Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara/01

René Bazin
Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 805-840).
CHARLES DE FOUCAULD
EXPLORATEUR DU MAROC, ERMITE AU SAHARA [1]

I


I. ― JEUNESSE

Le 15 septembre 1838, naissait, à Strasbourg, Charles-Eugène de Foucauld, dont j’essaierai de raconter l’histoire.

L’enfant n’était pas d’origine alsacienne. Son père, François-Edouard, vicomte de Foucauld de Pontbriand, sous-inspecteur des forêts, appartenait à une famille du Périgord, d’ancienne chevalerie, qui donna des saints à l’Eglise et de bien bons serviteurs à la France, et dont il importe que je dise ici quelque chose, parce que le mérite des ancêtres, même inconnu, même oublié, continue de vivre dans notre sang, et nous porte à l’imitation.

D’après le généalogiste Chabault, le nom de Foucauld est connu depuis 970, époque où Hugues de Foucauld, ayant donné une part de ses biens aux abbayes de Chancelade et de Saint-Pierre d’Uzerches, se retirait du monde, et, afin de se mieux préparer à la mort, entrait au monastère. Un Bertrand de Foucauld, parti pour la croisade avec saint Louis, tombait à la bataille de Mansourah, en défendant son roi contre les musulmans. Un autre, Gabriel, était délégué par le roi François II, pour épouser par procuration la reine Marie Stuart. Jean, chambellan du dauphin, assistait au sacre de Reims, près de Jeanne d’Arc. Dans plusieurs lettres, Henri IV appelle Jean III de Foucauld « son bien et bon assuré amy ; » pour mieux lui dire encore son amitié, il le nomme gouverneur du comté de Périgord et vicomte de Limoges : « Je puis vous assurer, monsieur de Lardimalie, lui écrit-il, que j’ai en estime vous et votre vertu, et que j’ai autant de contentement de vous que vous sauriez le désirer. » Bel autographe, qui valait un gouvernement, et devait durer davantage.

D’autres Foucauld, en nombre, au cours du temps, s’étaient fait tuer à la tête de leur compagnie ou de leur régiment, en France, en Italie, en Espagne ou dans les Allemagnes : toujours au service de France. Mais l’une de ses plus belles gloires est venue, à cette famille, d’Armand de Foucauld de Pontbriand, chanoine de Meaux, grand-vicaire de son cousin Jean-Marie du Lau, archevêque-prince d’Arles. C’était un homme d’une charité fort grande, qui distribuait aux pauvres la plus large part de son revenu, et « ne fréquentait que son église et les hôpitaux. » Or ces revenus étaient considérables, non qu’il les eût reçus d’héritage, lui, fils d’un cadet et cinquième de onze enfants : mais il avait été pourvu, par le Roi, deux ans avant la Révolution, de la commende de l’abbaye de Solignac, en Limousin.

En 1790, l’archevêque d’Arles adressa à son clergé la célèbre Exposition des principes de la Constitution civile du clergé, document où la tentative de schisme, décidée par les hommes de la Révolution, était dénoncée, et que signaient cent vingt-neuf évêques de France, défenseurs de la foi catholique, apostolique et romaine. Le Chapitre d’Arles répondit par une adresse de la plus ferme doctrine, et au bas de laquelle on trouve, parmi celles des autres chanoines, la signature d’Armand de Foucauld. Devenus suspects par leur attachement à l’Église, les prêtres réfractaires furent bientôt condamnés à la déportation par le décret du 26 mai 1792. M. de Foucauld partit alors d’Arles, pour rejoindre, à Paris, Mgr du Lau, qui avait dit : « On veut faire entrer le schisme et l’hérésie dans l’intérieur de l’Eglise ; il ne reste plus qu’à mourir. » C’était se dévouer lui-même à la mort. Le 11 août, il fut arrêté, avec son évêque, et conduit dans l’église confisquée des Carmes, où se trouvaient déjà enfermés de nombreux prêtres. Beaucoup de ces confesseurs de la foi allaient devenir martyrs. Ils le savaient. Ils s’y préparaient tous, tremblants et fermes, attendant de la grâce de Dieu le courage dont nul n’est assuré. Le 2 septembre, les prisonniers reçoivent l’ordre de se promener dans le jardin des Carmes ; même les malades et les infirmes doivent sortir. Ils comprennent qu’ils vont au supplice. M. de Foucauld et l’autre grand-vicaire d’Arles, entourant leur archevêque, se dirigent vers un petit oratoire dédié à la Sainte Vierge, au fond du jardin. Ils s’agenouillent devant la porte. Les fenêtres du couvent sont garnies d’hommes coiffés du bonnet rouge, qui brandissent leurs armes et insultent les victimes enfermées. « Remercions Dieu, messieurs, dit le prélat, de ce qu’il nous appelle à sceller de notre sang la foi que nous professons. » Il fut assassiné le premier, à coups de sabre et de pique. Un moment après M. de Foucauld tombait près du corps de son cousin. Il avait quarante et un ans, La première des noblesses s’ajoutait à l’ancienne.

Le petit Charles de Foucauld trouvait donc dans sa race, à la douzaine, de beaux exemples à suivre.

Il ne les suivit pas d’abord, comme on le verra, mais il y fut ramené, et nul, depuis lors, parmi les soldats, les marins ou les prêtres de sa maison, ne saurait être cité, qui ait surpassé ce Charles de Foucauld en dévouement, en austérité, en bravoure, en piété.

La petite enfance fut pieuse. Beaucoup sont de même, en France, où il y a tant de mères prédestinées. Mme de Foucauld avait deux enfants, Charles et Marie. Elle n’eut guère que le temps de leur apprendre à joindre les mains et à dire leur prière ; elle vit à peine s’entr’ouvrir l’âme passionnée de son fils Charles, sur laquelle elle aurait pleuré, si la mort n’avait prématurément enlevé cette Monique à cet Augustin. Pour former ses enfants à la piété, mais tout autant pour obéir à un attrait divin et à une habitude, elle visitait les églises, tantôt celle-ci, tantôt celle-là, les aimant toutes, à cause de Celui qui les habite toutes. De même elle ornait avec eux, dans sa maison, la Crèche au temps de Noël, une statue de la Vierge au mois de mai ; elle donnait à Charles un petit autel qu’on plaçait sur une commode, et devant lequel il s’agenouillait le matin et le soir, relique des premières années, présage encore obscur, dont il dira plus tard : « Je l’ai gardé tant que j’ai eu une chambre à moi, dans ma famille, et il a survécu à ma foi. » Quand ils se promenaient ensemble, dans les bois en pente de Saverne, où l’on passait le temps des vacances, elle recommandait aux enfants de cueillir des gerbes de fleurs, et de les placer au pied des croix, dans les carrefours. Tendresse d’un cœur français, plus éducatrice en actes qu’en paroles, et dont le souvenir ne s’efface pas.

Mme de Foucauld mourut le 13 mars 1864, à trente-quatre ans ; son mari, le 9 août de la même année. Les orphelins furent alors confiés à leur grand-père maternel, M. Charles-Gabriel de Morlet, colonel du génie en retraite, qui avait près de soixante-dix ans. Les hommes n’ont pas souvent cette application passionnée aux devoirs de l’éducation première, ni ce don de divination, qui instruisent si vite les mères et les portent à s’alarmer des défauts de l’enfant et à les corriger. Affectueux, ardent au jeu, travailleur, très doué pour le dessin, d’esprit vif et de physionomie décidée, Charles devait plaire au vieux soldat. On le gâtait. M. de Morlet ne pouvait résister aux larmes de l’enfant. « Quand il pleure, disait-il, il me rappelle ma fille. » Les colères mêmes de Charles rencontraient une indulgence secrète et passaient pour un signe de caractère. Il était violent. La plus innocente moquerie le mettait en fureur. Un jour qu’il avait, dans un tas de sable, taillé et modelé un fort, toute une architecture de fossés et de tours, de ponts et de chemins d’accès, quelqu’un de ses proches, pensant lui être agréable, s’avisa de mettre, sur le sommet, des bougies allumées, et, dans les fossés, des pommes de terre, en guise de boulets. Charles, supposant qu’on se moquait ne lui, entra en grande colère, piétina son œuvre jusqu’à ce qu’il n’en demeurât plus trace, puis, la nuit venue, pour se venger, jeta dans tous les lits de la maison les pommes de terre bien roulées dans le sable.

Nous savons, par ses lettres, qu’il fit, avec ferveur, sa première communion. On l’avait mis à l’école épiscopale de Saint-Arbogast, dirigée par des prêtres du diocèse de Strasbourg, puis au lycée [2]. La guerre survint, et chassa d’Alsace le grand-père et les deux enfants, qui se réfugièrent à Berne.

En 1872, M. de Morlet, ne pouvant rentrer à Strasbourg, vint habiter Nancy. C’est au lycée de cette ville que Charles commença de perdre l’habitude du travail régulier, ordonné, et perdit bientôt la foi.

Quand on parcourt la correspondance et les notes de Charles de Foucauld, on est saisi par l’amertume du souvenir qu’il a gardé de ses années d’études à Nancy. Ces années-là sont le commencement de la vie coupable, la période sur laquelle, jusqu’à la fin, sa pénitence passera et repassera pour en effacer les fautes de l’esprit et de la chair. Je dois à la vérité de citer ici quelques-unes des confessions de l’homme revenu à Dieu et jugeant le passé.

Il écrira à un ami : « Si je travaillais un peu à Nancy, c’est qu’on me laissait mêler à mes études une foule de lectures qui m’ont donné le goût de l’étude, mais m’ont fait le mal que vous savez. »

Il lui écrira encore que c’est pendant sa rhétorique qu’il a perdu toute foi, « et ce n’était pas le seul mal. »

L’année de philosophie fut pire : « Si vous saviez combien toutes les objections qui m’ont tourmenté, qui écartent les jeunes gens, sont lumineusement et simplement résolues dans une bonne philosophie chrétienne ! Il y a eu, pour moi, une vraie révolution quand j’ai vu cela... Mais on jette les enfants dans le monde sans leur donner les armes indispensables pour combattre les ennemis qu’ils trouvent en eux et hors d’eux, et qui les attendent en foule à l’entrée de la jeunesse. Les philosophes chrétiens ont résolu depuis si longtemps, si clairement, tant de questions que chaque jeune homme se pose fiévreusement, sans se douter que la réponse existe, lumineuse et limpide, à deux pas de lui. »

Plus tard encore, dans une lettre à son beau-frère, il demandera instamment que ses neveux soient élevés par des maîtres chrétiens. « Je n’ai eu aucun maître mauvais, — tous au contraire, étaient très respectueux ; — même ceux-là font du mal, en ce qu’ils sont neutres, et que la jeunesse a besoin d’être instruite non par des neutres, mais par des âmes croyantes et saintes, et en outre par des hommes savants dans les choses religieuses, sachant rendre raison de leurs croyances, et inspirant aux jeunes gens une ferme confiance dans la vérité de leur foi. »

Ce collégien sortit du lycée bachelier, comme les autres, curieux de tout, décidé à jouir, et triste. M. de Morlet eût désiré que son petit-fils entrât à l’École polytechnique. Mais Charles avait opté pour la vie facile. Il déclara, avec cette franchise qui fut un des traits sans changement de sa vie morale, qu’il préferait entrer à l’école de Saint-Cyr, parce que le concours exigeait moins de travail. Et il partit pour Paris.

