Charles Pictet de Rochemont et sa Correspondance diplomatique

CHARLES PICTET DE ROCHEMONT
ET
SA CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE

Dans le temps où les petits pays étaient des facteurs importans de la politique générale et où les plus grands potentats se souciaient beaucoup de savoir ce qu’on pensait d’eux à Venise, à Berne ou à Zurich, ces villes souveraines ont produit une race d’hommes d’Etat aujourd’hui presque perdue. C’étaient de chauds patriotes, très exclusifs dans leurs affections, passionnés pour le bonheur et la gloire de leur cité, comptant le reste pour rien ou pour peu de chose et mettant de grands talens au service de petits intérêts. Mais les affaires de leur patrie étant mêlées à tous les événemens de l’Europe, ils s’occupaient sans cesse de ce qui se passait au dehors ; ils cherchaient à pénétrer le secret des cabinets étrangers et les intrigues des cours ; ils s’informaient, ils s’enquéraient et, infiniment curieux, ils avaient l’intelligence aussi étendue, aussi cosmopolite que leur cœur était étroit. Quelques-uns avaient le don d’écrire. Quand on fouille dans leurs vieux papiers, on y trouve des vues ingénieuses ou profondes et des commérages, des nouvelles de tout l’univers et toute la gazette de leur quartier.

Un doge de Venise était sans contredit un plus grand personnage qu’un syndic de Genève ; mais à Genève comme à Venise on avait contracté de bonne heure l’habitude de s’intéresser à tout, en rapportant tout à soi. Voltaire disait qu’après avoir attiré pendant cent cinquante ans les regards de l’Europe, après avoir pu dire : Rome et moi, « cette petite république s’était tournée vers ce qui paraît solide, l’acquisition des richesses, que le système de Law, plus chimérique et non moins funeste que celui des supralapsaires et des infralapsaires, avait engagé dans l’arithmétique ceux qui ne pouvaient plus se faire un nom en théomorianique, qu’ils devinrent riches et ne furent plus rien. » Voltaire était injuste. Calvin avait à jamais inoculé aux Genevois le goût de dogmatiser, l’amour des raisonnemens abstraits, la fureur des controverses. Mais cette fureur ayant changé d’objet, on ne raisonnait plus sur la grâce et la prédestination, on s’était mis à raisonner sur la politique. Un Picard avait fait de Genève, selon l’expression d’un illustre historien, «la capitale d’une grande opinion ; » pour ne pas être en reste avec la France, elle lui donna un grand écrivain, qui plus que tout autre fut le précurseur de sa révolution et l’oracle de ses tribuns.

Genève avait au XVIIIe siècle un gouvernement aristocratique, dont l’autorité était tempérée par les prises d’armes et les émeutes. Un certain nombre de familles patriciennes étaient en possession des charges et des dignités ; elles avaient acquis, par une longue pratique, l’esprit de gouvernement, le génie des affaires. Les simples citoyens n’avaient que le droit de remontrance, de représentation ; on ne les écoutait guère, et ils soulageaient leur cœur en se démontrant à eux-mêmes la légitimité de leurs requêtes et l’injustice de leurs gouvernans : la théorie est la grande consolation des mécontens, de ceux que les faits chagrinent. Il n’y avait guère de Genevois qui ne fissent partie d’un cercle, et ces cercles étaient de véritables clubs. On y politiquait chaque soir, on y discourait à perte d’haleine sur les affaires de Genève et sur celles de l’Europe. C’était là aussi que se décidaient les coups de main. Après avoir beaucoup raisonné, on chargeait son fusil et on descendait dans la rue. On sait combien Genève donna de tablature à ses voisins par ses troubles perpétuels, que la France et les cantons suisses durent plus d’une fois interposer leurs bons offices pour pacifier cette bruyante et orageuse cité.

