, depuis deux mille ans, toute douleur humaine, soit libre aussi de consoler, de soigner, de guérir, et de durer, comme dure le mal et comme dure la souffrance, en se renouvelant. Qu’elle puisse fonder ses salles d’asile et ses écoles, ses dispensaires et ses hôpitaux, ses orphelinats de jeunes gens et de jeunes filles, ses maisons de retraite pour les vieux qui sont rejetés de tous ! Elle recevra la misère sans certificat de bonne vie et mœurs, sans exiger l’extrait du casier judiciaire, ni se préoccuper de la croyance de ses clients. Elle ne prêchera son Dieu que silencieusement, et elle est assez magnifique pour qu’on ne puisse pas ne pas apercevoir en elle un rayonnement divin. Cela durera des années, peut-être beaucoup d’années. Elle a tout l’avenir devant elle ; la France aussi : on peut attendre. Sûrement, joignant ses efforts à ceux que j’ai dits déjà, elle nous obtiendra ce beau triomphe : que les peuples musulmans, sans accepter encore la doctrine chrétienne, en auront du moins l’intelligence, l’estime et, çà et là, le désir secret. Et si, plus tard, des âmes musulmanes, persuadées ainsi qu’il n’y a rien dans l’Islam qui vaille la France charitable et religieuse, en venaient à dire : « Apprenez-nous la loi qui vous fait le cœur si grand ? » quel bien pour l’Etat, quelle francisation de l’Afrique du Nord ! Ce serait un monde régénéré, une France prolongée, notre pouvoir reconnu, l’avenir assuré, et la plus haute gloire qu’une nation civilisée puisse vouloir et obtenir : la création à son image !
Ici, nous nous heurtons à l’objection banale : les musulmans, en fait, ne se convertissent pas ; il n’y en a, pour ainsi dire, point d’exemple. C’est une erreur moins grave que de prétendre qu’ils ne peuvent pas se convertir : c’en est une cependant.
Toute la vie d’apostolat du Père de Foucauld a été fondée sur la conviction qu’il est possible, au contraire, par la prière, l’exemple, une prédication qui tient compte de l’ancienneté de leur erreur et de la faiblesse d’une pauvre volonté humaine en lutte contre des siècles et contre un peuple entier, d’amener peu à peu les musulmans à la pleine grâce du Christ.
La difficulté n’est pas tant de persuader un musulman de la vérité de la religion chrétienne, que d’assurer la persévérance du converti. Les Arabes devenus chrétiens ne peuvent plus vivre où ils vivaient. Ils sont hors la loi. Tout est mis en œuvre pour qu’ils abandonnent la foi nouvelle. Leur vie même est menacée, et la crainte de les voir apostasier, c’est-à-dire se charger d’un crime énorme, est la raison première qui a empêché bien des fois les missionnaires d’accueillir la demande des catéchumènes, et de les baptiser. Le temps de la préparation collective à recevoir la foi ne peut être court. Il faut changer l’esprit public avant d’achever les conversions individuelles. L’habitation dans les centres de population musulmane, le dévouement, la charité, l’école, la conversation sur les sommets accessibles à la raison, doivent préparer la prédication de la doctrine révélée. Les hommes qui ont le mieux aimé l’Afrique n’ont cessé de recommander cette méthode : ils n’ont pas prétendu que le musulman fût inconvertissable.
Dans son diaire, après avoir résumé les conseils de Mgr Guérin, le Père de Foucauld cite des passages d’une Vie de saint Pierre Claver, qui, à Carthagène des Indes, se dévouait à la conversion des Maures. Le livre raconte que le saint, par sa charité, vainquit beaucoup de ces âmes rudes et hostiles. « Dès que le P. Claver apprenait l’arrivée de quelque flotte chargée de Maures, il allait aussitôt les chercher, soit sur les vaisseaux, soit dans les rues, soit dans les maisons de la ville ; il tâchait de lier peu à peu amitié avec eux, s’intéressait à leurs affaires, leur demandait s’ils avaient besoin de quelque chose. En même temps, il leur faisait entendre qu’ils pouvaient disposer de lui, et qu’il était prêt à les secourir, en tout ce qui dépendrait de ses soins. Enfin, il faisait si bien, par sa persévérance et par ses services, qu’il les gagnait insensiblement à Jésus-Christ. »
L’histoire des missions franciscaines, celle des missions des Trinitaires, celle de saint Vincent de Paul captif des Barbaresques, offriraient, sans aucun doute, des exemples semblables. On citerait aisément des musulmans convertis par une sorte de miracle de la grâce, ou par la méditation des dogmes chrétiens, ou par l’étude de la mystique, ou par l’admiration pour la supériorité morale de chrétiens fervents. Il y a eu des conversions de familles musulmanes entières : familles des émirs Chehab et Bellama, en Syrie, à la fin du XVIIe siècle. Il y a eu des conversions en masse, de colons musulmans, — souvent berbères, — en diverses provinces d’Espagne, conversion des Maragatos, des environs de Léon et d’Astorga, aux Xe et XIe siècles ; des agriculteurs de Majorque au XIIIe ; de ceux de Jaen au XIVe, grâce aux prédications de saint Pierre Pascal ; et de même, en Italie, en Crète ; de nos jours, une société russe orthodoxe s’est vouée à la conversion des