Lui-même, il s’est peint, de souvenir, tel qu’il était à l’époque où il suivait les cours préparatoires de l’école Sainte-Geneviève.

« A dix-sept ans, je commençais ma deuxième année de rue des Postes. Jamais je crois n’avoir été dans un si lamentable état d’esprit. J’ai, d’une certaine manière, fait plus de mal en d’autres temps, mais quelque bien avait poussé alors à côté du mal ; à dix-sept ans, j’étais tout égoïsme, tout vanité, tout impiété, tout désir du mal, j’étais comme affolé... Quant au degré de paresse, à la rue des Postes, il a été tel qu’on ne m’y a pas gardé, et je vous ai dit que j’avais regardé, malgré les formes mises pour ne pas affliger mon grand-père, mon départ comme un renvoi, renvoi dont la paresse n’était pas la seule cause... J’ai été si libre si jeune ! Ce que je veux dire surtout, c’est que pour moi et pour bien d’autres, l’âge de X... a été la plus mauvaise période... A dix-sept ans, j’ai tant fait souffrir mon pauvre grand-père : refusant le travail au point qu’au mois de février, je crois, je n’avais pas encore coupé la géométrie dans laquelle je devais étudier chaque jour, depuis novembre ; lui écrivant à peu près tous les deux jours, et quelquefois des lettres de 40 pages, pour lui demander de me rappeler à Nancy, et tout le reste que vous pouvez deviner, et qui résulte d’un tel affolement... »

« De foi, il n’en restait pas trace dans mon âme. » Ailleurs il dira et répétera que, pendant treize années, il n’a pas cru en Dieu.

La confession est nette, si elle n’est pas développée. Elle appelle, me semble-t-il, une observation, et elle pose un problème.

Il n’est pas douteux que la foi à l’Église, et à la morale chrétienne, avait été rejetée. Avait-elle disparu ? C’est une autre question, et je crois plutôt qu’elle se tenait très loin, invisible, comme une terre qu’un navigateur a abandonnée, où il a la ferme intention de ne pas revenir, mais dont il sait qu’elle existe, dont il aime encore, sinon les jours qu’il y a passés, du moins plusieurs des habitants qui vivent là, et qui sont de cette patrie ancienne. Tant qu’on aime un chrétien, on aime encore un peu le Christ qui l’a formé. Seule, la haine totale est une indication d’athéisme. Chez ce jeune homme qui, lisant tout, avec la superbe imprudence de son âge, avait saturé son esprit d’objections contre une doctrine qu’il connaissait mal, deux sentiments survivaient, d’où le passé pouvait renaître : le respect du prêtre et le plus tendre attachement à la famille. De plus, et ce n’est pas une faible raison d’espérer un retour à la foi, il avait le goût de la lecture, et, on peut dire, de la science. Le vrai nom de sa paresse était fantaisie, imprudence, et curiosité sensuelle. Mais cet ardent esprit, capable de réflexion, ne regarderait pas la vie sans en comprendre les leçons, ne lirait pas ce qui lui plaisait sans prêter attention à ce qui le condamnait, sauf à rejeter la conclusion. Foucauld était un intellectuel livré aux sens, mais capable de les dominer, si quelque grand événement, — au fond la grâce de Dieu, — lui montrait son erreur.

Je viens de dire qu’il avait gardé beaucoup d’estime pour ses maîtres religieux. Ces maîtres, qui l’avaient averti, puis menacé de renvoi, qui l’avaient même, après un peu de temps, prié de quitter l’école de la rue des Postes, voici ce qu’il en dirait : « Vous savez ce que je pense de l’internat : bon pour beaucoup, il m’a été détestable... La liberté au même âge eût peut-être été pire, et, en tout cas, je dois dire que j’ai retiré de cet internat une si profonde estime pour les Jésuites que, même au temps où j’avais le moins de respect pour notre sainte religion, j’en conservais toujours une très profonde pour les religieux, et ce n’est pas un petit bien. »

Quand l’heure du retour sera venue, Charles de Foucauld n’aura donc pas peur du prêtre ; il ira à l’un d’eux avec confiance, se souvenant des bons prêtres qu’il a connus.

Les affections de son enfance le serviront encore plus puissamment. Ces êtres qui l’ont aimé, choyé, gâté même, il continuera de les chérir, et, à mesure qu’il comprendra mieux ce qu’ils ont fait pour lui, de les admirer. En eux, il verra, dans le bleu des lointains, non pas seulement la mère, la sœur, le grand-père, les tantes, les cousins et les cousines, mais une famille très chrétienne, très pure, très dévouée au frère, au fils, au neveu, au cousin Charles, et qui a usé envers lui d’une grande miséricorde silencieuse, qui ne l’a point abandonné, pour laquelle il a été l’enfant de la prière muette, vous savez, de celle qu’on fait, sans plus dire aucune parole, mais du fond de l’âme, le soir, quand on est encore à genoux, tous ensemble, et qu’on va se relever.

J’ai dit aussi qu’une question se posait. Voici laquelle. Ce fils d’une race hardie était doué d’une volonté forte. On l’a bien vu par la suite. Comment a-t-il pu s’abandonner ainsi à la paresse, et vivre ensuite dans la lâcheté, pendant des années ? On comprendrait des passions violentes, des orages, des aventures exceptionnelles ; mais cette vie sans relief et d’une plate banalité ? Que faisait sa volonté pendant ce temps, et où se cachait-elle ? Ce qu’elle faisait ? elle veillait à ce que rien ne troublât la vie voluptueuse. Ce n’est pas une faculté qui demeure sans emploi. Elle est au service de cette haute pointe de l’esprit qui choisit l’habitation, les amitiés, les habitudes, l’emploi des heures. Et si l’esprit faussé, perverti, détaché de toute morale réprimante, aperçoit son bien dans le désordre de l’imagination et la satisfaction du corps, elle s’entend à merveille à murer les fenêtres et les lucarnes mêmes par où le ciel nous apparaîtrait ; à chasser, comme importuns, les souvenirs ; à défendre l’accès de ce sommet de nous-mêmes aux paroles et aux exemples qui enferment un reproche.

Charles de Foucauld subit les épreuves du concours de l’Ecole militaire en 1876. Admis à la limite, il fut encore sur le point d’être refusé à l’examen médical, pour cause d’obésité précoce. Le colonel de Morlet s’attristait de ce que son petit-fils eût été reçu l’un des derniers. « Au contraire, répondit Charles, c’est très chic : j’aurai l’occasion ainsi de gagner beaucoup de rangs. » Il n’en gagna point, et sortit comme il était entré. Le général Laperrine, son camarade de promotion, a écrit, dans un récit qu’il intitulait les Étapes de la conversion d’un houzard [3], ces lignes pleines de signification et de réserve à la fois : « Bien malin celui qui aurait deviné, dans ce jeune saint-cyrien gourmand et sceptique, l’ascète et l’apôtre d’aujourd’hui. Lettré et artiste, il employait les loisirs que lui laissaient les exercices militaires à flâner, le crayon à la main, ou à se plonger dans la lecture des auteurs latins et grecs. Quant à ses théories et à ses cours, il ne les regardait même pas, s’en remettant à sa bonne étoile pour ne pas être séché. »

Il disait vrai : les portraits du saint-cyrien en font foi. Les photographies de cette époque représentent, au-dessus d’un buste et d’un cou trop épais, un visage rond, empâté et sans style, qui n’a de beau que le front, droit et large, et la ligne à peine courbée des sourcils. Enfoncés dans l’orbite, les yeux, brillants et peu commodes, ont été rapetisses par la graisse qui les presse. Quant aux lèvres, peu formées, indolentes, elles sont de celles qui goûtent, parlent peu, et ne commandent pas. La chair domine. Comment cette figure deviendra-t-elle un jour, par l’énergie tendue de tous les traits, par la splendeur des yeux et la charité céleste du sourire, presque semblable à celle de saint François d’Assise ? C’est le miracle de l’âme, qui sculpte la carcasse, et met sa signature.

De Saint-Cyr, Foucauld passe, en 1878, à l’École de cavalerie de Saumur. Il y partage la chambre d’un camarade avec lequel il s’était lié à Saint-Cyr, Antoine de Vallombrosa, plus tard marquis de Morès, destiné à fournir une carrière éclatante et brève, et à périr assassiné, lui aussi, dans le désert. Cette chambre « devint célèbre par les excellents dîners et les longues parties de cartes que l’on y faisait, pour tenir compagnie au puni, car il était bien rare que l’un des deux occupants ne fût pas aux arrêts. » Le contraste était grand entre Vallombrosa, toujours en mouvement, beau cavalier, homme de sport, et Foucauld, casanier, apathique, rêveur. Cependant, pour des raisons communes ou différentes, ils étaient tous les deux aimés des élèves-officiers. Foucauld, par exemple, comme son camarade, l’était pour sa générosité, pour son intelligence de primesaut, pour sa franchise. On riait de ses frasques et de ses travers. Il s’habillait avec une recherche extrême, ne fumait que des cigares d’une certaine marque, n’acceptait jamais qu’un garçon de café ou un cocher lui rendît la monnaie d’un louis, jouait gros jeu, et dépensait si follement que son oncle, M. Moitessier, devait bientôt, à la grande fureur de Charles, le pourvoir d’un conseil judiciaire. On devine, d’ailleurs, que les hôteliers, les boîtiers, les tailleurs, les marchands de Pontet Canet et de Corton n’étaient pas les seuls qui s’entendissent à faire des brèches dans la fortune de ce jeune grand seigneur. La vie qu’il mena à Pont-à-Mousson, au sortir de l’École de cavalerie, ne fut pas plus rangée. On raconte même qu’ayant été obligé de quitter divers logements, parce que les co-locataires se plaignaient du tapage qu’il y faisait et des compagnies fâcheuses qu’il y attirait, il finit par avoir quelque peine à trouver un garni dans cette petite ville. Heureusement, en 1880, le 4e hussards, où il était lieutenant, fut envoyé en Algérie.

Epoque décisive. La passion de la terre d’Afrique, et, en somme, la passion coloniale, va s’emparer du jeune officier, et grandir jusqu’à donner une orientation nouvelle à une vie mal commencée.