J’ai lu dans les mémoires inédits d’un Genevois, qui avait été au XVIIIe siècle le chef du parti des natifs, que ce furent des émissaires de Genève qui enseignèrent aux jacobins français l’art des prises d’armes et le régime des clubs. Il y a là sans doute quelque exagération ; mais ce qu’on ne peut nier, c’est que la révolution française fournit aux théoriciens des bords du lac Léman une admirable occasion d’appliquer leurs idées, et qu’ils préparèrent de loin la réunion de Genève à la république une et indivisible par le vif et actif intérêt qu’ils prirent à ses aventures. Quand la cité de Calvin, après avoir été seize années durant le chef-lieu d’un département français, eut recouvré son indépendance, le régime aristocratique y fut incontinent restauré, avec les accommodemens qu’exigeaient les circonstances, et tout alla comme devant. Les petits bourgeois se remirent à raisonner, les patriciens recommencèrent à appliquer à l’administration de la petite république leur sagesse accrue et mûrie par de dures expériences. « Je le dis avec un sentiment d’orgueil pour ma patrie, écrivait au secrétaire d’État un Genevois qui venait de courir le monde, il y a plus de talens et de vertus en exercice dans le gouvernement de Genève que dans tous les cabinets des cours de l’Europe. » L’éloge était pompeux ; mais à quelque temps de là Chateaubriand constatait avec surprise que Genève était riche en hommes d’État qui auraient fait bonne figure sur un plus grand théâtre.

Le Genevois qui rendait cet hommage à ses compatriotes, Charles Pictet de Rochemont, avait été en 1814 député par eux au congrès de Vienne pour y solliciter l’annexion de Genève à la confédération helvétique ; et après Waterloo il fut envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la Suisse à Paris, puis à Turin. Sa correspondance diplomatique, qu’un de ses petits-fils, M. Edmond Pictet, vient de publier, en l’accompagnant d’une intéressante biographie, mérite d’être connue. Pictet de Rochemont était un de ces hommes de second plan dont le mérite semble supérieur à leur destinée et qui pourtant n’ont jamais rêvé d’être autre chose que ce qu’ils étaient[1].

Né à Genève en 1755, il appartenait à une famille d’origine française, qui, à dater de son admission au droit de cité, avait presque constamment fourni des magistrats à la république. Son père était devenu colonel-commandant d’un régiment suisse à la solde des états-généraux de Hollande ; il comptait trente-sept années de services et dix-huit campagnes. Quand son fils eut vingt ans, il lui procura une sous-lieutenance en France, dans le régiment de Diesbach. En 1785, ce lieutenant, devenu major, se décida à quitter le service et revint se marier dans son pays avec la fille cadette d’Ami de Rochemont, conseiller et secrétaire d’État. Ainsi que beaucoup de ses compatriotes, tout en faisant cas du beau, il avait un secret mépris pour ce qui ne sert à rien. Peu après son mariage, il exposait un modèle de marmite économique, et il s’occupait d’introduire à Genève la fabrication de la poterie fine. En 1796, il fondera la Bibliothèque britannique, et comme le remarque son petit-fils, il l’emploiera à propager les inventions, les découvertes, les méthodes utiles à l’humanité.

Il avait le goût des champs et de ce qu’il appelait « la sainte agriculture ; » il s’en fit à la fois un métier lucratif et la meilleure de ses joies. Il avait acquis un domaine près du village de Lancy ; il y créa une ferme-modèle. Il tenait lui-même les cornes de la charrue, sans souffrir que personne l’aidât ; il estimait que les conducteurs d’attelages ne servent qu’à faire tracer les sillons moins droits : « Il y a dans le travail de la charrue, disait-il, un charme que je ne sais expliquer qu’en partie, ce qui prouve que c’est bien un charme. » Pendant qu’il labourait. Mme Pictet filait. Une Allemande a rendu à cette femme distinguée le témoignage « que, joignant aux agrémens des muses les talens que l’on cultivait à Athènes, elle avait porté l’art défiler la laine à une perfection inconnue jusque-là. » L’une filant, l’autre traçant ses sillons, on était heureux ; on oubliait que la vieille Genève n’était plus, qu’elle s’était changée en « une maison de servitude. » — « Ah ! mes amis, combien je vous ai regrettés hier en faisant mon tour du soir tout seul !.. Que je vous dise que le trèfle dont nous avions désespéré devient beau et sera magnifique. Mais ce qu’il faut voir, c’est nos pommes de terre, c’est encore le sainfoin des Crêtes ! Les Tuiles sont un vaste jardin fleuri… La soirée était splendide, toute la campagne chantait. »