musulmans de Cazan, et y réussit, par une méthode qui se rapproche beaucoup de celle du Père de Foucauld. N’avons-nous pas, d’ailleurs, plus près de nous, le spectacle des chrétientés kabyles groupées autour des portes des Pères Blancs ? Débuts sans doute, minces chrétientés disséminées on onze points, souvent éloignés, de ce pays de montagnes, composées chacune de trente, quarante, cinquante familles, mais preuve vivante qu’il est possible d’amener des musulmans au catholicisme. J’ai visité, en Haute Kabylie, un de ces postes de missionnaires, celui de Beni-Mengallet. J’ai assisté à la grand’messe, au milieu d’une assemblée de quatre-vingts fidèles, les hommes et les petits garçons, — une soixantaine, — occupant la partie haute, les femmes et les petites filles la partie basse de la chapelle. Je regardais ces jeunes cultivateurs berbères, blancs de visage, portant la moustache, solides, graves, attentifs, et je les trouvais assez pareils, sauf par le costume, à nos paysans de France. Après la messe, j’ai causé avec eux, car ils savent le français. Dans les yeux de la plupart, j’ai lu cette bienvenue, cette confiance préparée de loin, à quoi on ne se trompe pas. L’œuvre date d’une trentaine d’années. Là ou ailleurs, elle n’a guère été favorisée par les autorités qui représentent la France en Algérie ; elle a été contrariée souvent par la politique générale de notre pays ; une incroyable ignorance, c’est le moins qu’on puisse dire, a empêché les gouverneurs généraux de comprendre que la paix africaine sera la suite certaine et la récompense de la conversion de l’Afrique, et que tous les autres moyens, la force et la faiblesse, la répression, la flatterie, l’abondance des richesses et des inventions ne rapprocheront pas de nous un peuple qui ne voit en nous que des païens, et nous nomme de ce nom. Il faut qu’il aperçoive la plus grande supériorité, l’essentielle, la religieuse, et il ne l’apercevra que s’il est d’abord gagné par la supériorité de notre charité. Se faire aimer, être tel que les hommes ignorants de la doctrine du Christ, voyant le chrétien vivre près d’eux, et pour eux, se disent : » Si le disciple est ainsi, que doit être le Maître ! » voilà le point capital, la règle à suivre. C’est à des cœurs gagnés par la sainteté, qu’il sera possible, un jour, d’expliquer la doctrine.
On a vu que saint Pierre Claver n’avait pas agi autrement. Le fondateur des Pères Blancs, le cardinal Lavigerie, s’est expliqué là-dessus dans des documents connus, datés du 24 septembre 1871, des 3 avril et 6 juillet 1873, du 15 décembre 1880. Il n’avait aucune illusion sur la durée de cette période première, toute de sacrifice, où les meilleurs ouvriers périraient et seraient remplacés par d’autres qui mourraient à leur tour, sans que les seconds plus que les premiers eussent goûté la joie qui vient chaque année aux ouvriers de la terre, de voir jaunir les épis. Dans une conférence de retraite, il disait à ses missionnaires : « Avant de commencer parmi eux (les musulmans) la prédication de l’Evangile, il faut préparer la conversion en masse. Cette préparation durera peut-être un siècle. Je suis évêque ; j’ai une crosse et une mitre. Eh bien ! j’aurais beau mettre ma mitre au bout de ma crosse, et élever le bras aussi haut que possible, je disparaîtrai avec vous dans les fondations de la nouvelle Église d’Afrique. » Ce fut la méthode du Père de Foucauld. Il m’écrivait, le 16 juillet 1916 :
« Ma pensée est que si, petit à petit, doucement, les musulmans de notre empire colonial du Nord de l’Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement nationaliste analogue à celui de la Turquie : une élite intellectuelle se formera dans les grandes villes, instruite à la française, sans avoir l’esprit ni le cœur français, élite qui aura perdu toute foi islamique, mais qui en gardera l’étiquette pour pouvoir par elle influencer les masses ; d’autre part, la masse des nomades et des campagnards restera ignorante, éloignée de nous, fermement mahométane, portée à la haine et au mépris des Français par sa religion, par ses marabouts, par les contacts qu’elle a avec les Français (représentants de l’autorité, colons, commerçants), contacts qui trop souvent ne sont pas propres à nous faire aimer d’elle. Le sentiment national ou barbaresque s’exaltera dans l’élite instruite : quand elle en trouvera l’occasion, par exemple lors de difficultés de la France au dedans ou au dehors, elle se servira de l’Islam comme d’un levier, pour soulever la masse ignorante, et cherchera à créer an empire africain musulman indépendant. »
L’Empire Nord-Ouest africain de la France, Algérie, Maroc, Tunisie, Afrique occidentale française, etc., a 30 millions d’habitants ; il en aura, grâce à la paix, le double dans cinquante ans. Il sera alors en plein progrès matériel, riche, sillonné de chemins de fer, peuplé d’habitants rompus au maniement de nos armes, dont l’élite aura reçu l’instruction dans nos écoles. Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent Français est qu’ils deviennent chrétiens.