Le 4e hussards, devenu le 4e chasseurs d’Afrique, tenait garnison à Bône et à Sétif. Prononcez ce mot de Sétif devant un de ceux qui connaissent la légende, sinon l’histoire du Père de Foucauld : vous entendrez presque sûrement raconter une ou deux anecdotes dont le personnage principal aurait été le fameux lieutenant. Elles sont amusantes ; authentiques, le sont-elles ? j’en doute. Plusieurs de ceux qui, devant moi, ont répété ces légendes régimentaires, changeaient le nom du héros. Ce n’était plus Charles de Foucauld ; c’était un de ses camarades ; les dates variaient aussi. Je préfère m’en tenir aux faits bien établis. Les voici. A peine débarqué, le lieutenant de Foucauld part pour les manœuvres. Quelques semaines se passent ; il revient à Sétif, et s’y installe. Bientôt, des représentations lui sont faites, amicales d’abord, puis plus fermes ; on lui reproche d’être un sujet de scandale, de vivre maritalement avec une jeune femme venue de France dans le même temps que lui, et qui affiche cette liaison. Il prend très mal les avis, puis l’ordre de son colonel. Les propos échangés, le refus absolu, opposé par le lieutenant à son chef, blessent la discipline. Le dénouement est prévu : il faut rompre avec cette maîtresse ou quitter le régiment. Que va faire Foucauld ? Il ne cède pas. Je ne crois pas qu’on puisse dire ici que la passion l’emporte ; non, c’est la volonté, terrible et sans maitre encore, qui refuse de plier. Il quitte ses camarades, brise à demi sa carrière, se fait mettre, par le ministre, en non-activité temporaire, et se retire à Évian.

Il était là, loin des siens, inutile, lorsque la nouvelle lui vint de l’insurrection de Bou Amama, dans le Sud-Oranais. Le 4e chasseurs allait faire campagne ; ses camarades allaient se battre. Le sang de France parle plus haut que tout le reste. Aussitôt, le lieutenant écrit au ministre de la Guerre. La lettre portait qu’il ne pouvait supporter la pensée que ses camarades seraient à l’honneur et au danger, tandis que lui-même n’y serait pas, et que, pour rejoindre son régiment, il acceptait toutes les conditions qu’on lui imposerait.

La demande fut accordée. Foucauld repartit pour l’Algérie. Un événement inattendu l’avait réveillé. L’idée de sacrifice était rentrée dans cette âme. Elle est génératrice de toutes les noblesses. Charles de Foucauld n’était pas plus croyant que la veille, mais la force qui fait les chrétiens s’était affirmée en lui. Puisqu’il s’était offert pour la France, il s’était rapproché de Dieu, qui reconnaît son Fils dans le sacrifice des hommes, et s’émeut à sa vue.

Un marabout indigène, Bou Amama, des Oulad Sidi Cheikh, agitait les tribus et prêchait la guerre sainte dans le Sud-Oranais. La campagne contre le partisan fit apparaître la première esquisse du personnage définitif que sera Charles de Foucauld. Dans ses Étapes de la conversion d’un houzard, le général Laperrine, qui était de l’expédition et pouvait juger son camarade, écrit ceci : « Au milieu des dangers et des privations des colonnes expéditionnaires, ce lettré fêtard se révéla un soldat et un chef ; supportant gaiement les plus dures épreuves, payant constamment de sa personne, s’occupant avec dévouement de ses hommes, il faisait l’admiration des vieux mexicains du régiment, des connaisseurs. Du Foucauld de Saumur et de Pont-à-Mousson, il ne restait plus qu’une mignonne édition d’Aristophane, qui ne le quittait pas, et un tout petit reste de snobisme, qui l’amena à ne plus fumer, le jour où il ne lui fut plus possible de se procurer des cigares de sa marque préférée. »

Un des anciens soldats qui ont poursuivi Bou Amama me racontait qu’un jour, après une grande étape, le lieutenant de Foucauld, voyant que les hommes, épuisés de chaleur, allaient se précipiter vers le puits, se porta rapidement en arrière, acheta à la cantinière une bouteille de rhum, et revint en disant : « Ce que je suis content de l’avoir, ma bouteille, pour vous la donner ! » Et les soldats mêlèrent un peu de rhum à l’eau saumâtre du puits. « Il savait se faire aimer, celui-là, » ajoutait le narrateur, « mais c’est qu’il aimait aussi le troupier ! Bien des années après les combats contre Bou Amama, j’ai retrouvé mon ancien chef, monsieur, et il m’a dit, en propres termes : « L’armée d’Afrique ? Elle est encore meilleure que celle du continent : la moitié des hommes de mon peloton auraient pu faire d’excellents moines. » Peut-être exagérait-il un peu : mais cela prouve l’amitié qu’il avait gardée pour nous [4]. »

« Les Arabes avaient produit sur lui une profonde impression. L’insurrection terminée, il demanda un congé pour faire un voyage dans le Sud et les étudier. N’ayant pu obtenir ce congé, il donna sa démission, et vint s’installer à Alger, pour préparer son grand voyage au Maroc. » [5]

Il avait vingt-quatre ans. Si la part d’inconnu était bien grande encore, dans l’avenir de ce très jeune ancien officier, une chose était dès lors certaine : il était né pour habiter l’Orient ; il avait en lui cette vocation qui ne nait pas, comme certains se l’imaginent, de l’amour de la lumière, mais bien plutôt de l’amour du silence habituel, de l’espace, de l’imprévu et du primitif de la vie, du mystère également qu’on devine dans des âmes très fermées. Quand cette vocation parle et commande dans un cœur d’homme, il n’y a qu’à la suivre. On la combat sans la vaincre. Demandez-le aux vieux sahariens qui ont essayé de prendre du service en France, et qui trouvent que la meilleure garnison ne vaut pas le désert, et qu’un colonel, défilant à la tête de son régiment, n’éprouve point le sentiment de libre puissance, ni le petit frisson d’isolement et d’aventure possible qui tiennent en éveil, et en joie inquiète, le petit lieutenant, chef de corps lui aussi, dont les vingt-cinq méharistes, à la file, marchent sous les étoiles, faisant crouler le sable des dunes sous le pied des chameaux, et suivant une piste vagabonde, incertaine souvent, à la recherche d’un puits ou d’une bande pillarde. Demandez-le à ceux qui ont pris leur retraite, imprudemment, aux bords de la mer de Bretagne ou sur le rivage de Nice ; à ceux-là surtout, trop vieux pour la vie errante, trop profondément dépaysés désormais dans les terres natales, et dont l’habitation est cachée aux environs d’Alger ou d’Oran, dans une villa sous les pins, où ils entendent encore le bruit du vent qui vient du Sud, et reçoivent la visite des jeunes, leurs successeurs, les heureux, qui frappent à la porte, et disent : « Bonjour, mon commandant ! J’arrive du Bled ! »

Sa démission donnée, Charles de Foucauld suivit le premier conseil de sa vocation, qu’avaient décidée les manœuvres autour de Sétif, les récits des vieux Africains, la découverte d’un peuple nouveau, la guerre enfin contre le partisan : il ne quitterait pas l’Afrique sans l’avoir étudiée, il serait homme d’action. Que ferait-il donc ? Une des choses les plus difficiles qui fussent : il entreprendrait d’explorer le Maroc, pays fermé, défiant de l’étranger, cruel dans ses vengeances, mais si voisin de nos côtes, si manifestement destiné à compléter notre domaine, qu’on était sûr, en le parcourant, d’aider la France de demain. Il vint à Alger. Ressaisi par ce besoin de savoir qu’il avait servi, jusque-là, sans méthode, il s’enferma dans les bibliothèques, prit des leçons d’arabe, et se mit en relations avec les hommes qui pouvaient le préparer à une entreprise audacieuse comme celle qu’il voulait faire.

L’un de ceux-ci, le plus utile peut-être, une des figures les plus connues de l’ancien Alger, s’appelait Oscar Mac Carthy. C’était un tout petit homme, « aussi brun qu’un homme blanc peut l’être, aussi maigre que peut l’être un homme en santé » [6], qui portait les cheveux coupés ras et la barbe longue, et que les Arabes nommaient tantôt : « l’homme à la grosse tête » ; tantôt : « l’homme au canon de fusil. » Ce second surnom lui venait de l’habitude qu’il avait en voyage de suspendre à son épaule, en bandoulière, un grand baromètre enfermé dans un étui de cuir. Autrefois, Mac Carthy avait eu le projet de traverser le Sahara, et de gagner Tombouctou. « Il ne se mit jamais en route, mais le biscuit préparé pour cette expédition existait encore vingt ans après, et Mac Carthy parlait toujours de son prochain départ. » [7] Du moins connaissait-il à merveille l’Algérie. Il avait visité les moindres villages, séjourné dans les douars de toutes les tribus, recueilli des milliers de notes qu’il confiait, çà et là, à des amis : il avait lu, sur les choses et les gens de l’Afrique, tout ce qui fut écrit par les voyageurs, les historiens, les archéologues, et il se souvenait de tout. « La terre africaine était la propriété de son esprit. » [8] Dans son corps frêle vivait une âme intrépide et savante-Guide sûr, mais dont les méthodes d’exploration avaient toujours été très personnelles, on pouvait deviner ce qu’il conseillerait au jeune officier qui se mettait à son école. Car » pour être à l’abri partout, devenu comme insensible au froid et au chaud, il avait voyagé sans escorte, sans bagages, ses poches bourrées seulement de carnets et de cartes manuscrites, insouciant de toutes les commodités de la vie matérielle, protégé par son dénûment même, selon le proverbe oriental qui dit : « Mille cavaliers ne sauraient dépouiller un homme nu. »

Oscar Mac Carlhy était conservateur de la bibliothèque installée dans le palais de Mustapha Pacha, rue de l’État-major. « Tous deux accoudés à la balustrade de la cour mauresque, le vieux savant et le jeune officier passaient de longues heures, penchés sur les cartes anciennes et les poudreux in-folios, feuilletant les ouvrages des anciens géographes, que Foucauld devait laisser loin derrière lui [9]. »

Une des plus importantes questions à résoudre, pour le succès d’un voyage au Maroc, était le choix du déguisement. Impossible de pénétrer sans cacher sa qualité de chrétien, dans ce pays hostile. Seuls, les représentants des Puissances européennes le pouvaient faire, mais en suivant le « chemin des ambassades, » qui allait de la côte à Fez ou à Marrakech, sans pouvoir s’écarter de l’itinéraire traditionnel, constamment épiés, réduits â ne connaître du Maroc que ce que voulaient bien leur en montrer les fonctionnaires et familiers du Sultan, toujours hantés par la peur de la conquête. Deux costumes seulement pouvaient permettre de passer au milieu des tribus, d’être accueilli dans les villages où nul Européen n’avait mis le pied, de converser avec les Marocains : le costume arabe, et le costume du juif, commerçant toléré et surveillé. Mais quelle connaissance des mœurs musulmanes, ou des mœurs juives, pour ne pas se trahir !

Mac Carthy conseilla, et l’officier accepta la seconde solution. Charles de Foucauld a expliqué pourquoi.

