Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara/03
Trois ans après sa conversion, le 16 janvier 1890, Charles de Foucauld entrait à la Trappe.
J’ai voulu visiter l’abbaye de Notre-Dame des Neiges. Elle est située sur les hauts plateaux des monts du Vivarais, dans une contrée sauvage, qui dépendait autrefois du Languedoc. Lorsqu’on est arrivé sur ces crêtes, balayées par le vent, vêtues de courtes bruyères, sans arbres, qui enveloppent le monastère, on ne voit autour de soi, à d’immenses distances, que des sommets à peu près d’égale hauteur, tendant à la lumière leur pierraille et leur maigre verdure, et séparés les uns des autres par l’ombre violette des ravins. Il n’y a pour ainsi dire point de termes sur les hauteurs : une ou deux seulement, au corps trapu, au toit surbaissé, fait pour porter six mois de neige et de tempête. Je venais de loin, par un chemin qui suit les crêtes. Le chemin descendit un peu ; l’automobile entra dans une avenue, que bordaient deux bois de jeunes pins et de hêtres, puis tout à coup, sortant de l’ombre, courut de nouveau dans le soleil et les larges espaces. Devant moi, à mi-coteau, se dressait le monastère de granit blanc, avec ses granges, ses celliers, ses étables, ses écuries ; une forêt, semée par les moines, couvrait les pentes de la montagne en face, et tout le vallon, entre les deux grands bois, n’était qu’un fleuve ondulant d’avoine mûre et de blé mûr.
Le monastère, tel qu’il est aujourd’hui, n’est plus celui où fut accueilli Charles de Foucauld. Les cellules des religieux, la salle capitulaire, l’église, ont été détruits par un incendie, le 27 janvier 1912. Mais les moines semeurs de forêts sont aussi des rebâtisseurs. Ils ont reconstruit une abbaye nouvelle, à 1 100 mètres d’altitude, un peu plus haut que l’ancienne dont les ruines commencent à appartenir aux arbustes sauvages et aux herbes.
Quand Charles de Foucauld se présenta à Notre-Dame des Neiges, et demanda d’être admis parmi les novices, on l’interrogea. La règle de Saint Benoît prescrit aux supérieurs d’examiner soigneusement les postulants, de les éprouver en les interrogeant, afin de bien connaître et la personne de ces futurs frères, et les motifs qui les ont amenés à la porte de l’abbaye. Dom Martin, abbé de cette communauté de travailleurs silencieux, n’ignorait pas que l’homme qui parle de soi volontiers se déclare ainsi porté à la complaisance et à la vanterie. Il demanda :
— Que savez-vous faire ?
— Pas grand’chose.,
— Lire ?
— Un petit peu.
L’abbé vit par là, et par bien d’autres réponses du même ton, que ce lieutenant de chasseurs d’Afrique était, au contraire, peu causant et déjà fort modeste. Ayant fini de l’interroger, il le pria de balayer un peu, pour voir. Il s’aperçut, au premier coup de balai, que le postulant n’avait pas été exercé. On compléterait son éducation.
Et c’est ainsi que le vicomte Charles de Foucauld entra au noviciat de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, pour devenir Frère Marie-Albéric.
Le souvenir qu’il a laissé parmi les Frères de ce grand ordre est celui d’un religieux serviable envers tous, très pieux, presque excessif dans son austérité, mais pondéré dans son jugement : en somme, le souvenir d’un personnage et d’un saint. Frère Marie-Albéric édifia surtout le monastère par son humilité. Il était simple à la perfection, et savait comment faire, étant un homme du meilleur monde qui se mettait, par vertu, au dernier rang. L’éducation sert à tout, même à passer inaperçu, ou à tâcher de l’être. Un des moines de là-bas, faucheur de blé, toucheur de bœufs, que j’interrogeais, me répondit ce mot magnifique :
— Monsieur, je lui parlais comme à un paysan !
Il ajouta :
— Moi je l’ai vu tous les jours ; il n’a jamais refusé un service à personne : il était beau comme un second François d’Assise !
Le régime de la Trappe éprouve plus d’un novice solidement bâti[3]. Frère Albéric avait une santé de fer et une volonté de même métal. Il a maintes fois déclaré que ni le jeûne, ni les veilles, ni le travail ne l’avaient jamais incommodé. La seule chose qui lui fût difficile, c’est l’obéissance, et là encore nous saisissons un trait de cette nature fière, impétueuse, faite pour le commandement, habituée à l’exercer, et qui ne pliait que sous la grâce.
(Études, méditations, offices, travail manuel, remplissent les mois qui suivent. Les lettres de Frère Marie-Albéric à sa famille sont pleines d’affection, pleines aussi de la joie d’un esprit pacifié. Mais, l’été venu, et selon le projet formé dès l’entrée au couvent, il dit adieu à ses Frères, et, mage qui commençait à voir l’étoile, il se met en marche vers l’Orient. Il croit qu’il doit y vivre et y mourir. Erreur : il ne fera que s’y préparer à des exils plus lointains et à de bien pires solitudes).
Il avait demandé qu’après six mois de noviciat, on l’envoyât dans le plus pauvre et lointain monastère d’Asie-Mineure. Désir de la solitude absolue ? désir d’être celui qui n’est plus qu’un nom, et dont on dit : il est là-bas, je ne sais où ? Souvenir des horizons qu’il avait aimés ? Sans doute, mais le temps n’était plus où l’Orient ne représentait pour lui que la terre préférée du voyage, de l’étude et du rêve. D’autres attraits, d’espèce âpre et mystérieuse, le conduisaient vers le monastère d’Akbès.
Tout est préparé pour le voyage. Une place est retenue, à destination d’Alexandrette, sur un bateau qui part de Marseille le 17 juin 1890. La veille. Frère Marie-Albéric écrit à sa famille :
« Je me vois sur le bateau qui m’emportera demain, il me semble que je sentirai toutes les lames qui l’une après l’autre m’éloigneront ; il me semble que ma seule ressource sera de penser que chacune est un pas de plus vers la fin de la vie...
« De Marseille à Alexandrette, je serai seul, le frère qui devait partir avec moi reste ; je suis satisfait de cette solitude, je pourrai penser sans contrainte. L’adresse est : Trappe de Notre-Dame du Sacré-Cœur, par Alexandrette (Syrie). J’arriverai à Alexandrette le treizième jour de la traversée. On part le lendemain matin pour Notre-Dame du Sacré-Cœur, et on y arrive le surlendemain soir, après deux jours de marche. »
Et quand la traversée est sur le point de finir, il trace sur une feuille de papier ces mots, véritable cri de tendresse angoissée : « Demain je serai à Alexandrette, et je dirai adieu à cette mer, dernier lien avec ce pays où vous respirez tous. »
Il débarque. Le voyage commence aussitôt, vers la montagne. Frère Marie-Albéric part d’Alexandrette le jeudi 10 juillet dans l’après-midi, avec un Père de Notre-Dame du Sacré-Cœur arrivé la veille pour le chercher. « Nous avons marché toute la nuit et la journée du lendemain, sauf cinq heures de halte, montés sur des mulets, escortés de trois Turcs armés ; le vendredi à six heures, nous sommes arrivés à Notre-Dame du Sacré-Cœur, ensemble de maisonnettes en planches et en pisé, couvertes de chaume »
Ce monastère était une abbaye improvisée, établie en 1882 dans les montagnes du Nord de la Syrie, par les Trappistes de Notre-Dame des Neiges, comme un refuge, s’ils venaient à être obligés de quitter la France.
Le domaine s’appelle Cheiklé et fait partie du vilayet d’Adana. Pour s’y rendre, on sort d’Alexandrette par la route d’AIep. Elle monte d’abord un peu, puis la montée devient fort dure. Il faut franchir, en effet, la chaîne des monts Amanus. Les lacets se multiplient. Sur le chemin taillé dans le roc, et sans parapets, descendent ou grimpent des files de chameaux de bât, des attelages, des cavaliers, des piétons. En cinq heures, on arrive au col de Beilan, lieu fameux par où passèrent tous les envahisseurs de cette partie de l’Asie : les Assyriens, les armées de Darius et celles d’Alexandre, les armées romaines, celles des Sultans arabes, celles des Croisés quand ils cherchaient la plaine où est Antioche. Les ruines des châteaux forts du moyen âge servent encore de carrière aux gens de la contrée. On s’arrête à Beilan, frontière entre les vilayets d’Alep et d’Adana, car il y a là un poste de douaniers turcs. Et c’est là que les voyageurs qui viennent du large des terres, et prétendent aller à la côte, doivent remettre aux zaptiés leurs armes, ou, tout au moins, comme les Kurdes et les Circassiens n’y manquent guère, plonger et cacher leur pistolet ou leur poignard entre les plis de la ceinture. Quand on a traversé le village, on commence de descendre. Les ponts, jetés sur les torrents, sont moins sûrs que les gués.
On ne quitte la route d’Alep qu’au bas de la montagne, pour prendre, à gauche, une simple piste, tracée parmi les forêts, les landes ou les cultures, qui ne s’écarte guère des dernières pentes de l’Amanus et en contourne les éperons. Après une longue marche, on parvient à un endroit où la montagne est largement entaillée. Là se trouve la petite ville d’Akbès, avec la mission des Lazaristes. Les voyageurs, comme Frère Albéric et son compagnon, qui veulent se rendre à la Trappe de Cheiklé, s’engagent alors dans le ravin, y montent pendant deux heures, et redescendent un peu, pour gagner le fond d’une haute vallée tout à fait admirable de forme et de décor [4].