« 21 juin 1903. — J’ai reçu, il y a quelques jours, du commandant Laperrine d’Hautpoul, commandant supérieur des oasis sahariennes (Touat, Gourara, Tidikelt), une lettre contenant le passage suivant : « Lors du massacre de la mission Flatters, une femme touarègue de famille noble a eu une très belle attitude, s’opposant à ce qu’on achève les blessés, les recueillant et les soignant chez elle, refusant l’entrée de sa maison à Attissi, qui, revenu blessé du combat d’Amguid contre Dianoux, voulait les achever lui-même, et, après guérison, les faisant rapatrier à Tripoli. Elle a maintenant 40 à 43 ans, passe pour avoir beaucoup d’influence, et est renommée pour sa charité. »
« Cette âme, continue le Père de Foucauld, n’est-elle pas prête pour l’Evangile ? N’y aurait-il pas lieu de lui écrire, pour lui dire que la charité qu’elle pratique souvent, et celle avec laquelle elle a recueilli, soigné, défendu, rapatrié les blessés de la mission française, il y a 22 ans, sont connues de nous et nous remplissent de joie et de reconnaissance envers Dieu ?... Dieu a dit : « Le premier commandement de la religion est d’aimer Dieu de tout son cœur. Le second est d’aimer tous les humains sans exception, comme soi-même. » Admirant et rendant grâces à Dieu de vous voir si bien pratiquer la charité envers les hommes, nous vous écrivons cette lettre, pour vous dire que, chez les chrétiens, où des centaines de milliers d’âmes, hommes et femmes, renonçant au mariage et aux biens terrestres, consacrent leur vie à prier, méditer la parole de Dieu et pratiquer la bienfaisance, tous les religieux et religieuses qui entendront parler de vous béniront et loueront Dieu de vos vertus, et le prieront de vous combler de grâces en ce monde et de gloire dans le ciel... Nous vous écrivons aussi pour vous demander très instamment de prier pour nous, certain que Dieu, qui a mis dans votre cœur la volonté de l’aimer et de le servir, écoute les prières que vous lui adressez. Nous vous supplions de prier pour nous et pour tous les hommes, afin que tous nous l’aimions et lui obéissions de toute notre âme. A lui gloire, bénédiction, honneur et louange, maintenant et toujours Amen. »
« Je vais envoyer copie de ce projet de lettre à Mgr Guérin, en lui demandant s’il veut écrire lui-même, ou s’il veut que j’écrive, en lui offrant, — si les relations se nouent, — si je reste seul, — d’aller faire une visite pédestrement à cette dame. »
L’idée même était venue à Frère Charles de demander au Pape d’écrire lui-même à cette charitable nomade. Et pourquoi pas ? On dut ne point oser. En tout cas, l’homme du monde et le chrétien, la courtoisie et la charité ont ensemble rédigé ce projet de lettre à une dame de la Croix Rouge touarègue.
Nous voyons ici, pour la première fois, se manifester le vœu, encore secret, que formait Frère Charles, de pénétrer jusqu’aux régions habitées par les Touaregs, et de gagner à la civilisation chrétienne, puis à la religion chrétienne, ce peuple de race berbère qu’on disait fier, intelligent et beaucoup moins fanatique que l’Arabe.