« Il n’y a que deux religions au Maroc. Il fallait à tout prix être de l’une d’elles. Serait-on musulman ou juif ? Coifferait on le turban ou le bonnet noir ? René Caillé, Rohlfs et Leng avaient tous opté pour le turban. Je me décidai, au contraire, pour le bonnet. Ce qui m’y porta surtout fut le souvenir des difficultés qu’avaient rencontrées ces voyageurs sous leurs costumes : l’obligation de mener la même vie que leurs coreligionnaires, la présence continuelle de vrais musulmans autour d’eux, les soupçons mêmes et la surveillance dont ils se trouvèrent souvent l’objet, furent un gros obstacle à leurs travaux. Je fus effrayé d’un travestissement qui, loin de favoriser les études, pouvait y apporter beaucoup d’entraves ; je jetai les yeux sur le costume israélite. Il me sembla que ce dernier, en m’abaissant, me ferait passer plus inaperçu, me donnerait plus de liberté. Je ne me trompai pas. Durant tout mon voyage, je gardai ce déguisement, et n’eus lieu que de m’en féliciter. S’il m’attira parfois de petites avanies, j’en fus dédommagé, ayant toujours mes aises pour travailler ; pendant les séjours, il m’était facile, à l’ombre des mellahs, et de faire mes observations astronomiques, et d’écrire des nuits entières pour compléter mes notes ; dans les marches, nul ne faisait attention, nul ne daignait parler au pauvre Juif qui, pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre, baromètre, et relevait le chemin qu’on suivait ; de plus, en tous lieux, j’obtenais de mes cousins, comme s’appellent entre eux les Juifs du Maroc, des renseignements sincères et détaillés sur la région où je me trouvais. Enfin, j’excitai peu de soupçons. Mon mauvais accent aurait pu en faire naître, mais ne sait-on pas qu’il y a des israélites en tous pays ? Mon travestissement était d’ailleurs complété par la présence, à mes côtés, d’un Juif authentique... Son office consistait d’abord à jurer partout que j’étais un rabbin, puis à se mettre en avant dans toutes les relations avec les indigènes, de manière à me laisser le plus possible dans l’ombre ; enfin à me trouver toujours un logis solitaire où je pusse faire mes observations commodément, et, en cas d’impossibilité, à forger les histoires les plus fantastiques pour expliquer l’exhibition de mes instruments [10]. » Cette décision de voyager déguisé, et en qualité de juif, obligea l’explorateur à apprendre l’hébreu en même temps que l’arabe, et à étudier aussi les coutumes juives.

Et ce fut encore M. Mac Carthy, à la bibliothèque d’Alger, qui présenta le rabbin Mardochée, le futur guide, à Charles de Foucauld, ainsi qu’on le verra dans le prochain chapitre.


II. LES PRÉLIMINAIRES DU VOYAGE

Le récit de son exploration au Maroc, publié par le vicomte, de Foucauld, commence à Tanger et à la date du 20 juin 1883. Or, le voyageur avait quitté Alger le 10 juin, et il ne devait pas, selon ses projets, pénétrer par le Nord dans l’Empire défendu, mais chercher sa route par le Rif, en traversant la frontière algéro-marocaine. Quelles raisons l’en ont empêché ? Que s’est-il passé entre le 10 et le 20 juin ? Nous n’en saurions pas grand’chose si, par bonheur, revenu à Paris, au milieu des siens, l’explorateur n’avait calligraphié, à l’intention d’un de ses neveux, et sur de belles pages de vélin qui furent reliées avec les feuillets imprimés, trois fragments importants, dont le premier raconte précisément les préparatifs du voyage et les incidents du début. Je publierai d’abord cette sorte de préface inédite de la Reconnaissance au Maroc. De même, je citerai en entier l’histoire du guide Mardochée, non pas tant parce qu’elle est amusante, dramatique, un peu folle, comme tant d’histoires orientales, mais parce qu’elle fait connaître admirablement à quelle espèce d’homme Charles de Foucauld s’était confié. Enfin, lorsqu’en analysant le livre à grands traits, je serai arrivé à ce passage, volontairement écourté, où l’auteur raconte son séjour à Bou el Djad, je publierai le troisième fragment, en tête duquel il écrivait ces lignes : « J’eus des relations avec plusieurs membres de la famille de Sidi ben Daoud. Je les ai tues dans mon ouvrage, parce que si la connaissance en était parvenue au sultan, cela aurait créé des dangers à mes amis de Bou el Djad. A toi, mon cher neveu, je vais les raconter. »

Aujourd’hui, elles peuvent être racontées au public, ces entrevues au cours desquelles le jeune officier français, habilement interrogé, et se sentant deviné, s’avoua chrétien, et se confia à l’honneur de son hôte. Le temps a couru. Ce qui pouvait être une cause d’ennuis, — la mort était parmi ces ennuis possibles, — sous le règne des anciens sultans, a repris son caractère véritable de générosité rare et de chevalerie. Le traité de 1912 a permis de l’imprimer.


« Le 10 juin 1883, à cinq heures du matin, j’entre dans une vieille maison du quartier juif d’Alger : c’est le domicile du rabbin Mardochée. Mon compagnon y vit dans une seule chambre, avec sa femme et ses quatre enfants ; il m’attend ; je dois quitter chez lui mes vêtements européens et prendre le costume israélite : une longue chemise à manches flottantes, un pantalon de toile allant jusqu’au genou, un gilet turc de drap foncé, une robe blanche à manches courtes et à capuchon (djelabia), des bas blancs, des souliers découverts, une calotte rouge et un turban de soie noire sont préparés pour moi ; cela forme un costume juif mi-algérien mi-syrien qui convient aux rôles, peut-être divers, que j’aurai à jouer.

« Je m’habille, et Mardochée, sa femme, ses enfants et moi sortons, et descendons les ruelles en escalier qui conduisent au port, où est la gare d’Oran. Nous partirons pour Oran à sept heures du matin, par le chemin de fer. Je demande deux billets en mauvais français, pour être d’accord avec mon costume ; Mardochée fait ses adieux à sa famille, et nous voici tous deux assis dans une voiture de troisième classe. Le temps est admirable, le wagon est plein d’ouvriers arabes, nous partons entourés de gaieté et inondés de soleil.

« Je m’appelle le rabbin Joseph Aleman, je suis né en Moscovie d’où m’ont chassé les récentes persécutions ; dans ma fuite j’ai été d’abord à Jérusalem ; après y avoir pieusement passé quelque temps, j’ai gagné le Nord de l’Afrique, et maintenant je voyage à l’aventure, pauvre, mais confiant en Dieu ; une estime réciproque me lie à Mardochée Abi Serour, comme moi savant rabbin, et qui a passé de longues années à Jérusalem. Mardochée porte un costume pareil au mien, cela nous donne un air de famille ; il me déclare que je lui ressemble, et qu’à l’occasion, il me fera passer pour son fils. Nous avons peu de bagages, un sac et deux boites ; les boiLes renferment : la première une pharmacie qui me permettra au besoin de me dire médecin, l’autre un sextant, des boussoles, des baromètres, des thermomètres, du papier et des cartes ; le sac contient un costume de rechange et une couverte pour chacun de nous, des ustensiles de cuisine et des provisions. Comme argent, j’emporte trois mille francs, partie en or et partie en corail. C’est dans cet équipage que nous sommes entraînés vers Oran. Je vais à Oran parce que je veux entrer au Maroc par terre : mon projet est de me rendre de Tlemcen à Tétouan en traversant la région du Rif, laquelle forme tout le littoral entre la frontière algérienne et Tétouan. D’Oran j’irai à Tlemcen ; là je m’informerai des moyens de voyager dans le Rif.

« Nous arrivons à Oran à six heures du soir. La gare est hors de la ville ; de moitié avec deux Juifs qui étaient dans le train, nous prenons un fiacre qui nous porte à un hôtel fréquenté des Israélites. Nous louons une chambre à raison de deux francs par jour, et, tirant nos provisions, nous faisons en tête-à-tête notre premier repas du soir. Étrange maison que l’hôtel où nous sommes ! J’ai eu un moment de surprise, en m’entendant tutoyer par le valet : en Algérie, on tutoie les Juifs.

« 11 juin. — Ce jour est le premier de la fête de Sbaot (Pentecôte), dans laquelle on célèbre le don de la Loi fait à Moïse sur le Sinaï ; défense aux Israélites de voyager aujourd’hui ni demain. Je reste dans ma chambre, Mardochée va à la synagogue, et en revient à la nuit avec un de ses coreligionnaires. Ils se mettent à causer ; j’apprends que mon compagnon se livre à la recherche de la pierre philosophale, l’autre juif est un compère alchimiste ; longtemps je les vois discuter, faiblement éclairés par une bougie, leurs ombres dessinant sur les murs d’énormes silhouettes ; je m’endors sur ma paillasse, bercé par ces étranges discours.

« 12 juin. — Vers cinq heures du soir, nous montons en diligence, et partons pour Tlemcen. En me rendant à la voiture, j’entends un passant dire à son voisin, en me montrant : « Savez-vous d’où ça nous vient, ça ? Ça nous arrive en droite ligne de Jérusalem. »

« 13 juin. — Arrivée à Tlemcen à dix heures du matin. Nous nous mettons aussitôt en quête des Juifs du Rif. A une heure, nous n’en avons pas trouvé un qui ait pu nous renseigner utilement ; fatigués, nous achetons du pain et des olives, et nous nous mettons à déjeuner, assis par terre, sur une place ; pendant que nous sommes ainsi passe, à deux pas de moi, une bande d’officiers de chasseurs d’Afrique sortant du Cercle ; je les connais presque tous ; ils me regardent sans soupçonner qui je suis [11]. Notre après-midi est plus heureuse que la matinée : nous découvrons un certain nombre d’Israélites rifains ; ils viendront nous trouver à huit heures du soir, dans une chambre que nous louons, et on discutera en réunion les moyens de traverser le Rif. Plus d’hôtel juif ici ; nous louons une chambre à une famille israélite.

« A huit heures, tout est prêt pour recevoir notre monde : dans une pièce de 2 mètres de large sur 5 de long, dont les murs, le sol et le plafond sont peints en gris, ont été placés, sur un escabeau, une bougie, une bouteille d’anisette et un verre. Les uns après les autres, une dizaine de Juifs, la plupart à barbe blanche, entrent discrètement, et nous voici tous assis par terre, en cercle, autour de la bougie ; Mardochée remplit le verre d’anisette, l’élève et dit : « A la santé de la Loi ! A la santé d’Israël ! A la santé de Jérusalem ! A la santé du pays saint ! A la santé du Sbaot ! A vos santés à tous, ô docteurs ! A ta santé, rabbin Joseph (moi) ! » Il trempe ses lèvres dans le verre, et le passe à son voisin qui le vide ; puis le verre fait le tour, et chacun des Juifs le vide d’un trait. Mardochée prend la parole. Il s’appelle Mardochée Abi Serour, et naquit au fond du Maroc ; une ferveur et un amour de l’étude précoces lui firent quitter presque enfant son pays natal ; allant de ville en ville, s’arrêtant partout où enseignait un rabbin célèbre, altéré de la parole de Dieu et fréquentant les hommes pieux, il parvint à dix-huit ans à Jérusalem ; il y passa plusieurs années en compagnie des plus saints docteurs ; ayant recueilli, sans que sa soif fût apaisée, tout ce que l’Orient et l’Occident possédaient de science théologique, il voulut revoir ceux qui lui avaient donné le jour, et, franchissant les mers, il regagna le foyer paternel. De tristes changements l’y attendaient : il avait laissé son père opulent, il le trouva ruiné. Bon fils, il se consacra à ce père âgé et malheureux. Abandonnant ses livres et le projet de retourner dans la ville sainte, il se jeta dans le commerce ; les affaires de son père se rétablissaient difficilement ; il se dit : « Il faut que j’ouvre un chemin nouveau. « Tous les ans, de riches caravanes arrivaient dans son pays, venant d’une ville mystérieuse où jamais Juif n’était entré, Timbouktou, patrie de la poudre d’or, de l’ivoire, des plumes d’autruche, où le négoce, disait-on, rapportait vingt pour un. « J’irai à Timbouktou, » dit-il. De son pays à cette ville, il y avait trente jours de marche à travers le désert. Il les fit, entra à Timbouktou le premier de sa race, et ouvrit aux Juifs cette voie nouvelle ; en un an, il gagna une fortune considérable qu’il apporta à son père ; durant plus de dix années, il continua ce commerce ; il traversa quatorze fois le grand désert ; ses richesses étaient immenses, ses parents vivaient dans l’abondance, ils avaient des jardins d’orangers, sa mère possédait une caisse pleine de pierres précieuses. Un jour cette prospérité diminua : plusieurs caravanes chargées de ses marchandises furent pillées ; ses parents moururent pendant son absence, et des frères s’emparèrent de tout leur héritage, fruit de son travail.. Affligé de tant de malice, il laissa le commerce, et, ramassant les débris de sa fortune, dit une seconde fois adieu à sa patrie. Depuis lors, il vécut dans diverses villes du Maroc, et, en dernier lieu, s’étant marié, s’établit à Alger. Il y vit en paix et dans la crainte de Dieu, ayant trop connu les richesses pour ne pas les mépriser, se trouvant heureux dans l’aisance, partageant ses jours entre l’étude des livres divins et l’éducation de ses enfants. Mais depuis deux ans une infortune domestique trouble ce bonheur.