Il s’appliqua surtout à l’élève du bétail et, comme on disait alors, à la culture des moutons. Il fit venir de la bergerie de Rambouillet un troupeau de douze brebis mérinos, qui donnèrent toutes de beaux et vigoureux produits. « Rien n’est plus rare, disait-il, que de voir les agneaux mérinos sauter de joie comme le font tous les jours les agneaux des races françaises et suisses ; ils ont une démarche plus mesurée, plus cadencée ; ils paraissent tenir de la gravité espagnole. » Il n’avait garde de leur en vouloir ; il aimait qu’on apprît de bonne heure à se contenir, à rester maître de soi. La réputation de son troupeau se répandit au loin, et sept ans plus tard, le prince Esterhazy lui achetait d’un seul coup pour 80,000 francs d’animaux. Au congrès de Vienne, le prince de Metternich et lord Castlereagh lui feront compliment sur ses talens d’éleveur, et il écrira à l’un des siens : « Le grand-maître des cérémonies, qui nous choie, nous a offert les fenêtres de son appartement pour voir passer le carrousel. Il est passionné de mérinos, et il me respecte comme le pape des moutons. Il voudrait que j’allasse donner ma bénédiction à ses bergeries, mais je n’en ai pas le temps. »

Ce ne fut pas la seule obligation qu’il eut à ses mérinos ; dès 1807, il leur fut redevable de sa première liaison avec le duc de Richelieu, alors administrateur de la Nouvelle-Russie, et qu’en 1815 il retrouvera à Paris président du conseil. Mais il ne bornait pas son ambition à produire de la laine brute, il prétendait la tisser et livrer au commerce des étoffes de luxe. Le premier préfet français qu’ait eu Genève, M. d’Eymar, adressait en 1800 au consul Lebrun une petite caisse contenant un châle fait à Genève et dont la laine avait été filée à Lancy. « Le châle que j’envoie au premier consul est plus beau que ceux qui se font en Angleterre ; il imite ceux de Cachemire ; le tissu moelleux a l’avantage de draper parfaitement les formes : les dames sauront apprécier tous ces avantages. »

Le Genevois qui s’entendait si bien à élever les mérinos avait la taille élancée et mince, beaucoup d’élégance dans les manières, beaucoup de finesse dans la physionomie. Quoique sa voix fût grave, son abord froid et sévère, il possédait ce don de séduction particulier aux hommes qui ont la science du monde sans en avoir le goût ; rien n’est plus charmant qu’un sauvage qui s’apprivoise. Il disait de lui-même « que ses goûts intimes étaient tous en rapport avec l’obscurité et le silence. » Pendant le congrès de Vienne, il soupira plus d’une fois après sa famille et sa ferme : « Je ne suis pas un homme d’État, je suis un homme d’étable. »

Quand on a la passion des moutons, on se passe facilement des hommes et même des femmes, et c’était là ce que reprochait à Pictet Mme de Staël, qui faisait grand cas de lui et aurait voulu le prendre et le tenir. Il se dérobait à ses obsessions avec une exquise politesse ; il rendait justice à son éloquence, mais il la redoutait un peu. « J’arrive de Coppet, où j’étais allé déjeuner avec mon frère et Boissier. Nous allions pour elle, et nous n’avons vu qu’elle. Elle a une dose d’esprit qui fait pardonner bien des choses, mais il est certain qu’elle pousse l’extravagance un peu loin. Ses confidences sur ses amans, ses amis, son mari, son père, ont occupé une bonne partie du temps. Il est impossible d’être plus naïve qu’elle ne l’est, on n’en passerait pas la dixième partie à une autre. Mais elle est gaie, bon enfant, extrêmement brillante, on ne voit que cela. » Mme Necker de Saussure disait que tendresse maternelle et filiale, amitié, reconnaissance, admiration, toutes les passions de Mme de Staël, tous ses sentimens ressemblaient à l’amour. Pictet n’avait pas le tempérament amoureux et il était l’esclave de sa liberté.