Charles de Foucauld avait sûrement entendu parler des Touaregs par Duveyrier, à Paris, à l’époque où il rédigeait les notes de la Reconnaissance au Maroc ; il vivait parmi les officiers d’Afrique, les gens de l’oasis, les caravaniers, colporteurs de l’histoire et de la légende des tribus ; enfin, récemment, il s’était entretenu avec le commandant Laperrine, que hantait le rêve militaire et poétique du grand royaume franc, d’une Afrique renouvelée par le génie de la France, et ils avaient parlé du Hoggar autant que du Tidikelt et de Tombouctou. Partout où l’officier avait souhaité que la France s’établit, civilisatrice dans la paix durable, — que ces causeries, dont rien ne demeure, devaient être belles ! — Frère Charles s’était promis de porter la prière et la charité de la nation missionnaire. Laperrine l’avait persuadé ; le diaire en porte ce témoignage :
« Fête de sainte Marie-Madeleine. — Voyant que, par suite des persécutions religieuses, le R. P. Préfet Apostolique ne peut envoyer aucun prêtre chez les Touaregs, ni au Tidikelt, Touat, Gourara, ni dans la Saoura, Zousfana, j’ai, le 24 juin, écrit à Mgr Guérin, pour lui demander la permission d’aller, — en attendant qu’il puisse y envoyer des prêtres, — m’installer chez les Touaregs, aussi au cœur du pays que possible ; j’y prierai, j’y étudierai la langue et traduirai le Saint Evangile, je m’y mettrai en relations avec les Touaregs ; j’y vivrai sans clôture. Tous les ans, je remonterai vers le Nord me confesser [4]. Chemin faisant, j’administrerai les sacrements dans tous les postes, et je causerai du bon Dieu sur mon passage, avec les indigènes. Je réserve l’autorisation de M. Huvelin...
« 29 juin. — J’écris au commandant Laperrine, lui communiquant ce projet, et lui demandant de m’autoriser à l’exécuter.
« 13 juillet. — Reçu lettre de M. Huvelin, autorisant.
« 22 juillet. — Lettre du commandant Laperrine autorisant.
« 1er août. — Lettre de Mgr Guérin demandant temps pour réfléchir. »
Frère Charles, ermite et missionnaire à la disposition de la Providence, attend que la permission lui soit donnée d’entreprendre. Dans la réponse de ses supérieurs, il verra l’ordre divin. On peut reconnaître en lui, si je ne me trompe, un homme fort avant pénétré de cette doctrine du Père de Caussade, qui écrivait, au XVIIe siècle, dans une œuvre célèbre : « Le moment présent est toujours comme un ambassadeur, qui déclare l’ordre de Dieu. Toute notre science consiste à connaître cet ordre du moment présent. » Assurément, l’imagination ardente d’un Charles de Foucauld rêve, demande, prépare de grands desseins ; mais, attentif à chaque plainte, et aussi à chaque nouvelle par où s’exprime le monde où il vit, il est toujours prêt à répondre et à se considérer comme en service commandé. L’été de 1903 lui offre, soudainement, l’occasion de porter les secours de la religion à des Français en péril de mort. Il est le seul prêtre dans ces régions immenses ; nos postes n’ont pas d’aumônier ; les âmes ont été négligées, bien qu’on attende d’elles la plus haute vertu d’obéissance et de sacrifice. Il n’a pas un instant d’hésitation ; il part ; il remplit un des grands offices pour lesquels il s’est avancé dans le Sahara. Voici les faits.
Les attaques de convois ou de postes se multipliaient ; l’agitation pouvait, d’un moment à l’autre, tourner à la révolte. Les tribus soumises le sont nouvellement. Un grave échec les détacherait de nous. Les forces militaires françaises, disséminées en petits paquets sur de si vastes espaces, ne vont-elles pas, ici ou là, être surprises, enveloppées, contraintes de se rendre : occasion attendue, signal qui mettrait debout, pour nous jeter dehors, tous les cavaliers et tous les piétons du Sahara ?
Le 16 juillet, un rezzou de 200 Berâbers, montés sur des méharis, attaquait, à trois heures du matin, un détachement de 50 tirailleurs algériens de la compagnie d’Adrar, qui perdait 22 hommes, et, commandé par un sous-officier, battait en retraite, sans cesser de se défendre. La riposte fut prompte. Neuf jours après, le capitaine Regnault, chef du bureau arabe de Béni Abbès, parti, aussitôt la nouvelle reçue, avec 45 hommes de son makhzen et 40 méharistes de la compagnie de Timimoun, relevait les traces fraîches du rezzou dans les dunes de Tabelbala, au sud-ouest de Béni Abbès, surprenait les Berâbers auprès du puits de Bou Kheïla, leur tuait 30 combattants, et mettait les autres en fuite.
Bientôt, des entreprises d’une plus grande importance allaient être tentées contre nous et contre les tribus ralliées. On le savait. Les renseignements affluaient de toutes parts. On ignorait seulement quel serait le premier attaqué de nos postes de la Zousfana ou de la Saoura. Serait-ce Béni Ounif ? Taghit ? Béni Abbès ? Frère Charles est informé de ces rumeurs qui courent le désert. Le prêtre et l’ancien officier, tout lui-même s’émeut et demande à servir. Il devine, il calcule que le poste de Taghit est plus menacé que les autres : une compagnie de tirailleurs, une compagnie du bataillon d’Afrique, une soixantaine de cavaliers du makhzen, c’est une bien faible garnison. En outre, le poste est dominé de plusieurs côtés. Il y aura des morts et des blessés ; il y aura du danger. Sûrement le devoir est là. Frère Charles écrit, le 12 août, au capitaine de Susbielle, commandant le bureau arabe de Taghit, lui demandant : « Pouvez-vous m’envoyer chercher ? On ne veut pas me laisser partir seul, parce que les routes ne sont pas sûres. » Il est prêt ; il s’attend à quitter Béni Abbès d’un moment à l’autre, et, par précaution, retire le Saint-Sacrement du tabernacle de sa petite chapelle. Tout à coup, les nouvelles cessent d’arriver., Pendant six jours, aucun courrier ne parvient à Béni Abbès.