« Sa femme avait un jeune frère qu’elle adorait ; il avait toujours vécu avec elle et l’avait suivie sous le toit de son mari ; il y a deux ans, à la suite d’une discussion avec Mardochée, ce jeune homme quitta la maison ; depuis on ne l’a pas revu et on n’en a reçu aucune nouvelle : de ce moment, la femme de Mardochée ne fait que pleurer : à deux reprises même le chagrin l’a rendue malade. Or, il y a quelques jours, on lui a dit que son frère était dans le Rif, exerçant le métier de bijoutier, sans pouvoir préciser en quelle ville. Aussitôt, elle a supplié son mari d’aller à la recherche du fugitif, et lui, bon époux, pour rendre le repos et la santé à sa femme, s’est décidé à ce voyage ; il est donc résolu à explorer le Rif, village par village s’il le faut, pour retrouver son beau-frère. C’est ce qui l’amène aujourd’hui à Tlemcen. Pour ce jeune Israélite qui l’accompagne, et qu’on l’entend nommer rabbin Joseph, c’est un pauvre rabbin moscovite qui se rend au Maroc, pays des Juifs pieux, pour quêter des aumônes ; Mardochée l’a emmené avec lui, et a payé son voyage jusqu’à Nemours, par pure pitié. Maintenant il supplie ces docteurs, qui tous ont habité le Rif, de recueillir leurs souvenirs, et de lui apprendre s’ils n’ont point connu celui qu’il cherche, un Israélite blond et pâle, âgé de vingt-deux ans, nommé Juda Safertani. Quel présent ne fera-t-il pas à celui qui dira où il se trouve ? » Les assistants réfléchissent, cherchent, discutent, mais en vain : aucun d’eux ne connaît Juda Safertani. Mardochée soupire, et les prie de lui donner au moins des renseignements sur le Rif : par où y pénètre-t-on ? Comment y voyage-t-on ? En quels lieux y a-t-il des Juifs ? Quels sont les hommes influents du pays ? La conversation reprend sur ce sujet, l’anisette l’anime, de nouvelles bouteilles remplacent la première, le verre fait nombre de fois le tour du cercle, on parle très haut, et la discussion devient vive sur les meilleurs moyens de parcourir le Rif. Quand nos « cousins » se retirent, il est convenu que nous partirons le lendemain pour Lalla Marnia ; de là, nous gagnerons Nemours, d’où nous entrerons, s’il plaît à Dieu, dans le Rif.

« 14 juin. — Une diligence nous emporte de Tlemcen à neuf heures du matin, et nous arrête à six heures du soir dans la bourgade de Lalla Marnia. Nous nous installons pour la nuit dans la synagogue ; elle présente l’image de tous les temples juifs que je verrai au Maroc ; c’est une salle rectangulaire, avec une sorte de pupitre au milieu, et dans le mur, un placard. Le pupitre sert à appuyer le livre de la Loi, aux lectures publiques qu’on en fait deux fois par semaine ; dans les communautés riches, il est sur une estrade et parfois sous un dais ; dans les villages pauvres, il consiste en une pièce de bois horizontale soutenue par deux poteaux. Le placard contient un ou plusieurs exemplaires de la loi (Sifer Toura), écrits sur parchemin et roulés sur des cylindres de bois (comme les volumes romains, avec cette différence qu’ils sont roulés sur deux cylindres au lieu d’un) ; ces doubles rouleaux ont 0,50 centimètres de haut et sont couverts de trois ou quatre enveloppes superposées des plus riches étoffes. Telle est la synagogue ; un banc appuyé au mur en fait le tour, et la complète. Nous finissions d’y dîner, lorsqu’entrent les uns après les autres trente ou quarante hommes ; ils s’asseyent sur les bancs et causent à voix basse ; ce sont les Israélites du lieu, qui viennent faire en commun la prière du soir ; à un signal, tous se dressent, se tournent vers l’Orient, et commencent leur prière, bas ou à mi-voix ; embarrassé, je les regarde pour faire comme eux, et, les imitant, je me balance en mesure comme un écolier qui récite sa leçon, tantôt muet, tantôt faisant entendre un bourdonnement nasillard. Au bout de huit ou dix minutes, chacun fait en même temps un grand salut ; c’est la fin. Les Juifs se mettaient en mouvement pour sortir quand, à ma vive surprise, Mardochée les prie de rester et de l’entendre : il est, dit-il, un pauvre rabbin établi à Alger, qu’un malheur oblige à quitter sa femme et ses enfants pour faire, âgé et souffrant, le lointain voyage du Rif. Il va parcourir cette province à la recherche de son beau-frère..., il raconte les histoires d’hier, le désespoir et les maladies de sa femme, ... enfin, et voici le comble des maux, il croyait le voyage plus facile qu’il n’est et, si loin encore du terme, il manque déjà d’argent... Ici il se met à verser des larmes, et, d’une voix entrecoupée, il supplie ses frères de Lulla Marnia d’avoir pitié de lui et de lui faire quelque aumône. Ils lui répondent sèchement de s’adresser au Consistoire d’Oran. Aussi étonné que mécontent de cette comédie, j’en demande, dès que nous sommes seuls, l’explication à Mardochée : « C’était pour m’habituer à mentir, » répond-il.

« 15 juin. — Départ de Lalla Marnia à quatre heures du matin, par la diligence. Arrivée à dix heures du matin au petit port de Nemours. Nous louons une chambre dans une maison juive, et nous nous mettons en quête de renseignements sur le Rif.

« Ici notre histoire varie, la mienne surtout. Mardochée raconte la même chose qu’à TIemcen, en ajoutant que des gens de cette ville lui ont affirmé avoir connu son beau-frère dans le Rif. Pour moi, je suis un grand médecin et un savant astrologue ; j’ai fait des cures merveilleuses ; les maux d’yeux sont mon triomphe, je guéris les yeux les plus malades, j’ai rendu la vue à des aveugles de naissance. Cette grande science et ces étonnants succès m’ont attiré l’envie des médecins chrétiens, à tel point qu’ils m’eussent fait un mauvais parti, si j’étais resté dans mon pays ; j’ai dû fuir, et je me suis décidé à aller exercer ma profession au Maroc, où, sur la foi de Mardochée, j’espère faire de beaux bénéfices. Mardochée raconte cela en arrivant. Lui ayant défendu de répandre l’histoire sous cette forme, il la répéta les jours suivants, en supprimant l’envie des médecins chrétiens et les dangers causés par leur haine.

« 16 et 17 juin. — Nous cherchons en vain le moyen de pénétrer dans le Rif ; beaucoup d’Israélites rifains consultés déclarent qu’on ne peut y entrer, par Nemours, qu’avec la protection d’un certain chikh (chef) marocain, qui viendra ici peut-être dans quinze jours ou un mois, peut-être plus tard ; et ce moyen même serait incertain ; autant, ajoute-t-on, il est difficile de traverser le Rif en partant d’ici, autant cela est facile en partant de Tétouan, où des hommes influents peuvent donner des recommandations efficaces. Je ne veux pas attendre quinze jours ou un mois à Nemours ; mieux vaut gagner Tétouan par mer et commencer de là mon voyage : je partirai pour Tanger par le prochain paquebot.

« 18 juin. — Un vapeur paraît en rade. Il va à Tanger par Gibraltar. Je m’y embarque avec Mardochée. Juifs, nous prenons la dernière classe, et nous faisons la traversée sur le pont, en compagnie d’Israélites et de Musulmans.

« Départ à neuf heures du matin, par un assez mauvais temps.

« 19 juin. — Je m’éveille en rade de Gibraltar. Le paquebot restera à l’ancre toute la journée ; je descends à terre et je visite la ville ; Mardochée demeure à bord ; un petit juif de dix-huit ans, qui sait l’espagnol, m’accompagne ; pour moi, j’ignore toute langue, hors l’arabe ; mon excursion aura un but pratique : on nous donne dans le paquebot une eau très sale, j’emporte une grande marmite de fer que je rapporte pleine d’eau. Je me promène cinq heures à Gibraltar, ma marmite à la main ; je pousse jusqu’à un village espagnol situé à un kilomètre de la ville ; en franchissant la frontière, je vois des sentinelles anglaises et espagnoles monter la garde à 60 mètres de distance ; autant les premières sont bien tenues, autant les secondes le sont mal.

« 20 juin. — Quitté Gibraltar à midi ; arrivé à Tanger à 2 heures 45 minutes.

………………..

« Le 20 juin 1883 commença vraiment mon voyage, qui dura jusqu’au 23 mai 1884. Pendant ce temps, ma prétendue histoire ne varia guère : j’étais un rabbin d’Alger allant, aux yeux des Musulmans, quêter des aumônes, m’enquérir du sort et des besoins de mes frères ; aux yeux des Juifs, Mardochée était de Jérusalem ; pour les Musulmans, il demandait la charité ; pour les Juifs, il remplissait la même mission que moi. Il ne fut plus question de Juda Safertani ni de médecine ; celle-ci avait un double inconvénient : les Marocains, pour qui tout chrétien nait médecin, étaient disposés, par cette profession, à soupçonner ma race ; puis la boite de médicaments inspirait la convoitise : une boite suppose un trésor, et on disait que j’avais deux caisses d’or avec moi. A Fàs, dans le courant du mois d’août, instruit par l’expérience des premiers jours de route, je me défis de mes remèdes, et je modifiai mon bagage et mon costume ; les boîtes furent remplacées par un sac en poil de chèvre ; je supprimai, dans ma tenue, ce qui rappelait le Juif d’Orient, c’est-à-dire la calotte rouge, le turban noir, les souliers et les bas, et j’adoptai la calotte noire, le mouchoir bleu et les bebras (babouches) noires des rabbins marocains ; je laissai pousser des nouader, mèches de cheveux placées à côté des tempes, qui tombent jusqu’aux épaules ; mon costume était dès lors celui de tous les Juifs du Maroc ; il ne varia plus, si ce n’est qu’au début de l’hiver, j’y ajoutai un khenif (burnous noir à lune jaune). — A Fàs, j’organisai définitivement mes moyens de transport ; jusque-là, j’avais loué des mulets : j’en achetai deux, qui nous portèrent, Mardochée et moi, avec notre bagage, pendant dix mois, jusqu’à notre retour à la frontière algérienne.

