Charles Percier, architecte
C’est le privilége de quelques hommes rares, de s’identifier tellement avec l’art qu’ils cultivent, et qu’ils honorent en le cultivant, que leur nom devient l’expression de toute une école, la propriété de tout un pays et la gloire de toute une époque. Tel fut Charles Percier, et ce peu de mots suffiraient déjà à son éloge, surtout si j’ajoutais qu’il fut placé, comme architecte, au même rang que David, comme peintre, dans l’estime de leurs contemporains ; si je disais enfin, pour exprimer d’un seul mot tout son mérite, qu’architecte du consulat et de l’empire, il fut à la hauteur de son emploi et de son époque. Mais si Charles Percier fut un de ces hommes qu’on peut louer en le nommant, parce que leur nom rappelle à l’esprit ce qui caractérise toute une forme de l’art, il est de ceux aussi qu’on ne peut louer suffisamment, ni par le détail de leurs travaux, ni par la liste de leurs élèves, qui font aussi partie de leurs ouvrages, parce qu’il y a encore, dans l’influence qu’exerce un homme supérieur, quelque chose qui ne tient pas seulement au talent et au caractère, quelque chose qui est dans la position et dans la personne même, et qui se refuse à l’analyse. Je ne puis donc espérer que ce que j’ai à dire de ce grand artiste satisfasse complètement ceux qui l’ont connu ; et pour ceux qui ne l’ont pas connu, comment parviendrai-je à réaliser l’idée de tout ce qu’il fut par lui-même et de tout ce qu’il produisit par les autres ?
Charles Percier naquit à Paris, en 1764, de parens honnêtes, mais pauvres ; son père, d’origine suisse, était concierge de la grille du pont tournant des Tuileries ; sa mère était attachée à la lingerie de la reine. C’est donc encore un nom illustre qu’il faut ajouter à cette liste nombreuse d’artistes célèbres, nés dans les rangs du peuple, qui ont eu à lutter contre la fortune, et qui sont sortis de la foule à force de persévérance et de talent ; mais c’est une circonstance particulière à M. Percier, et tout-à-fait propre à sa destinée, que sa vie, commencée aux Tuileries, se soit écoulée tout entière au Louvre, et qu’il ait trouvé la gloire dans ce même palais où le sort avait placé sa naissance.
La condition de ses parens, chargés d’une nombreuse famille, ne leur permettait pas de donner à leur enfant ce qu’on appelle une éducation brillante ; la nature y suppléa pour M. Percier. Le goût du dessin, qui s’était manifesté en lui dans les premiers jeux de son enfance, fut une de ces révélations qui manquent rarement dans la vie de l’homme de talent, mais qui se perdent trop souvent dans celle de l’homme du peuple. Heureusement pour notre artiste, son père eut l’intelligence de cette vocation naturelle, et il plaça son fils chez un peintre, M. Lagrenée, qu’il croyait propre à cultiver ses dispositions naissantes. Toutefois la nature fit encore plus pour lui que le maître que son père lui avait choisi. Une chose se faisait surtout remarquer dans ses premières études : c’est que, lorsqu’on lui donnait une figure à dessiner, il y ajoutait toujours des maisons, et quand c’était une maison qu’il dessinait, il ne manquait jamais d’y mettre des figures. Cet instinct de l’architecte, qui se révélait ainsi dans tous les travaux d’un enfant, fut heureusement encore reconnu par son père, qui, mieux inspiré cette fois, fit entrer son fils dans l’atelier de M. Peyre le jeune, architecte du roi, dont l’école jouissait alors d’une célébrité justifiée par la haute capacité du maître, par le nombre et par le mérite des élèves. Dès-lors le jeune Percier se trouva tout entier dans son élément ; rien ne lui manqua plus, en lui et hors de lui, pour devenir un architecte ; et, du moment qu’il n’eut plus besoin des autres pour accomplir sa vocation, on peut dire qu’il la réalisa toute entière à l’âge où la plupart des hommes ne font encore que chercher ou soupçonner la leur. L’habileté qu’il avait déjà acquise à dessiner était devenue pour lui une ressource, aussi bien qu’un soulagement pour sa famille. Mais cette habileté, dont il eût pu se faire un moyen de fortune, il ne la cultivait que comme un moyen d’instruction. C’était encore le temps où les élèves se mettaient au service des maîtres pour avoir toujours quelque chose à apprendre, où l’on ne croyait bien savoir que ce que l’on avait long-temps étudié, où l’on ne pensait au succès, où l’on ne poursuivait la fortune, qu’après avoir acquis la science et prouvé le mérite. Le jeune Percier, quelque avancé qu’il fût déjà dans la carrière, ne marchait encore qu’avec son siècle ; il ne travaillait que pour se rendre habile, tandis qu’en d’autres temps on ne travaille souvent qu’à se dispenser de l’être. Ainsi, tout en recevant des leçons de M. Peyre, il travaillait pour M. Chalgrin, il dessinait pour M. Paris, et il perfectionnait à cette double école ce talent de dessiner qui fut son mérite éminent et son occupation constante.
Avec des qualités naturelles si bien cultivées par l’étude, il n’est pas besoin de dire que M. Percier fit des progrès rapides. Ses succès, attestés par de nombreuses médailles d’émulation, le conduisirent bientôt au second prix, qu’il obtint à peine âgé de dix-neuf ans. Trois ans plus tard, en 1786, il remporta le premier prix sur un projet de palais pour la réunion des académies : chose assez remarquable, que déjà l’idée, réalisée depuis sous le nom d’institut, se fût présentée à l’esprit sous la forme d’un programme d’architecture. Avec le grand prix, M. Percier reçut la pension de Rome, qui n’y était pas toujours attachée comme elle l’est à présent. Le prix et la pension étaient alors deux avantages distincts, dont l’un s’acquérait par le mérite, l’autre quelquefois par la faveur ; l’un était le résultat d’un concours, l’autre dépendait des bonnes graces d’un ministre, et il était arrivé plus d’une fois que deux récompenses, qui étaient unies par leur objet, fussent séparées dans leur application. M. Percier, avec assez de talent pour obtenir le prix, eut assez de bonheur pour rencontrer un ministre qui n’avait pas la prétention de se connaître en architecture mieux que l’académie d’architecture ; ce que je remarque à l’avantage de notre temps, où du moins, sur ce point, les jugemens de l’école sont à l’abri des erreurs d’un ministre, et où grace à la spécialité, cette grande invention de notre siècle, les ministres, en fait d’art comme en fait d’autre chose, ne décident jamais que de ce qu’ils savent.