La grande nuée d’orage est en marche. Une harka, une colonne d’expédition composée de 9 000 personnes, hommes, femmes, enfants, de toutes les fractions des Berâbers, de tous les districts de la région marocaine du Tafilelt, va tomber sur la Zousfana. Elle est commandée par un de nos ennemis les plus décidés, Mouley Mostapha, chérif de Matrara. Elle compte près de 6 000 combattants, dont 500 méharistes ; la plupart sont armés de fusils se chargeant par la culasse ; 600 chameaux de bât portent les vivres.
Le capitaine de Susbielle fait mettre en état de défense le village de Taghit, où se réfugient nos protégés de quelques tribus soumises. A une armée d’ennemis, il ne peut opposer que 470 hommes et deux canons de 80 de montagne. Le 17 au matin, la harka étant signalée, le lieutenant de Ganay sort le premier, à la tête d’un détachement de cavaliers du makhzen, et va reconnaître l’énorme rassemblement qu’il force à se déployer. Les obus mettent le désordre dans les masses marocaines, qui se retirent à l’abri dans les dunes et dans la palmeraie, à 3 kilomètres de Taghit. Mais, le lendemain, la bataille recommence. Le 18, le 19, le 20 août, des assauts furieux sont livrés. Taghit se défend victorieusement ; sa petite garnison fait des prodiges, et, merveille qui donnerait du cœur au moins brave, elle est secourue. Une fois de plus, l’esprit de décision des jeunes officiers sahariens se montre et sauve l’honneur et la vie engagée. Le 18, à la première heure du jour, le lieutenant Pointurier arrive d’El Morra, à la tête de sa compagnie montée de la Légion étrangère, qui a parcouru 62 kilomètres dans la nuit ; le 20, c’est le lieutenant de Lachaux, qui accourt au canon, et, sous le feu, entre au galop avec ses quarante cavaliers de Béni Abbès, partis d’Igli la veille au soir.
La harka, décimée, lève le camp dès le 21. Elle a 1 200 hommes hors de combat. Elle regagne le Nord-Ouest, emportant les armes et les vêtements de ses morts, au lieu du butin qu’elle s’était promis. Le succès de nos armes était magnifique. « C’est le plus beau fait d’armes de l’Algérie depuis quarante ans ! » dit Frère Charles, dans une lettre à la marquise de Foucauld
Il se réjouit de la victoire, mais le regret le tourmente de n’avoir pas été là. Parmi les défenseurs de Taghit, 9 sont morts, 21 sont blessés. Et lui, l’aumônier du Sahara, il n’a pu consoler, absoudre, bénir ! Une conscience moins délicate et moins humble ne se serait point inquiétée. N’avait-il pas demandé à partir, parlé aux officiers d’ici, écrit à ceux de là-bas ? Sans doute, mais il n’est point en repos. Il faut pouvoir se passer d’escorte. « Des enseignements doivent être tirés par moi des difficultés que j’ai eues à remplir mon devoir, » note-t-il dans son journal. Et aussitôt il prend des résolutions. Désormais, il veut « s’habituer à la marche par le travail manuel, » afin de n’avoir pas besoin de monture ; il entend n’être que le plus pauvre des voyageurs ; il ira à pied, sans serviteur, et, puisqu’il faut un guide, il est sûr d’en trouver quelqu’un, même aux heures de péril, en redoublant de bonté envers tout le monde.