« Les premiers jours de mon voyage, j’avais trouvé gite tantôt en des chambres louées dans des maisons juives, tantôt dans les synagogues. A Tanger et à Tétouan, je louai des chambres ; au delà de Fàs, cela ne m’arriva plus. A partir de là, je passai mes nuits à la belle étoile dans le désert, sous des abris fournis par l’hospitalité juive ou musulmane dans les lieux habités. Lorsqu’on faisait halte dans un endroit habité, groupe de tentes ou village, s’il n’y résidait pas de Juifs, mon escorte me gardait avec elle, et me faisait donner l’hospitalité par la famille à qui elle-même la demandait ; lorsqu’il y avait une communauté israélite, l’escorte me conduisait à la synagogue, où Mardochée et moi déchargions nos mules et nous installions provisoirement, en attendant que le rabbin et les Juifs du lieu vinssent nous offrir l’hospitalité complète : abri et nourriture. L’entretien des docteurs de passage pèse sur toutes les familles, un tour règle l’ordre dans lequel elles y participent... Le tour astreint à nourrir un rabbin, de sorte que, chez les Juifs, Mardochée et moi étions d’ordinaire séparés pour les repas, mais on admettait que nous logeassions ensemble chez l’un des deux hôtes. Dans de rares endroits, nous fûmes reçus ensemble et pour un temps illimité, en dehors du tour, par des familles riches ; en quelques lieux misérables, les Juifs nous tournèrent le dos : nous sachant à la synagogue, ils n’y vinrent pas, et se passèrent d’y faire leur prière pour se dispenser de nous recevoir : nous dûmes retourner à notre escorte et demander un abri à des Musulmans. Chez les Musulmans comme chez les Juifs, l’hospitalité est gratuite : je remerciai par un cadeau consistant en sucre ou en thé, parfois en corail ou en un mouton.


III. — HISTOIRE DE MARDOCHÉE ABI SEROUR

« Mardochée Abi Serour, fils de Jais Abi Serour, originaire de Mhamid el Rozlan, naquit au Sud du Maroc, dans l’oasis d’Aqqa, vers 1830. Agé de moins de quatorze ans, il quitta son pays pour compléter ses études théologiques. Il étudia à Merràkech, à Mogador, et à Tanger où il s’embarqua pour la Palestine. Après être demeuré un ou deux ans en Terre sainte et y être devenu rabbin sacrificateur, il gagna l’Algérie, où il passa quelques mois à Philippeville comme rabbin officiant, puis, se souvenant de sa patrie, il fit voile pour le Maroc et retourna à Aqqa. Il n’avait pas vingt-cinq ans. Séduit par la perspective d’une fortune rapide, il se jeta dans une entreprise audacieuse : le premier de sa race, il entra à Timbouktou. Son arrivée au Soudan et les débuts de son séjour furent entourés de cent périls ; il se maintint à force de courage et de ruse ; son négoce prit bientôt une grande prospérité ; avec la fortune vinrent la sécurité, le crédit, la puissance même.

« En peu de temps, il fut le marchand le plus considérable de Timbouctou ; il y eut alors pour lui dix ou douze ans de prospérité et de bonheur ; son commerce consistait dans l’échange des produits du Maroc et du Soudan, le désert était sillonné des caravanes qui portaient ses marchandises, sa fortune s’élevait à deux ou trois cent mille francs, son nom était honoré à Timbouktou et à Mogador, et connu de toutes les tribus du Sahara. Chaque année, il venait passer deux ou trois mois au Maroc ; vers 1865, il s’y maria. Il projetait d’emmener sa femme au Soudan, et d’y fonder une communauté Israélite, lorsque sa brillante étoile se voila soudain. En revenant des environs de Mogador, où s’était célébré son mariage, il reçut à Aqqa la nouvelle que plusieurs caravanes, qui lui appartenaient, venaient d’être enlevées par des pillards ; quelques jours après, des Musulmans arrivant de Timbouctou lui rapportent qu’en son absence, un de ses frères, laissé à la tête de sa maison, était mort, et qu’aussitôt le chef de la ville avait confisqué le contenu de la demeure du défunt, sous le prétexte de dettes prétendues. Prévoyant de graves difficultés, Mardochée laisse sa femme à Aqqa, chez son père, et se hâte de partir seul pour le Soudan. Tous les ennuis l’y attendaient. Le chef refusa de rendre tout ce qu’il avait confisqué, et devint malveillant ; l’envie longtemps contenue des concurrents se déchaîna à la vue de la disgrâce et du malheur, et éclata en hostilité bruyante. Mardochée sentit que, pour le moment, la résidence de Timbouktou ne lui était pas possible ; il réunit les débris de sa fortune, quarante mille francs, et quitta le Soudan.

« Il reprenait, triste et découragé, cette route du Maroc qu’il avait si souvent parcourue plein de joie et d’espoir ; seuls un Juif, un esclave noir et un guide arabe très sûr nommé El Mokhtar l’accompagnaient ; tous quatre étaient montés sur des chameaux de course et marchaient vite, sans bagages ; Mardochée avait converti tout son avoir en poudre d’or ; deux petites outres contenaient le trésor, il en portait une, le Juif l’autre. Ce n’est pas sans danger qu’une aussi faible troupe s’engage dans le Sahara ; d’ordinaire on le franchit en nombreuse caravane, mais les caravanes mettent trente jours pour exécuter le trajet et, monté comme il l’était, Mardochée espérait le faire en vingt et un ; plusieurs fois, il avait ainsi traversé le désert, toujours avec succès. Les dix-huit premiers jours de route se passèrent heureusement, les voyageurs ne rencontrèrent pas un être humain ; El Mokhtar les conduisait en dehors des directions suivies, et les arrêtait à des points d’eau connus de lui presque seul. Ils venaient de faire halte à l’un d’eux, que Mardochée voyait pour la première fois ; c’était un petit marécage bordé de gazon, caché au fond d’un cirque de dunes ; les deux Juifs commençaient à s’y reposer, le cœur plein de joie et d’actions de grâces, car ils se voyaient au terme de leurs périls : trois journées les séparaient d’Aqqa, et ils faisaient leur dernière provision d’eau.

« Tout à coup, El Mokhtar, qui était allé faire le tour du marécage, arrive en courant, l’air très inquiet : il vient d’apercevoir, à l’autre bord, les traces fraîches de nombreux chameaux ; plus de quatre-vingts se sont désaltérés ici, il y a quelques heures ; reviendront-ils ? de quel côté sont-ils allés ? il y va de la vie de le savoir. El Mokhtar s’élance sur son méhari, et vole en reconnaissance dans la direction des traces. Mardochée le suit des yeux et le voit s’éloigner dans les dunes, paraissant ou disparaissant entre les vagues de sable. Pour lui, il prend à la hâte ses mesures en prévision d’une surprise ; des vêtements musulmans et une pacotille de parfumerie avaient été apportés par précaution ; en un clin d’œil, les deux Juifs se déshabillent, se travestissent en musulmans, enfouissent la poudre d’or au pied d’un gommier : « Tu t’appelles Moulei Ali, et je m’appelle Moulei Ibrahim, dit Mardochée à son compagnon ; nous sommes deux chéri fs du Tafilelt, qui allons au Sahel faire le commerce des parfums. » Une question se pose : s’ils sont pillés, leur esclave dira d’où ils viennent et avouera la présence de l’or ; il faudrait le tuer ; mais ce malheureux n’a pas vingt ans, et il a été nourri chez Mardochée dès son enfance ; après des hésitations, la pitié l’emporte, on ne le tuera pas. Ils se remettent à scruter l’horizon, mais n’aperçoivent pas El Mokhtar. Soudain, il apparaît sur une crête rapprochée, arrivant à toute bride et leur faisant, avec le pan de son burnous, des signes désespérés. Ils courent aux montures ; c’était trop tard. El Mokhtar n’avait pas avancé de cent mètres, qu’au milieu d’une violente poussière une nombreuse troupe de méharis se profile, lancée à la poursuite du guide ; des coups de feu retentissent : El Mokhtar tombe, il était mort, une balle l’avait atteint à la tête. Un instant après, Mardochée était entouré de soixante Arabes ; sans dire un mot, ils éventrent les sacs qui contiennent les effets ; n’y découvrant rien de valeur, ils saisissent les deux Juifs et les déshabillent ; Mardochée a beau crier, les appeler mécréants, dire qu’il s’appelle Moulei Ibrahim, turban, burnous, chemise volent en un instant : « Impies ! enlèverez-vous le pantalon à un enfant du prophète ? » Il n’avait pas achevé, et le pantalon avait suivi le chemin du reste. Les vêtements arrachés sont fouillés, retournés, examinés dans tous les sens, on n’y trouve rien. Furieux, les pillards se retournent vers les deux hommes qui sont nus sur les genoux : . « D’où viennent-ils ? qui sont-ils ? demandent-ils tous à la fois. Ils ne sont pas là sans motif. Ils ont des marchandises ! Ils doivent venir du Soudan ! Ils ont de l’or ! Où est-il ? Qu’ils avouent ou, par Dieu, on les tue sur l’heure ! »

En criant, ils les poussent, ils les tirent, et brandissent leur armes... Or, à leur langage, Mardochée a reconnu des Arabes du Sahel, région peu éloignée de sa patrie. A l’instant, il change de plan, et, se mettant à rire : « Ia ! que ne dites-vous que vous êtes des Regibat ? Je suis des vôtres. Que Dieu maudisse Moulei Ibrahim et Moulei Ali ! Nous nous appelons Mardochée et Isaac, et nous sommes des Juifs d’Aqqa ! vous ne ferez pas de mal à de pauvres Juifs vos serviteurs. Comment aurions-nous de l’or ? Nous venons d’Aqqa, et nous nous rendions dans votre tribu même vous vendre des parfums, voyez notre pacotille. »