Imaginez un cirque de montagnes qui l’enveloppent, et sont toutes couvertes de forêts de grands pins parasols, sous lesquels poussent des chênes et d’autres arbres et arbustes. Elle-même est cultivée, labourée, semée comme une campagne de France ou d’Italie, puisqu’il y a des moines de Saint-Bernard dans ce coin sauvage de la Turquie. Des sources jaillissantes l’arrosent, forment un ruisseau qui a fini par couper une paroi de la montagne, et descend en cascades. Par cette coupure étroite, on aperçoit, au loin, la plaine indéfinie de Killis et d’Alep. C’est la seule ouverture sur le monde. Hors la brèche, tout n’est que verdure, et bleu du ciel.
Le monastère fut bâti là, parmi les cultures. C’est bien le plus pauvre qu’on puisse imaginer. Une clôture le limite et le défend des rôdeurs, mais elle est faite d’épines sèches et de piquets. On ne voit point d’église comme en nos abbayes d’Occident, qui domine de son toit et de son clocher les autres bâtiments. La porte d’entrée de la Trappe de Cheiklé ouvre sur une cour de ferme. A droite, tout en longueur, sont les écuries des mules et les étables ; à gauche, une boulangerie, une cuisine, une forge, un hangar où l’on remise les instruments agricoles ; au fond, la salle du chapitre, le réfectoire, la chambre du prieur. Plusieurs autres constructions, dans la partie gauche du terrain, furent groupées selon les besoins, chapelle, menuiserie, bûcher, salles d’étude, bibliothèque, lingerie : mais la pierre ayant été réservée pour la chapelle, la salle capitulaire et les écuries, le reste fut construit en clayonnage et en terre grasse, et coiffé de toitures en planches ou en chaume. L’aspect n’avait rien de ce bel ordre dont le mot monastère éveille en nous l’idée. Il fallait, pour habiter là, des hommes solides de corps et de courage. Car, sans parler des incursions, toujours possibles, des bandes de brigands tentés par les greniers, ou excités par le fanatisme, le confortable manquait nécessairement, et le nécessaire habituellement. Les religieux, par exemple, couchaient, en été, dans un grenier situé au-dessus des étables et dont le plancher, aux lattes frustes et sans jointures, laissait passer le bruit et l’odeur des bêtes. En hiver, ils avaient, pour dortoir, un autre grenier, au-dessus de la salle capitulaire et du réfectoire, mais on n’y dormait guère mieux que dans l’autre, lorsque la neige couvrait la toiture en tôle, très rapprochée des paillasses, et les couvertures, rembourrées avec de la mousse, défendaient mal de la morsure du froid. Par ailleurs, si le domaine suffisait à faire vivre ceux qui le cultivaient, il ne donnait pas les ressources qu’il aurait fallu pour édifier une abbaye véritable. La terre, depuis vingt ans défrichée, produisait de belles récoltes de froment, d’orge, de coton ; le jardin potager fournissait abondamment les légumes ; des vignes bien exploitées, bien entretenues, et de cépages choisis, permettaient de faire, à la fin des étés, un vin blanc délicieux : mais l’éloignement des marchés rendait la vente à peu près vaine, et le transport mangeait la marchandise.
C’est là que Frère Marie-Albéric passa six années, au cours desquelles s’affirme la vocation la plus exceptionnelle, en nos temps, et qui devait l’entraîner dans les plus dures solitudes du monde. Au début de 1897, l’heure allait venir, pour lui, de renouveler ses vœux de trappiste. Ils ne seront pas renouvelés. Frère Marie-Albéric vient à Rome, il demande conseil, il désire mener la vie d’ermite. Qui va le comprendre ? Qui va le soutenir ? Le chapitre général de son ordre, qui sait cependant quel religieux exemplaire et aimé il va perdre, ne cherche pas à le retenir. A l’unanimité, ces vieux trappistes reconnaissent une destinée, là où tant d’autres hommes, moins habitués à lire les âmes, eussent dit sans doute : caprice et esprit de changement. Dans les derniers jours de février, Charles de Foucauld repart pour la Terre Sainte. Il s’établit dans une cabane, hors des murs de clôture d’un couvent de Clarisses, à Nazareth ; il y devient, comme il dit, serviteur, jardinier, commissionnaire, et vit de la sorte environ trois années.
Là encore son mérite est découvert, son passage dans les rues guetté par les enfants, son nom cité dans les conversations des puissants de la terre. La légende commence à s’emparer de lui. Mais la longue période de l’incertitude et de l’apprentissage est finie. Au mois d’août 1900, ayant enfin accepté de se préparer au sacerdoce, il rentre en France, et demande asile, pour des mois d’études et de recueillement, à l’abbaye très aimée, celle des premiers jours, Notre-Dame des Neiges.
Au moment où je reprends le récit, Charles de Foucauld a été ordonné prêtre par Mgr Bonnet, évêque de Viviers ; il a décidé de continuer à vivre en ermite, non plus en Asie, mais parmi les populations infidèles « les plus délaissées. » Il va partir pour Béni Abbès. Il a demandé, aux autorités civiles et militaires, l’autorisation de s’établir dans ces régions extrêmes occupées depuis peu de mois. Les autorités religieuses sont saisies du projet. Voici la lettre qu’il avait adressée au préfet apostolique du Sahara :
« Le souvenir de mes compagnons morts sans sacrements et sans prêtre, il y a vingt ans, dans les expéditions contre Bou-Amama, dont je faisais partie, me presse extrêmement de partir pour le Sahara, aussitôt que vous m’aurez accordé les facultés nécessaires, sans un seul jour de retard, puisqu’un jour d’avance peut être le salut de l’âme de l’un de nos soldats. Aussi je regarde comme un devoir de charité de vous écrire de nouveau, afin de pouvoir partir le plus tôt possible.
« Je demande humblement à Votre Grandeur deux choses : 1° la faculté d’établir, entre Aïn Sefra et le Touat, en l’une des garnisons françaises n’ayant pas de prêtre, un petit oratoire public, avec la sainte réserve pour les besoins des malades, d’y résider et d’y administrer les sacrements ; 2° l’autorisation de m’y adjoindre des compagnons, prêtres ou laïcs, si Jésus m’en envoie, et d’y pratiquer avec eux l’adoration du Très Saint Sacrement exposé.
« Si vous daignez m’accorder cette double demande, je résiderai là, chapelain de cet humble oratoire, sans titre de curé, ni de vicaire, ni d’aumônier, et sans aucune subvention, vivant en moine, suivant la règle de Saint-Augustin, dans la prière, la pauvreté, le travail et la bienfaisance, sans prêcher, sans sortir, si ce n’est pour administrer les Sacrements, silencieux et cloîtré.
«Je promets de tout mon cœur à Votre Grandeur de m’efforcer, avec l’aide de Dieu, de n’être jamais, malgré ma misère, une occasion de scandale, et de ne jamais être, pour votre Délégation, une cause de frais ni de charge matérielle ; je vous promets d’avance, de tout mon cœur, l’amour filial et la plus fidèle obéissance.
« Si Votre Grandeur désire me parler, sur un mot de vous, par poste ou télégraphe, j’irai immédiatement à Alger.
« Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur...,
« CHARLES DE FOUCAULD,
« prêtre indigne. »
Il part au début de septembre 1901. Les caisses sont déjà prêtes, clouées, étiquetées, où les Frères ont enfermé les provisions et tous les meubles qu’emportera l’ermite. Que contiennent-elles ? Le nécessaire de la chapelle, un petit nombre de livres, 50 mètres de corde, avec un petit seau pour puiser de l’eau dans les puits du désert, de la toile solide pour fabriquer une tente, et des sacs fendus dont on fera des tapis.