M. Percier avait vingt-deux ans lorsqu’il arriva à Rome. Qu’on se figure l’effet que produisit cette ville prodigieuse avec ses vieux monumens, ses édifices de tous les styles et ses ruines de tous les âges, sur l’esprit d’un jeune homme aussi bien préparé que l’était M. Percier à la contemplation de tant de merveilles ! Cette impression fut si vive et si profonde, qu’elle s’empara de tout son être et qu’elle s’étendit sur toute sa vie. Mais, pour apprécier le résultat qu’en retira M. Percier, il ne suffirait pas de connaître quel était le sentiment particulier de cet artiste ; il faudrait encore se représenter quelle était alors la manière générale de concevoir et de rendre l’architecture des anciens. Or, c’était le temps où notre école ne pratiquait encore que cette espèce d’exécution large et facile qui ne permet pas d’y reconnaître le sentiment et la finesse des différens styles de l’art, et qui, suffisante à peine pour l’architecture des Romains, reste à une si grande distance de celle des Grecs. Déjà pourtant une révolution tout entière s’était opérée dans les études, depuis que David Leroy, échauffé de l’esprit de Winckelmann, avait vu les monumens d’Athènes et s’était exercé à les reproduire. C’était sous l’influence et avec les leçons de ce chef d’école, dont l’enthousiasme égalait le savoir, que s’étaient formés les plus habiles maîtres du temps où M. Percier fit ses premiers pas dans la carrière. Mais, il est permis de le dire, si la main peu sûre encore de David Leroy avait trahi sa pensée au point de trahir l’art des Grecs lui-même, son école, bien que rendue plus savante à la fois par l’exemple de ses fautes et par l’étude de ses modèles, n’était pas encore arrivée au point de comprendre les Grecs et surtout de les rendre, et il s’en fallait beaucoup que les meilleurs dessinateurs du temps, MM. Peyre, de Wailly et Desprez, eussent ce sentiment de l’antique qui rend seul capable de le reproduire. On peut juger de ce qui manquait alors à l’école par les travaux de M. Paris, ce maître au mérite et à l’amitié duquel M. Percier eut tant d’obligations, habile dessinateur lui-même et principal collaborateur du Voyage des Deux-Siciles. Là se montre en effet cette tendance à se rapprocher de l’élévation et de la pureté du style antique, qui était un sentiment réfléchi chez les hommes supérieurs et un vague instinct chez tous les autres, en même temps que cette insuffisance d’exécution qui tenait à une pratique différente et à une habitude invétérée. Telle était donc l’école d’où sortait M. Percier lorsqu’il se trouva transporté à Rome, seul désormais avec son sentiment propre, son organisation si délicate et son goût si fin, en présence de cette architecture antique à la fois si mâle et si élégante, si riche et si sévère, si imposante dans toutes ses masses et si étudiée dans tous ses détails. Et peut-on encore être surpris que ce spectacle magnifique ait causé chez M. Percier cette sensation extraordinaire qui produisit un grand artiste, et cet éblouissement d’un premier jour qui dura toute une vie ?
Dans l’étourdissement qu’il éprouva d’abord à la vue des merveilles de Rome, M. Percier resta quelque temps incapable d’aucune application suivie, d’aucun travail sérieux, et nous l’avons souvent entendu nous représenter lui-même, avec cet intérêt qu’il prêtait à tous ses discours, cette époque de sa vie où plus d’un homme de talent peut se reconnaître et plus d’une vocation s’éclairer au tableau qu’il nous en traçait. « Jeté tout d’un coup, nous disait-il, au sein d’une ville si remplie de chefs-d’œuvre, j’étais comme ébloui et hors d’état de me faire un plan d’études. J’éprouvais, dans mon saisissement, ce tourment de Tantale qui cherche vainement à se satisfaire au milieu de tout ce qu’il convoite. J’allais de l’antiquité au moyen-âge, du moyen-âge à la renaissance, sans pouvoir me fixer nulle part. J’étais partagé entre Vitruve et Vignole, entre le Panthéon et le palais Farnèse, voulant tout voir, tout apprendre, dévorant tout et ne pouvant me résoudre à rien étudier. Et qui sait jusqu’où se fût prolongé cet état de trouble et d’inquiétude où l’enthousiasme tenait de l’ivresse, et où il y avait du charme jusque dans la perplexité, si je n’eusse trouvé un guide qui me sauvât de moi-même, en me rendant à moi-même ? Ce guide fut Drouais, qui avait été témoin de mon anxiété, qui partageait ma passion, et qui répondit à ma confiance par son amitié. Drouais joignait au sentiment élevé d’un artiste les lumières d’un esprit cultivé ; il entendait ma langue, et il m’apprit la sienne. Travailleur infatigable, il venait me réveiller chaque jour. Je partais avec lui de grand matin. Nous allions voir ensemble quelqu’un de ces grands monumens dont Rome abonde ; là, il m’indiquait ma tâche de la journée, et, le soir, il me demandait compte de mon travail, en rectifiant mes études, si j’avais été obligé d’aborder la figure. M. Peyre, par ses savantes leçons, m’avait initié à la connaissance de l’antique ; Drouais me le montrait de l’ame et du doigt, et il me le montrait non plus seulement en perspective, non plus aligné froidement sur le papier, mais debout sur le terrain, mais vivant de toute la vie de l’art et animé par tous les souvenirs de l’histoire. Sans Drouais, perdu au milieu de Rome, j’aurais peut-être été perdu pour moi-même ; avec Drouais, je me retrouvai dans Rome tout ce que j’étais, et c’est à lui que je dois d’avoir connu Rome tout entière, en devenant moi-même tout ce que je pouvais être. » Ainsi nous parlait M. Percier, et en recueillant de sa bouche ce souvenir de sa jeunesse, il nous semblait qu’il nous expliquait lui-même le secret de sa destinée.
Il manquait pourtant encore à M. Percier quelque chose pour accomplir toute cette destinée. Il avait eu un habile maître et rencontré un excellent guide ; il lui fallait un ami, un compagnon de ses études, un homme qui partageât tous ses goûts, tous ses travaux, et ce bonheur l’attendait encore à Rome ; M. Fontaine l’y avait précédé d’une année. Ainsi, sortis à peu de distance l’un de l’autre de la même école, se trouvèrent réunis à Rome, dans ce grand sanctuaire de l’étude, deux jeunes artistes qui avaient ensemble tant de rapports de goûts et une instruction pareille avec une ardeur égale. Dès ce moment, l’amitié qui avait commencé entre eux dans l’atelier de M. Peyre, devint une liaison de toute la vie ; dès ce moment, les travaux, les voyages, les disgraces, les succès, l’habitation, le plaisir, la peine, tout devint commun entre eux, et l’on vit naître, au sein des jouissances de l’étude et des illusions de la jeunesse, cette association de deux grands talens, qui, dans le cours d’une longue vie, a résisté à tout, au temps, à l’adversité, à la fortune, à la gloire même, et qui a été pour l’art un si grand honneur, et pour notre siècle un si grand exemple. C’était sous les auspices de Drouais que s’était formée cette union dont il était l’ame et dont il continuait d’être l’oracle. Mais bientôt Drouais leur fut enlevé par la petite-vérole, et le premier travail fait en commun par les deux amis fut l’humble monument consacré à sa mémoire dans l’église de Santa-Maria in Via Lata, monument qui fut exécuté aux frais des pensionnaires de Rome, par Michalon, l’un d’eux, sur les dessins de MM. Percier et Fontaine. En rappelant ce noble et touchant hommage rendu par toute notre jeune école à cet artiste, dont la mort prématurée fut un deuil général, puis-je me défendre du sentiment que nous avons tous éprouvé à l’aspect de cette tombe qui se ferma si tôt sur un talent si plein d’avenir ? Drouais, déjà célèbre par son grand prix, par un tableau qui avait intéressé la France entière à son succès et inquiété David lui-même dans sa gloire, Drouais meurt à la fleur de l’âge, sans avoir pu réaliser presque rien de ce qu’il promettait ; il meurt, enseveli tout entier dans son premier triomphe, ne laissant, au début d’une carrière qui devait être si brillante, qu’une grande espérance déçue et un grand souvenir pour l’amitié. Mais, s’il manque à sa propre destinée, il est du moins pour quelque chose dans celle de M. Percier, et si la France perd en lui un grand peintre, elle lui doit un grand architecte. Honorons donc, sur cette tombe, où se trouve inséparablement uni le souvenir de deux artistes chers à la France, la mémoire de Drouais et celle de Percier ; et que, parmi ces jeunes talens qui vont chaque année chercher à Rome les premières leçons de l’expérience et les premières émotions de la gloire, il n’y en ait pas un seul qu’un pieux devoir ne conduise à cette ancienne paroisse de notre Académie de France pour y acquitter, sur cette tombe modeste, au nom de l’art et de la patrie, la dette commune du génie et de l’amitié !