Le danger s’était seulement écarté, en effet ; il n’était pas fini. Les marabouts continuaient de prêcher la guerre sainte, et les tribus soulevées parcouraient le désert de sablo et le désert de pierre. Le 2 septembre, à 32 kilomètres au Nord de Taghit, et au commencement de la grande halte, c’est-à-dire vers neuf heures du matin, un peloton de la compagnie montée du deuxième étranger, escortant un convoi, fut brusquement attaqué à hauteur d’El Moungar, par une bande de plusieurs centaines de pillards. Ceux-ci, Oulad Djerir, anciens partisans de Bou Amama, après s’être détachés de la harka victorieusement repoussée de Taghit le 20 août, s’étaient embusqués dans la dune, attendant l’occasion de prendre leur revanche. Ils attaquaient le convoi sur un plateau, entre l’oued Zousfana et les grands sables. Les premières décharges des bandits jettent à terre, tués ou blessés, les deux officiers de la compagnie montée, tous les sous-officiers et un grand nombre de soldats. Les survivants se groupent sur un ressaut de terrain, et, sous l’accablante chaleur qui grandit de minute en minute, décident de combattre jusqu’à la mort. Deux spahis, d’un demi-peloton qui complétait l’escorte, peuvent se frayer passage à travers les ennemis, et, au galop de leurs chevaux, courent donner l’alarme à la garnison de Taghit. Une demi-heure après qu’on l’a prévenu, le capitaine de Susbielle sort du poste, emmenant tout son makhzen et des spahis, et se porte, à toute allure, en plein après-midi, au secours de nos soldats encerclés. Il arrive à cinq heures sur le théâtre du combat. Dès qu’ils aperçoivent la poussière que font les cavaliers lancés contre eux, les pillards se débandent et se réfugient dans la dune. Il était temps de secourir les assiégés, réduits à une poignée d’hommes épuisés par la soif. Ils sont là une trentaine, commandés par un blessé, le sergent-fourrier Tisserant, qui a été frappé de deux balles ; ils continuent de tirer sur les Marocains disséminés autour d’eux, cachés derrière les moindres accidents de terrain, et de protéger ainsi, outre leur propre vie, quarante-neuf blessés étendus autour d’eux. Un détachement est envoyé au loin pour apporter de l’eau. Tisserant, la tête en sang, mais resté debout, veut remplir tout son office de fourrier. Il va de l’un à l’autre blessé, établit la liste, ramasse les cartouches et les armes tombées à terre, et, avant de quitter le lieu du combat, fait lui-même à haute voix l’appel des morts. Dans la nuit, quarante-neuf blessés sont transportés à Taghit.
Trois jours après, à sept heures du matin, la nouvelle du combat parvient à Béni Abbès. Frère Charles court au bureau des affaires indigènes ; il renouvelle sa demande. Cette fois, elle est accueillie. L’aumônier du Sahara peut se rendre auprès des blessés. On lui donne un burnous, des éperons ; un des mokhazeni lui prête un cheval. A la dernière minute, un des assistants essaye de s’opposer à une aventure qu’il estime insensée :
— Comment peut-on permettre au Père de partir sans escorte ? Il sera tué en route !
— Je passerai, dit le Père, simplement.
— Il passera, en effet, laissez-le aller ! réplique le capitaine du bureau arabe, qui survient à ce moment. Il ne peut pas vous dire cela, mais, lui, il peut traverser sans armes tout le pays soulevé, personne ne portera la main sur lui : il est sacré !
A 10 heures. Frère Charles se met en selle, et part avec le courrier. En chemin, il rencontre deux cavaliers lui apportant une lettre du capitaine de Susbielle qui lui demande de venir immédiatement auprès des blessés. On voyage tout le jour et toute la nuit ; on fait, aussi vite que possible, les 120 kilomètres qui séparent Béni Abbès de Taghit, où on arrive vers 9 heures du matin.
A peine descendu de cheval, et sans aucun souci de la fatigue d’une pareille chevauchée, le Père de Foucauld dit d’abord la messe. Puis il demande qu’on le conduise auprès des blessés réunis dans deux chambres de la redoute, et il commence auprès d’eux sa mission d’ami et de prêtre. Il reste des témoins de cet apostolat du Père de Foucauld auprès des blessés de Taghit, et ces témoins m’ont parlé. Pendant les vingt-cinq jours qu’il passa dans la redoute, le Père de Foucauld, auquel on avait donné la chambre d’un des officiers, ne coucha pas une seule nuit dans le lit qui lui était destiné.