Corinne s’en plaignait : « Ajoutez à toutes vos qualités, lui écrivait-elle, une légère nuance de complaisance. Vous aimez l’abandon dans le style ; dans la vie n’a-t-il pas son charme ? » Elle lui écrivait aussi : « Adieu ! le plus sauvage des philosophes ! Puissiez-vous être heureux en écartant de vous les affections douces qui se plaisent à en approcher !.. Vous savez bien que je suis précisément le contraire de vous : j’aplanis tous les obstacles qui peuvent dépendre de moi ; mais vous, ah ! mon Dieu ! vous auriez inventé les difficultés s’il n’en eût pas existé dans le monde. Rancune tenante, j’ai pour vous la plus tendre amitié, je veux vous voir... Je suis profondément affectée de ce que vous me dites de votre santé. Que puis-je donc vous dire qui vous fasse impression ? Un homme d’esprit disait de vous avant-hier : «M. Pictet croit qu’il faut mettre de la vertu dans les actions les plus indifférentes de la vie. » Mais est-ce de la vertu que de tourmenter les siens ? Je sais bien que j’ai intérêt à vous parler de Coppet. Cependant je réponds que si vous y passiez quelques jours, je vous guérirais. » — Et quelques années plus tard : « Je l’avouerai, vous êtes le seul homme supérieur à qui j’ai vu cette indifférence pour la communication de la pensée ; cette contradiction me blesse comme un manque d’harmonie. Qu’ayant pour amies ma cousine et moi, aucune noble curiosité de nos idées et de nos sentimens ne vous porte à venir nous trouver le matin à dîner, quand elle ou moi nous sommes seules, je n’y conçois rien, et, je vous le dirai franchement, j’en ai moins d’admiration pour vos facultés. Votre solitude avec de la pensée est superbe, mais les affaires, quel que soit leur but, ôtent à l’âme un certain élan pour lequel vous étiez fait... J’ai besoin de vous parler parce que c’est vous et que je suis souvent seule d’esprit et de cœur ; mais je me refuserais tous ces plaisirs si, m’entendant mal, vous me soupçonniez de coquetterie... Sous des formes que j’ai choisies légères, parce que je vivais dans un pays où on voulait de la grâce, tous mes sentimens ont été profonds et durables. Je vaux quelque chose pour l’amitié, croyez-moi. Je vous attendrai jusqu’à huit heures ce soir. Je veux honorer ma vie par des relations soutenues avec vous dans tous les temps et dans tous les lieux. » De loin en loin il se rendait à ces impérieux appels, après quoi il retournait en hâte à ses moutons. Mme de Staël ne se doutait pas de l’inquiétude que causent les âmes qui mettent tout en dehors à celles qui, tout en dedans et à la fois timides et fières, aiment à cacher ce qu’elles ont de meilleur.

L’étoile de Napoléon avait pâli et sa fortune s’écroulait. Dans la nuit du 21 au 22 décembre 1813, les souverains alliés entraient à Bâle, et, dès le lendemain, un corps d’armée de 12,000 hommes, conduit par le général autrichien de Bubna, traversait la Suisse pour s’emparer de Genève, que la garnison française évacua. 22 citoyens genevois, dont la plupart étaient d’anciens magistrats, se constituèrent en gouvernement national. Ils ne s’étaient jamais consolés d’avoir perdu leur patrie, et, durant seize années, ils avaient passé leur temps à se souvenir et à se regretter. Leur premier soin fut de rendre à Genève son autonomie et de restaurer ce qu’ils avaient tant aimé. Cette restauration, comme le dit fort justement M. Edmond Pictet, fut avant tout « l’œuvre d’une très petite poignée d’hommes, peu ou point secondée au premier moment par la masse de la population. » Un historien genevois raconte qu’en parcourant la ville « pour y proclamer leur propre installation, » les membres du gouvernement provisoire, rencontrant un accueil assez froid, s’étonnaient de la résolution qu’ils avaient prise et craignaient de s’être trompés sur les dispositions de leurs concitoyens[2].

Pour que Genève ne retombât pas de gré ou de force aux mains de ses voisins de l’Ouest, il fallait en faire un canton suisse ; c’est à quoi travaillèrent, dès les premiers jours, les restaurateurs de la petite république. L’entreprise diplomatique où ils s’engagèrent ressemblait beaucoup à la négociation d’un mariage. Berne et Zurich se souciaient médiocrement d’épouser la turbulente Genève ; on pensa que, pour les mettre en goût, il fallait faire doter la future par les souverains alliés. Que serait cette dot ? Genève, n’étant plus le chef-lieu du département du Léman et se trouvant réduite à elle-même, ne possédait qu’un très maigre territoire, composé de parcelles enclavées par la France, la Savoie et le canton de Vaud. L’essentiel était de désenclaver les diverses portions de son ancien patrimoine et de lui procurer la contiguïté avec la Suisse. Mais il y avait des gens de grand appétit qui demandaient beaucoup plus : ils nourrissaient l’ambition d’obtenir des puissances les Alpes et le Jura, le Faucigny, le Chablais et tout le pays de Gex. Pictet de Rochemont était du nombre des plus avides. Il aurait voulu qu’on profitât des malheurs et des défaites de la France pour donner à la Suisse un système complet de frontières stratégiques, pour en faire « une vaste forteresse capable d’opposer un infranchissable obstacle à toutes les ambitions conquérantes. » Cet homme, d’un esprit fin, souple et délié, avait une vive imagination, qu’il appliquait aux affaires. Mais après avoir fait de beaux songes, il lui en coûtait peu de se raviser, et ses réveils n’étaient pas noirs.