Le pauvre bagage est chargé sur une charrette. L’ancien Frère Albéric reçoit une dernière bénédiction de l’Abbé, et s’en va, très ému. Quelques jours après, il traverse la mer, et débarque en Afrique, dans son Afrique. A Maison-Carrée, il est reçu par Mgr Livinhac, « l’évêque du Sahara ; » on lui donne les autorisations nécessaires pour s’établir dans le Sud de la province d’Oran, à proximité du Maroc. En attendant que l’autre autorisation, celle du gouverneur de l’Algérie, lui parvienne, — c’est un vieil ami, le commandant Lacroix, un des Africains les plus connus, qui fait les démarches nécessaires [5], — il est invité à passer quelques jours à la Trappe de Staouéli. Il retrouve là des religieux qui lui sont depuis longtemps dévoués. Des amitiés nouvelles, aussitôt profondes, se nouent entre lui et les missionnaires de Maison-Carrée. Il est tout espérance et tout projet. « A Béni Abbès, je serai actuellement seul comme prêtre, écrit-il, à 400 kilomètres du plus proche [6]. Mon préfet apostolique, Mgr Guérin, me permet d’avoir des compagnons. » De son côté, Mgr Guérin disait : « Je n’ai connu Charles de Foucauld que depuis le commencement de septembre ; mais il ne m’a pas fallu plus de temps pour l’estimer comme il le mérite, et reconnaître en lui une vertu admirable. Je regarde comme une bénédiction de Dieu l’entrée de ce saint prêtre sur le territoire de la préfecture qui m’est confiée... Un véritable saint, comme lui, fait nécessairement du bien. »
La réponse favorable du gouverneur général et du général commandant le corps d’armée étant venue le 14 octobre, le départ pour Oran, puis pour le Sud, eut lieu dès le lendemain. Les officiers des postes échelonnés sur la route d’Oran à Béni Abbès avaient appris que l’explorateur célèbre, leur ancien camarade devenu moine, allait passer, obéissant, lui aussi, à l’appel du désert, mais pour d’autres motifs. Ils l’attendaient, aux gares du petit chemin de fer stratégique, aujourd’hui construit jusqu’à 800 kilomètres d’Oran, et qui se terminait, en 1901, à Aïn Sefra ; ils venaient le saluer ; quelques-uns lui apportaient des provisions de voyage. A Aïn Sefra, la petite ville blanche, bâtie au pied des dunes, il aurait pu trouver quelque auberge. Mais le général Cauchemez l’emmena au bureau arabe, château blanc parmi des arbres d’Europe, et lui donna une chambre, où Charles de Foucauld logea, cela est sûr, mais où l’on ne peut dire qu’il coucha dans un lit. Pendant les deux ou trois jours qu’il demeura chez le général, on apprit bientôt que l’explorateur-ermite avait dormi sur le plancher. Il se déclarait bien reconnaissant envers les officiers de tout grade qui lui faisaient accueil. Et c’est pour ne pas les contrarier qu’après quelque résistance il accepta, lui qui se proposait d’aller à pied jusqu’à Béni Abbès, de partir avec le lieutenant Huot, qui revenait de permission, et donc de faire à cheval, — sur le cheval d’un cavalier du maghzen, — et avec une escorte, la longue route d’Aïn Sefra à Béni Abbès.
Ils entrèrent dans les régions désertiques.
A mi-route environ, se trouvent l’oasis de Taghit, et la redoute qui commande une région dangereuse, fréquemment parcourue par des partisans en maraude. Comme les voyageurs français et leur petite escorte approchaient de là, ils virent accourir une troupe de cavaliers. C’était le capitaine de Susbielle, commandant du poste, à la tête de son maghzen. Prévenu de la prochaine arrivée de l’ancien lieutenant de chasseurs d’Afrique, il venait à la rencontre de celui qui se dévouait à jamais aux pauvres du désert. En chemin, il avait dit à ses hommes : « Vous allez voir un marabout français ; il vient par amitié pour vous : recevez-le avec honneur. » Foucauld, reconnaissant la France, se porte vers elle, au galop, sa robe blanche flottant au vent. Il arrête son cheval à trois pas de l’officier, et répond au salut de M. de Susbielle. En même temps, les quinze cavaliers, fidèles à la politesse indigène, mettent pied à terre, enveloppent le marabout « qui vient par amitié pour eux, » et, plusieurs ensemble, inclinés, baisent le bas de sa « gandourah. »
Ce fut la bienvenue du Sahara.
Frère Charles vécut quelques heures à Taghit. Le 24 octobre, avant de remonter à cheval, il célébra la messe devant les Français de la garnison. « C’est la première messe depuis l’occupation, disait-il. Il est probable qu’en aucun temps un prêtre n’y est venu. Je suis bien ému de faire descendre Jésus en ces lieux où, probablement, il n’a jamais été corporellement. »
Quatre jours plus tard, au soir d’une journée chaude, les voyageurs arrivaient à l’entrée de l’oasis. ;
Béni Abbès est une oasis de 7 à 8 000 palmiers. Ils poussent sur la rive gauche de la Saoura, dans les terres et les sables où sont nombreuses les fontaines, et ils forment une longue futaie épaisse, serrée contre une falaise qui la domine de haut. La Saoura elle-même n’est autre que l’oued Zousfana, venant de Figuig, et qui s’est confondue, à 40 kilomètres au Nord de l’oasis, avec un fleuve plus abondant, l’oued Guir, descendu des plateaux du grand Atlas marocain. Leurs eaux mêlées se sont terrées, pour ne pas être bues par le soleil, selon la coutume des fleuves sahariens ; elles traversent en tunnel les déserts ; elles ne réapparaissent à la lumière qu’à l’entrée de la palmeraie, dont elles suivent la bordure, — la rive droite étant presque sans verdure, — pendant quinze cents mètres environ, puis disparaissent de nouveau, pour aller peut-être, bien loin de là, gonfler mystérieusement le cours du Niger [7].
Les voyageurs qui viennent de Colomb Béchar, en suivant la large vallée, marchent longtemps dans la rocaille, entre le lit desséché de cette Saoura et les dunes qui bornent le désert vers la gauche. Quand ils ont dépassé le bouquet de palmes de Mazzer, ils doivent mettre les pieds dans le sable, et franchir des éperons successifs de dunes qui, devant eux, limitent l’horizon. C’est seulement du sommet de la dernière dune, qu’on aperçoit, entre deux falaises, tout à coup et à courte distance, la rivière tournante, les premières flaques d’eau, les premières formes qui plient, les cimes d’une grande palmeraie verte, un haut plateau à droite, un haut plateau à gauche, et, sur la crête de celui-ci, les murailles crénelées, blanches, éblouissantes, du bordj des affaires indigènes. On sort de l’aride, on pénètre dans le domaine de l’ombre, des sources, des cultures et de la vie. L’intervalle entre les falaises qui tiennent dans leurs bras l’oasis, étroit d’abord, prend de l’ouverture, comme la panse d’une aiguière, et c’est mieux qu’un couloir boisé, c’est une petite plaine qu’ils enserrent, coupée par la rivière, sans arbre sur la rive droite, toute plantée, sur l’autre rive, de palmiers qui abritent des abricotiers, des pêchers, des figuiers, des pieds de vigne. Là, dans la forêt, vers le milieu, il y a un village fortifié où l’on pénètre par une porte unique, où les rues sont couvertes presque partout ; village peuplé d’hommes libres, les Abbabsa, les fils de Béni Abbès. Plus loin, et vers l’extrémité, un second village, aux murailles très hautes et semblables à celles d’un château féodal, est habité par des Arabes de la tribu des Renanma, qui font paître leurs chameaux et leurs ânes dans les pauvres pâturages de la région. Les nègres, jardiniers, semeurs et moissonneurs d’orge, logent à la lisière de la palmeraie, le long d’un ravin qui donne accès au plateau du bordj. Et la population indigène, divisée ainsi en trois groupes, comptait de douze à quinze cents âmes.
Frère Charles avait choisi ce lieu d’apostolat, en raison des misères qu’il y rencontrerait et que pas un prêtre encore n’avait pu secourir ; à cause de la proximité du Maroc également, la terre très aimée, où il espérait pouvoir rentrer un jour en missionnaire ; il savait enfin que Béni Abbès passait pour la plus jolie des oasis du Sud algérien, le plus beau fragment même de la longue rue de palmiers qui commence à Figuig et va finir à In Salah. Au moment où il arrivait, la grande redoute qui commande l’entrée de la palmeraie n’existait pas encore ; une autre, moins importante, aujourd’hui détruite, s’élevait un peu plus loin, sur la crête de la falaise, et abritait la garnison [8]. Il suivit le chemin tracé par le pas des hommes et des bêtes. A peine eut-il gravi la pente raide, bordée de huttes, qui conduisait au sommet du plateau, qu’il fut ravi d’admiration. Au Nord et a l’Est, Béni Abbès était enveloppé, à peu de distance, par les vagues de sable rose ou doré de l’Erg occidental, les grandes dunes mêlées, fuyantes, et dont plusieurs s’élèvent à 150 et 200 mètres, tandis que, vers l’Ouest, au delà de la coupure du ravin et de la palmeraie, s’étendait le second plateau, rocheux, rigide et tabulaire, sans arbre et qu’on eût dit sans fin. Le voyageur se trouvait à un point de jonction entre les deux déserts sahariens, entre le désert de sable qui couvre tout le Sud crânais, et le désert de pierre, la Hamada, qui va jusqu’à la frontière du Maroc. Splendeur de la lumière, pauvreté du sol, pureté des nuits, silence des nuits, que de fois Frère Charles se servira de vous dans ses méditations, et dégagera le sens éternel caché dans le paysage le plus humble ou le plus magnifique !
Il chercha tout de suite la place où établir sa demeure et acheta, sur le plateau de la rive gauche, non sur la lisière, mais à 400 mètres environ en arrière, trois petits mamelons qu’il qualifia de montagnes, et deux dépressions également incultes qu’il appela vallées, et où poussaient plusieurs palmiers sauvages. Le prix, naturellement, fut excessif. Frère Charles paya 1 170 francs ces huit ou neuf hectares de désert. L’ensemble avait la forme d’une courge coudée. C’était le « terrain de culture » de la future « Fraternité. » Il y avait de l’eau, heureusement, ou du moins quelque possibilité de s’en procurer. Le domaine renfermait plusieurs sources et d’anciens puits. On creusa les puits, on dégagea les sources. Frère Charles, Imaginatif et l’esprit toujours en avance d’un jour, d’un mois ou d’un an sur le moment présent, ravi de cette nouvelle résidence, songeait déjà qu’il vivrait là dans une demi-clôture, que les fruits et les légumes du jardin seraient abondants, qu’il en pourrait donner, qu’on éviterait ainsi la famine des années de grande sécheresse, qu’il serait le nourricier, le consolateur, l’ami de plusieurs pauvres, particulièrement des soldats français et des esclaves.