On comprend maintenant avec quelle ardeur, avec quelle application M. Percier, inspiré par un tel guide et appuyé sur un tel ami, se livra à l’étude des monumens romains de tout genre et de tout âge. Si j’ajoute que jusqu’à lui, et peut-être même depuis lui, aucun des artistes appelés à jouir de la pension de Rome n’a profité avec autant de zèle d’un séjour si utile au talent de l’architecte, ce ne sera encore qu’un hommage que je rendrai à la vérité. On se ferait difficilement une idée de la quantité d’études que M. Percier avait rapportées de Rome, dont la mise au net, exécutée avec ce soin précieux et ce goût exquis qu’il mettait à tous ses travaux, a pour ainsi dire rempli le cours entier de sa vie, et dont le recueil, partagé entre quelques-uns de ses plus habiles élèves comme entre des membres de sa famille, forme la plus belle partie de son héritage, le legs le plus digne à la fois de son école et de lui-même. L’étude de Rome et de ses monumens a donc été la pensée unique, l’occupation constante de M. Percier. Mais cette étude, toujours dirigée par une intelligence profonde, n’avait pas pour but de reproduire servilement des édifices ou des formes d’architecture qui ne conviennent plus à nos mœurs ou qui n’entrent pas dans nos habitudes. C’est l’œuvre d’un talent vulgaire, ou plutôt c’est l’erreur d’un faux savoir, en architecture comme en toute autre chose, de copier les monumens au lieu de se borner à les imiter, et de croire qu’on produit des chefs-d’œuvre quand on ne fait que les calquer. Il ne manquera jamais d’hommes capables de refaire ce qui a été fait, de bâtir au XIXe siècle dans le style de la renaissance, comme d’écrire dans la langue de Ronsard ou de peindre dans le goût de Cimabue. Mais ces contrefaçons d’un art qui n’est plus ne servent en réalité qu’à mettre en évidence l’impuissance de ceux qui s’en font un moyen de succès, et c’est toujours en vain qu’on essaie de ressusciter, à l’usage d’une société nouvelle, des formes, des idées, des images créées pour le besoin d’une société défunte. Chaque siècle a son génie, chaque civilisation ses élémens qui lui sont propres, et vouloir faire de la renaissance dans un temps tel que le nôtre, c’est prouver qu’on ne comprend pas la renaissance et qu’on connaît mal notre siècle ; c’est tenter ce qu’il y a de plus impossible au monde, de donner de la vie à ce qui n’en a plus et de l’originalité à ce qui manque d’invention : puérile et laborieuse fantaisie, qui peut bien amuser des esprits faux sans trop d’inconvéniens, tant qu’elle ne s’exerce que dans le domaine de la langue, mais qui peut coûter cher à l’état, quand elle se prend à l’architecture et qu’elle s’attaque au budget.
M. Percier avait trop de bon sens et de goût pour tomber dans de pareilles méprises. Ce qu’il admirait dans l’antique et ce qu’il cherchait à lui emprunter en l’étudiant, ce n’était pas telle ou telle forme d’architecture, toujours facile à prendre quelque part et à plaquer ailleurs ; c’était son principe du grand et du beau, du correct et du raisonnable, qui respire dans toutes ses œuvres, qui brille dans ses moindres fragmens ; c’était encore sa faculté de se prêter à toutes les applications, de se convertir à tous les usages, en offrant des modèles pour tous les cas. Ce qu’il admirait aussi dans la renaissance et ce qu’il voulait imiter d’elle, c’était l’heureux exemple qu’elle avait donné, dans les œuvres d’un Brunelleschi, d’un Bramante, d’un Palladio, d’un Peruzzi, d’un Vignole, de ces formes antiques appropriées aux besoins d’une société moderne, de ces élémens d’un art romain employés à l’usage d’une civilisation chrétienne, de manière que le nouvel édifice offrît tout le caractère d’un monument original. Et voilà l’importante leçon que M. Percier trouvait partout à Rome, voilà ce qu’il recherchait dans les édifices de la renaissance comme dans les ruines de l’antiquité, sans s’épargner aucune fatigue, sans reculer devant aucun obstacle. Citons ici un trait qui peint bien son caractère, et qui nous dispensera d’en citer d’autres.
Il existe à Rome beaucoup de maisons religieuses renfermant des débris d’antiquité, et même construites en partie de matériaux antiques, mais qui sont interdites au public. M. Percier, tout en exploitant le vaste champ que la Rome des Césars et des papes offrait à sa studieuse ardeur, ne pouvait se résoudre à rester privé de la connaissance de ces précieux débris, que le respect du lieu sacré dérobait à des yeux profanes. Voici le moyen qu’il imagina pour pénétrer dans ces retraites, que la coutume du pays rend impénétrables. Il avait remarqué que, dans certaines fêtes solennelles, la procession des religieux s’adjoignait un nombre plus ou moins considérable de personnes du monde, liées à la même confrérie, et que tous, moines et laïques, confondus sous le même costume et portant un cierge à la main, rentraient ensemble dans le cloître après avoir suivi dévotement la procession. Il n’en fallut pas davantage pour que notre architecte, assimilé aux membres d’une confrérie, se mît à suivre toutes les processions, où il portait son cierge comme les autres, mais où il portait de plus son livre de dessins et son crayon ; et c’est de cette manière qu’introduit à la suite des religieux, et oublié dans un coin du couvent, il put mettre à profit le temps qu’on lui laissait pour dessiner tout ce qui s’offrait à ses yeux, tout ce qui tombait sous sa main. Les camarades de M. Percier, surpris de cette habitude qu’on ne lui avait pas vue d’abord, le plaisantaient beaucoup sur cette ferveur de dévotion dont il s’était tout à coup épris ; les quolibets de l’école et les charges de l’atelier n’étaient pas épargnés à l’artiste, qui se montrait ainsi, dans les rues de Rome, avec le cierge d’un pénitent. Mais M. Percier resta ferme à toutes ces attaques ; il continua de suivre les processions, et même les enterremens, pour peu qu’il eût l’espoir de découvrir et le temps de dessiner quelque fragment antique ; et nous l’avons entendu dire, en nous montrant avec un air de triomphe un beau vase antique qui figure dans un de ses frontispices, et dont l’original existe dans une sacristie de Rome : « J’ai servi une messe pour avoir ce vase. »
Les nombreux dessins que M. Percier envoyait chaque année de Rome à l’Académie d’architecture, d’après des études de son choix, avaient donné à ses maîtres une si haute idée de ses talens, qu’arrivé au terme de sa pension, il reçut pour sujet de sa restauration ce qu’il y avait de plus beau et de plus difficile à exécuter en ce genre, la restauration de la colonne Trajane. Déjà le choix d’un pareil sujet était un hommage rendu au zèle et à l’habileté du jeune architecte. On y ajouta une faveur nouvelle, l’avantage de prolonger d’une année son séjour à Rome, pour qu’en fait de moyens d’étude rien ne manquât à la perfection du travail qu’on attendait de lui. L’ouvrage de M. Percier répondit à tout ce qu’on avait fait pour lui et à tout ce qu’on le croyait capable de faire lui-même. La restauration de la colonne Trajane, en huit grands dessins, offrant, avec un mérite d’exécution digne de l’original, l’ensemble et les détails de ce monument, un des plus beaux et des plus complets de la Rome impériale, excita l’admiration de l’Académie, qui consigna sur ses registres l’expression de ce sentiment dans les termes les plus honorables pour M. Percier. C’était à la fin de 1790, presque à la veille du jour où les académies allaient cesser d’exister, que ce travail parvenait à l’Académie. Le rapport qui en contenait l’éloge fut presque le dernier acte de cette compagnie ; il était impossible de clore plus dignement l’histoire de l’ancienne Académie, ni d’inaugurer d’une manière plus heureuse l’avènement de la nouvelle école.