« Des arrière-pensées de jalousie ou de méfiance entre les vainqueurs, nous dit son petit-fils, la versatilité de l’empereur Alexandre, l’insouciance du ministère britannique, les timidités de la Suisse elle-même, alors déchirée par des dissensions intestines, empêchèrent que cette idée ne se réalisât. » Mieux vaudrait dire que les puissances alliées, qui dans leur propre intérêt rétablissaient la monarchie légitime en France, sentaient le besoin de ne pas lui faire des conditions trop dures, qu’elles craignaient de la déshonorer en la dépouillant. Au surplus, elles pensaient qu’il ne convient pas à un pays neutre d’être trop puissant, qu’il doit être en état de ne pas recevoir la loi de ses voisins, mais qu’il doit être hors d’état de la leur faire. Pictet dit un jour au baron de Stein, qui aimait peu la France : « L’empereur Alexandre tient à ce que nous ayons une bonne frontière. — Que vous ne défendrez pas ! s’écria Stein. — Il ne faut pas juger des Suisses par les derniers événemens, repartit Pictet. — j’en juge par les derniers siècles. Les Suisses se sont toujours battus pour et contre tout le monde, en disant : Je suis neutre. C’est comme si de ma chambre je faisais des sorties sur les passans, et qu’ensuite je m’enfermasse en criant : Je suis neutre. » Une seule puissance se montra d’abord favorable à ces grands projets ; c’était l’Autriche, qui se flattait de faire de la Suisse son avant-poste contre la France. « C’est à vous de bien garder l’avant-poste, disait l’archiduc Jean à Pictet, pour que l’Autriche ne vienne pas le défendre elle-même. » Et ce mot fit impression sur le diplomate genevois ; il se demanda si ce n’était point un bonheur pour la Suisse de n’avoir pas acquis cette frontière militaire qu’il voulait lui donner.

La Suisse elle-même avait montré peu d’empressement à accepter les propositions qu’on lui faisait. Ce n’était point par timidité qu’elle répugnait à s’agrandir. Elle se disait que, dans l’intérêt de l’équilibre européen, il importait de ne pas trop affaiblir la France. Elle pensait aussi que les grands honneurs entraînent des charges, et que la perte surpasse quelquefois le profit. Ajoutons qu’elle redoutait l’ambition et l’orgueil des Genevois : fallait-il les aider à accroître à la fois leur fortune et leur morgue ? Parmi ces orgueilleux, qui avaient quelque sujet de l’être, se trouvaient des hommes fort avisés, ennemis des chimères, inclinant à croire que la modération est le trésor du sage. Un des compatriotes de Pictet, le syndic Des Arts, lui écrivait : « Tout en reconnaissant que votre système de frontières militaires est très solidement établi dans votre mémoire, on doit reconnaître en même temps que ces excellentes frontières demandent à être défendues, et, pour les défendre, il faut établir un gouvernement central énergique, un revenu fédéral considérable, faire de la Suisse une nation toute militaire ; en un mot, faire ce qu’on ne fera pas, les uns parce qu’ils ne le veulent pas, les autres parce qu’ils ne le peuvent pas. Ainsi, tout ce système pèche par la base. » Un pays dont l’Europe a reconnu la neutralité se condamne à renoncer aux entreprises, et, s’il est raisonnable, ce renoncement lui est facile. La paix lui est assurée, un tel avantage ne saurait être payé trop cher. Il mettra désormais sa gloire à diminuer les charges publiques, à réduire les dépenses improductives, à réformer les abus, à perfectionner ses institutions, à faire prospérer ses industries et son commerce, à donner aux grands pays de bons exemples dont ils profitent quelquefois. C’est l’usage que la Suisse a fait souvent de sa neutralité, et elle s’en est bien trouvée. Pictet avait l’esprit aussi tenace que souple ; il se décida difficilement à rabattre de ses grandes espérances. Quoiqu’il fût malade, qu’il souffrît des yeux, de l’estomac, il déploya pendant le congrès de Vienne une incroyable activité. Il se remuait, se démenait, multipliait les démarches, surprenait les gens à leur lever et quelquefois dans leur lit, faisait antichambre des heures durant-chez les ministres, écrivait lettres sur lettres. « Nous avons travaillé, disait-il, non en intrigans, mais en gens d’honneur, sans employer ni argent ni femmes. » On lui témoigna partout une grande bienveillance, on lui fît beaucoup de promesses, mais il n’obtint guère que des paroles. Ne pouvant espérer de faire agréer ses projets par l’ambassade de France, elle était la seule dont il ne cherchât pas à se concilier les bonnes grâces, et ce fut une faute ; mais pouvait-il lui laisser voir ce qu’il avait dans le cœur ? « Les Genevois, disait le comte Alexis de Noailles, au lieu de venir à nous, font des voyages au Nord, au Midi, à l’Orient. Ils ont envie d’une chose que nous ne pouvons pas donner... S’arrondir, s’arrondir !.. On prend un compas et on trace un cercle, c’est bientôt fait. Mais c’est que ces messieurs intéressent toute l’Europe, et on ne nous dit rien, à nous. »