Les premiers jours. Frère Charles logea dans les bâtiments du bureau arabe. Dès le matin, il partait, avec quelques tirailleurs de bonne volonté, mis à sa disposition pour construire l’ermitage. Ce ne fut jamais qu’un pauvre assemblage de cabanes en terre, sans caractère d’art, construites dans un ravin et fragiles tout à fait : si elles se défendaient à peu près du soleil, elles eussent fondu sous la pluie de deux jours. Heureusement il ne pleut guère qu’une fois par an dans la Saoura, et il arrive qu’il ne pleuve pas du tout. On employait, pour bâtir, des pierres glanées sur le plateau, mais surtout des briques de glaise séchée ; un peu de terre délayée était le mortier ; des planches poreuses de troncs de palmiers faisaient office de poutres ; les nervures des grandes feuilles et des roseaux servaient de couverture.
La chapelle, naturellement, eut un tour de faveur et fut élevée d’abord. Frère Charles la décrit avec amour dans une lettre à un ami : « Le toit est horizontal, en grosses poutres de palmier brutes couvertes de nattes en branches de palmier : c’est très rustique, très pauvre, mais harmonieux et joli. Pour soutenir les poutres, il y a, au milieu, quatre troncs de palmier verticaux ; dans leur rusticité, ils font très bon effet et encadrent bien l’autel ; à celui qui est près du coin de l’Evangile est pendue une lampe à pétrole, qui m’éclaire la nuit et jette beaucoup de lumière sur l’autel... Au plafond est accroché un dais en forme de tente, en grosse toile vert foncé absolument imperméable, pour garantir de la pluie l’autel et son marche-pied. »
Un officier de la garnison dessine pour la chapelle quatre grandes figures de saints. Mais le principal décorateur est encore l’architecte, Frère Charles lui-même. Il peint sur étoffe, — dans cette manière très moderne, réduite à quelques lignes d’une justesse extrême, dont il a donné maint exemple en illustrant la Reconnaissance au Maroc, — une image qui représente le Christ « étendant les bras pour embrasser, serrer, appeler tous les hommes et se donner pour tous. » Du côté de l’Evangile est un Saint Joseph, de la « fabrique » du Père. Aux murs de la « nef » pendent les quatorze tableaux d’un chemin de croix, dessinés à l’encre noire, bleue ou rouge, non sur toile ou sur papier, mais sur des planchettes de caisses, que Frère Charles a coupées et quelque peu rabotées.
C’est là qu’il passera tant d’heures, de jour ou de nuit, en adoration ou en méditation ; c’est là qu’il couche, au début seul dans cette cabane isolée. Il s’étend, tout habillé, sur le marchepied de l’autel. Il dormira près du Tabernacle, comme le chien aux pieds de son maître. Encore se juge-t-il indigne d’une pareille faveur. Dès que les premières constructions, qui devaient accompagner la chapelle, furent commencées, un sous-officier de tirailleurs, M. J..., qui était de ses amis, s’étant levé de grand matin, pour venir à l’ermitage, trouva le Père couché à l’abri d’un mur inachevé. « Comment, lui demanda-t-il, vous ne couchez plus dans la chapelle ? — Non. — Vous me disiez que vous étiez bien là ! — C’est justement pour cela que j’en suis parti. » Peu de temps après, le Père de Foucauld choisissait, pour y dormir, la sacristie de la chapelle. Or, la petite pièce qu’il appelait ainsi n’était pas assez longue pour qu’un homme pût s’y coucher sur le sable. Le même adjudant de tirailleurs en fit la remarque au Père, qui répondit : « Jésus, sur la croix, n’était pas étendu. »
Les ouvriers continuaient de travailler. Au delà de la sacristie, ils édifièrent des cases en briques et en boue sèche, qui prirent le nom de cellule Saint-Pierre et de cellule Saint-Paul. Et de la sorte, ces petites constructions, étant perpendiculaires au chevet de la chapelle, formèrent, avec la nef, un angle droit. En arrière, s’étendrait bientôt une cour qui serait appelée « cour de la retraite. » Frère Charles bâtit encore quelques cases, « la chambre des hôtes non chrétiens, » une infirmerie où venaient se faire soigner les malades de Béni Abbès et des tentes voisines, un débarras, les murs d’une seconde cour, la « cour de l’aumônerie. » Il espérait qu’un jour, bientôt peut-être, un prêtre inconnu, sollicité par la même vocation qui avait poussé, vers les âmes des pauvres gens de l’oasis, l’ancien lieutenant de cavalerie, viendrait le rejoindre à Béni Abbès, et que l’ermitage compterait deux compagnons, en attendant mieux. Les ouvriers, hommes de troupe, débrouillards, beaucoup plus jeunes que lui, travaillaient volontiers pour un pauvre comme eux, qu’ils devinaient meilleur et dont l’extrême bonté les touchait secrètement. Il ne se séparait point d’eux, aux heures où son règlement l’obligeait au travail manuel ; même au milieu du jour et quand la chaleur est extrême, on le voyait, comme eux, parcourir le terrain vague, autour de l’ermitage, se baisser, ramasser et soulever une pierre qui servirait aux fondations, et prendre la file, d’habitude le dernier, pour rentrer dans le chantier. La pierre qu’il rapportait sur l’épaule n’était pas très grosse quelquefois, et il s’excusait : « Mes bons amis, disait-il en riant, je sais bien, je suis la mouche du coche, mais je fais selon mes forces. »
Frère Charles songea qu’il fallait borner et clore tout le terrain de la Fraternité, car il avait résolu de vivre en clôture, et de ne pas sortir des limites sans une raison grave. Dans les premiers temps, il s’était contenté de marquer, avec des cailloux de la grosseur d’un œuf, disposés en lignes, les frontières de son domaine. Un des soldats qui l’ont le plus souvent approché, en ce temps-là, m’a raconté qu’il revenait parfois au camp après le soleil couché. Attentif à se concilier les âmes de bonne volonté, plus poli et prévenant encore avec les humbles gens, auxquels on ne prend point garde et qui le sentent, qu’avec les grands et les puissants de la terre, Frère Charles l’accompagnait. Il causait amicalement ; il parlait de Dieu et de la beauté de la nuit. Autour d’eux le silence absolu et l’espace désert ; au-dessus, un ciel immense où pas une étoile n’était voilée. Un air chaud se levait du sable. Et ils allaient, l’ancien officier et le soldat, sur la piste à peine visible, chacun remerciant Dieu d’une amitié inattendue dont il était le principe et la fin. Et cela durait quelques minutes. Puis Frère Charles se baissait, et tâtait, la terre avec la main, pour savoir s’il n’avait pas atteint la limite. Quand il avait touché les cailloux échelonnés, il disait : « Je ne puis vous reconduire plus loin, voici la clôture ; à bientôt. »
On devine si nos soldats, loin, bien loin de leur famille et du pays, étaient touchés d’une amitié comme celle-là ! Leur cœur de Français, sensible, rempli d’une politesse ancienne, qui résiste à bien des leçons contraires, leur faisait craindre d’abuser. Peut-on aller causer ainsi, presque en ami, avec un ancien officier, avec un moine qui a ses affaires, après tout, et, ils le sentaient bien, avec un homme de grande éducation, que la conversation d’un tirailleur ne devait pas toujours intéresser ? Ils s’excusaient de ne pas revenir ; il se privaient d’une bonne heure, pour ne pas la lui prendre. Alors, il leur écrivait des lettres comme celle-ci : « Cher ami, vous m’avez dit que vous êtes triste le soir, et que vos soirées sont lourdes... Voulez-vous, — si c’est permis de sortir du camp, ce que j’ignore, — venir passer habituellement les soirées avec moi : on les prolongera autant qu’il vous sera agréable, causant fraternellement de l’avenir, de vos enfants, de vos projets,... de ce que vous désirez, espérez, pour vous et ceux que vous aimez plus que vous... A défaut du reste, vous trouverez ici un cœur fraternel,
« Vous auriez voulu une petite histoire de Saint Paul... J’aurais voulu vous l’écrire, mais je ne puis, j’ai d’autres choses pressées à écrire en ce moment... Je pourrai vous la raconter, en entremêlant mes misérables paroles de passages de ses lettres., que j’ai et qui sont admirables...
« Le pauvre vous offre ce qu’il a... Ce qu’il vous offre surtout, c’est sa très tendre, très fraternelle affection, son profond dévouement dans le cœur de Jésus.
« FRÈRE CHARLES DE JÉSUS.