Cependant, la révolution qui s’accomplissait alors en France et qui tenait en éveil toutes les intelligences et toutes les forces de l’Europe, avait porté la terreur dans les états du pape. Ce qui se trouvait de Français à Rome était réduit à fuir par des routes détournées et exposé à rencontrer partout des yeux ennemis. M. Percier fut le seul qui ne se troubla pas dans cette émotion générale. Il prit tranquillement le chemin de la France, et le chemin le plus long, à travers la Marche d’Ancône, avec son portefeuille sous le bras et son crayon à la main, marchant à pas lents, dessinant tout le jour, s’arrêtant devant chacun de ces précieux témoins de l’histoire de l’art dont le sol de l’Italie est semé, et trouvant partout, au lieu de la haine du nom français, l’hospitalité de l’artiste. C’était sans doute, au sein de ce pays où fermentaient tant d’idées nouvelles parmi tant d’habitudes anciennes, quelque chose de curieux à voir qu’un jeune architecte seul paisible parmi des populations inquiètes, seul occupé à suivre les traces de la renaissance en des lieux où tout se préparait pour le passage d’une révolution, ne voyant dans cette Italie, livrée à toutes les traditions du passé et à toutes les chances de l’avenir, que l’architecture sous toutes ses formes et l’art à toutes ses époques ; à Rimini, où il admire, devant la belle cathédrale des Malatesta, le premier chef-d’œuvre de la renaissance, dans celui de l’architecte qui donna le premier commentaire de Vitruve, montrant ainsi comment il faut entendre et appliquer les anciens ; à Ravenne, cette capitale de la monarchie des Goths, où il n’y a pourtant rien de gothique, mais où se trouvent deux types originaux d’un art nouveau, la première église byzantine de l’Occident à côté de la vieille basilique du christianisme primitif ; à Venise, où tous ses secrets de l’art de bâtir sont cachés au sein des lagunes, et toutes les magnificences étalées au-dessus des flots avec une profusion de richesse qui semble réfléchir l’Orient et tenir de la féerie ; à Padoue, à Vérone, où l’art des Vauban apparaît déjà tout formé dans les œuvres d’un San-Micheli, avec cette différence que l’architecture militaire s’y montre plus ornée, sans être moins savante ; à Mantoue, où Jules Romain s’est bâti, dans le palais ducal, un monument qu’il remplit seul aujourd’hui de sa gloire ; à Vicence enfin, où l’on peut dire que Palladio se montre avec toute son ame, comme avec tout son génie, dans la décoration de sa patrie. C’étaient là les leçons que M. Percier recueillait à chaque pas, en traversant lentement les Légations et la Lombardie, et en suivant, jusque dans notre pays, à Arles, à Nîmes, à Orange, les moindres traces de l’art antique, si imposant encore sur le sol de la Provence ; c’était là le fruit de six années d’études en Italie qu’il rapportait à la France.
Mais, en revenant à Paris, notre architecte n’y retrouvait plus ce qu’il y avait laissé, ni ce qui pouvait lui procurer, avec l’emploi de ses talens, le prix de ses travaux. Le 10 août 1792 avait bien changé l’aspect du château des Tuileries. Le palais de Philibert Delorme avait perdu ses hôtes augustes, et l’humble demeure de son père était transformée en corps de garde. Ce fut là pour M. Percier, au terme de ces six années d’étude et d’enchantement, une de ces soudaines et terribles révélations qui produisent l’effet d’un réveil subit au milieu d’un rêve agréable. Mais pour perdre ainsi tout d’un coup toutes ses espérances d’avenir avec toutes ses illusions du passé, notre artiste ne se découragea pas. Il lui restait une double ressource en lui-même et dans l’ami qui avait été son compagnon d’études à Rome, et qui se trouvait, comme lui, fugitif de Rome et égaré à Paris. C’est alors que ces deux hommes, rapprochés plus que jamais par le sentiment et par le besoin, se réunissent pour ne plus se quitter ; ils mettent en commun tout ce qu’ils possèdent, et qui se réduit à peu près à leur portefeuille ; ils habitent ensemble une chambre, où il n’y a guère de meuble que la table où ils travaillent à côté l’un de l’autre ; et c’est dans cette demeure, où ils sont cachés pour tout le monde, où la révolution elle-même n’aurait pu les découvrir, s’ils eussent été des proscrits, au lieu de n’être que des artistes, que la fortune vient les chercher. Sous quelle forme ? C’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans l’histoire de M. Percier, parce qu’il s’y trouve, avec un trait particulier aux deux artistes, une leçon qui peut profiter à tout le monde.
L’homme qui vint frapper à leur porte était un fabricant de meubles qui avait obtenu la fourniture du mobilier de la convention, et cet homme venait demander des dessins de bureaux et de fauteuils à des mains qui ne s’étaient exercées jusqu’alors que sur les bas-reliefs de la colonne Trajane et sur les moulures du Panthéon. Mais ces mains étaient encore obscures, et c’était cette obscurité même qui leur valait la visite du riche entrepreneur. Nos deux artistes acceptent avec joie l’occasion qui leur est offerte de faire une première application de leurs études à des œuvres si peu dignes de leurs talens. Les voilà qui se mettent à dessiner tout un mobilier nouveau pour une assemblée républicaine, et qui, à la place de ces formes surannées du dernier siècle, se hasardent à produire quelque chose du goût antique. Cet essai leur réussit ; un premier travail, payé d’un prix qu’on n’oserait pas citer aujourd’hui, mais que la rareté du numéraire rendait alors très avantageux, leur attira d’autres commandes du même genre. Dès ce moment, la plume et le crayon de M. Percier et de son ami ne furent plus employés qu’à dessiner des étoffes, qu’à esquisser des meubles ; ils travaillent pour les manufactures de tapis et de papiers peints ; ils produisent des compositions pour les décorations de théâtres ; ils font des modèles pour les bronzes, les cristaux, l’orfèvrerie ; et tandis qu’ils s’exercent ainsi de toute manière à introduire dans l’ameublement moderne les formes du mobilier antique, avec le sentiment et le goût qui leur sont propres, c’est à peine s’ils s’aperçoivent qu’avec leur fortune qui commence, c’est une révolution qui s’accomplit par eux dans les habitudes domestiques d’une société qui ne les connaît pas encore, même pour tapissiers, et qui plus tard les reconnaîtra pour de grands architectes dans l’arc-de-triomphe du Carrousel et dans l’achèvement du Louvre. Qui peut dire maintenant quelle a été, dans cette seule période de leur destinée, l’influence de ces deux architectes, alors pauvres et ignorés, qui, du sein de leur mansarde aérienne, renouvelaient toute l’industrie française, et rendaient l’étranger même tributaire de nos modes rajeunies et de nos goûts épurés ? Qui peut dire ce que le commerce de la France dut aux talens réunis de M. Percier et de M. Fontaine, à ne voir que le Recueil des Décorations intérieures, qu’ils ont publié ensemble, comme ils l’avaient composé en commun, où se trouvent, avec les meubles qu’ils firent exécuter à Paris, ceux qui leur furent demandés pour l’Espagne, pour la Prusse, pour la Pologne, pour la Russie ? Ainsi, des nations ennemies de la France recevaient, dans le domaine du goût, la loi de deux artistes français ; et la conciliation des peuples, cette œuvre toujours si difficile à la politique, et qui ne paraît pas être devenue beaucoup plus aisée de nos jours, malgré les progrès de la civilisation, cette œuvre pour laquelle on paie si chèrement tant de diplomates, s’opérait à bien peu de frais, du moins dans la sphère de l’industrie, par la main de deux pauvres architectes.