A en juger par sa correspondance, Pictet ne s’était pas fait une juste idée de la situation que M. de Talleyrand avait su conquérir à Vienne dès les premiers jours. Sur un avis qu’on lui donna, il tenta de réparer sa faute ; il était trop tard. « Genève prospérera très bien sans territoire, disait le prince. Ne soyez pas inquiets sur les Genevois, ils se tireront toujours d’affaire. » Au demeurant, il fit bon accueil à la députation et pensa lui être agréable en lui apprenant « que Napoléon Ier était essentiellement lâche, que sa pusillanimité se révélait en toutes choses, qu’à table il ne prenait jamais de l’eau dans la carafe placée devant lui, que sa voiture était doublée de plusieurs mains de papier. » — « Tout ce que Votre Altesse nous dit là, repartit Pictet, rend l’histoire de Bonaparte plus étonnante encore, puisqu’il a réussi à faire croire qu’il était très brave. — C’est que Bonaparte est l’homme le plus dissimulé qui ait jamais vécu, le plus astucieux, le plus fourbe... L’essence de Bonaparte est la ruse. Tout l’indique en lui. Lorsqu’il marche, tout son corps se meut comme un composé d’anneaux, il a la structure des reptiles comme il en a la ruse. » — « En disant ces mots, ajoutait Pictet, Talleyrand s’est levé, et cette grande masse informe, qui peut à peine se tenir sur deux jambes estropiées, a essayé d’imiter la démarche de Bonaparte. » Celui qu’on appelait le roi des ingrats ne se défiait pas assez de Genève ; il avait cru flatter ses haines, il avait révolté son bon sens.

Après les cent jours, les dispositions des souverains alliés changèrent, ils ne songeaient plus qu’à exploiter leur nouvelle et décisive victoire, et Pictet fut sur le point de gagner son procès. Il avait été envoyé à Paris non-seulement comme député de Genève, mais comme ministre plénipotentiaire de la confédération helvétique. Ses instructions portaient que si les idées de modération ne prévalaient pas dans les conseils des souverains, la Suisse devait profiter des remaniemens territoriaux pour se fortifier et améliorer sa frontière. On sait à quels moyens violens dut recourir Louis XVIII pour empêcher qu’on ne dépeçât son royaume et de quels pressans dangers le sauva l’assistance de l’empereur Alexandre. En acceptant le portefeuille des affaires étrangères, le duc de Richelieu scella l’entente entre la France et la Russie. « Nous étions sur le point d’obtenir une bonne frontière de Bâle à Genève, lit-on dans une lettre que Pictet adressait le 19 août 1815 au syndic Des Arts, lorsque l’avènement de M. de Richelieu fit changer de système. On voulut ménager la France, et on se borna à me faire avoir six communes du pays de Gex. La chose se décida tout à coup, et le protocole fut signé par les cinq grandes puissances avant que je fusse admis à présenter aucune objection. »