Les indigènes qui sont curieux, entrants, tenaillés par la faim et la soif, et donc volontiers chapardeurs, respectèrent presque tout de suite, du moins d’une certaine manière, la clôture de Frère Charles. Non qu’ils se gênassent pour pénétrer dans le domaine et venir visiter le « marabout, » mais la réputation de sainteté de celui-ci rendait pour eux sacrés les objets qu’ils découvraient en chemin, à l’intérieur de la clôture. Le nomade déchargeait son chameau de l’autre côté des cailloux frontières ; la pauvre femme arabe, rentrant de la corvée quotidienne de bois, y jetait son fagot ; le boucher y déposait un paquet de peaux saignantes de chevreaux : eh bien ! même si l’absence durait plusieurs heures, ou une nuit entière, le caravanier retrouvait intacte sa marchandise, la femme son faix de racines de palmiers, le boucher son ballot de cuir frais. Dans la suite, la ligne de cailloux fut remplacée par une ligne de piquets, plus ou moins tordus, sur lesquels étaient fixés deux rangs de fil de fer barbelé. Sept grosses bornes, surmontées de deux bâtons en croix, et disposées de distance en distance, servaient d’appui à la maigre clôture, et d’étendards à l’homme de Dieu.
La culture devait faire des progrès plus lents. Ce n’est pas une petite entreprise, de creuser un morceau de désert qui n’a peut-être jamais été fouillé ; d’assurer l’eau, c’est-à-dire la vie, aux arbres que l’on plante et aux grains que l’on sème, lorsque la chaleur, comme à Béni Abbès, est de 30°, tout le jour, d’octobre à juin, et s’élève ensuite jusqu’à 50° ! Frère Charles, ainsi que je l’ai dit, commença par approfondir les puits abandonnés de son domaine ; il creusa des rigoles, pour amener l’eau des sources au pied des palmiers poussés à l’aventure et à demi ensablés par le vent du Sud. Le travail était de ceux que le pauvre jardinier de Nazareth ne pouvait continuer sans aide, car la plus énergique volonté ne suffit pas, — les hommes l’apprennent vite, — pour être à la fois tout à tous et tout à tout. Le Père de Foucauld, après quelques essais, engagea deux Harratins[9], comme il n’en manque pas à Béni Abbès, et qu’il nomma jardiniers pour le besoin qu’il en avait. Peut-être, après tout, connaissaient-ils, mieux que le maître du domaine, les soins à donner aux palmiers et les infinies précautions qu’il faut prendre, en pays chaud, pour que les semis de légumes, ayant poussé leurs premières feuilles, ne soient pas aussitôt grillés par le soleil. Ces noirs, peu surveillés, avaient affaire à un si bon maître, qu’ils lui demeurèrent fidèles fort longtemps. Celui-ci trouvait seulement qu’ils perdaient de longues heures à se rendre, chaque jour, de l’ermitage au ksar de l’oasis, et à revenir. Il aurait voulu les retenir et les nourrir à l’ermitage. Les noirs ne demandaient pas mieux. Ils n’étaient sûrement pas habitués à une cuisine délicate, ni même à manger à leur faim : mais quand ils eurent partagé le repas du Père de Foucauld, plusieurs jours de suite, ils déclarèrent qu’ils pourraient mourir à ce régime-là, mais non pas vivre, car le marabout déjeunait d’un morceau de pain d’orge trempé dans une décoction d’une plante saharienne, qu’on appelle innocemment « le thé du désert, » et le soir, il dînait d’un bol du même thé, auquel il ajoutait un peu de lait condensé. Les Harratins restèrent jardiniers externes. Peu à peu, leur travail améliora le terrain, et rendit judicieuse la distribution des eaux. Il y eut, dans le sable, de jeunes palmiers, quelques figuiers en espérance et de même des oliviers, des pieds de vigne. Après des années, le nom de jardin, donné dès le début à ces essais de culture, commencera d’être mérité. Mais à ce moment, comme on le verra, le Père de Foucauld aura quitté Béni Abbès, pour n’y revenir qu’à de rares intervalles.
En quelques occasions. Frère Charles acceptait l’invitation, que lui adressaient fréquemment les officiers, ses camarades, et sortait de la clôture pour aller dîner avec eux au bordj. Il ne le faisait guère que pour saluer au passage un chef saharien, comme Laperrine ou Lyautey, ou encore un savant envoyé en mission dans ce pays désolé, mais qui mène à tout, et où pourront un jour s’entrecroiser, comme à un carrefour prodigieux, toutes les richesses de l’Afrique. Ces soirs-là, il s’asseyait, non aux places d’honneur, mais à la dernière place, à côté du plus jeune officier. On essayait de le faire parler, et on ne manquait pas de l’interroger sur ce Maroc tout proche qu’il était seul à bien connaître. Mais la crainte de l’orgueil le rendait muet sur ce sujet. Sur tout le reste il répondait, sans entretenir la conversation. Sa vocation était le silence, l’effacement, la retraite. Il ne consentait à paraître, dans un cercle d’hommes du monde, que pour ne pas manquer aux règles de la courtoisie, ou, en quelque sorte, de la discipline de son ancien métier. Le récit des événements militaires l’intéressait au plus haut point. Frère Charles se surveillait moins étroitement, si on lui demandait son avis sur une opération de police qui venait d’être faite, ou que l’on projetait. Si la nouvelle était venue, par exemple, de quelque randonnée de pillards enlevant des troupeaux et des femmes, assassinant et mutilant des hommes, on retrouvait aussitôt le chef ardent, le justicier qu’il avait été dans la poursuite des bandes de Bou-Amama. « Il faut les rejoindre, disait-il, et y aller rudement ! » L’instant d’après, ayant vu, dans la salle à manger, une souris attrapée par un chien : « Cette pauvre petite bête, quel dommage ! » murmurait-il. De bonne heure il se retirait : il allumait sa lanterne, et seul à travers l’ombre, regagnait l’ermitage.
Je ne serais pas historien fidèle, si je ne disais encore que Frère Charles, dès que la chapelle eut été construite, creusa lui-même, dans un coin du jardin, la fosse où il voulait être inhumé, et la bénit. C’était un souvenir de la Trappe. Il en usa de même, par la suite, dans les divers points du Sahara où il séjourna un peu de temps.
Tel était le cadre et l’appareil extérieur de cette vie sans précédent, ordonnée par une volonté puissante. Le reste était presque entièrement caché aux hommes. A peine auraient-ils pu, s’ils s’étaient appliqués à le faire, découvrir l’exact partage des heures entre les devoirs de charité, de travail manuel, de lecture, et les devoirs de prière : la règle que s’était imposée le Père de Foucauld. L’âme leur échappait. Toute âme est secrète pour les autres, plus ou moins. Le mystère est plus grand quand les âmes sont grandes, et qu’elles s’écartent de nos plaisirs, de nos occupations, de nos pensées habituelles qui ne sont guère que nous-mêmes, et qu’elles se donnent à Dieu, pour être mises, par lui, au service du pauvre monde. Nous ne voyons alors que ce qu’elles nous apportent, leur bonté, leurs œuvres fraternelles, le vague reflet d’elles-mêmes sur le visage qui vient vers nous et dans les yeux qui nous regardent. Mais par quel effort se maintiennent-elles hors de la vie commune, dans la constante présence de celui dont on perd le sourire et la paix pour une seule petite pensée ; quelles grâces elles ont eues, quels combats, quelles délices, quels rêves : cela, nous ne le savons pas.
Le règlement de cette vie, depuis le temps où nous sommes parvenus jusqu’à la fin, ne variera plus. Il était fort dur : Frère Charles se levait à quatre heures, se couchait à huit heures et demie, se relevait à minuit pour dire matines et laudes. Il avait prévu, pour chaque heure du jour, des prières, des méditations, des lectures d’ouvrages de théologie ou d’ascétisme, et l’attrait était puissant qui l’eût confiné dans cette perpétuelle retraite. Mais le soin du ménage et le service de la charité troublaient souvent les prévisions. C’était, pour Frère Charles, une épreuve des plus sensibles. Il l’acceptait cependant. Il était celui qui fait au plus misérable prochain, au plus inconnu, au plus indigne, un accueil fraternel ; qui ne laisse point soupçonner qu’on le dérange, et consent à perdre avec le nomade peu sûr, l’esclave corrompu, le quémandeur et l’importun, le temps qu’il avait réservé pour causer avec Dieu. A chaque moment, quelqu’un se présentait à la porte, et l’ouvrait, et Frère Charles apparaissait, les yeux, ses très beaux yeux pleins de sérénité, la tête un peu penchée en avant, la main déjà tendue. Il portait une gandourah blanche, serrée par une ceinture, et sur laquelle était appliqué un cœur surmonté d’une croix, en étoffe rouge ; il avait des sandales aux pieds. Quant à la coiffure, elle était de son invention, et se composait d’un képi dont il avait enlevé la visière et que recouvrait une étoffe blanche, tombant en arrière sur les épaules, pour protéger la nuque. L’image de la Croix, celle du Sacré-Cœur, disaient de loin quelle était la foi de cet homme blanc. Nul n’en pouvait ignorer. C’est pourquoi, bien des années après ces jours de Béni Abbès, ayant lu, dans quelque poste du désert, un article où Charles de Foucauld était représenté comme un prêtre qui ne parlait jamais de ses croyances et ne prêchait la foi en aucune manière, le général Laperrine prit sa plume, et, d’une écriture d’homme irrité, écrivit sur un carnet : « Et ses conversations ! Et son costume ! » Il disait vrai : le costume était une prédication, et, d’ailleurs, toute la vie de Frère Charles affirmait l’Evangile. Les indigènes ne s’y trompèrent jamais.