Au milieu de ces occupations si peu faites en apparence pour de pareils hommes, M. Percier et son ami ne négligeaient aucune occasion d’exercer l’art qui avait été l’objet de leurs études. Un membre de la section de Saint-Joseph, devenu possesseur de l’église de ce nom, convertie de nos jours en marché de comestibles, leur demande une restauration de la façade principale de cet édifice. Ce fut là leur premier travail de construction, et il mérite d’être remarqué, même dans une carrière signalée par tant de beaux monumens, par l’adresse avec laquelle ils surent donner à une masure à forme de pignon un aspect digne de l’Italie. Un de leurs anciens camarades, M. Lecomte, chargé de disposer la salle de la convention dans le château des Tuileries, a recours à leurs talens pour produire un projet qu’il ne pouvait à lui seul développer assez rapidement, dans un temps où les évènemens marchaient toujours plus vite que les travaux. C’est à la même époque qu’il s’ouvrit un concours public pour un projet de salle d’assemblée nationale. MM. Percier et Fontaine ne craignirent pas d’y paraître ; ils n’avaient alors ni renommée à perdre, ni fortune à risquer ; ils ne pouvaient que gagner à se commettre, même avec des rivaux dignes d’eux ; et si les concurrens étaient nombreux, comme cela arrive ordinairement, la plupart étaient habiles, ce qui est un peu plus rare. MM. Percier et Fontaine obtinrent le monument par un jugement solennel ; mais ce projet, remarquable par une grande et noble disposition, resta sans exécution. Les révolutions exaltent les têtes, échauffent les imaginations, elles produisent peu de travaux durables ; elles enfantent beaucoup de projets qui demeurent à l’état de programme ou de ruine, et, en fait de monumens, elles en détruisent encore plus qu’elles n’en votent, et surtout qu’elles n’en achèvent. Telle est aussi la double instruction que nous procure la vie de M. Percier. En même temps qu’il composait pour la révolution des monumens qu’elle ne devait point bâtir, il s’occupait à reproduire par le dessin une partie de ceux qu’elle menaçait d’abattre. Nous devons à M. Percier de nous avoir conservé, autant qu’il pouvait dépendre de lui, plusieurs des plus remarquables édifices de notre pays, qui n’existent plus aujourd’hui que dans son portefeuille. Nous lui devons même d’avoir sauvé de la proscription des monumens qui existent encore ; si la Porte-Saint-Denis excite justement notre orgueil national, c’est que M. Percier, avec son patriotisme de citoyen et son enthousiasme d’artiste, se plaça devant ceux qui voulaient la détruire. C’est ainsi qu’il a été donné à la main d’un seul homme de réparer presque autant de ruines qu’une révolution en put faire.
Enfin arriva le consulat, cette époque à jamais mémorable dans les fastes de notre pays. Napoléon, avec ce coup d’œil d’aigle qui découvrait partout les hommes supérieurs pour les mettre partout à leur place, distingua dans la foule, où ils étaient encore cachés, nos deux artistes, alors sans autre recommandation que leurs talens, sans autres patrons qu’eux-mêmes ; il les fit du premier coup architectes du Louvre et des Tuileries, et cette élévation si subite d’hommes la veille encore si inconnus n’excita nulle part d’étonnement ni d’envie. C’est qu’en ce temps où une haute intelligence présidait aux destinées de la patrie, une volonté ferme imposait silence à toutes les passions, comme elle inspirait confiance à tous les esprits. Le pouvoir avait son action libre et facile en face d’une société qui s’abandonnait tout entière au génie d’un homme. Il n’avait pas à se défendre contre ces ligues savantes de la médiocrité et de l’intrigue qu’on a vues, en d’autres temps, dominer le gouvernement par la peur, le public par la flatterie, et s’imposer à l’un et à l’autre par le bruit qu’elles font. Auprès d’un caractère de la trempe du premier consul, la peur avait peu de prise, la flatterie peu de faveur ; il ne souffrait autour de lui d’autre bruit que celui de sa renommée. Il pouvait donc choisir ses architectes aussi librement et avec la même autorité que ses lieutenans, et la France était toujours disposée à applaudir à des choix qu’elle trouvait toujours justifiés par le mérite et consacrés par la gloire. C’est ainsi que MM. Percier et Fontaine devinrent les architectes du consulat et de l’empire ; c’est à ce même titre qu’après la chute de l’empire ils demeurèrent l’un et l’autre à leur poste, où une révolution nouvelle respecta, dans ces deux débris du régime impérial, quelque chose de plus encore que les droits du talent ; et c’est de cette manière que le nom de M. Percier, lié à l’histoire du Louvre et associé pour ainsi dire à son inviolabilité, a mérité de vivre autant que lui.
À partir de cette époque de la vie de M. Percier, qui est presque l’histoire de l’architecture en France durant un quart de siècle, il devient difficile d’énumérer seulement les travaux qui la remplissent, et plus difficile encore de séparer le compte de ces travaux de celui qui appartient à une autre vie. Mais aussi, pourquoi me ferais-je un devoir pénible de séparer dans ces pages ce qui doit rester uni dans l’histoire ? Ne serait-ce pas une injustice, que d’établir des distinctions là où nous ne trouvons que des rapports ? Et, quand nous avons à louer, dans la vie de M. Percier, cet exemple si rare de deux hommes supérieurs confondus pour ainsi dire en une même existence, n’y aurait-il pas une sorte de sacrilége à désunir ce qu’avait joint l’amitié ? N’est-ce pas, d’ailleurs, le trait le plus saillant de cette destinée commune de deux grands artistes que cette union inaltérable dans des travaux où chacun devait apporter sa part d’imagination, de goût, de talent, sans rien perdre de son originalité, comme sans nuire à l’inspiration de l’autre ; où il devait y avoir entre eux conflit perpétuel, en même temps que conciliation constante, et, de part et d’autre, le même sacrifice de volonté, la même abnégation d’amour-propre, pour arriver à un résultat qui les satisfît toujours l’un et l’autre ? Pour qui a pu comprendre ce suprême effort, renouvelé chaque jour et continué durant toute une vie, de deux talens distincts, ainsi associés dans une même œuvre, de deux caractères d’artistes qui n’en font qu’un, de deux existences d’hommes qui n’offrent, dans le cours de plus d’un demi-siècle, que le spectacle d’une association sans trouble, d’une émulation sans jalousie et d’une amitié sans nuages, n’y a-t-il pas là le plus bel éloge de M. Percier et de M. Fontaine ? Et puis-je supprimer de la vie de l’un ce qui honore le plus la carrière de tous les deux ?