Ce discours jette le doute dans l’esprit des pillards, l’accent et le visage des deux hommes sont ceux d’Israélites, les boites de parfums semblent indiquer qu’ils disent vrai : ils fouillent une seconde fois les bagages. Mardochée avait changé de plan parce qu’il sentait que, s’il persistait à se dire chérif, on prendrait ce qu’il avait, et on le tuerait pour éviter les représailles ; Juif, on lui prendrait tout, mais peut-être lui laisserait-on la vie, n’ayant pas de vengeance à redouter de lui. A aucun prix, il n’avouerait avoir de l’or, ce qui accroîtrait son péril. Les Arabes ne trouvaient définitivement rien, et tout leur montrait la sincérité de Mardochée ; ils se disposaient à emmener les méharis et l’esclave avec le bagage, et à laisser les deux Juifs se tirer d’affaire comme ils pourraient : nus, sans nourriture, sans guide, ils regagneraient Aqqa ou mourraient en route, à la grâce de Dieu. Mardochée gémit, pleure, supplie qu’on lui laisse au moins un chameau et une outre, on le repousse durement. Il s’attendait à ce refus, sa demande était une comédie ; en réalité, il était content ; il gardait la vie et son or, et, connaissant le pays, atteindrait facilement Aqqa ; dans moins d’une heure, quand les Arabes auraient disparu, il partirait. Ses spoliateurs chargent ses méharis, et quelques-uns déjà se mettent en marche. Tout à coup, l’un d’eux, en consolidant le bat d’un des quatre animaux, aperçoit, par une déchirure, des brins de paille du rembourrage ; il en tire un : « Ia ! revenez ! ia, revenez ! s’écrie-t-il. De la paille du Soudan ! Le Juif a menti : il vient du Soudan ! » En moins de deux minutes, tous les Arabes se pressent sur Mardochée : « L’or ! l’or ! » est le seul cri qu’on entende. « Par Dieu ! je n’en ai pas. Par notre seigneur Moïse ! je n’en ai pas. Messeigneurs, je n’en ai pas, je n’en ai pas ! » Plus d’histoires, on lui met un poignard sur la gorge : « Où est-il ? — Je n’en ai pas. » On enfonce un peu l’arme, le sang coule : « Je n’en ai pas ! » murmure-t-il à demi évanoui. La question recommencera lorsqu’il sera remis ; pendant qu’il reprend ses sens, on passe à l’autre juif : il voit couler son sang sans avouer. On le laisse pâmé, et on court à l’esclave : « D’où viens-tu ? — De Timboukton. — Tes maîtres ont-ils de l’or ? — Non. » A son tour, il sent la pointe d’une lame s’appuyer sur sa gorge ; le pauvre nègre tremble : « J’ignore s’ils ont de l’or, gémit-il, mais ils ont creusé tout à l’heure au pied de cet arbre, voyez... » C’était inutilement que Mardochée et son compagnon s’étaient laissé blesser et presque égorger : leur secret était découvert ; Mardochée était ruiné, et probablement on le tuerait pour empêcher toute vengeance, après un vol aussi considérable. Pour la seconde fois, en ce jour, la sécurité faisait place à un danger suprême... Il ne fallut pas longtemps pour déterrer le trésor. Qui peindra l’allégresse des Arabes à la vue de tant d’or ? Il ne fut plus question de partir ; on tua un chameau, et on ne pensa plus qu’à manger pour fêter une telle prise. Les deux Juifs passèrent cette journée et la nuit au milieu du cercle des Arabes, assistant à leur réjouissance sans savoir ce qu’ils deviendraient.

« Le lendemain, les Arabes voulurent diviser l’or entre eux. Ils étaient soixante cavaliers ; ne sachant comment faire soixante parts égales, ils ordonnèrent à Mardochée de faire le partage : on mit entre ses mains la petite balance trouvée dans ses bagages et, durant deux journées, il dut peser son propre or sous les yeux de ses ravisseurs et s’ingénier à leur en composer soixante parts semblables. Le malheureux regardait cela comme un répit, il s’attendait à être égorgé dès qu’il aurait achevé sa besogne. D’ailleurs n’allait-il pas périr de faim ? tout aliment lui était refusé, il se nourrissait d’herbe depuis sa captivité.

« La plupart des pillards étaient des Regibat ; quelques Oulad Deleïm les accompagnaient. Le second jour du partage, Mardochée entendit un des hommes qui l’entouraient parler de la tribu des Chqarna comme en faisant partie : « Y a-t-il aussi des Chqarna parmi vous ? » demanda Mardochée. — « Oui, nous sommes cinq Chqarna ici, un tel, un tel, un tel... » Quelques heures plus tard, les Arabes s’étant disséminés pour faire la sieste, Mardochée se dirigeait vers le Chqarni qui lui avait parlé, et tombait à ses pieds, la main attachée à son burnous : « Par Dieu et votre honneur ! Dieu me met sous votre protection, ne me la retirez pas. J’ai une debiha [12] sur les Chqarna, je m’appelle Mardochée Ali Serour, un tel d’entre vous est mon seigneur. Par Dieu et votre honneur ! sauvez-moi, montrez que les Chqarna défendent leurs clients, et que leur sauvegarde n’est pas vaine. »

« Le Chqarni se trouvait parent du seigneur de Mardochée ; il répondit que, pour l’or, il ne pourrait pas le faire rendre, d’autant plus qu’on l’avait pris avant la connaissance de la debiha, mais il garantirait la vie des deux Juifs ; il ne pouvait prendre d’autres engagements à cause du petit nombre de Chqarna présents au rezou. Le soir du même jour, le partage terminé, les Arabes tinrent conseil ; on discuta ce qu’on ferait ; il fut résolu qu’on battrait le désert dans la région, puis on parla de Mardochée. La plupart étaient d’avis de le tuer avec son compagnon ; les cinq Chqarna s’y opposèrent : Mardochée, reconnu client de leur tribu, était désormais, déclarèrent-ils, sous leur protection. Une discussion violente s’engagea ; le chef du rezou, un Regibi, voulait la mort des Juifs, ses Regibat criaient avec lui. Les Chqarna furent fermes, et, quand on les vit prêts à combattre plutôt que d’abandonner les suppliants, on leur céda.

« Mardochée mena une triste vie pendant la semaine qui suivit : le rezou avait repris ses courses ; il parcourait souvent 50 kilomètres par jour, à une allure rapide ; les Juifs couraient nus à côté des montures des Chqarna dont ils n’osaient s’éloigner, la faim les tourmentait ; leurs protecteurs n’ayant que le strict nécessaire, ne pouvaient rien leur donner ; des herbages, les os que jetaient les Musulmans, tout impurs qu’ils étaient, une pincée de thé obtenue par charité, furent, pendant cette période, la seule nourriture de Mardochée et de son compagnon. Combien de temps se prolongerait cette existence ? Mardochée se le demandait, accroupi près d’un puits où l’on campait le huitième jour. En vain il avait prié les Chqarna de le conduire à Aqqa, ils lui avaient répondu que s’ils se séparaient du rezou, celui-ci, le pacte d’union rompu, les poursuivrait et les attaquerait après leur départ ; l’objection était fondée et Mardochée n’insista pas. D’où viendrait donc la délivrance ? Arriverait-elle à temps ? Soudain, un tourbillon de poussière apparaît au bout de la vallée, il s’approche comme un ouragan, quelques Arabes se lèvent effarés, aucun n’a encore saisi ses armes et le nuage est là, s’arrête, et montre deux cents cavaliers montés sur des méharis. Un homme en sort, et marche aux Regibat ; son chameau blanc se couche ; il pose, sur la tête de l’animal, un de ses pieds chaussés de hauts brodequins, et, mettant en joue le chef des Regibat : « Que Dieu maudisse les Regibat et Sidi Hamed le Regibi leur patron ! Que Dieu fasse brûler vos pères et vos ancêtres ! Vous avez opprimé nos frères et voulu mettre à mort nos clients : à cette heure, vous êtes à notre merci. Ia, femmes ! qui n’avez de cœur que contre les Juifs, vous allez apprendre ce qu’est la parole d’homme ! » C’était le chef des Chqarna qui parlait ainsi ; célèbre dans le Sahara pour son éclatant courage, on le reconnaissait de loin à sa blanche monture, mieux dressée que le meilleur cheval et instruite à obéir à sa voix. L’homme qui avait pris Mardochée sous sa protection avait envoyé un serviteur l’avertir des dangers que couraient les Chqarna et leurs protégés, et il venait tirer ses frères des mains des Regibat.

« Les Chqarna n’usèrent de leur avantage que pour emmener les leurs et les deux Juifs. Mardochée, renvoyé à Aqqa sous bonne escorte, retrouva enfin sa maison. Quand au rezou, cette aventure lui porta malheur ; étant allé attaquer une fraction des Beràber, il fut si vigoureusement reçu, que son chef et la plupart des cavaliers furent tués, et que très peu revinrent ; le Sahara se souvient encore, après vingt ans, du désastre de ce rezou.

« Mardochée était de retour à Aqqa, qu’il avait cru ne jamais revoir, mais il revenait ruiné, et un plus grand chagrin l’attendait : pendant son absence, son père et sa mère avaient quitté ce monde. Leur héritage aurait dû être considérable, il se trouva peu de chose. Mardochée, froidement accueilli par ses frères, qui avaient sans doute soustrait une partie de la succession, résolut d’abandonner un pays où il avait trouvé tant de tristesse. Vendant ce qui lui restait, il alla une dernière fois sur la tombe de ses parents, en détacha un petit fragment, relique qui ne devait plus le quitter, et partit avec sa femme pour Mogador.

« Là commence une nouvelle période dans la vie de Mardochée, période remplie par ses relations avec les Européens, et qui embrasse le reste de son existence. A Mogador, il fut découvert par M. Beaumier, consul de France, orientaliste consciencieux et membre zélé de la Société de Géographie. M. Beaumier le mit en rapport avec cette société, laquelle le fit venir deux fois à Paris, et le chargea de missions dans le Maroc méridional. Dans ses voyages en France, Mardochée entra en relations avec l’Union Israélite universelle et avec divers savants, tels que le docteur Cosson, qui, par les secours qu’ils lui donnèrent, et les missions rétribuées qu’ils lui confièrent, l’aidèrent à vivre pendant quelques années. Mardochée fit ainsi, de 1870 à 1878, deux ou trois itinéraires pour le compte de la Société de Géographie, et plusieurs collections de plantes pour le docteur Cosson ; ces travaux ne répondirent pas à ce qu’on avait attendu, car, à la fin de ce temps, on cessa de lui en confier. Sur ces entrefaites, M. Beaumier mourut. Le gagne-pain et le protecteur disparaissaient en même temps. Sans moyens d’existence à Mogador, où il était mal vu de ses coreligionnaires, Mardochée s’embarqua pour l’Algérie avec sa femme et ses enfants, et, appuyé par la Société de Géographie, demanda au gouvernement français une place qui lui fournît de quoi vivre. On le nomma rabbin instituteur à Oran, puis à Alger.