Nous pouvons, à présent, suivre les événements qui marquèrent le séjour a Béni Abbès, et, pour le faire, nous n’aurons qu’à consulter le plus exact, le plus assidu des notateurs, le Père de Foucauld lui-même, qui, d’une écriture appliquée, sur un cahier qu’il appelait son « diaire, » écrivait les menus faits de la journée, quelques-unes de ses pensées, ses comptes et jusqu’aux noms de ses visiteurs.
(Ne publiant ici que des fragments de la biographie de Charles de Foucauld, je laisse, sans les citer ou les résumer, les dernières pages du journal de 1901, les premières du journal de 1902, et j’arrive au mois de juillet de cette année-là. Dans les mois qui précèdent, l’ermite, avait racheté et libéré plusieurs esclaves.)
Il disait : « Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère, le frère universel... Ils commencent à appeler la maison la Fraternité (la Khaoua, en arabe), et cela m’est doux. »
Cette expression si belle convient à l’apôtre et pourrait le définir : il a été vraiment le frère universel, non en paroles, mais en actes ; il ne s’est pas répandu en formules publiques, et en promesses qui alourdissent encore le poids de la misère, mais il s’est oublié pour les hommes ses proches voisins, et il a dépensé plus qu’il n’avait d’argent pour les nourrir, pour les racheter, s’ils pouvaient être rachetés. Sa manière à lui, était silencieuse. Il n’y avait pas quatre mois qu’il habitait Béni Abbès, et déjà il avait fait le compte de toutes les misères matérielles ou morales qui n’y trouvaient point d’allégement. Tout de suite, dans ses longues méditations auprès de l’autel, ou tandis qu’il s’en va, portant sa pierre, en compagnie des maçons de l’ermitage, il fait un plan pour un meilleur Béni Abbès, mais un plan où il aura lui-même la plus grande part de travail et de sacrifice. Bâtisseur d’idéal, il se demande : « Que peuvent les autres, qui sont meilleurs que moi, pour le bien de ceux-ci, et que puis-je surtout, moi qui ne suis qu’un misérable, bon à rien ? » C’est ainsi qu’il distribue les rôles, dans une lettre adressée à un ami de France. Il confie à cet ami le grand désir qu’il aurait d’obtenir, pour l’oasis de Béni Abbès, quelques sœurs de Saint-Vincent de Paul. « Je suis navré, quand je vois les enfants du bourg vaquer à l’aventure, sans occupation, sans instruction, sans éducation religieuse. Une salle d’asile ferait un tel bien ! C’est ce qu’il faudrait pour faire pénétrer l’Evangile. » Puis il rassemble toutes ses pensées sur ce sujet, il compose un véritable mémoire qu’il enverra au P. Guérin, vicaire apostolique du Sahara. On y reconnaît son grand cœur et la minutie qui ne le quitte point, même quand il rêve. Il va au delà du temps présent et au delà du bien immédiatement possible, et la complainte de ce chrétien, jeté parmi tant d’infidèles, emprunte, à la faiblesse des moyens qui dépendent de lui et à l’ampleur de la conquête entreprise, une grandeur émouvante. De Béni Abbès, en désert saharien, il expédie, à son chef spirituel, son rapport pour le progrès du monde. Je suis obligé de résumer ces pages de la charité sans bornes.
La première œuvre à entreprendre, au dire de l’ermite, serait « l’œuvre des esclaves. » Ils sont misérables de toute manière, traités le plus durement qui soit par les Arabes de race et plus particulièrement par les marabouts ; ils ont tous les vices et n’ont pas d’espérance, ni d’amis. Mais bientôt ils regarderaient comme des sauveurs, les chrétiens qui leur feraient du bien, et peut-être les premières chrétientés sahariennes seront-elles, un jour, comme le furent celles de Rome, en grande partie formées d’esclaves. La seconde œuvre se proposerait de donner un abri et un repas aux voyageurs pauvres, qui couchent à la belle étoile, lorsque la nuit est si froide. Il faut songer aussi à l’enseignement chrétien des enfants. Point d’autre école, dans toute l’oasis, qu’une école musulmane. Une foule d’enfants courent tout le jour, désœuvrés, vagabonds, rapidement pervertis ; il faudrait au moins une salle d’asile où ils apprendraient la lecture, l’écriture, le français, l’histoire sainte et le catéchisme, où on leur donnerait quelques dattes le matin, un peu d’orge cuit l’après-midi : cela coûterait « deux sous par jour, au maximum. » Et, sans doute, on aurait peu d’enfants arabes dans cette école chrétienne, mais les petits berbères, enfants d’une race douce, bien disposée pour la latinité qu’elle a jadis connue, y viendraient tous. Les berbères ne sont point fanatiques, ni méprisants. Et il est à croire que ce sera, dans l’avenir « l’établissement des berbères dans la foi qui y disposera et y fera entrer les Arabes. »
Le mémoire continue d’énumérer les œuvres nécessaires : hôpital civil, hôpital militaire, visite des malades à domicile, distribution des remèdes et des aumônes à la porte de la Fraternité, zèle pour les âmes des soldats, des officiers, des musulmans de toute sorte, des juifs, « de tous les habitants de la contrée, de la Préfecture, du monde et du Purgatoire. » Il y a 15 paragraphes, 15 rêves exprimés. ;
Ayant dit ainsi l’œuvre à faire, Frère Charles expose au Père Guérin l’œuvre accomplie :
« ... Je suis seul pour cette immense tâche...
« Pour les esclaves j’ai une petite chambre où je les réunis et où ils trouvent toujours gîte, accueil, pain quotidien, amitié ; peu à peu je leur apprends à prier Jésus. Depuis le 15 janvier, jour que leur petite chambre a été terminée, j’en ai eu toutes les nuits à la Fraternité. Je vois parfois vingt esclaves par jour.
« Les voyageurs pauvres trouvent aussi à la Fraternité un humble asile et un pauvre repas, avec bon accueil et quelques paroles pour les porter au bien et à Jésus ; mais le local est étroit, la vertu du moine et son savoir-faire sont moindres encore : plus de vertus, d’intelligence, de ressources permettraient de faire bien plus de bien... Je vois parfois trente ou quarante voyageurs par jour.
« Les infirmes et vieillards abandonnés trouvent ici un asile avec le toit, la nourriture et des soins... Mais quels soins insuffisants et quelle pauvre nourriture !... Et je ne puis recevoir que ceux qui s’entendent avec les autres, faute de locaux séparés ; et je ne puis recevoir en aucune façon les femmes ; or les femmes, plus encore que les hommes, auraient besoin d’un hospice de vieillards.
« Pour l’enseignement chrétien des enfants, je ne fais absolument rien, et il me semble que je ne puis rien ; je vois quelquefois jusqu’à soixante enfants en un seul jour à la Fraternité, et je suis obligé de les renvoyer sans pouvoir rien pour eux, l’âme pleine de douleur. » Et la liste des réponses continue : l’hôpital militaire, l’hôpital civil pour les indigènes, la visite des malades à domicile, sont en dehors de mon pouvoir et de ma vocation ; il faudrait des religieuses !
« 4 juillet. — Rien de nouveau dans ma vie ; oh si ! cependant : j’ai eu la grande joie de pouvoir acheter et libérer un enclave : provisoirement, il reste chez moi, à titre d’hôte, travaillant au jardin... il semble avoir 25 ans... Priez pour sa conversion, et priez pour la mienne ! »
L’esclave dont parle ici Frère Charles était un Berâber razzié par les Doui Menia, amis encore peu sûrs à cette époque, et dont une fraction campait sur le plateau de Béni Abbès. Emu de pitié, à la vue de ce beau jeune homme captif. Frère Charles dit à un sous-officier français : « Il faut l’acheter à son maître. Mais, si l’on apprend que c’est moi qui veux libérer l’esclave, on me demandera un prix que je ne pourrai donner. Allez donc, comme pour vous-même, acquérir le captif, et tenez-moi au courant des négociations. » Celles-ci durèrent trois jours. Nous avons encore les billets que Frère Charles adressait à l’adjudant. « Ajoutez encore un douro, ou deux douros, mon cher J... ; mais je ne puis faire plus, non, je ne puis. »
Le lendemain, nouvelle lettre : « Eh bien ! oui, allez jusqu’à 400 francs, sans hésiter ni marchander... La liberté de notre frère est sans prix... Jésus, qui aurait pu nous racheter d’un mot, a voulu nous racheter de tout son sang, pour montrer son amour par le prix qu’il donnait. Suivons l’exemple de Dieu ! »
A la fin, le maître céda. L’esclave s’en fut remercier le grand marabout chrétien qui l’avait délivré. Ils causèrent un moment, puis Frère Charles dit au Berâber :
— Te voici libre : que vas-tu faire ?
— Laisser partir ceux qui m’avaient pris.
— Et ensuite ?
— Je retournerai chez mon premier maître, où j’étais bien. Ma femme est là encore.
« 12 juillet 1902. — Premier baptême fait à Béni Abbès : Marie-Joseph Abdjesu Carita, petit nègre de 3 ans et demi.