Le consulat, qui avait trouvé tant de ruines à réparer, et l’empire, qui eut le temps de construire tant de monumens, au milieu de tant de conquêtes à poursuivre, avaient besoin, pour tant de projets, d’architectes dont la pensée fût aussi prompte et la main aussi sûre que le génie qui y présidait. J’ai déjà dit que tous ces travaux furent confiés à M. Percier, en collaboration de M. Fontaine, et cela suffit pour faire comprendre quelle immense tâche fut remplie par ces deux hommes. Les restaurations de Malmaison, de Saint-Cloud, de Compiègne, de Fontainebleau, auraient pu occuper chacune un seul architecte ; mais ces travaux, si importans et si variés, n’étaient rien auprès de la restauration de l’intérieur des Tuileries et de l’achèvement du Louvre, en y joignant l’embellissement de l’Élysée-Bourbon, la rue de Rivoli, la place du Carrousel, et l’arc de triomphe : grandes et belles constructions, où le talent des deux artistes s’est exercé sur tous les types qui vont de l’antiquité à la renaissance, et du siècle de Louis XIV au nôtre. En même temps que M. Percier et M. Fontaine réparaient tant d’anciens monumens et qu’ils en élevaient tant de nouveaux, ils avaient à exécuter de nombreux projets pour des fêtes publiques, pour de grandes solennités, telles que celles du sacre de Napoléon au Champ-de-Mars et à Notre-Dame, et celles du mariage de l’empereur. Plus tard, ils eurent à présenter de plus nombreux projets encore pour ce palais du roi de Rome, qui fut si souvent refait sur le papier, chaque fois avec une magnificence nouvelle, toujours par la main de MM. Percier et Fontaine, et qui finit, après avoir suivi les progrès de la fortune de l’empire et ceux de sa décadence, par n’être qu’un grand rêve dans l’histoire d’une grande époque, sans laisser de traces que dans le portefeuille de nos deux architectes. Ai-je besoin d’ajouter que tous ces projets de monumens, qui n’existaient qu’en dessin, offraient aux yeux de l’artiste et du public le mérite d’édifices exécutés en réalité, tous aussi étudiés que s’ils devaient durer toujours, et tous accomplis dans leur genre ? On se rappelle encore l’effet que produisit la belle décoration du portail de Notre-Dame à l’occasion du sacre de Napoléon ; le caractère en était si grandiose, le style si bien en rapport avec celui de l’édifice, et c’était, de la part d’un homme aussi nourri que M. Percier des modèles de l’antiquité, un si rare effort de savoir, d’imagination et de talent, de s’être ainsi constitué architecte du XIIe siècle pour une décoration d’un jour, que tout le monde fut frappé d’admiration, et les journaux, qui publièrent que ce qui n’était encore qu’un châssis de toile deviendrait bientôt un monument de pierre, ne furent cette fois que les échos de la pensée publique. Plût au ciel que les bruits de la presse, même lorsqu’ils sont des vérités, valussent toujours un pareil mensonge ! et que n’est-il permis de se faire, pour quelque monument d’une autre époque, une illusion contraire, et d’y remplacer par la pensée la pierre par la toile !
Au milieu de tant de travaux auxquels il semble qu’ait pu suffire à peine toute l’activité de deux vies laborieuses, M. Percier et son ami n’abandonnaient pas leurs études de Rome et de l’Italie. Ils préparaient dans le silence du cabinet un Recueil des Palais et Maisons de Rome, qui parut dès 1798, et pour lequel ils obtinrent la collaboration d’un de leurs camarades, M. Bernier, admis en tiers dans l’intimité de leurs relations comme dans celle de leurs travaux. Ce recueil, qui semblait n’avoir été destiné qu’à leurs élèves, fut exécuté presque tout entier avec leurs seules ressources ; M. Percier grava de sa main tous les frontispices de chaque livraison. Plus tard, l’accueil fait à cette publication les détermina à faire paraître un autre ouvrage du même genre sur les Maisons de plaisance de l’Italie, dont l’exécution, confiée aux plus habiles graveurs, répondit sans doute encore mieux à son objet, tout en laissant regretter le burin de M. Percier, dont on n’y retrouvait que la plume. D’ailleurs, personne n’ignore quelle fut en Europe l’influence de ces deux recueils sur le goût de l’architecture privée, rappelée à un sentiment de pureté, de noblesse et d’élégance dont elle avait perdu depuis long-temps la tradition. On eût dit que les modèles offerts par la main de M. Percier avaient plus de charmes que leurs originaux, et son livre fut plus puissant pour faire comprendre l’Italie que l’aspect de l’Italie même. Mais, où l’on peut apprécier surtout cette heureuse influence de M. Percier, c’est dans les travaux produits au sein de son école et à son exemple. Le palais Massimi, de M. Haudebourt, les palais de Gênes, par M. Gauthier, ceux de Florence, par MM. Grandjean et Famin, ceux de Rome, par M. Letarouilly, la villa Pia du Vatican, par M. J. Boucher, les Œuvres de Vignole, par MM. Debret et Lebas, tous élèves de M. Percier, sont autant de résultats de son enseignement, et l’on pourrait dire autant d’expressions de son génie ; ce sont, en tout cas, des œuvres qui ajoutent à la gloire du maître autant qu’elles honorent leurs auteurs.
Pour suffire à tant de travaux, pour satisfaire aux devoirs d’une école qui s’accroissait d’année en année, et où se pressaient une foule d’hommes attirés par la renommée du chef de tous les points de l’Europe comme de la France, il fallait que M. Percier eût toujours le crayon à la main pour dessiner, et il est certain qu’il s’était rendu cet instrument si familier, que, pour lui, dessiner c’était enseigner, c’était bâtir, c’était vivre. C’est par là que M. Percier appartient à l’école de ces grands architectes de la renaissance, Bramante, Serlio, Palladio, Vignole, Pirro Ligorio, qui nous ont laissé tant et de si beaux dessins, qu’on s’étonne, à voir ces dessins, qu’ils aient tant construit, et qu’on ne s’étonne plus en les voyant qu’ils aient produit des monumens si parfaits. Mais, pour chercher plus près de nous un exemple qui rende ma pensée plus sensible, je dirai que M. Percier, toujours armé de sa plume dans toutes les circonstances de sa vie, produisait des dessins comme La Fontaine des fables, sans y montrer le moindre effort, sans presque paraître y penser, tant il y apportait d’aisance et de grace, en même temps que de soin et de goût. C’est qu’en effet il y avait, entre notre inimitable fabuliste et notre grand architecte, quelque chose de commun qui se révèle aux admirables vignettes composées par M. Percier pour la magnifique édition du La Fontaine de M. Didot. Dans ces petits tableaux, où la main qui restaura la colonne Trajane et qui acheva le Louvre, met en scène des philosophes de toutes sortes, animaux et personnages, le cadre est tracé avec tant de goût, les accessoires sont si bien adaptés au sujet, et l’architecture répond si bien à l’action, que la fable entière se retrouve dans la vignette. Il y a de la malice et de la bonhomie, de la philosophie et de l’esprit, dans cette architecture faite à l’usage des animaux, où le paysage a toujours un sens, les fabriques toujours une moralité ; l’artiste s’y montre réellement fabuliste à sa manière, comme le poète.