« Un jour de février 1883, j’étais à la bibliothèque de cette dernière ville, causant avec le conservateur, M. Mac Carthy, lorsque nous vîmes entrer un Juif de cinquante à soixante ans, grand, fort, mais voûté et marchant avec l’hésitation de ceux qui ont mauvaise vue ; quand il fut près, je vis qu’il avait les yeux rouges et malades ; il portait une longue barbe noire mêlée de poils blancs ; sa figure respirait plutôt la bonhomie et la paix qu’autre chose. Il était vêtu à la mode syrienne : un caftan grenat serré par une ceinture lui tombait jusqu’aux pieds ; par-dessus pendait un manteau de drap bleu de même longueur ; il était coiffé d’une calotte rouge entourée d’un turban noir ; à sa main était une tabatière, où il puisait continuellement ; ses habits, autrefois riches, étaient vieux et malpropres, et toute sa personne révélait un homme pauvre et négligent. « Qui est ce Juif ? demandai-je. — C’est votre affaire, un homme qui a passé toute sa vie au Maroc, est né à Aqqa, a infiniment voyagé, a été plusieurs fois à Timbouktou, et peut vous donner des renseignements précieux ; c’est ce rabbin Mardochée, dont il est question dans les bulletins de la Société de Géographie. » J’allai à Mardochée et le questionnai ; jugeant qu’il pouvait me fournir de bonnes indications, je pris son adresse et allai le voir. Un Musulman de Mascara, avec qui je devais partir pour le Maroc, m’ayant écrit, sur ces entrefaites, qu’il ne pouvait m’accompagner par suite d’affaires de famille, je proposai à Mardochée de l’emmener à sa place. Il y consentit, à la condition que je prendrais le costume israélite. Je ne vis que des avantages à ce déguisement. Restait à faire mes conventions avec Mardochée. M. Mac Carthy, muni de mes pouvoirs, se chargea de la négociation, et, après de longs débats, rédigea un écrit que Mardochée et moi signâmes, et qui resta à la bibliothèque d’Alger. En voici le résumé.

« Mardochée laisserait à Alger sa femme et ses enfants durant tout mon voyage. Il m’accompagnerait et me seconderait fidèlement, en tous lieux du Maroc où il me plairait d’aller. De mon côté, je lui donnerais 270 francs par mois ; 600 francs lui seraient remis avant le départ, le reste au retour ; si mon absence durait moins de six mois, il recevrait cependant six mois d’appointements. L’entretien de Mardochée durant le voyage serait à ma charge. Si Mardochée m’abandonnait au cours du voyage sans ma permission, il perdait par la même ses droits à toute rémunération pour le temps passé avec moi, quelle que fût la durée de ce temps, et il devenait lui-même débiteur envers moi des 600 francs qui lui avaient été donnés d’avance. »

« L’obligation pour mon compagnon de laisser sa famille a Alger me garantissait contre toute idée de trahison de sa part. L’article par lequel il perdait sa rémunération, en me quittant malgré moi, m’assurait qu’il ne m’abandonnerait pas. Ces deux clauses, inspirées à M. Mac Carthy par sa connaissance des Juifs algériens, sauvèrent le succès de mon voyage et probablement ma vie ; que de fois Mardochée voulut me laisser ! et que de fois les conditions souscrites le retinrent seules !

« Ces conventions furent signées en mai 1883 ; quelques jours après, le 10 juin, Mardochée et moi partions ensemble pour le Maroc.

« J’ai peu parlé de Mardochée dans la relation de mon voyage, à peine l’ai-je mentionné. Sa part fut grande pourtant, car il était chargé des relations avec les indigènes, et tous les soins matériels retombaient sur lui : discours aux Juifs et aux Musulmans, explications sur les motifs du voyage, organisation des escortes, recherche du logis et de la nourriture, il s’occupait de tout cela ; je n’intervenais que pour approuver ou dire non. Intelligent, très et trop prudent, infiniment rusé, beau parleur et même éloquent, rabbin assez instruit pour inspirer de la considération aux Israélites, il me rendit de grands services. Je dois ajouter qu’il se montra toujours vigilant et dévoué à veiller à ma sûreté. Si j’ai tû tant de services, c’est parce que celui qui me les rendit fut en même temps, par sa mauvaise volonté, un obstacle constant et considérable à l’exécution de mon voyage ; tout en contribuant au succès de mon entreprise, il fit, du premier jour jusqu’au dernier, tout ce qui fut en lui pour le faire échouer. En quittant Alger, Mardochée, qui ne connaissait du Maroc que les environs d’Aqqa et le littoral, croyait partir pour un voyage facile et sans dangers. Je lui avais détaillé les lieux que je voulais visiter, mais comme il ne connaissait même pas les noms de la plupart, cette énumération n’éveilla aucune idée dans son esprit. Au reste, il se disait sans doute qu’une fois au Maroc, il ferait ce qu’il voudrait d’un compagnon si jeune, et modifierait à son gré mes projets. Or la route se trouva pleine de périls, et il ne put rien changer à mes desseins. Il y eut là une double déconvenue pour lui ; les conditions du voyage furent, en fait, très différentes de ce qu’il les avait pensées. Il ne s’y résigna pas sans lutte ; de là nos démêlés. Dès Nemours, nous eûmes de graves discussions, et il parla de retourner à Alger ; le Rif en était cause ; aux premiers mots des dangers de cette région, il déclara ne pas vouloir y entrer ; je lui ordonnai de chercher les moyens d’y pénétrer, et je les cherchai moi-même. A Tétouan, la même querelle dura quinze jours ; à Fâs, elle se renouvela avec une violence extrême, et là, Mardochée fut réellement sur le point de me quitter, tant il redoutait la route qui me conduisit à Bou-el-Djad. Depuis Fàs, la dispute ne cessa pas ; deux motifs la faisaient renaître chaque jour : Mardochée ne voulait pas suivre l’itinéraire que j’avais fixé, et il voulait voyager lentement ; j’étais décidé, au contraire, à exécuter exactement mon plan primitif, et je tenais à marcher sans perte de temps. Sur le premier point, je ne cédai jamais à partir de Fàs, et mon itinéraire s’exécuta selon ma volonté. Sur le second point je n’eus pas le même succès, et, malgré mes reproches, nous avançâmes avec une grande lenteur jusqu’à mon départ de Tisint pour Mogador ; si la fin de mon voyage s’exécuta plus vite, c’est que je promis à Mardochée une gratification, si nous étions à Lalla Marnia le 25 mai. — Entre ces deux parties de mon voyage, je faillis me séparer de Mardochée. Lorsque j’allai à Mogador, je le laissai à Tisint, et partis avec un Musulman, le Hadj Bou Rhim, excellent homme dont je ne puis assez me louer ; je voyageai avec lui du 9 janvier au 31 mars 1884 ; de retour à Tisint, je lui proposai de remplacer Mardochée et de m’accompagner jusqu’en Algérie ; il avait accepté, et j’avais déjà donné à Mardochée son certificat et la somme nécessaire pour regagner Alger, quand un obstacle empêcha le Hadj Bou Rhim de partir. Je repris Mardochée, qui en fut trop heureux.

« Si j’eus à me plaindre de la mauvaise volonté de Mardochée, il est juste de dire qu’elle ne fut inspirée par aucune intention désobligeante à mon égard : la crainte du péril causa son opposition à mon itinéraire ; l’amour du repos et l’intérêt qu’il avait à prolonger des services payés au mois entretinrent sa lenteur. »

Après son retour du Maroc en 1884, Mardochée ne sortit plus d’Alger. Retiré dans sa maison, il fut repris par sa vieille passion de l’alchimie. Trouver de l’or ! Avec celui qu’il avait reçu en paiement, il acheta du mercure, pour ses expériences de transmutation des métaux. Et comme il demeurait, tout le jour, penché sur ses creusets, les vapeurs mercurielles, sans bien tarder, empoisonnèrent ce dernier des alchimistes.

Si la Reconnaissance au Maroc est presque muette sur le compte de Mardochée, les lettres intimes écrites par l’explorateur ne le sont pas. Je dois dire qu’elles parlent du rabbin sans grand ménagement, et que les notes vont decrescendo. La chute est curieuse à suivre. Foucauld écrit le 17 juin 1883, peu d’heures après le départ : « Je suis très content de Mardochée. Il n’a qu’un défaut, c’est une prudence excessive. »

Le 24 juin, ayant déjà voyagé quelques jours en pays marocain, il écrit à sa sœur : « Je suis assez content de Mardochée ; il va bien, mais à condition qu’on le secoue vigoureusement. Je suis obligé, presque tous les jours, de lui donner une bonne enlevée. Je viens de faire l’emplette d’un chapeau de paille qui t’amuserait bien si tu le voyais ; il a quatre-vingts centimètres de diamètre. Tout le monde, mais surtout les femmes mauresques, porte ici de ces chapeaux. » Le 2 juillet : « Je ne suis pas trop content de Mardochée. Il est paresseux et poltron, il n’est bon que pour la cuisine. » Le 23 juillet : « Quant à Mardochée, je n’en suis pas content : c’est le plus paresseux animal qu’on puisse rencontrer. Avec cela poltron au delà de toute expression, maladroit, et ne sachant pas du tout voyager. »

Enfin le 30 janvier 1884, il écrira : « Mardochée est une brute. »

Ce n’est que tout à la fin qu’un peu de commisération, ainsi qu’on vient de le voir, ramène les formules vers l’indulgence et l’excuse. Le voyage terminé, la route s’embellit, le compagnon aussi.


  1. Copyright by René Bazin, 1921.
    D’un important ouvrage que prépare M. René Bazin sur la vie du P. de Foucauld, nous extrayons quelques chapitres qui nous ont paru devoir intéresser tout particulièrement nos lecteurs.
  2. Un des anciens professeurs du lycée de Strasbourg a bien voulu m’écrire à ce sujet : « J’ai eu Charles de Foucauld comme élève, en 1868-1869, dans ma classe de sixième. C’était un enfant intelligent et studieux, mais qui était loin de faire pressentir la nature ardente et primesautière qu’il devait manifester plus tard. D’ailleurs, sa santé délicate ne lui permettait pas de suivre assez régulièrement les cours, pour se classer toujours aux premiers rangs ; je relève cependant à son actif des places de 4e et 3e en version latine, dans une classe de 55 élèves. Il était sous la direction de son grand-père M. de Morlet, vieillard distingué de manières et de langage, adonné à l’archéologie, et passionné pour les lettres classiques. »
  3. Revue de cavalerie, octobre 1913.
  4. C’est dans cette expédition que le lieutenant de Foucauld connut l’officier interprète Motylinski, qu’il devait retrouver plus tard, en pays touareg.
  5. Général Laperrine. Les Étapes de la conversion d’un houzard.
  6. Eugène Fromentin. Dans Un été dans le Sahel, Fromentin parle souvent de son ami Louis Vandell, qui n’est autre que Mac Carthy.
  7. Un Saint français, le P. de Foucauld, par Augustin Bernard. Paris, Plon, 1917.
  8. Fromentin, eod. loc.
  9. Un Saint français, le P. de Foucauld, par Augustin Bernard.
  10. Reconnaissance au Maroc. Avant-propos.
  11. Le capitaine René de Segonzac, dans un article daté de Rabat, le 15 janvier 1917, confirmant le récit de Charles de Foucauld, écrit : « Les cavaliers défilèrent, distraits ou méprisants ; l’un d’eux, avec un ricanement, fit remarquer à ses camarades que ce petit juif accroupi, en train de manger des olives, avait l’air d’un singe. Nul ne le reconnut. » (L’Afrique française, janvier-février 1917).
  12. L’acte par lequel on se place sous la protection perpétuelle d’un homme ou d’une tribu. C’est une anaïa prolongée.