« 21 juillet. — Quatre soldats de la garnison sont morts pendant ce mois d’extrême chaleur. Aucun n’a refusé les Sacrements ; deux sont morts très pieusement après une longue maladie...
« 13 août. — Je suis toujours seul, — seul religieux, — avec Abdjesu, un nègre de vingt-cinq ans racheté et libéré il y a quelque temps, un artilleur qui me sert la messe, des tirailleurs qui réparent la chapelle dont la toiture faiblit. La Fraternité, très silencieuse la nuit et de dix heures à trois heures de l’après-midi, est une ruche de cinq heures à neuf heures du matin, et de quatre heures à huit heures du soir. Je ne cesse de parler et de voir du monde : des esclaves, des pauvres, des malades, des soldats, des voyageurs, des curieux : ceux-ci, — les curieux, — je n’en ai plus que rarement, mais les esclaves, les malades, les pauvres augmentent... Je célèbre la sainte messe, — sauf le dimanche et les grandes fêtes, je la dis, ces jours-là, à l’heure que les militaires désirent, — à laquelle jamais personne n’assiste en semaine, avant le jour, pour n’être pas trop dérangé par le bruit, et faire l’action de grâces un peu tranquille : mais j’ai beau m’y prendre de bonne heure, je suis toujours appelé trois ou quatre fois pendant l’action de grâces. »
Le 14, rachat de deux esclaves : un père de famille, et un jeune homme de quinze ans, que Frère Charles a appelé provisoirement Paul.
La fin de l’année approche. Les constructions et réparations du pauvre ermitage sont achevées, — en attendant que des Frères annoncent leur prochaine venue et ramènent ainsi les ouvriers au chantier. C’est la vie ordinaire, définitive, qui commence. Elle doit être étroite autant que possible, et Frère Charles, songeant à cette obligation de son état, croit meilleur de se priver des services qu’un soldat lui rendait, chaque matin, en l’aidant à « faire le ménage. » On lui représente qu’il est fatigué ; il maintient sa décision ; il donne cette réponse, spirituelle et si grande : « Jésus n’avait pas d’ordonnance. »
Son unique souci est celui des âmes. Grâce aux deux noirs qu’il a rachetés, il peut exposer le Saint-Sacrement, dans la chapelle qui ne sera pas tout à fait déserte, aux heures où les soldats sont retenus au camp. Et puis, le jour de Noël et le lendemain, « joie immense : » des Marocains viennent lui rendre visite. Avec quelle amitié il dut les recevoir, et de quels rêves il les suivit, qu’ils ne pouvaient entendre !
En ces mêmes jours, il eut d’autres surprises, d’une autre sorte. Noël est une époque où, dans la chrétienté, depuis bien des siècles, il est d’usage que les amis échangent des cadeaux. Frère Charles vit arriver, dans l’ermitage, un commissionnaire portant un paquet léger, soigneusement ficelé, que les âniers de la poste avaient remis au bureau des affaires indigènes. « D’où cela vient-il ? de l’Orient ! On se souvient encore de moi ? » On se souvenait si bien de lui que les religieuses d’un des couvents de Terre Sainte où il avait passé, voulant faire plaisir à l’ermite qu’elles avaient connu jardinier, portier, commissionnaire, lui envoyaient un présent de Noël. Mais que donner à un ermite, quand soi-même on est pauvre ? D’abord, des reliques pour la chapelle. Il y en avait plusieurs, dans le paquet : reliques de saints, parcelles du Saint-Sépulcre ou du rocher de la Nativité. Les donatrices y avaient joint des fleurs de la Palestine, disposées en bouquet et collées sur des feuilles de velin, puis, ayant cherché de quels menus objets un Père de la Thébaïde pourrait avoir besoin, pour son ménage, elles avaient enfin enfermé, sous la même enveloppe, une cuillère de bois, une souricière et un mètre de drap blanc. L’homme qui avait apporté le paquet, voyant ce coupon d’étoffe et, en même temps, la misérable gandourah élimée, déchirée, percée, dont était vêtu le Père de Foucauld, s’était dit que dans ce beau drap blanc, on pourrait découper des pièces dont avait grand besoin la tunique de son ami. A peine rentré au camp, il se rendit donc chez le tailleur du bataillon, et le dépêcha vers l’ermitage. L’autre ne tarda pas beaucoup à faire la route. Peut-être voulut-il attendre que la plus rude chaleur de l’après-midi fût passée. Toujours est-il que, vers le soir, avant le soleil couché, il était de retour au camp, et, prenant une mine déconfite :
— Rien à faire !
— Comment, il ne veut pas qu’on répare sa gandourah !
— Pas précisément : mais déjà il n’avait plus le morceau d’étoffe : il l’a donné.
En effet, sur le plateau encore ardent, ils pouvaient apercevoir, fier et courant se montrer à ses camarades, un négrillon qui sortait de l’ermitage, enveloppé dans un sac aussi blanc que la neige.
Vers le même temps, — peut-être un peu plus tôt, — un officier, qui s’occupait du ravitaillement des postes des oasis, remarqua, sur le quai de la gare d’Oran, un petit fût adressé au R. P. de Foucauld à Béni Abbès. « Vin de messe, pensa-t-il, et qui ne peut manquer de s’aigrir : le voyage, la chaleur ont déjà dû l’avarier. En quel état parviendra-t-il au pauvre Père ! » Aussitôt la découverte faite, on s’empresse de loger le fût, à l’ombre, dans un magasin ; un homme de bonne volonté, et qui connaît les soins à donner au vin en danger, verse plusieurs seaux d’eau sur le baril, qui est recommandé aux convoyeurs du train d’Oran à Béni Ounif et deux ou trois fois aspergé, le long de la route. A Béni Ounif, le moment venu où le convoi se forme pour ravitailler Béni Abbès, on place le fût sur le des d’un chameau, et, comme l’amitié pour le Père de Foucauld était grande partout, on ne vit jamais colis plus surveillé, mieux recouvert de laine pendant les étapes, déchargé avec plus de soin lorsque la caravane, le soir, faisait halte pour la nuit. Enfin, le précieux baril de vin de messe est apporté à l’ermitage.
— Voilà votre vin de messe, mon Père !
— Mais je n’en ai pas demandé.
— On vous en envoie : regardez l’adresse.
Frère Charles se décide à débonder le fût. On s’aperçoit alors que c’était une cloche, au battant bien enveloppé de chiffons, qui avait voyagé sous les douves de châtaignier, et qu’on avait rafraîchie avec ce soin touchant. Elle fut suspendue en haut d’une sorte de petite cour carrée, — je dirais campanile, si le mot n’était pas ici d’une ambition démesurée, — qui flanqua la chapelle. Et elle sonnait, me racontait un témoin, elle sonnait plus souvent que nous n’aurions parfois voulu, non seulement dans le jour, mais la nuit, à dix heures, à minuit, à quatre heures du matin. Le son, dans l’air fin du désert, arrivait sur nous, dans la redoute, comme si nous avions été sous le battant. C’était Frère Charles, qui s’appelait lui-même à l’office.
« 20 janvier 1903. — Deux harratins d’Anfid, Barka ben Ziân, et Ombarek, connus pour leur honnêteté, me demandent de les instruire de la sainte religion, et paraissent sincères.
« 21 janvier 1903. — Un enfant de treize ans, natif du Touat, esclave depuis six ans, est racheté, et déclare, avant même son rachat, qu’il veut suivre la religion de Jésus, et rester avec moi. Racheté aujourd’hui à midi, il entre immédiatement au catéchuménat, sous le nom de Pierre. »
En mars, visite d’un ancien camarade, Henri Laperrine. Il arrive à Béni Abbès le 6. Il est commandant supérieur des oasis sahariennes, c’est-à-dire du Gourara, du Touat, du Tidikelt.
Henri Laperrine, qui réapparaît ici aux côtés de Charles de Foucauld, avait été sous-lieutenant au 4e chasseurs d’Afrique [10]. De taille moyenne, de corps souple et musclé, le visage pâle et maigre, les traits fins, la barbe châtain-clair en court éventail, les yeux vifs, d’ordinaire malicieux, durs par moments, il passait déjà, à l’époque où il arrive ainsi, faisant sa tournée de chef, à Béni Abbès, pour un des types achevés du cavalier colonial. Presque jamais on ne le voyait coiffé du casque de toile, ou vêtu à la mode arabe, ou costumé en Touareg, Il permettait ces fantaisies, — et quelques autres, — à ses subordonnés, dans les lieux de séjour. Lui, sous la pluie de feu du soleil, il portait le képi de drap, penché sur l’oreille droite, et s’habillait à l’ordonnance. Il pouvait faire dix heures de cheval, par 40 degrés de chaleur, et arriver à l’étape le col boutonné et le corps droit sur la selle. Peu de coureurs de brousse furent, autant que lui, hommes du monde dans le désert. En revanche, il fuyait les villes et leur cérémonial, détestait les visites officielles, et déclarait qu’entre subir une heure d’attente dans l’antichambre d’un ministre et endurer une tempête de sable, il choisissait la tempête. Sa bonne humeur était connue. Il aimait les histoires gaies, même les histoires lestes, de préférence celles qui mettent en scène des gens du bled. Mais il y avait des sautes de vent. Cet impressionnable, ce nerveux, ce distrait, avait vingt fois le jour, et souvent trente, l’occasion de s’impatienter ou de se fâcher. La seule chose qu’il ne pardonnait pas, c’était la tromperie. On avait sa confiance une fois, pas deux. Pour le reste, il avait l’oubli facile, celui des torts des autres, et celui des siens propres ; il possédait, à la perfection, le don de sympathie, qui devient un art, chez les gens de cœur. Tous les bons travailleurs, tous les serviteurs énergiques de la cause, c’est-à-dire de la France africaine, aimaient Laperrine. Il savait être amical sans être familier. Il avait son grade dans le regard, dans le geste, dans l’âme. Au désert, il faisait asseoir les sous-officiers autour du burnous étendu à terre et qui servait de nappe, pour déjeuner. Les officiers en mission correspondaient avec leur chef, même pour affaires de service, par lettres privées, où chacun donnait de ses nouvelles, racontait, commentait, se plaignait s’il y avait lieu. Il répondait de même. Son énergie était prodigieuse, son exactitude également. A peine descendu de cheval, ou de méhari, après un parcours de 50, 60, parfois de 80 kilomètres, il faisait dresser sa table de travail, buvait une tasse de thé et se mettait à écrire. Les courriers qui le joignaient en route pouvaient repartir, le soir même, avec la réponse.