À partir de 1814, où M. Fontaine demeura seul chargé des travaux d’entretien qu’exigeaient les palais de nos rois, M. Percier se livra tout entier aux soins de son école, en même temps qu’à des études de restauration des principaux édifices de la France et de l’Italie. Fontainebleau, dont il venait de réparer les ruines, qui dataient de plus d’un siècle, lui fournit un recueil complet de dessins coloriés avec le plus grand soin, où l’édifice de François Ier reparaissait avec toute son ancienne splendeur, avec toute sa fraîcheur primitive. Ce recueil, qu’il avait l’intention de publier, contient, outre la galerie de Diane, entièrement détruite aujourd’hui, une restitution de la fameuse salle des Fêtes, telle qu’elle avait d’abord été conçue ; et c’est à l’aide d’un petit nombre d’élémens épargnés par la destruction, ou de simples indices habilement interprétés par le savoir et le goût, que l’œuvre de Serlio et celle du Primatice renaissaient à une existence nouvelle sous la main de M. Percier. En même temps, il s’exerçait sur un programme tout différent, sur le grand hôpital de Milan, monument de ce genre qu’il prisait au-dessus de tout autre, pour son excellente disposition et sa majestueuse ordonnance, et dont il fit une magnifique restauration. Plus tard enfin, il s’était donné pour sujet d’étude la restauration des palais de Gênes, envisagée sous le rapport le plus difficile, celui qui consistait à y mettre d’accord les principes d’un goût pur et sévère avec l’effet magique de leurs somptueux escaliers. Et c’est à cette époque de sa vie, où il embrassait ainsi dans ses études tant de beaux monumens de la renaissance dont il s’était rendu le goût si familier, qu’il exécutait pour un prince de Pologne une petite église gothique, si bien conçue dans son ensemble, si soigneusement étudiée jusque dans sa charpente et dans ses moindres détails, qu’on crut voir un édifice du XIIe siècle, et qu’il sembla que M. Percier n’eût jamais fait autre chose, ni vécu dans un autre temps. C’est qu’avec le caractère de talent qui lui était propre et qui pouvait servir à son siècle, il possédait ce tact fin et délicat qui rend l’architecte capable de concevoir, de bâtir ou de restaurer chaque monument dans les conditions de goût et de style qui lui appartiennent, ce savoir sûr et profond qui permet d’assigner à chaque forme d’architecture son légitime emploi, de mettre chaque ornement en son lieu et chaque style à sa place ; qualités précieuses qui constituent la véritable originalité, si différente de cette originalité du faux savoir, qui confond tous les styles et mêle toutes les manières, qui fait de l’antique sans intelligence, comme du gothique sans conviction et de la renaissance sans étude, et qui ne produit que des œuvres surannées à leur apparition et vieilles dans leur nouveauté, où manque l’unité, principe de la grandeur en toute chose, et la raison, source du plaisir en architecture.
Ces principes, qui dirigeaient M. Percier dans ses travaux, étaient aussi ceux qu’il propageait dans son école, et qui rendaient cette école la première de l’Europe. M. Percier y régnait véritablement par l’autorité de sa doctrine, jointe à celle de son exemple, et peu de maîtres, en aucun temps, ont joui d’une influence plus haute, plus étendue et plus durable. À cette époque, où la France comprenait une partie considérable de l’Europe, il était naturel que cette influence de M. Percier s’exerçât dans toute cette vaste sphère que remplissait la puissance de son pays. Mais quand la France perdit l’empire, M. Percier, réduit à lui seul, conserva son école, et par elle son autorité ; l’Europe resta, pour l’architecture tributaire, encore d’un Français. C’est le goût de M. Percier, c’est son esprit qui continua de dominer, là où notre force avait été vaincue par les élémens ou par les hommes, là où nos armes mêmes n’avaient pu pénétrer ; à Londres, à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne, à Madrid, à Berlin, tout ce qu’il y a maintenant d’habiles architectes en Europe, est sorti de cet entresol du Louvre où M. Percier a vécu. Mais, pour apprécier l’empire que cet artiste exerçait dans son école, et qui peut se comparer à celui que David possédait dans son atelier, et Napoléon dans son camp, il faudrait pouvoir se représenter cet homme à la haute stature, à la démarche grave, au costume sévère, tel que l’ont connu deux générations d’artistes qu’il a formées. J’essaierai donc de peindre, au physique comme au moral, le grand architecte dans l’intimité duquel ont vécu tant d’artistes de notre âge, et que j’ai pu moi-même contempler d’assez près pour en tracer une image qui soit d’accord avec leurs souvenirs.
Doué d’une grande taille, sans avoir jamais été robuste, M. Percier avait, dans sa démarche et dans son maintien, quelque chose de la tenue militaire ; cette apparence venait aussi de son costume, qui était le même en toute saison, et qui ne varia jamais durant un demi-siècle. Son front arrondi et un peu saillant était large, mais d’un développement raisonnable ; on y voyait le calme de l’esprit, la profondeur de la pensée et l’étendue de la mémoire. Son œil, un peu renfoncé dans son orbite, avait un regard pénétrant et fin, sans dureté. Avec un nez bien fait, des traits généralement réguliers, sa lèvre inférieure, légèrement saillante, donnait à sa bouche, gracieuse, du reste, une inflexion de bouderie qui tenait surtout à l’attention qu’il mettait à écouter ; qualité précieuse et plus rare qu’on ne le croit, car les hommes qui n’écoutent jamais et qui parlent toujours sont ceux qui croient tout savoir et qui ne peuvent rien apprendre. Toute sa physionomie, enfin, empreinte, quand il écoutait, d’un calme sérieux et grave, où il entrait néanmoins de la finesse et de la bonté, s’animait, quand il parlait, d’une manière singulièrement expressive. Sa parole vive et abondante s’embarrassait quelquefois par sa volubilité même ; mais son expression toujours pittoresque, sa mémoire toujours présente, sa pensée toujours prompte, donnaient à son entretien un charme et en même temps une autorité que l’on ne peut rendre. Tel était le maître que jamais ses élèves n’abordaient sans éprouver une émotion qui les arrêtait souvent sur le seuil de sa porte, sans se sentir troublés en sa présence, et sans reprendre à sa première parole leur confiance en eux-mêmes par celle qu’ils avaient en lui. Jamais il ne donnait une leçon, sans commencer par y introduire un correctif, et ses avis, toujours motivés, se terminaient le plus souvent par une comparaison qui en adoucissait encore l’expression, sans en affaiblir la portée. Modeste de cette modestie vraie qui sied si bien aux hommes supérieurs, il ne parlait de ses propres travaux que lorsqu’il y était forcé, et seulement encore dans l’intimité, de même qu’il ne citait pour exemple que ce qu’il estimait dans les travaux d’autrui sans déprécier ce qu’il n’y approuvait pas. Ce qu’il y avait, enfin, de particulier à sa méthode et de propre à son caractère, c’était, en montrant partout ce qui se trouvait de bien, de chercher ainsi à le produire, en laissant les fautes dans l’ombre ; bien différent de la plupart des maîtres, qui s’attachent aux défauts avec une sorte de satisfaction, comme s’ils y trouvaient une excuse pour eux-mêmes, encore plus qu’un enseignement pour les autres.