Pictet avait eu une entrevue avec le duc, qui lui expliqua qu’il avait pris malgré lui la présidence du conseil pour obéir à Louis XVIII et à l’empereur Alexandre, qu’il avait en retour exigé du tsar que la Russie l’appuyât dans sa lutte contre les autres puissances. « Ici je l’interrompis en lui disant sur le ton de la plaisanterie que je voulais qu’il sût qu’il parlait à un ennemi, et je lui ai exhibé mes pleins pouvoirs. s’est mis à rire et m’a dit : « D’abord, le diable m’emporte si vous obtenez le fort de l’Écluse et le fort de Joux ! »

Dès ce moment, comme l’a remarqué l’auteur d’un livre dont M. Edmond Pictet parle avec trop de dédain, l’envoyé genevois changea de tactique, et c’est avec la France surtout qu’il tâcha de s’accommoder[3]. Le secrétaire d’État Turrettini lui avait écrit de Genève le septembre : « Il me semble que si on pouvait faire accéder le roi Louis XVIII à quelque chose, ne fût-ce que fort peu, ce peu serait bien sûr. Vous me direz qu’on s’écarterait ainsi des grands principes, mais les principes ont si souvent trompé dans ce siècle ! » On ne pouvait mieux dire, et Pictet se résigna. En définitive, il n’avait pas perdu son temps. La France cédait quelques communes ; après une laborieuse négociation poursuivie à Turin, le roi de Piémont, lui aussi, consentit aux sacrifices qu’on lui demandait. Genève était devenue le chef-lieu d’un très petit canton, mais ce canton formait un tout compact, et c’était l’essentiel. Dans cette occurrence, le gouvernement genevois ne parut ni gai ni triste, mais content. Il offrit à Pictet, comme témoignage de sa gratitude, un service d’argenterie de la valeur de mille florins. De son côté, la diète fédérale déclara « qu’il avait bien mérité de la confédération suisse et s’était acquis les droits les plus sacrés à l’estime et à la reconnaissance publique. »

Ce diplomate improvisé, qui se traitait lui-même « de roquet en diplomatie,» fut heureux de retrouver, dans les derniers mois de 1816, sa charrue et ses moutons. Mais il s’occupa toujours des affaires de son pays, et il prouva plus d’une fois qu’il avait autant de clairvoyance que de patriotisme. Quelle que fût son aversion naturelle pour la politique abstraite et pour les théoriciens, il ressemblait à ces conservateurs anglais qui se croient tenus de compter sans cesse avec l’opinion et de prendre l’initiative de réformes qu’ils jugent nécessaires ou opportunes, sans les goûter beaucoup.

Les gouvernemens aristocratiques ont leurs avantages et leurs inconvéniens. Un patriciat dont les droits sont des privilèges y attache un prix infini ; il pense s’honorer en remplissant avec zèle et dévoûment des fonctions gratuites ou à peine rémunérées. Mais il est trop sujet à considérer les affaires publiques comme des intérêts de famille ; il a le goût du mystère, il n’aime pas à s’expliquer, il décide, règle tout sous le manteau de la cheminée. Pictet était fermement convaincu que les gouvernemens doivent chercher à obtenir des citoyens « un acquiescement raisonné à leurs actes plutôt qu’une confiance aveugle en leurs intentions, » que dans un temps où les débats des chambres françaises retentissaient dans toute l’Europe, les peuples libres ne pouvaient plus s’accommoder du régime du silence. « Bien des inconvéniens, disait-il dans une brochure qu’il publia en 1818, résultent du demi-secret des débats de notre conseil souverain. La connaissance complète des discussions de ce corps éloignerait toute défiance et associerait en quelque sorte la nation aux mesures législatives... Les Genevois, qui ont donné sur le continent le premier mouvement à la discussion des principes de la liberté politique, resteront-ils dans l’ignorance sur les débats de leurs mandataires siégeant au milieu d’eux, tandis qu’ailleurs le gouvernement représentatif devient un système de diffusion universelle et rapide de la pensée ? »

Au grand scandale de plusieurs de ses amis, il reprochait aux rédacteurs de la constitution genevoise de n’avoir pas fait sa part à la démocratie, il demandait que cette constitution fût révisée, qu’on abaissât la taxe électorale. Le 15 octobre 1817, éclata une insurrection, qui ne fut à vrai dire qu’une échauffourée. On accusait les revendeurs de s’être entendus pour accaparer les pommes de terre, pour renchérir « le tubercule ami de l’homme. » On cria beaucoup, on pilla quelques boutiques et quelques charrettes ; les représentans de la loi furent insultés, maltraités. La milice appelée pour réprimer ces désordres montra peu de zèle, et un grand nombre de soldats-citoyens jugèrent à propos de rester chez eux.