A l’heure de la sieste, il n’y avait souvent qu’un homme qui ne dormît pas : Laperrine. Là, dans le désert, il était dans son royaume, dont il connaissait tout, les hommes et les choses. Un de ses disciples et amis a dit : « Il n’était pleinement lui-même qu’à partir du moment où il posait son pied nu sur la souple encolure de son méhari. » Sa puissance, parmi tant de tribus d’Algérie, du Soudan, du Sahara, était faite de la certitude, établie par cent preuves au cœur des indigènes, que ce grand chef n’était pas leur ennemi. Laperrine ne voulait ni les humilier, ni les exploiter : il voulait se les concilier, les faire entrer, comme protégés, comme aides et comme amis, dans une France prolongée.
Cette doctrine, qui fut victorieuse et nous vaut un empire colonial jalousé, il ne l’a exposée ni dans un traité d’art militaire, ni dans un récit de ses campagnes. « C’est dans sa correspondance de commandant militaire qu’un historien, épris des choses sahariennes, ira chercher, tôt ou tard, les principes de la police du désert. S’il est vrai qu’un homme écrit comme il pense, Laperrine est là tout entier. Les gros cahiers d’instructions et d’ordres sont de sa main, tracés d’une ferme et expressive écriture : le texte néglige l’accessoire pour courir à l’essentiel. Jusqu’à la bousculade de l’orthographe, — Laperrine, comme Mme de Sévigné, avait le dédain des conventions académiques, — tout révèle le feu intérieur... Partout on retrouve l’empreinte laissée dans l’esprit de Laperrine par ses années de jeunesse : s’adapter au milieu, se faire nomade avec le nomade, contre-razzieur avec le razzieur, prendre à l’indigène tout ce qu’il peut donner de son expérience instinctive, et l’emporter sur lui par l’ascendant moral, le raisonnement et la conscience [11]. »
La vocation de Laperrine et celle de Foucauld étaient donc sœurs, non pas semblables ni de même caractère, mais variétés, toutes deux, de la même espèce, très française et très chrétienne. Leur amitié, pendant quarante années, s’explique par cette commune intelligence du rôle civilisateur de la France. Mais je crois que d’autres éléments encore l’ont formée et maintenue. Foucauld, chez Laperrine, admirait une âme loyale, ardente, capable de sacrifier à l’idéal toutes les aises, le repos, la santé, la vie elle-même, et, ce qui est plus rare, l’avancement. Laperrine admirait, chez Foucauld, des dons pareils aux siens, mis au service d’un idéal encore plus grand : la sainteté personnelle et le rayonnement de la sainteté parmi les indigènes. La vie militaire coloniale, qui n’est pas celle d’un pensionnat de jeunes filles, l’éloignement des milieux chrétiens, la préoccupation d’un esprit toujours tendu ou ramené vers le devoir militaire, avaient pu détourner Laperrine de la pratique religieuse. Mais cet élève des Dominicains de Sorèze demeurait, au fond, un croyant. Ses deux plus chers amis étaient deux prêtres, avec lesquels il entretenait la correspondance la plus suivie : son frère, Mgr Laperrine d’Hautpoul, et le Père de Foucauld. Et si l’on peut citer de lui telle boutade, qui ferait supposer qu’il n’avait aucune foi, il faut bien se garder de tirer, d’une cause aussi menue, une conclusion si grave et si fâcheuse. On doit accorder un tout autre crédit à quelques faits positifs qui seront cités à leur date, dans ces pages, et à l’affirmation d’un de ses familiers qui me disait : « En toute occasion sérieuse, il parlait, au contraire, des choses de religion avec un respect inouï. »
Je n’aurais pas fait une esquisse complète de ce grand Français, si je ne disais encore qu’il était généreux. Sa bourse s’ouvrait facilement. Ses provisions de commandant, il les partageait, en voyage, avec ses officiers et souvent les sous-officiers qu’il invitait ; parmi les tribus, il aimait à distribuer des cadeaux, et lorsque, bien des années après celle que je raconte ici, le général Laperrine partit pour ce voyage aérien vers le Hoggar, qui devait être son dernier voyage, il emportait, à bord de l’avion, en guise de bagages, un petit colis de soieries légères pour les femmes et les enfants touaregs.
Tel était le visiteur dont la venue fut une grande joie pour Frère Charles. Ils durent causer longuement, un peu du passé, beaucoup de l’avenir de leur Afrique. Cependant, le diaire n’en dit rien. Ni l’arrivée de ce détachement militaire sur le plateau de Béni Abbès, ni la réception faite au commandant déjà légendaire, ni les mots de Laperrine, ni les conversations des deux amis ne sont racontés. Comme ce Frère Charles était peu romancier ! Une simple note, très courte, une confidence :
« Il (Laperrine) avait obtenu, il y a quelques jours, l’autorisation de faire, ce printemps, une triple opération : 1° d’aller d’In Salah à Timbouktou, et de joindre définitivement et militairement, par la force au besoin, le Tidikelt au Soudan ; 2° de conquérir le Hoggar et de pousser jusqu’à Agadir ; 3° de gagner l’Océan Atlantique, au Sud de Dra, en occupant Tabelbalet et Tindouf. Mais, après lui avoir accordé ces autorisations, on les lui a presque aussitôt retirées, ces jours derniers. »
Et Laperrine poursuit sa tournée.
Mais cet entraîneur d’hommes appellera bientôt son ami Charles de Foucauld, et l’emmènera très loin.
RENE BAZIN.
- ↑ Copyright by René Bazin, 1921.
- ↑ Voir la Revue des 15 avril et 1er mai.
- ↑ Il faut se garder, cependant, d’ajouter foi aux légendes qui ont exagéré singulièrement les sévérités de la règle des Trappistes. La pénitence, chez les moines comme chez tous les chrétiens, n’est qu’un moyen de perfectionnement moral ; elle dépasserait le but, si le corps en devenait, pour l’âme, un serviteur malade ou affaibli. Un corps dompté et qui demeure sain ; une âme dès lors plus libre : l’austérité permise ne va pas au delà de ce point, c’est-à-dire de l’équilibre. Il faut savoir, de plus, qu’au cours des temps des atténuations ont été apportées à des rigueurs qui semblaient toutes simples à nos pères plus robustes, sans doute, que nous. Et, pour ne citer que la plus récente, lorsque, en 1892, le Pape Léon XIII réunit, dans un seul ordre, celui des Cisterciens « réformés, les diverses congrégations de Trappistes, il ordonna que les jeûnes ne fussent jamais prolongés au delà de midi.
- ↑ Il fallait dix-huit heures de cheval pour aller d’Alexandrette au monastère.
- ↑ Chef des affaires indigènes au Gouvernement général, à Alger, un des auteurs de cet ouvrage remarquable : La Pénétration saharienne, par Augustin Bernard et le commandant Lacroix. M. Augustin Bernard, aujourd’hui professeur en Sorbonne, était alors professeur à l’École supérieure des Lettres d’Alger.
- ↑ Les points les plus proches, où l’on aurait pu trouver un prêtre, étaient : Aïn Sefra, El-Goléa, Tombouctou.
- ↑ Il est probable que le Niger a été, anciennement, sans communication avec l’Océan. Cet immense fleuve naissait et se perdait dans le continent africain. Ses eaux remplissaient la dépression désertique où sont exploitées les mines de sel de Taoudéni, et formaient là un second Tchad.
- ↑ Les premières troupes d’occupation comprenaient : trois compagnies de tirailleurs africains et une compagnie d’infanterie légère.
- ↑ Métis d’arabes et de nègres, répandus dans toutes les oasis, et dont la situation sociale est intermédiaire entre celle de l’esclave et celle de l’homme libre.
- ↑ Né à Castelnaudary, le 29 septembre 1860, par conséquent de deux années plus jeune que Charles de Foucauld.
- ↑ Le général Laperrine. Bulletin de l’Afrique française.