M. Percier s’était fait de ses élèves une famille si nombreuse et si dévouée, qu’il ne songea jamais à se procurer les douceurs d’une autre famille. Il eut encore, pour vivre ainsi libre de tout engagement, un autre motif, ou si l’on veut, une autre excuse ; c’était la pensée qu’il ne cessa jamais de nourrir d’un voyage en Italie. Le désir de revoir le théâtre de ses anciennes études fut le rêve de toute sa vie, le projet qu’il se croyait toujours à la veille de réaliser, l’espoir qu’il poursuivait à travers toutes ses affaires comme au milieu de tous ses plaisirs. Mais la seule manière dont il lui fut donné de satisfaire ou de tromper cette espérance, ce fut par son assiduité au Théâtre-Italien, où il se croyait encore en Italie, et dont il ne manqua jamais une représentation, tant que le goût public y maintint Cimarosa, Fioravanti, Zingarelli et Paer, qui lui rendaient sur le déclin de l’âge les premières impressions de sa jeunesse, avec les derniers échos de l’Italie. À mesure que les années s’accumulaient sur sa tête et avec elles les travaux et les devoirs, il se rattachait, par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, à cette Italie qu’il ne devait pas revoir et dont il ne pouvait se résoudre à abandonner l’image. Il avait entrepris une restauration complète des basiliques de Vicence, de Padoue et de Brescia, travail immense qui remplit ses dernières années et qu’il achevait quand la mort le surprit : heureux du moins de n’avoir pas laissé incomplète cette œuvre de réparation. En même temps qu’il se faisait ainsi le continuateur des maîtres de la renaissance, il cherchait à se rendre leur contemporain, en ne se délassant qu’avec leurs souvenirs, comme en ne travaillant que sur leurs idées, et en ne bâtissant pour ainsi dire que sur leur terrain. Toujours occupé de ce beau siècle des arts dont il respirait l’esprit, dont il parlait la langue, il avait fini par ne plus lire que les Vies des artistes de Vasari, avec il Corteggiano de Balthazar Castiglione ; et cette cour brillante et polie des ducs d’Urbin et de Ferrare, où la culture des esprits et l’élégance des mœurs s’embellissaient de tout le luxe des arts ; cette maison savante et ingénieuse des Médicis, où Michel-Ange avait été élevé sous les yeux de Politien, M. Percier s’en était rendu le séjour si familier et le commerce si intime, qu’il était là comme dans sa patrie et dans son siècle, et qu’il nous apparaissait à nous, hommes de notre pays et de notre temps, comme un de ces vieux maîtres dont Vasari a écrit l’histoire. Il y avait en lui, dans sa personne, dans son langage, comme dans la tournure de ses ides, comme dans la direction de ses études, quelque chose qui sentait la renaissance, et l’on peut dire que c’est un débris du XVIe siècle, autant qu’un ornement du nôtre, que nous avons perdu en M. Percier.
C’est au sein de ces travaux, par lesquels il semblait véritablement étendre sa vie en recommençant sa jeunesse ; c’est au milieu de ces douces et studieuses réminiscences qui n’avaient pas seulement pour lui le charme d’une illusion, mais l’intérêt d’une réalité, que la mort vint frapper M. Percier, sans l’abattre et sans le surprendre. Avec une constitution qui n’avait jamais été forte, et avec une santé qui était chancelante depuis plusieurs années, il avait pu voir de loin s’approcher la mort, et il l’attendait avec cette patience stoïque du sage, avec cette application laborieuse de l’artiste qui ne l’avaient jamais quitté. Les infirmités de l’âge et les douleurs mêmes de la maladie, à mesure qu’elles devenaient plus graves et plus fréquentes, n’avaient pu lui arracher l’instrument de ses travaux et de sa gloire ; il dessinait encore d’une main défaillante, et ses derniers dessins toujours aussi remarquables par la finesse et par la précision du trait, montraient plus que l’habileté de sa main ; ils témoignaient de la fermeté de son ame. On peut dire de M. Percier qu’il mourut la plume à la main, comme il avait vécu, et jamais, dans une carrière plus pleine, il n’y eut plus d’accord entre le commencement et la fin.
En terminant cette étude sur M. Percier, s’il m’était permis d’exprimer ma pensée tout entière, je dirais qu’entre tous nos contemporains c’est celui qui nous offre le modèle le plus accompli de la vie et du caractère de l’artiste. À quelque époque de sa carrière, dans quelque circonstance de sa vie qu’on l’envisage, c’est toujours de son art qu’on le trouve occupé, et toujours d’une manière qui tend à le perfectionner en s’honorant lui-même. Il avait cependant traversé des temps bien différens, où ne lui avaient jamais manqué ni les séductions du monde, ni les faveurs du pouvoir. Il avait vu la convention, où l’amitié de David pouvait servir à sa fortune. Plus tard, il assista à toutes les pompes de l’empire, où l’estime d’un grand homme eût pu tenter son ambition, en exaltant sa vanité. Sous la restauration, qui lui accorda aussi sa confiance, il eût pu devenir courtisan, sans cesser d’être architecte. De nos jours enfin, où tout le monde se croit propre à la politique, attendu qu’elle mène à tout, il n’eût tenu qu’à lui de faire de la politique en faisant de l’architecture. Mais, sous tous ces régimes, M. Percier ne fut et ne voulut être qu’un artiste. Jamais homme peut-être, avec des mœurs plus simples, des manières plus douces, une bienveillance plus universelle et plus sincère, ne montra tant de dignité dans sa conduite, tant de fermeté dans toute la suite de sa vie ; jamais homme ne fut à la fois plus modeste et plus indépendant, non pas de cette indépendance hautaine et bruyante qui s’affiche et qui se prône, qui cherche la popularité pour atteindre le pouvoir, et qui cache souvent autant de servitude qu’elle étale d’opposition, mais de cette indépendance paisible et solitaire qui se montre égale dans toutes les positions, qui se suffit à elle seule et qui se contente de jouir d’elle-même, de cette indépendance, enfin, que la richesse ne donne que rarement, qu’elle ôte souvent, et qui en tient toujours lieu. M. Percier, dans son obscur entresol du Louvre, où il se trouvait si près de la cour, et dont il ne sortit jamais pour aller à la cour, nous représente le véritable sage autant que l’artiste éminent, l’homme sans ostentation comme sans faiblesse, qui vit pour lui et non pour les autres, en ne travaillant que pour son pays, qui n’a d’idole que son art et non pas sa fortune, d’arbitre que sa raison, et de maître que sa volonté. Ajoutons un dernier trait qui peindra ce grand architecte mieux que toutes nos paroles. M. Percier avait acquis par tant de travaux une fortune honorable qu’il eût pu rendre énorme, si, avec sa renommée qui était immense, il eût employé ses loisirs, au lieu de restaurer sur le papier l’hôpital de Milan ou la basilique de Vicence, à bâtir sur le pavé de Paris des ministères et des bazars. Mais, en devenant riche, il ne fut pas plus esclave de la fortune qu’en d’autres temps il ne l’avait été de sa pauvreté. Il ne changea jamais rien à ses habitudes ; il garda ses goûts simples et ses mœurs austères ; il vieillit avec les mêmes principes et avec les mêmes amis ; il vécut enfin, comme s’il n’avait pas cessé d’être pauvre, en travaillant comme s’il en eût toujours eu besoin pour vivre, et il laissa cent mille francs à cette école gratuite de dessin, où les enfans du peuple reçoivent cette première éducation de l’artiste dont il avait senti la nécessité ; ajoutant ainsi à un grand bienfait une grande leçon, et léguant à cette école plus encore qu’une partie si considérable du fruit de ses travaux, l’exemple de sa vie entière, d’une vie toute de travail et d’étude, toute d’indépendance et d’honneur.