Quelques mois après, Pictet prononça devant le conseil représentatif un remarquable discours, qui témoignait de la justesse et de l’élévation de son esprit. « La maladie actuelle, disait-il, est le désintéressement de la chose publique. Les conséquences sont une humeur sourde, une opposition d’inertie, l’indifférence pour les actes du gouvernement, l’indifférence aussi pour la personne des magistrats... L’existence de la maladie dont je parle n’est contestée par personne ; mais on aime à se flatter que l’habitude de cet état de choses rendra peu à peu indifférens à l’exercice des droits politiques ceux qui actuellement paraissent y attacher le plus de prix. On fait observer que l’usage de ces droits n’ajoute rien au bonheur du peuple... Mais telle est la perversité, si l’on veut, de l’esprit humain, que les biens dont on jouit ne sont jamais appréciés à leur juste valeur. Si sua hona norint n’est pas seulement applicable aux cultivateurs des champs. S’il est vrai, en général, que le bonheur soit une affaire d’appréciation, cela est particulièrement vrai du bonheur politique. » Il en concluait qu’un gouvernement prévoyant doit s’appliquer à procurer aux citoyens et les biens réels et les biens d’imagination. Plus d’un homme d’État aurait pu mettre à profit cette sage maxime ; on en connaît qui, après avoir fourni une glorieuse carrière, se sont perdus pour n’avoir pas senti le besoin de rendre les imaginations heureuses. Si Pictet en avait été cru, d’inutiles émeutes, des crises violentes eussent été épargnées à Genève.

Cet homme de bien et de grand mérite mourut le 1er janvier 1825, après avoir appelé auprès de son lit ses bergers, ses valets de charrue, ses servantes de ferme et leur avoir donné sa bénédiction de patriarche. Il faut savoir gré à son petit-fils d’avoir tiré de l’ombre cette discrète et intéressante figure. Peu d’instans avant de mourir, il avait encore recommandé à ses enfans le dévoûment à la patrie. Il leur en avait donné l’exemple : ses actes peuvent être discutés, ses intentions furent toujours respectables. Son ami Des Arts avouait, dès 1815, qu’en détachant Genève de la France pour la réunir à la Suisse, les restaurateurs de la vieille république « avaient été obligés d’imposer à leurs concitoyens de dures, mais nécessaires privations. « Il voulait dire par là que non-seulement les Genevois avaient dû renoncer aux avantages que procurent les grandes patries, mais qu’ils s’étaient trouvés à jamais séparés de ces populations savoyardes et gessiennes dont Genève est la métropole naturelle. Qu’il s’agisse des biens réels ou des biens d’imagination, le bonheur politique est toujours incomplet. Les Allobroges et les Helvètes ne peuvent s’entendre qu’à moitié ; ils n’ont pas la même humeur, ni le même tour d’esprit, ni la même façon de raisonner, ni la même conception du droit civil, ni la même économie politique. La Suisse, de plus en plus centralisée, a plus d’une fois froissé les Genevois dans leurs idées et dans leurs intérêts. « Il y a de bons mariages, a dit un moraliste chagrin, il n’y en a point de délicieux. » C’est l’histoire de Genève épousant l’ours de Berne. Elle n’a pas fait un délicieux mariage ; mais dans ses heures de vif mécontentement, il ne lui est jamais venu à l’esprit de demander le divorce.


G. VALBERT.

  1. Biographie, travaux et correspondance de C. Pictet de Rochemont, par Edmond Pictet. Genève-Bâle-Lyon, 1892 ; H. Georg.
  2. Histoire de la restauration de la république de Genève, par Albert Rilliet.
  3. Genève et les Traités de Paris de 1814 et de 1815, d’après des documens inédits, par M. Louis Ricard, juge au tribunal de Gex, 1883.