Tout son temps, sauf les quelques heures données au sommeil, — et encore pas toutes les nuits, — sauf le temps de sa messe et des repas très rapides, le Père le consacrait aux blessés. Il causait avec chacun d’eux, leur parlait de leur pays, de leur famille, écrivait leurs lettres. Quand il entrait dans une des chambres de l’ambulance, tous les blessés l’appelaient avec un ensemble parfait : « Bonjour, mon Père ! » et chacun voulait être le premier à recevoir la visite de l’ami de tous. Ils avaient reconnu l’homme qui aime le soldat et le comprend. Certes, ces légionnaires, pour la plupart, n’avaient pas l’habitude de converser avec un curé ; la piété n’était pas le trait dominant de leur caractère : mais la douceur, la manière affable et enjouée, le dévouement de ce curé-là, qui leur consacrait tous ses instants, les avaient conquis l’un après l’autre et rapidement. La présence de ce religieux leur était devenue indispensable. Un officier du poste, que j’ai interrogé, m’a dit : « Il est hors de doute que l’influence qu’il exerça sur leur moral fut pour beaucoup dans ce fait singulier : aucun de ces quarante-neuf blessés, dont plusieurs avaient été grièvement atteints, et de plusieurs blessures, ne succomba. Je me souviens d’un certain légionnaire, d’origine allemande, que nous considérions comme un sujet peu recommandable. Il avait eu à El Moungar la poitrine traversée par une balle, et les docteurs l’avaient unanimement condamné, Le Père de Foucauld s’occupa de lui comme du plus gravement blessé et du moins sympathique, c’est-à-dire particulièrement. Reçu d’abord plus que fraîchement, il finit, par sa patience et sa douceur, par se concilier ce pauvre homme, au point que celui-ci le réclamait à chaque instant, et lui racontait l’histoire intime, — pas toujours belle, — d’un vieux soldat d’Afrique. Celui-là même se tira d’affaire, et survécut à sa blessure « mortelle. » Je crois pouvoir affirmer que les quarante-neuf blessés, chacun en son temps, reçurent la communion des mains du Père de Foucauld. »
Une seule fois. Frère Charles quitta ses blessés. Ce fut le 18 septembre. Ce jour-là, accompagné de quelques officiers et sous-officiers, et de deux pelotons du makhzen, il se rendit sur le lieu du combat d’El Moungar, et bénit la tombe des deux officiers et la fosse où avaient été ensevelies les autres victimes du combat d’El Moungar.
Il reprenait le chemin de Béni Abbès le 30 septembre.
Dans les mois qui suivirent, il retourna encore rendre visite à ses convalescents de Taghit. Puis, vers la fin de l’année, il se mit en retraite. Les retraites du Père de Foucauld, on l’a déjà vu, étaient pour lui l’occasion du plus minutieux examen de conscience, et des résolutions les plus nettes. Il écrivit, cette fois, à son directeur, l’abbé Huvelin : « Les trois principales choses dont j’ai à demander pardon à Jésus, pour l’an 1903, sont : sensualité, manque de charité envers le prochain, tiédeur envers le bon Dieu. » Or, il ne mangeait jamais à sa faim, faisait oraison jour et nuit, et ne repoussait aucun de ceux qui l’importunaient. Mais les parfaits, pour l’avancement, ont besoin de l’humilité.
Une question fort grave occupait son esprit, et, sans doute, dans cette retraite de la fin de 1903, il l’avait étudiée jusqu’au fond, mettant en regard les unes des autres, et par écrit, les raisons pour et les raisons contre.
On se souvient que Frère Charles avait demandé à M. Huvelin, au commandant Laperrine, à Mgr Guérin, chacun ayant un titre particulier à être interrogé, la permission d’aller en reconnaissance dans le Touat et le Tidikelt, de s’établir, éventuellement, parmi les Touaregs, ou ailleurs, sans abandonner tout à fait Béni Abbès, où il reviendrait et ferait des séjours. L’ermite aurait plusieurs hôtelleries dans le désert. La dernière autorisation, celle de « l’évêque du Sahara, » lui était parvenue le 29 août. Quelques jours plus tôt, il avait reçu une lettre du commandant Laperrine, le pressant de se mettre en route, et ajoutant : « Je crois qu’il y a beaucoup de bien à faire, car, si l’on ne peut espérer des conversions tout d’un coup, faire accepter le dogme, on peut, par l’exemple et le contact journalier, mettre en évidence la morale chrétienne, et la répandre. »
Les combats de Taghit et d’El Moungar ne permirent pas à Frère Charles d’exécuter le projet. Il dut se lancer sur une piste qui n’était pas celle du pays Hoggar. Mais, à la fin de l’année, au moment où il sortait de retraite, la rébellion paraissant calmée, il se demanda de nouveau : où est le devoir ? Contrairement à ce que nous serions tentés, de croire, l’idée de s’enfoncer plus avant dans le désert ne lui plaisait pas, ou, plus justement, si le voyage, l’aventure, la conquête des âmes, la haute ambition surtout de porter Jésus-Christ parmi les peuplades nouvelles tentaient l’imagination et le grand cœur de l’apôtre, le regret de quitter Béni Abbès le tirait en arrière. Qu’allaient dire ces gens dont il était « adoré, » indigènes ou soldats ? Et que deviendrait l’œuvre commencée ?
« J’ai une grosse incertitude, au sujet du voyage que j’avais projeté dans le Sud, dans ces oasis du Touat, Tidikelt, qui sont absolument sans prêtre, où nos soldats n’ont jamais la messe, où les musulmans ne voient jamais un ministre de Jésus... Vous vous rappelez qu’ayant reçu les trois autorisations de vous, de Mgr Guérin, des autorités militaires, j’allais partir en septembre, lorsque j’ai été appelé à Taghit auprès des blessés... Maintenant que le calme semble rétabli, faut-il donner suite à mon projet ? Voilà un gros point d’interrogation pour moi. Je sais d’avance que Mgr Guérin me laisse libre, c’est donc à vous que je demande conseil.
« Si Mgr Guérin pouvait et voulait y envoyer un autre prêtre, certainement je n’irais pas, mon devoir, bien clair, serait de rester à Béni Abbès.
« Mais je crois qu’il ne veut y envoyer personne ; je crois même qu’il ne peut y envoyer personne.
« Dans ces conditions, ne dois-je pas y aller, y fonder un pied à terre, si je puis dire, dans l’Extrême-Sud, qui me permette d’aller chaque année y passer deux ou trois ou quatre mois, et profiter de ce voyage pour administrer ou au moins offrir les sacrements dans les garnisons, et faire voir la Croix et le Sacré Cœur aux musulmans, en leur parlant un peu de notre sainte religion... ?
« Cela m’est, en ce moment, on ne peut plus facile. On m’invite, on m’attend. La nature y répugne à l’excès. Je frissonne, — j’en ai honte, — à la pensée de quitter Béni Abbès, le calme au pied de l’autel, et de me jeter dans les voyages pour lesquels j’ai maintenant une horreur excessive. Si je ne croyais pas, de toutes mes forces, que les mots comme doux, pénible, joie, sacrifice, doivent être supprimés de notre dictionnaire, je dirais que je suis un peu triste de m’absenter de Béni Abbès.
« La raison montre aussi bien des inconvénients : laisser vide le tabernacle de Béni Abbès, m’éloigner d’ici où peut-être, (c’est peu probable cependant), il y aura des combats ; me dissiper dans ces voyages, qui ne sont pas bons pour l’âme ; ne glorifîé-je pas plus Dieu en l’adorant solitaire ?
« Malgré ce que la raison oppose, et la nature, je me sens extrêmement et de plus en plus poussé intérieurement à ce voyage.
« Un convoi part pour le Sud le 10 janvier : faut-il le prendre ? Faut-il en attendre un autre ? Il n’y en aura peut-être pas avant plusieurs mois, et j’ai des raisons de craindre de n’avoir pas alors les mêmes facilités que maintenant.
« Faut-il ne pas partir du tout ?
« Mon sentiment, mon avis, bien net, est que je dois partir le 10 janvier.
« Je vous supplie de m’écrire une ligne à ce sujet. Je vous obéirai.
« Si je ne reçois rien de vous pour le 10 janvier, je partirai probablement.
« Si je reçois un mot de vous, je ferai ce que vous me direz, quoi que ce soit. »
Le 10 janvier passa. La réponse de M. Huvelin ne vint pas. Le 13, un convoi devait partir pour le Touat et le Tidikelt. Frère Charles, ayant considéré qu’il avait, lui, la possibilité de visiter ces régions, et que « peut-être aucun prêtre ne l’aurait d’ici plusieurs années, » se décide à entreprendre le voyage qui lui coûtait si fort. Il écrit, à la date du 13 janvier 1904 : « Je retire, ce matin, la sainte réserve du tabernacle, et je pars, à huit heures, pour Adrar, capitale du Touat, à pied, avec le catéchumène Paul pour me servir la messe, avec une ânesse portant la chapelle et les provisions, avec l’ânon qui ne porte rien, des sandales neuves et deux paires d’espadrilles. »
Il commençait ainsi une nouvelle phase de sa destinée. Il allait vers ces inconnus, les Touaregs de l’Ahaggar, qui auraient la plus large part de son amitié et de son apostolat, et chez lesquels serait consommé, un jour, son sacrifice. N’avait-il pas écrit à son supérieur le Père Guérin : « Vous demandez si je suis prêt à aller ailleurs qu’à Béni Abbès pour l’extension du Saint Evangile : je suis prêt, pour cela, à aller au bout du monde et à vivre jusqu’au jugement dernier. » N’avait-il pas coutume de dire : « La crainte est le signe du devoir ? »
RENE BAZIN.
- ↑ Copyright by René Bazin, 1921.
- ↑ Voyez la Revue des 15 avril, 1er mai et 1er juin.
- ↑ On retrouve, dans le droit palestinien des Croisés, des dispositions inspirées, à nos vieux pères, par cet esprit de justice, et par le respect de l’homme religieux pour la parole de l’homme religieux. Ainsi, le serment du Sarrasin prêté sur le Coran, équivalait, devant le tribunal commercial, au serment du chrétien sur l’Évangile, du juif ou du samaritain sur le Pentateuque. En cas de différend entre un Sarrasin et un Franc, le Sarrasin se libérait en jurant sur le Coran (Assises de Jérusalem, t. II, ch. 241 et 60). Exemple d’autant plus significatif qu’en droit musulman ordinaire, le témoignage d’un chrétien ou d’un juif n’est pas reçu contre un musulman.
- ↑ « Il y aura deux ans en octobre que je ne me suis confessé. » « Lettre à un ami, 16 mars 1903.)